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En trente ans, la revue Voix et Images est devenue un outil de tous les jours pour le chercheur en études littéraires. On s’en sert presque « automatiquement », car on peut toujours compter sur elle ; elle constitue désormais un élément clef de l’essor qu’on observe actuellement dans le champ de la littérature francophone mondiale. Que ce soit au Québec, au Canada anglophone, ou dans d’autres centres universitaires du monde, Voix et Images est sans aucun doute la marque de fabrique internationale de l’université montréalaise, avec tout le prestige qui s’y attache, non seulement pour les études québécoises, mais pour les études littéraires en général. Plus concrètement, la revue a permis aux études québécoises d’étendre leurs horizons au-delà des frontières linguistiques du monde francophone, à l’extérieur donc du Québec, et même bien au-delà du continent nord-américain. Dès ses premiers numéros, Voix et Images s’est distinguée par son goût de l’innovation et par son énergie intellectuelle, comptant déjà parmi ses collaborateurs quelques-uns des meilleurs chercheurs du monde francophone. Avec un roulement régulier au sein de son équipe de rédaction, la revue est restée étonnamment jeune, et ce, pendant plus de trois décennies ; ainsi a-t-elle pu participer — comme l’un des principaux acteurs — aux grands moments qui ont marqué les études littéraires depuis les années 1970 : la critique féministe, la sémiotique littéraire, l’esthétique de la réception, les études comparatives entre l’Amérique du Nord et l’Amérique du Sud, les diverses notions d’américanité, la postmodernité, la parole migrante, l’épistémologie de la littérature, la naissance d’une littérature nationale. Elle a fait connaître de nombreux jeunes écrivains, relativement inconnus, tout en approfondissant la pensée critique portant sur d’autres acteurs, plus anciens, prétendument mieux connus. Renouvelant sans cesse sa propre équipe, comprenant en principe des collègues de plusieurs institutions, parfois lointaines, la revue a de nombreuses fois changé de visage éditorial, et, par conséquent, de focalisation, de perspective philosophique, d’approche générale. Pendant tout ce temps, elle n’a jamais perdu de vue sa mission première consistant à être une revue intellectuelle de grande qualité, ouverte à divers horizons et traditions, toujours prête à se lancer à corps perdu dans ce qu’elle découvre. Présente dans les meilleures bibliothèques du monde, citée non seulement dans le champ des études québécoises mais dans celui des études culturelles au sens large, Voix et Images a servi de plaque tournante à des générations successives de chercheurs.

Il est important de ne pas sous-estimer le rôle qu’assume Voix et Images depuis longtemps au sein de l’institution littéraire québécoise ; c’est une porte donnant sur le monde extérieur et permettant aux études québécoises d’éviter le piège de la fermeture d’esprit, celle qui arrive inévitablement quand le monde dans lequel on vit est lui-même clos, cantonné. Alors qu’il n’est jamais trop ardu de trouver assez de contributions sur la littérature québécoise au sens large pour « faire une revue » — encore une autre revue —, il est nettement plus difficile, surtout à long terme, de devenir l’endroit où les meilleurs articles dans son champ seront publiés. Et de le demeurer. Cela représente d’abord un investissement énorme qui constitue un bien irremplaçable. Une bonne revue ne fait pas que « refléter » ce qui se passe autour d’elle ; elle doit elle-même « faire bouger » les choses, en poussant ses collaborateurs à creuser toujours plus avant, à mieux développer une intuition, en insistant sur une écriture de qualité et sur l’originalité de l’approche. Ce qui est nettement moins facile à réaliser : rester pendant plus de trente ans au premier rang des recherches littéraires au Québec et au Canada. Pour ce faire, il faut, en effet, beaucoup d’énergie intellectuelle et de temps pour accomplir ce travail de moine, ça nécessite aussi une équipe diversifiée et dévouée, bref de nombreuses ressources humaines au cas où on serait appelé à réécrire rapidement un article nécessaire. Et l’on devient ainsi, maintes fois, la main-d’oeuvre dont on a toujours besoin, non seulement en faisant le travail fondamental de rédacteur, mais aussi en cherchant les auteurs les plus forts sur un sujet convenu, en restant constamment en contact avec les abonnés, en trouvant continuellement de nouveaux collaborateurs, en préparant inlassablement les demandes de subventions afin d’obtenir juste le strict minimum de ressources car, croyez-moi, celles-ci resteront insuffisantes. Dans tout cela, il ne faut pas avoir peur de refuser le déjà-dit ou le mal-exprimé, et ne jamais craindre d’insister encore une fois sur la qualité des articles. Une volonté de fer est nécessaire afin d’assurer la survie d’une revue littéraire, même dans le meilleur des mondes, et encore plus dans un climat financier qui est rarement clément. Voix et Images a bien fait son travail pendant longtemps, depuis plus de trente ans maintenant, parce que la revue n’a jamais accepté de seulement vivoter. C’est ce que je veux saluer depuis ma tour d’ivoire albertaine ; je veux surtout saluer tous les rédacteurs en chef, collègues dévoués, qui ont marqué son parcours, et tous les membres de ses équipes éditoriales successives.

Tout chercheur au Canada anglophone, ou au Québec, se targuant de connaître « les lettres québécoises », doit passer par Voix et Images. On y trouve des articles de fond, des analyses mûrement réfléchies, de nouvelles possibilités pour les recherches futures. Voix et Images illustre parfaitement bien la différence importante entre un magazine littéraire et une revue universitaire ; elle permet de nous tenir au courant quand nous habitons un peu loin, de « prendre le pouls du Québec », de rester « branchés » sur la scène québécoise. Mais, en plus, la revue publie régulièrement les travaux de collègues enseignant en Europe, en Amérique latine, en Afrique francophone, aux États-Unis. Tous les chercheurs, jeunes et moins jeunes, travaillant pour l’équipe éditoriale ont participé à des moments uniques, ont vu naître des idées et des courants qui feraient bientôt date. Une revue joue en études littéraires le rôle rempli dans les sciences par la recherche fondamentale. Elle est strictement nécessaire à la bonne santé de la discipline à long terme. Elle fomente des recherches et fait connaître les acteurs, à la fois entre eux et au public en général. Nous dirigeons constamment nos étudiants vers la revue, et nous consultons nous-mêmes ses chroniques, ses dossiers thématiques et ses études libres, découvrant dans chaque numéro de nouveaux visages, retrouvant aussi, parfois, un vieil ami. Les multiples Voix et Images disséminées par la revue ne sont pas juste celles — déjà protéiformes et sainement dissonantes — de la terre québécoise car, dans leur diversité bariolée, elles se sont exposées à celles venant d’ailleurs. Se devant de bouger sans cesse — prises entre, d’une part, la création toujours nouvelle d’artistes naissants et d’écrivains établis et, d’autre part, les développements intellectuels et socioculturels, éternellement changeants, de toutes les sciences humaines —, les études littéraires de haut niveau sont destinées à mourir quand elles ne respirent plus de nouveaux airs, quand elles ne réfléchissent plus à ce qu’elles font, devenant ainsi automatisées et léthargiques, voire rachitiques, se contentant de reproduire ce qu’elles savent déjà, de re-publier ce qui a déjà été dit mille fois par ceux qu’on connaît déjà, n’ayant déjà plus de « jambes » pour courir, ayant perdu leur souffle, se satisfaisant de « passer en revue » au lieu de partir en éclaireur, ambition infiniment fatigante, certes, mais combien nécessaire, puisqu’on n’aime pas être quelconque !