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Dans les années 1960, le vent de changement qui soufflait sur le Québec a placé l’éducation au coeur des enjeux sociaux et politiques. Nulle transformation durable du Québec ne pouvait désormais être envisagée sans que soit reconnu le rôle primordial de l’éducation dans la transformation d’une société décidée, notamment, à en finir avec l’autoritarisme de Duplessis. L’investissement massif alors effectué dans ce domaine, loin de répondre simplement à une exigence économique de formation de la main-d’oeuvre, comportait ainsi une énorme charge politique, comme la suite de l’histoire s’est empressée de le montrer.

Il faut garder en mémoire cet épisode somme toute récent de l’histoire du Québec pour prendre la mesure des événements qui secouent les collèges et les universités depuis déjà plus d’un mois. Si la réforme du système des prêts et bourses a bien sûr cristallisé la mobilisation étudiante, c’est en effet la finalité même de l’éducation qui est de plus en plus interrogée. À cet égard, le financement des études supérieures, qu’il est urgent de revoir à la hausse, apparaît comme le symptôme d’un problème beaucoup plus large, auquel la façon dont le gouvernement gère la crise fait d’ailleurs écho.

Il est temps de rappeler au ministre Fournier que l’histoire de l’éducation en Occident se conjugue au temps – lent mais non moins réel – du développement d’un idéal de prise en charge des collectivités par elles-mêmes, collectivités qui, dans ce mouvement, ont fini par se représenter comme des communautés politiques responsables de leur destin. Ce qu’on a appelé la « Révolution tranquille » a permis, dans le cas du Québec, de faire affleurer ce lien étroit entre éducation et politique. Le paternalisme de l’actuel ministre de l’Éducation s’inscrit en revanche dans une dynamique qui tend à dissoudre à la fois la dimension politique de l’éducation et celle, pédagogique, du politique. D’un côté, le ministre aborde la question des prêts et bourses comme un banquier : il assimile l’éducation à un simple investissement individuel devant permettre à ceux et celles qui auront su faire fructifier leur « capital humain » (sic) d’accaparer une part plus importante de la richesse collective. L’éducation comme ferment d’une citoyenneté active, capable de redéfinir le lien social dans une perspective critique, disparaît ici dans les arguties néolibérales. Mais le ministre ne s’arrête pas là : son ton condescendant à l’égard des jeunes – sans même parler de la campagne de publicité gouvernementale orchestrée dans les journaux – bloque toute discussion publique sérieuse sur l’éducation supérieure au Québec. Du coup, c’est la possibilité même de questionner la légitimité de l’action gouvernementale qui devient problématique.

À sa décharge, on ne saurait imputer au ministre Fournier toute la responsabilité de ce gâchis, tant sa façon de faire face à la fronde étudiante – une réaction patiente mais déterminée à la décision inique de son prédécesseur – reprend un modus operandi classique de ce gouvernement. Pour ce dernier, l’espace public de débats, dans lequel peut et doit se construire la légitimité des politiques gouvernementales, apparaît le plus souvent comme un obstacle à sa quête d’efficacité. Certains membres de ce gouvernement doivent ainsi rêver d’un partenariat public-privé (PPP) capable de « rationaliser » le « débat public » ! Une telle attitude ne fait que réduire le débat démocratique à une espèce de physique des rapports sociaux, où la force des protagonistes en présence fait foi de tout, peu importe la légitimité des revendications des uns ou des autres. Si une telle « politique » permet parfois d’éviter le pire (songeons par exemple au dossier du Suroît et à la question du financement des écoles privées juives), elle promet surtout un avenir radieux aux commentateurs aimant dénoncer des « intérêts corporatistes » dès que se profile l’idée d’un bien commun. L’avenir dira si cela permettra de troquer une baisse des bourses et de l’aide sociale contre des réductions d’impôts…

On comprend en tout cas l’acharnement du ministre Fournier face aux étudiants en le replaçant dans le contexte d’un débat public qui s’étiole. L’éducation promettait un véritable espace démocratique, dans lequel la construction du vivre-ensemble devenait l’affaire de tous : elle plaçait en son centre la question de la légitimité de l’ordre social et se donnait pour tâche d’élever les garçons et les filles qu’on lui confiait au statut de citoyens et de citoyennes. Le nouveau duplessisme qui monte au Québec – version soft d’un autoritarisme qu’on espérait dépassé mais qui sort maintenant de sa tanière sans état d’âme – croit au contraire pouvoir traiter comme des gamins les étudiants et les étudiantes des collèges et des universités parce qu’il est animé par une certitude tranquille : seuls ont accès à la « majorité » (et à un statut frelaté de citoyens) ceux et celles qui acceptent sans mot dire une conception étroitement gestionnaire du politique. Les autres, nouveaux « mineurs », sont de facto refoulés hors de ce qui tient lieu d’espace politique et viennent grossir la catégorie statistique de « majorité silencieuse »… jusqu’à ce que la coupe déborde.

« Si la jeunesse se refroidit, le reste du monde claquera des dents », a un jour écrit Bernanos. Cela demeure vrai aujourd’hui, peut-être plus que jamais, alors que souffle un vent glacial sur le débat politique, au nom d’une démocratie réduite à la célébration de la toute-puissance de l’individu. La contestation étudiante nous rappelle que la démocratie ne peut faire l’économie d’une prise en charge collective de la suite du monde : aux discours fatalistes chantant les louanges d’une adaptation tous azimuts à la « réalité », elle nous invite à opposer un refus du nouvel ordre global qui s’infiltre dans tous les pores de la société. Cela passe aujourd’hui par le combat contre une « éducation » réduite à une voie d’enrichissement pour laquelle il serait ainsi justifié de demander à chacun d’investir son propre pécule, quitte à emprunter si celui-ci est insuffisant (ou inexistant). Mine de rien, c’est l’arrimage entre l’éducation et la démocratie, fruit d’une histoire pluriséculaire, qui se trouve du coup menacé. Nous ne sommes pas devant un problème comptable mais devant un enjeu politique fondamental : c’est notre imaginaire démocratique qui est ici remis en question.

Le combat des étudiants et des étudiantes est notre combat à tous, et quoi qu’en pensent certains esprits chagrins, il n’a rien de bien révolutionnaire : après tout, il ne s’agit ici que de mettre fin à une logique (révolutionnaire, elle !) de privatisation du monde qui n’a pas le courage de se dire. Il est temps pour nos élus de prêter l’oreille à la grogne qui monte dans notre société et d’entendre les voix, de plus en plus nombreuses, qui remettent en question la légitimité de leurs actions. Il est temps, autrement dit, de retourner devant le peuple pour écouter ce qu’il a à dire et se gouverner en conséquence. Il est temps, au fond, d’en finir avec une conception autoritaire de la démocratie.

Ce texte est cosigné par un groupe de professeurs de l’Université du Québec à Montréal :

Jacques Beauchemin, Département de sociologie
Bonnie Campbell, Département de science politique
Jean-François Côté, Département de sociologie
Gilles Coutlée, Département des communications
Louise Déry, École des arts visuels et médiatiques
Luce Des Aulniers, Département des communications
Louise Dupré, Département d’études littéraires
Bernard Élie, Département des sciences économiques
Thierry Hentsch, Département de science politique
Louis Jacob, Département de sociologie
Pierre Jasmin, Département de musique
Gérald Larose, École de travail social
Georges Lebel, Département des sciences juridiques
Lucie Lemonde, Département des sciences juridiques
Georges Leroux, Département de philosophie
Jean-Pierre Masse, Département des communications
Jacques Mascotto, Département de sociologie
Michel Parazelli, École de travail social
Jacques Pelletier, Département d’études littéraires
Serge Proulx, Département des communications
Carmen Rico De Sotelo, Département des communications
Louis Rousseau, Département des sciences religieuses
Larry Tremblay, École supérieure de théâtre
Louise Vandelac, Institut des sciences de l’environnement