Corps de l’article

Un mouvement citoyen international en émergence

Avec les années 1990, nous avons assisté à une remontée de la contestation sociale au plan international de même qu’à une internationalisation de réseaux à la recherche d’alternatives économiques à la mondialisation néolibérale. Aujourd’hui, ces réseaux sont en outre de plus en plus aptes et décidés à participer activement aux grands débats économiques et sociaux portant sur l’avenir de la planète.

Globalement, nous assistons d’abord, à travers des dizaines de milliers de projets, à une vitalité nouvelle de l’associatif au Nord (Rouillé d’Orfeuil, 2002) et à une résurgence de la société civile au Sud (Fall et Diouf, 2000 ; Defourny, Develtere et Fonteneau, 1999). Ces dizaines de milliers de projets traduisent, de différentes manières, l’aspiration à une autre économie, à un autre développement et l’importance des initiatives où l’on s’associe pour entreprendre autrement (Demoustier, 2001).

Mais les seules mises en réseau au plan international sont insuffisantes si l’on veut pouvoir peser sur les politiques des États, des grandes organisations internationales et même des multinationales. Il faut, disent plusieurs, des lieux plus durables d’élaboration collective de projets et de propositions de lutte contre la pauvreté et pour le développement. Plusieurs raisons conduisent à cette proposition : 1) mieux comprendre les enjeux en cours, lesquels s’internationalisent aujourd’hui plus qu’hier[1] ; 2) formuler des projets nouveaux répondant de façon plus appropriée aux défis locaux et aux enjeux internationaux qui leur sont liés ; 3) faire circuler les informations par des canaux autres que celui des grands médias capitalistes ; 4) négocier des alliances et des ententes de collaboration avec des institutions internationales ouvertes à une mondialisation plus équitable (BIT, PNUD…). D’où, dans la dernière décennie, des efforts soutenus pour créer des espaces internationaux de dialogue entre citoyens du Nord et du Sud.

Autrement dit, cette mondialisation néolibérale, ouverte après la chute du mur de Berlin (1989), n’est pas un ensemble unique de processus : à côté, et même souvent contre la mondialisation libérale, se déploie un autre ensemble fait d’initiatives qui, sans constituer encore une force socioéconomique et sociopolitique mondiale, ont dépassé le stade des démarches exclusivement locales pour s’inscrire dans une mondialisation autre qui se veut sociale et équitable.

En tout état de cause, on sait que, pour l’immense majorité de la population active à travers le monde, cette mondialisation a amplifié la précarité et a rendu l’avenir de tous (ou presque) imprévisible. Globalement, selon les calculs de l’Organisation internationale du travail (OIT), la moitié de la population mondiale, soit trois milliards de personnes, vit dans la pauvreté et simultanément l’écart entre les 20 % les plus riches et les 20 % les plus pauvres double dans le monde depuis la décennie 1960 (George, 2004 : 36). La lutte contre la pauvreté dont toutes les institutions internationales se sont emparées, à des degrés divers et sous des formes diverses, nécessite qu’elle soit transformée en un combat pour le renouvellement des modèles et des stratégies de développement (Sen, 2000 ; Bartoli, 1999). À défaut de quoi, les mouvements sociaux risquent le cantonnement dans la gestion sociale de la pauvreté sans jamais s’attaquer aux structures, aux politiques et aux dispositifs qui engendrent cette pauvreté.

Les organisations économiques populaires participent de cette mobilisation sociale en cours pour favoriser le renouvellement du développement et pour (re) construire la démocratie. Depuis plus de deux décennies déjà, ces expériences populaires conduisent en pratique à la relance du développement des territoires et à la création de la richesse autrement, c’est-à-dire au développement d’entreprises à finalité plus sociale. Ces initiatives ne font pas que répondre à des besoins sociaux immédiats ; elles misent sur l’apport des mouvements sociaux et cherchent à bâtir un rapport de forces permettant de déboucher sur la construction de nouvelles politiques publiques. Bref, ces initiatives, par-delà la réponse à des besoins, favorisent la construction de nouvelles institutions démocratiques et de nouveaux leviers de développement.

Les organisations économiques populaires transformées en entreprises sociales et solidaires amènent aussi les ONG du Nord sur le terrain, non plus de l’aide aux pays du tiers-monde et de la seule coopération technique, mais directement sur celui de la solidarité internationale : les réseaux locaux / nationaux d’économie sociale et de développement local – et les relais internationaux qu’ils sont en train de se donner – sont des garants précieux pour promouvoir à l’échelle planétaire des valeurs de justice, de démocratie et de développement solidaire. Car ces réseaux mettent de l’avant des préoccupations non marchandes, sont des instruments d’information et d’éducation indispensables et contribuent à alimenter en permanence le débat avec les États et les institutions internationales sur la nécessité de rendre la mondialisation équitable. Ce processus n’en est qu’à ses débuts, mais il semble bien amorcé en dépit de l’hétérogénéité sociopolitique et culturelle qu’on retrouve au sein de ceux-ci.

Des expériences locales d'intérêt planétaire à la constitution de nouveaux réseaux internationaux

« L’initiative économique n’est pas réservée aux riches ni n’est le monopole de l’entreprise privée. »

J.-P. Vigier, directeur de la Société d’investissement et de développement international (SIDI), France

Après l’intervention militaire américaine en Irak et la guerre redevenue une réalité centrale dans le monde, après la façon qu’ont eue les États-Unis de se défaire du multilatéralisme en matière de coopération entre États, une autre mondialisation est-elle encore possible ? C’est la question que beaucoup de gens se posent après l’accalmie entre 1989 (la chute du mur de Berlin) et 2001 (la chute des tours de New York). De nouveaux réseaux cherchent à s’organiser dans la durée : le Forum social mondial (FSM) et les multiples initiatives qu’il aide à croiser chaque année depuis 2001 en fournissent la meilleure illustration. Il faut surtout retenir de l’expérience du FSM que des réseaux internationaux nouveaux tissent leur toile en s’appuyant sur des initiatives qui, au Nord comme au Sud, cherchent à refaire le monde, localement du moins, en s’inscrivant dans un mouvement plus vaste à l’échelle internationale. En outre, des sociétés (et leur État) sont en quête d’un développement autre par une économie plurielle et des formes nouvelles de démocratie politique. C’est le cas du Brésil de Lula ou de l’Afrique du Sud de Mandela. Un mouvement citoyen international a donc commencé à se faire entendre, mais surtout à s’organiser sur ses propres bases pour animer et construire des alternatives à la mondialisation néolibérale.

La période actuelle est une période d’incertitudes, de gouvernance mondiale en crise, de fatigue de l’aide publique au développement, de catastrophes écologiques appréhendées et de guerres au nom présumément de la démocratie et du développement. Dans les institutions internationales, le moment présent est aussi un moment de consensus mou autour de notions comme celles de « participation », de « société civile », de « démocratie », de « développement ». Mais ce sont aussi des temps de recherche au sein de nombreux mouvements sociaux pour passer d’une position d’« antimondialisation » à une posture d’« altermondialisation », des temps pour donner un contenu nouveau à ces notions d’abord venues des mouvements sociaux, mais reprises et réinterprétées, voire détournées dans certains cas, par les grandes institutions économiques internationales.

Ici et là, en Afrique, en Asie, en Amérique latine comme en Europe et au Québec, des organisations et des réseaux leur redonnent un sens plein et une force de mobilisation et de transformation sociale. Citons quelques exemples plus visibles que d’autres : la Grameen Bank n’est pas qu’une simple banque pour les pauvres, car elle questionne la banque privée. Havelaar – et les initiatives qui lui correspondent – n’est pas qu’un simple label de commerce équitable, car il remet en cause les règles du commerce international tout en fournissant la démonstration qu’il est possible de commercer autrement à l’échelle du monde ; avec leur politique de budget participatif, Villa el Salvador au Pérou (350 000 habitants) ou Porto Alegre au Brésil (1,3 million d’habitants) ne sont pas des municipalités initiatrices d’un simple outil de gestion urbaine, car elles remettent en question l’insuffisance de la seule démocratie représentative et le développement économique dominant.

En fait, ces expériences très localisées au départ ont su, lorsqu’on les examine sur une période longue, changer non seulement leur environnement immédiat, mais également le monde en changeant d’échelle d’action pour brancher ce « local » sur le « global ». Ces expériences comme des milliers d’autres ont la faculté d’avoir un intérêt planétaire, parce qu’elles ont en commun d’ouvrir un avenir partageable, que l’on soit au Nord ou au Sud, en mettant en marche de nouveaux modes d’organisation collective, de nouveaux rapports entre le « social », l’« économique » et le « politique » à travers la construction de nouveaux espaces publics de dialogue social et interculturel.

Les programmes d’ajustement structurel (PAS) du FMI ont ouvert une brèche dans les modèles de développement des pays du Sud. La société civile a utilisé cette brèche en donnant naissance à des innovations économiques et sociales de création de richesses. Ce faisant, ces innovations ont favorisé le premier développement, c’est-à-dire la relance des économies locales, notamment au sein des espaces délaissés par le développement économique dominant (DED). Moins durement bouleversées, mais tout de même touchées, les sociétés du Nord ont aussi vécu des ruptures (crise de l’emploi, crise de la production de services collectifs dans les communauté, etc.) qui ont amené, par des pratiques souvent inédites, la remise en question de leur modèle de développement (Bourque, 2000).

Et ces pratiques de « mondialisation par le bas » issues des ONG, de syndicats, de diasporas, de groupes de femmes… ont finalement donné lieu, avec des résultats variables évidemment, à la remise en question des anciens contrats sociaux nationaux. Simultanément, ces pratiques sont venues rejoindre les revendications portées par des mouvements sociaux internationaux sur l’annulation de la dette des pays les moins avancés (PMA), la réforme de l’ONU et surtout des institutions financières internationales, la lutte pour la taxation des flux financiers et l’accès de tous aux services de base (accès à l’eau potable, services sociaux et de santé, etc.).

Des thèmes socioéconomiques adossés à d’autres plus sociopolitiques traduisent ainsi de nouvelles dynamiques d’acteurs collectifs, s’appuyant notamment sur des mouvements associatifs, coopératifs et syndicaux, des ONG, des gouvernements locaux et des associations de producteurs : regroupements villageois, municipalités mettant en oeuvre des politiques de décentralisation (« conseils de quartier »…), finances solidaires, mutuelles de santé, nouveaux services de proximité, réseaux locaux d’entrepreneurs (TPE et PME), diasporas devenues agents de développement, nouvelles formes de coopération internationale (plus décentralisée, plus partenariale), etc. En ce début de siècle, des stratégies et des politiques inédites de développement ont surgi et de nouvelles régulations par le bas se sont faites jour interagissant avec les États qui demeurent d’indispensables régulateurs sociopolitiques.

En somme, depuis un peu plus d’une décennie, se dessinent de nouvelles tendances, différentes des néolibérales : 1) de nouvelles formes de relations internationales apparaissent après celles vécues dans le cadre de la polarisation entre les Blocs de l’Est et de l’Ouest ; 2) une nouvelle échelle de développement économique et de démocratisation, les régions et les collectivités locales, a émergé avec force sinon avec une légitimité accrue ; 3) de nouveaux dispositifs collectifs de délibération et de décision se pointent à l’horizon (nouvelles gouvernances territoriales).

Démocratie et développement: les enjeux actuels au Nord et au Sud

Après l’effritement du bloc de l’Est consacré par la chute du mur de Berlin et après le choc du bloc de l’Ouest causé par l’effondrement des tours de New York, nous sommes entrés dans une autre période. Avec la chute de mur de Berlin, la mondialisation néolibérale a pu ouvrir son chemin de façon radicale par une offensive économique sans précédent, notamment avec le FMI et la Banque mondiale puis l’OMC, provoquant ainsi de l’incertitude à une échelle sans précédent. Avec le 11 septembre 2001, à l’incertitude croissante de cette mondialisation économique est venue s’ajouter la peur d’une offensive politique et militaire récurrente créant un climat permanent de guerre larvée, diffuse, souterraine à l’échelle de la planète. À cette incertitude et à cette peur s’est aussi joint le constat d’un vide de références à partager, le socialisme n’étant plus l’espoir commun des pays pauvres de la planète comme ce fut le cas dans les années 1960 et 1970. Quelles ont été les réponses à cette incertitude, à cette peur, à ce vide de références ?

Deux mouvements collectifs, évoluant en sens contraire, sont apparus dans la mouvance de cette nouvelle conjoncture internationale. D’une part, un mouvement des replis identitaires, de nouvelles tensions entre les cultures (notamment entre le monde arabe et musulman et le monde occidental et chrétien), voire des affrontements violents et de nouvelles formes de terrorisme tendant à prendre de l’ampleur à défaut d’alternatives démocratiques suffisamment fortes, plausibles et convaincantes. D’autre part, un mouvement d’ouverture et de recherche de nouvelles voies porté par les initiatives internationales de mouvements sociaux (Wieviorka, 2003).

Conflit et coopération sur des enjeux internationaux

Dans cette nouvelle conjoncture internationale, les visées des principaux acteurs en présence sont différentes, voire opposées, même s’il est souvent difficile de discerner ces différences, occultées qu’elles sont par un vocabulaire émaillé de principes aussi vertueux que la « lutte contre pauvreté » ou la poursuite du « développement social ». Par les temps qui courent, presque toutes les organisations internationales semblent prôner le même discours d’ouverture invitant à la réforme de l’État, au respect des identités locales ou à la participation de la société civile, le tout s’inscrivant dans une mondialisation des marchés jugée inévitable et inéluctable. Parle-t-on vraiment des mêmes choses ?

Pour grossir le trait, deux visions de ces réalités se partagent le terrain. D’un côté, on retrouve des acteurs plus directement engagés dans le processus de la mondialisation. Il s’agit principalement de nouvelles couches de cadres et de gestionnaires de grandes entreprises privées et même publiques travaillant de concert avec les grandes institutions économiques internationales. De l’autre côté, de nouveaux acteurs (groupes de femmes, groupes de jeunes, associations de petits entrepreneurs, écologistes, syndicalistes, militants pour des droits humains, etc.) qui jouissent du soutien d’organisations non gouvernementales (ONG) et d’autres organismes voués au développement des communautés locales.

Pour une bonne partie des premiers, la mondialisation est et ne peut être que néolibérale : la croissance économique exige une cure de jouvence qui passe notamment par la privatisation des entreprises publiques et la déréglementation, car l’intervention de l’État, estiment-ils, décourage l’entrepreneuriat. De ce point de vue, le développement passe donc par la réorganisation de l’appareil productif ainsi que par la recomposition de l’espace social et la relocalisation des entreprises. Le « local » et la décentralisation jouent à leurs yeux un nouveau rôle fonctionnel de soutien à l’émergence ou à la consolidation de pôles concurrentiels performants au plan international. Le développement local et l’économie populaire contribuent à leurs yeux à atténuer le problème de la fragmentation sociale provoquée par la mondialisation néolibérale dans des régions qui perdent, dans des communautés qui s’appauvrissent, dans des segments de la population active précarisés dans leur travail. Mais c’est là que s’arrête la contribution du « local », de l’économie populaire et de la société civile. Ils ne s’y opposent pas, mais leurs attentes à cet égard sont bien circonscrites.

Pour les tenants de la seconde vision, il ne fait aucun doute qu’il existe présentement une dynamique de contre-tendances favorables à une « autre mondialisation », des contre-tendances auxquelles participe de plain-pied la mobilisation active de la société civile. Si certaines communautés et régions restent apparemment atones devant les effets de la mondialisation néolibérale, d’autres font preuve au contraire d’un dynamisme dont les manifestations sont souvent inédites. Et même si les grands projets réformateurs (de types socialiste ou tiers-mondiste) ne font généralement plus partie de leur imaginaire collectif, l’affirmation identitaire de ces communautés et régions, tant sur le terrain de l’économie que sur celui du social, participe d’une redéfinition du développement. Elle se concrétise par la mise en place de nouvelles institutions et par la création de nouvelles filières de développement.

Comme le démontrent certains travaux de recherche sur le Sud (Debuyst et Del Castillo, 1999), l’économie sociale et solidaire et le développement local s’inscrivent dans un rapport de force entre acteurs. La mondialisation du « local » et la montée en puissance de l’économie populaire ne sont pas qu’un phénomène économique nouveau. Derrière cette mouvance se profilent des enjeux sociopolitiques relatifs, par exemple, à l’occupation de l’espace (par exemple, celui des centres-villes), à l’utilisation des ressources publiques pour le développement d’une communauté ou d’une région, etc. Les tenants d’un autre développement interviennent donc au nom de la reconstruction du tissu social, au nom de la gestion collective de l’environnement naturel pour un développement durable, au nom du contrôle par les collectivités locales et régionales de leur propre développement, bref, au nom des droits économiques, sociaux et environnementaux des citoyens. Tandis que les tenants de l’ouverture complète des marchés interviennent au nom de l’inscription des métropoles dans la mondialisation, de l’insertion des entreprises sur le marché mondial, de l’initiative entrepreneuriale (par opposition aux initiatives adossées à des politiques publiques volontaristes). Tel est, sur le plan sociopolitique, le contenu sous-jacent de la composante conflictuelle du développement.

Mais pour trouver des solutions aux tensions provoquées par le choc de ces visions fort différentes, il faut repérer des zones de coopération et, au besoin, inventer des mécanismes de négociation entre le public et le privé, entre le national et le local, entre l’État et les communautés locales, entre l’État et les régions, etc., autrement dit, produire des filières institutionnelles où s’exprimeront ces tensions autour d’enjeux concrets à transformer en projets collectifs.

Les acteurs collectifs d'une autre mondialisation : de quelques tâches prioritaires

Les acteurs collectifs de l’autre mondialisation, notamment les OCI, se sont donné des tâches prioritaires pour promouvoir leur vision des choses. Contrairement à la période antérieure où prévalaient de grands clivages idéologiques et de grandes polarisations, les débats sont plus ouverts et des collaborations insoupçonnées naissent entre, par exemple, les grandes institutions classiques du mouvement ouvrier (les syndicats, les grandes coopératives et mutuelles et les partis politiques de gauche) et les nouveaux mouvements populaires (de jeunes, de femmes, écologistes…) autour de finalités partageables de développement et de démocratisation du développement[2]. D’autres collaborations inédites se profilent aussi depuis quelque temps entre les mouvements populaires et les gouvernements locaux.

La première bataille à mener est évidemment celle qui a trait à la notion même de développement. La conception « développementiste » a vécu. Les rapports de force internationaux se sont renversés en faveur des institutions de Bretton Woods durant les années 1980. Ces dernières ont littéralement cassé la dynamique de développement propre des jeunes États nationaux du Sud enclenchée dans les années 1960 et 1970. La conception néolibérale qui prévaut depuis, longtemps mûrie dans ces mêmes institutions internationales (FMI et Banque mondiale), est cependant fort loin d’avoir fait la preuve de sa réussite comme le démontre vigoureusement Stiglitz (2002). Mais, après avoir effectué une déconstruction intellectuelle des idées conservatrices, des idées, des croyances et des convictions alternatives nécessitent une reconstruction par des canaux institutionnels nouveaux : publications, réseaux, conférences, forums, sites Internet sont autant de moyens de faire progresser ces idées nouvelles. Plutôt que de jeter aux orties la notion de développement, nous croyons plus juste de faire nôtre, comme l’ont avancé certains travaux récents, l’idée d’une pluralité de modèles de développement à travers le monde et d’une pluridimensionnalité du développement qui ne prend son sens qu’en combinant l’économique, le social et l’environnemental.

Qu’est-ce à dire ? Que le concept de développement est non seulement utile, mais qu’il est également un concept clé et considéré comme tel tant par des chercheurs du Sud que par ceux du Nord (Sen, 2000 ; Bartoli, 1999 ; Sachs,1997). Face à la mondialisation néolibérale, ces auteurs ramènent à l’avant-scène la nécessité de réaffirmer la primauté de la société sur l’économie et donc l’importance de s’attaquer à l’exclusion sociale et de promouvoir l’emploi pour tous ainsi que la création de nouvelles formes de régulation sociopolitique en considérant que : 1) le social doit être au poste de commande ; 2) l’économie doit être prise pour ce qu’elle est, soit un instrument de développement et non une fin ; 3) l’environnement doit constituer une conditionnalité nouvelle dans les choix économiques à faire ; 4) la poursuite simultanée de quelques grandes priorités s’impose, notamment l’emploi, la construction d’institutions démocratiques et le partage de la richesse.

Le mouvement citoyen international est engagé dans la mise en oeuvre de cette conception pluridimensionnelle du développement en mettant de l’avant quelques grands critères pour appuyer ou animer des projets. Les organisations de cette mouvance sont en effet guidées par des lignes directrices communes : 1) appuyer des groupes qui font la promotion de la démocratie ; 2) soutenir des projets qui favorisent le développement d’organisations populaires ; 3) soutenir des projets qui favorisent la promotion collective des femmes et des jeunes ; 4) miser sur des projets capables de susciter des alternatives économiques ; 5) miser sur des projets qui mettent de l’avant une gestion populaire de l’environnement.

Mais l’autre bataille qui est engagée se fait sur le terrain politique, sur celui de la démocratie. Démocratie et développement vont de pair. Nous savons que les économies industrielles émergentes dans le Sud ne peuvent faire fi de certaines conditions qui ont permis la naissance d’économies développées :

  1. Une intervention vigoureuse de l’État qui cohabite activement avec la société civile pour coproduire des services collectifs.

  2. Des sociétés civiles fortes, animées par des mouvements sociaux présents dans tous les secteurs de la société.

  3. Des systèmes locaux d’échange issus d’une stratégie de « premier développement », celui du tissu économique local, soubassement essentiel au développement économique d’un État-nation.

  4. Une présence active de gouvernements locaux (municipalités) dans une perspective de démocratie de proximité et de prestation de services au plus près des populations.

  5. Un environnement favorable à l’entrepreneuriat, particulièrement celui des entreprises collectives.

Dans cette perspective, aucun État ne peut faire l’économie de gouvernements locaux et des coopératives dans le développement de sa société. Les gouvernements locaux offrent les avantages de la proximité, c’est-à-dire la possibilité d’intervenir sur des questions qui concernent l’organisation de la vie quotidienne (services locaux de transport en commun, équipements localisés de services de santé et de services sociaux, etc.) à une échelle qui est objectivement accessible à la majorité des citoyens et sur un territoire, certes à géométrie variable, mais susceptible de favoriser l’appartenance à une communauté. L’économie sociale et solidaire, de son côté, favorise le décollage de communautés locales et leur insertion dans le développement économique général du pays.

Avec les années 1990, non seulement avons-nous assisté à une remontée du « local » et du « premier développement », mais aussi à leur transformation. Dans plusieurs espaces internationaux de débat, par-delà les déclarations officielles, deux perspectives jusque-là opposées se sont finalement croisées :

  1. celle d’organisations de la société civile qui savent que des milliers de petits projets ici et là ne constitueront jamais à eux seuls un développement durable et structurant à l’échelle nationale. Bon nombre de porteurs de projets étaient même plutôt anti-institutionnels, anti-étatiques et anti-entreprises. Aujourd’hui, ces organisations recherchent les conditions pour que les innovations locales dont elles sont les porteuses puissent se diffuser, ce qui implique de revoir leurs rapports aux institutions, à l’État et à l’entreprise ;

  2. celle d’États et d’organisations internationales qui découvrent aujourd’hui la « loi de la proximité » pour rejoindre des populations locales, c’est-à-dire une démarche de collaboration active avec les organisations de la société civile pour travailler avec les populations de façon structurante et dans la durée.

Le défi du développement social : trois approches

Les pays du Sud comme du Nord, depuis le début des années 1980, traversent une période de transition majeure. Le modèle de développement qui a inspiré les politiques sociales des trente glorieuses (1945-1975) au Nord est en crise. Cette crise de l’État-nation n’est pas seulement économique, elle est aussi une crise de société (de l’emploi, du travail, de l’État-providence, des valeurs, etc.). Néanmoins, plusieurs initiatives en cours depuis une ou deux décennies sont en train de dessiner les assises d’un nouveau modèle organisé autour d’un axe qui leur est commun : repenser l’économie en l’insérant dans la société et non l’inverse.

Aujourd’hui, les débats concernant l’avenir du développement (et donc celui du rôle l’État, les transformations du monde du travail, le rôle des régions et des communautés locales, etc.) traversent toute la société à l’échelle de la planète, au Nord comme au Sud, et font apparaître des clivages non seulement entre la gauche et la droite, mais également à l’intérieur de la gauche et de la droite. C’est ce qui nous amène à distinguer au moins trois visions du développement qui s’entrechoquent dans les transformations et les débats en cours. Il s’agit des visions néolibérale, social-étatiste et démocratique partenariale.

La vision néolibérale : le tout au marché

À partir des années 1980, rompant avec le type de régulation antérieure et soucieux de réduire les coûts, les États nationaux sous la pression du FMI ont été acculés au laminage systématique de leurs services publics. Ce scénario s’est caractérisé par une orientation centrée exclusivement sur la liberté des individus consommateurs, occultant du coup deux dimensions cardinales : celle d’une citoyenneté active et celle de producteur de services que des communautés mettent en oeuvre. En bref, cette approche a privilégié et privilégie les éléments individualistes de la liberté et de la démocratie politique au détriment des formes collectives d’expression et d’action. La reconnaissance du mouvement associatif n’a été alléguée que pour accélérer le désengagement de l’État. La reconnaissance de ces derniers s’est limitée à la prestation de services et à la philanthropie afin de procurer un accompagnement de proximité aux personnes le plus en difficulté. C’est la politique de la Banque mondiale, depuis 1995, laquelle traduit la réactualisation d’une tradition libérale soucieuse de paix sociale où domine l’échange contractuel sur le marché complété par l’aide apportée aux plus pauvres. Le résultat final : une société à deux vitesses. Ici, le développement social dérive tout simplement du développement économique tel qu’il est confectionné par les lois du marché.

La vision social-étatiste : le tout à l'État

Avec l’État-providence qui s’était développé au Nord au cours des années 1945 à 1975, avec l’État développementiste qui avait émergé dans les années 1960 et 1970 au Sud, les pouvoirs publics assumaient un rôle central sur le plan du financement, de l’encadrement, de la gestion et de la production de services aux populations. Au cours de ces décennies, le service public occupait le devant de la scène. Les ressources associatives (organisations communautaires, groupes de femmes, groupes écologiques, groupes de jeunes, etc.) ne jouaient qu’un rôle complémentaire dans la distribution des services aux communautés. Mais sous la poussée des grandes organisations syndicales et des associations de consommateurs, l’État en est néanmoins venu à assurer des protections sociales de base (éducation, santé, etc.). Toutefois, le développement économique est demeuré la quasi-exclusivité des entreprises du secteur marchand.

Par ailleurs, dans le prolongement de son penchant maximaliste en faveur de l’État, ce courant de pensée a entretenu un rapport hiérarchique avec le secteur associatif et de la méfiance à l’égard des projets de décentralisation du service public en direction des régions et des communautés locales. Cette position a ainsi perdu avec les années une bonne partie de sa force d’attraction à l’intérieur des mouvements sociaux de plus en plus conscients des lacunes démocratiques du service public, notamment son penchant pour les travers bureaucratiques.

La vision démocratique partenariale : la coproduction de l'État avec les associations et les communautés locales

Ici, le développement social trouve ses assises dans la construction d’un partenariat entre l’État et les communautés locales qui se coresponsabilisent dans le cadre d’une certaine réciprocité. Ainsi se dessine la perspective d’un État partenaire de la société civile, à partir d’espaces permettant de développer une économie plurielle dans laquelle d’autres composantes que l’économie marchande internationalisée peuvent avoir droit de cité, à savoir des réformes basées sur des hybridations entre marché, État et société civile, oxygénées notamment par la diffusion d’une culture associative et coopérative revitalisée. Depuis près de deux décennies, bien que limitées dans leur impact, des initiatives en ce sens favorisent l’élaboration de nouvelles politiques publiques.

Cette conception renouvelée du développement social pourrait être une des clés pour rendre l’économie et la société davantage plurielles et démocratiques. Ici, la synergie ne se fait donc plus à deux (le marché et l’État), mais à trois (marché, État et associations). La qualité du développement dépend pour une bonne part de la capacité des pouvoirs publics à se laisser interpeller par les initiatives issues des communautés et des régions et à accepter de décentraliser, de coproduire des services collectifs et de cohabiter dans le cadre de nouvelles institutions de gouvernance démocratique. Voyons concrètement quelques chantiers où se manifeste cette nouvelle perspective de l’action collective.

Tableau 1

Trois approches du développement social

Trois approches du développement social
Source : Typologie inspirée de Lévesque (2004) et Vaillancourt et Laville (1998).

-> Voir la liste des tableaux

Quelques chantiers dynamiques de renouvellement du développement social à l'échelle internationale dans la dernière décennie

Une stratégie de développement peut certes bénéficier d’une aide extérieure, mais elle n’a d’autre choix que de se fonder sur son capital social et sur la maîtrise de ses politiques publiques. En d’autres termes, la construction d’institutions, dispositifs indispensables de tout développement, est forcément, en premier lieu, un processus endogène. On est loin de là quand on sait le poids colossal des bailleurs de fonds internationaux. Plusieurs organisations et mouvements travaillent d’arrache-pied à sortir de cette forte asymétrie de la relation NORD-SUD instituée par les bailleurs de fonds internationaux. Ces mouvements cherchent à construire de nouvelles régulations autour d’enjeux internationaux concrets telles que la sécurité alimentaire, la réduction des émissions de gaz à effets de serre, la lutte contre le sida, la stabilité financière, la réduction de la fracture numérique… Quels sont très précisément les chantiers qui démontrent le champ des possibles à cet égard ?

Emploi et développement social

Le point de départ du développement social des communautés, c’est l’espace urbain ou rural délaissé par le développement économique dominant (DED). La réintroduction du chômage de masse dans les pays développés et la montée en puissance de l’économie dite informelle dans les pays du Sud mobilisent les énergies de nombreux mouvements sociaux et favorisent dans un certain nombre de cas l’introduction de politiques publiques nationales et internationales aptes à soutenir l’innovation en la matière.

La micro- et la petite entreprise (MPE) et, plus largement, le premier développement font partie des reconnaissances récentes de l’importance de l’économie populaire prévalente dans de très nombreux pays du Sud. Nombreux ont été les échecs du développement au Sud. Voilà pourquoi nous en sommes encore à parler aujourd’hui de la conquête d’un droit, du droit au développement et des pratiques économiques populaires.

Finances solidaires, épargne et développement

Le déficit d’épargne socialisé caractérise de très nombreux pays du Sud. En clair, une épargne de l’ensemble de la population, canalisée dans des institutions financières appropriées, permet d’investir et de financer le développement d’un pays sans avoir à dépendre des seuls investissements étrangers. Elle permet aussi de soutenir des dépenses d’infrastructures (accès à l’eau potable, accès à l’électricité, système routier…). Elle permet d’éviter la dépendance chronique d’une dette étrangère. L’épargne locale est donc un puissant facteur pour le démarrage ou la consolidation de PME et pour la transformation d’activités économiques de survie en entreprises disposant d’une capacité d’accumulation. Par ricochet, elle est un facteur de stabilité politique.

La socialisation de l’épargne collective et la capitalisation des entreprises de l’économie populaire pour les transformer en entreprises sociales sont donc des enjeux de premier ordre. Mutuelles d’épargne et de crédit, fonds de travailleurs, réseaux internationaux de financement de projets au Sud, etc., vont dans ce sens.

Développement local et relance économique de communautés

Mégaprojets d’infrastructures de production énergétique, industrialisation lourde, dépenses publiques importantes formaient un ensemble dans la stratégie « développementiste » des années 1960-1970 dans le cadre de la dynamique de décolonisation et / ou de décollage économique de jeunes États. L’échec du projet est lié, on le sait, à la domination exercée par les grands pays du Nord, mais aussi à des erreurs internes de ces jeunes États (centralisation des pouvoirs publics, délestage des biens publics, corruption, absence d’alternance politique, présence indue des militaires, absence d’organisations sociales autonomes…). Puis, a succédé à cette stratégie celle des programmes d’ajustement structurel (PAS) version « hard » (la privatisation tous azimuts et la mise au ban de l’État social, des services publics de base en éducation, en santé, en transport collectif…), puis celle des PAS version « soft » avec la « bonne gouvernance » et la reconnaissance des ONG désormais mises à contribution dans le cadre d’un volet en réalité bien spécifique, celui de la lutte contre la pauvreté. La multiplication des expériences de développement local, de ce mouvement de la base, mais ascendant qui a rencontré ou croisé des gouvernements locaux réceptifs constitue une pierre angulaire des nouvelles stratégies de développement d’une société.

Gouvernements locaux, démocratie et développement

Plusieurs travaux sur le développement soulignent que les municipalités ont été amenées à jouer un nouveau rôle que ce soit au plan socioéconomique avec la revitalisation des quartiers centraux, le soutien au développement d’initiatives d’insertion socioprofessionnelle de jeunes, etc., ou au plan social, le soutien au développement de nouveaux services de proximité ou leur renouvellement à côté du travail plus strictement de développement économique (accueil d’entreprises) qu’elles accomplissaient traditionnellement. Le cas le plus exemplaire est celui de Villa El Salvador au Pérou, bidonville de 350 000 habitants en banlieue de la capitale, Lima, devenue une Communauté autogérée puis une nouvelle municipalité disposant, en outre, d’un parc industriel de 30 000 postes de travail créés par le soutien à la transformation des activités informelles locales.

L’apport de ces gouvernements locaux au développement est d’épouser une démarche par le bas, mais ascendante en se préoccupant de relais possibles à un niveau plus large :

  1. le développement de services de proximité par des initiatives de restauration populaire, de groupes d’achats, d’habitat social communautaire et de coopératives d’habitation, de cuisines collectives, etc. ;

  2. le repérage et le soutien au développement de nouveaux gisements d’emploi dans des secteurs économiques en montée tels que la récupération et le recyclage des déchets ou les activités culturelles ;

  3. le soutien à la micro- et petite entreprise (MPE) par le développement d’associations de petits commerçants et industriels du secteur informel, le développement en amont et en aval de la formation de la main-d’oeuvre et de la commercialisation collective de leurs produits, etc. ;

  4. la mise en place de nouvelles structures de financement pour faciliter le crédit à ces initiatives économiques et sociales ;

  5. la coproduction de services collectifs avec les associations locales dans le cadre de politiques municipales et régionales décentralisées.

ONG de développement (ONGD) et solidarité internationale

L’aide au développement Nord-Sud a fait place graduellement à la solidarité internationale et à la création de réseaux internationaux de débat, de réflexion et d’engagements dans de nouvelles stratégies d’action collective à cette échelle. Le repérage d’expériences innovatrices ici et là, au Nord et au Sud, auquel s’affairent quelques réseaux internationaux de chercheurs[3] constitue à lui seul une opération illustrant qu’une autre mondialisation émerge. Ce n’est évidemment pas suffisant. Rassembler des expériences, mais aussi les analyser et les mettre en perspective constitue, à nos yeux, un très bon moyen de faire avancer le mouvement général d’une citoyenneté active à l’échelle mondiale. Tout cela finit par inspirer, voire donner lieu à de nouveaux projets d’autres acteurs un peu partout de par le monde. De nombreux projets d’organisations de coopération internationale (OCI) du Nord s’orientent de ce côté, donnant ainsi naissance par exemple à des initiatives de commerce équitable de nombreux produits alimentaires ou productions artisanales.

En guise de conclusion : de nouveaux réseaux internationaux prennent forme

Avec les années 1990, l’internationalisation de réseaux d’organisations et d’entreprises collectives a pris de l’ampleur. Plusieurs rencontres internationales ont donné la mesure de cet élan nouveau. Des groupes de femmes ont amorcé des échanges internationaux qui ont conduit à la Marche mondiale des femmes en l’an 2000 ; le mouvement Jubilé 2000 pour l’annulation de la dette des pays les plus pauvres est de même nature. La fin des années 1990 a aussi marqué une avancée dans les efforts pour constituer des réseaux internationaux d’économie sociale dans une perspective Nord-Sud et Sud-Sud (Ortiz et Munoz, 1998 ; Favreau, Lachapelle et Larose, 2003).

L’état actuel des forces et des mobilisations à cet effet ne saura donc être sous-estimé ni sur le plan politique, ni sur le plan économique. Mais à ce chapitre, le défi demeure de multiplier les échelles d’intervention (locale, régionale et fédérative, nationale et internationale) et de savoir changer d’échelle d’action en misant sur le micro, c’est-à-dire la gouvernance démocratique locale, mais aussi sur le méso et le macro pour peser sur les politiques globales à l’échelle de la planète. C’est ce qui fait l’objet de notre plus récent ouvrage sur l’altermondialisation (Favreau, Lachapelle et Fall, 2004).