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Le présent numéro offre aux lecteurs et lectrices de NPS plusieurs sujets de réflexions autour du renouvellement démocratique des pratiques d’intervention sociale. Avant d’aborder le dossier thématique, nous vous présentons le contenu d’une entrevue réalisée par Suzanne Garon avec Catherine Jauzion, cofondatrice du Café Touski, une coopérative de travail située dans le quartier Centre-Sud à Montréal. On y décrit la démarche qui a amené cette coopérative à s’inscrire dans le quartier en tant qu’entreprise de restauration ayant une vocation d’animation communautaire.

En ce qui regarde le dossier thématique de ce numéro, nous retrouvons quatre articles de fond sur le thème du racisme et de la discrimination. Ce dossier, présenté par Myrlande Pierre, fait d’abord le point sur l’état des politiques québécoises entourant la lutte contre la discrimination et le racisme et, ensuite, des cas de figure sont présentés par deux autres articles : les peuples autochtones et les femmes immigrées au Québec.

Quant aux trois articles des rubriques « Perspectives », les sujets abordés diffèrent beaucoup les uns des autres : on y retrouve un texte de Vultur sur les obstacles relatifs à l’insertion socioprofessionnelle des jeunes, un autre de Rousseau et ses collaborateurs sur l’évaluation d’un programme de formation au sein du réseau des services sociaux et de santé et un dernier de Favreau sur les enjeux entourant la position politique des ONG internationales dans le développement social international.

En ce qui regarde la rubrique « Échos et débats », nous avons quatre articles dont trois traitant des enjeux critiques de la localisation des organismes communautaires au centre-ville est de Montréal en pleine revitalisation. Les trois auteurs sont respectivement, Rosario Demers, président de la Table de concertation du Faubourg Saint-Laurent, Pierre Gaudreau, coordonnateur du Réseau d’aide aux personnes seules et itinérantes de Montréal (RAPSIM), et Michel Parazelli, chercheur membre du Collectif de recherche sur l’itinérance, la pauvreté et l’exclusion sociale. Le quatrième texte est une lettre ouverte aux journaux exprimant un point de vue critique de 25 professeurs de l’UQÀM en ce qui a trait aux enjeux sociopolitiques de la grève étudiante qui a eu lieu ce printemps. Finalement, avant la rubrique des comptes rendus de lecture, un court texte est spécialement publié afin de rendre hommage au sociologue et psychanalyste Gérard Mendel, décédé le 14 octobre 2004. Cet écrit vise à faire connaître l’apport exceptionnel de ce chercheur-praticien, fondateur de la sociopsychanalyse, peu connu au Québec, mais dont les travaux méritent grandement d’être soulignés pour leur apport au renouvellement démocratique des pratiques d’intervention sociale.

Articles en perspectives

Comme nous l’avions annoncé dans le numéro précédent, relativement à la nouvelle orientation de la revue, l’avant-propos ne consiste pas seulement à présenter le menu de chaque numéro. Il s’agit aussi d’analyser quelques aspects des articles insérés dans les rubriques « Perspectives » qui renvoient à la problématique de la revue en ce qui regarde le renouvellement démocratique des pratiques d’intervention (voir Parazelli, 2004). Rappelons que le sens de ces rubriques « Perspectives » traduit des rapports de position identitaire dans l’espace politique de l’intervention sociale face au renouvellement démocratique des pratiques. Ce découpage montre que les pratiques démocratiques en intervention sociale s’inscrivent au coeur des relations de pouvoir entre des acteurs inscrits au sein de trois grands champs de pratiques sociales. Afin de ne pas rendre trop étanches les frontières entre les catégories, il convient de les définir selon la perspective adoptée dans une proposition d’article plutôt que selon leur « essence ». Autrement dit, ce n’est pas parce qu’un article n’est pas rattaché ou issu du milieu communautaire qu’il ne peut pas dégager une perspective communautaire. Cette posture n’empêche donc pas l’accueil de pratiques alternatives, qu’elles soient issues de l’appareil étatique ou d’ailleurs.

En ce qui concerne les articles insérés dans les rubriques « Perspectives » de ce numéro, relevons maintenant les aspects et les questions pouvant nous aider à poursuivre ces réflexions. Disons d’abord qu’à travers la diversité des sujets traités, nous pouvons faire ressortir des différences de registre entre les trois articles en ce qui a trait à l’angle privilégié par chacun des auteurs sur les questions démocratiques de l’intervention. Afin de développer un point de vue analytique des propositions d’auteurs face au renouvellement démocratique des pratiques d’intervention, il importe de choisir une position épistémologique quant à l’orientation de notre point de vue. Autrement dit, prendre en compte les points de vue des autres exige de prendre en compte le nôtre propre. En nous inspirant des réflexions de Karsz (2004) sur la spécificité du travail social, nous adoptons une position critique et transdisciplinaire. Cette position nous invite à interroger les points de vue des auteurs lorsqu’ils étudient des pratiques d’intervention, sur les façons d’organiser leur récit selon des angles spécifiques, qu’ils soient psychologiques, sociologiques, politiques, etc. Ces angles structurent leur compréhension de leur objet d’étude et modèlent une intervention inscrite dans une pratique de recherche. L’objectif n’est pas de montrer s’il y a adéquation entre la théorie et la pratique, mais d’« identifier les orientations théoriques colportées par des pratiques spécifiques et les implications pratiques des constructions théoriques spécifiques » (Karsz, 2004 : 141). Ainsi, il importe d’afficher notre propre positionnement éthique en proposant des repères épistémologiques en construction progressive. Évidemment, il serait inutile que ces repères recréent un enfermement du débat au sein d’écoles de pensée. Il s’agit plutôt de faire en sorte que la complexité et la multiplicité des points de vue sur le renouvellement démocratique des pratiques d’intervention soient mises en perspectives. Nous pensons que l’intérêt de cette « sociologie des points de vue » (Brown, 1989) en émergence réside dans la possibilité de signaler des positions occupées dans le champ de la recherche sur l’intervention sociale ayant une visée démocratique.

Afin de qualifier ces positions, nous avançons, à l’instar de Karsz (2004 : 138), que les enjeux relatifs au renouvellement démocratique des pratiques d’intervention sociale ne peuvent pas faire l’économie de réflexions sur les trois registres suivants : les théories (savoirs permettant d’interpréter le sens des situations), les idéologies (repères normatifs et engagement) et la subjectivité des intervenants et intervenantes (investissements conscients et configurations inconscientes). Ces trois registres à partir desquels les intervenants composent des logiques d’action ne sont pas exemptes de tensions. C’est pourquoi certains d’entre eux sont plus utilisés que d’autres pour appréhender un contexte d’intervention sociale. Même si la recherche sociale peut offrir un certain recul par rapport à l’intervention, la position des chercheurs et chercheures ne diffère pas vraiment de celle des intervenants en ce qui regarde l’adoption de ces registres ; l’acte de recherche étant aussi une forme d’intervention sociale (Mayer et al., 2000).

Si nous prenons le premier article rédigé par Vultur, celui-ci a été inséré dans la perspective étatique étant donné le regard porté sur les programmes d’aide à l’insertion socioprofessionnelle des jeunes. C’est à partir des représentations sociales de 16 jeunes « désengagés » par rapport à leur propre trajectoire familiale, scolaire et professionnelle que l’auteur formule des hypothèses au regard de l’inefficacité des programmes d’aide à l’insertion des jeunes. Il évoque l’incompatibilité des représentations des agents d’insertion traditionnels et de celle des jeunes au sujet du processus d’insertion. Toujours à partir du point de vue des jeunes eux-mêmes, les agents d’insertion envisageraient ce processus comme une intégration dans un « cadre normatif préétabli », alors que les jeunes revendiquent le respect de leurs désirs dans l’élaboration de ce processus. Les trois autres hypothèses se réfèrent, d’abord au manque de confiance des jeunes envers les programmes d’aide étant donné l’image d’échec que renvoie aux employeurs le fait d’avoir eu recours à un programme d’insertion. Ensuite, à l’effet de stigmatisation de ces jeunes désignés comme « décrocheurs » les découragerait de persévérer dans ces programmes. Et, finalement, au fait que les agents d’insertion n’établiraient pas beaucoup de liens avec le monde économique étant donné leur formation de type social. Ici, l’angle de recherche utilisé pour saisir le contexte d’intervention étudié est essentiellement fondé sur les savoirs des acteurs, leurs manières de lire la situation dans laquelle ils sont plongés et celle des autres avec qui ils interagissent. La pertinence de ce type de contribution au renouvellement démocratique des pratiques réside dans le fait qu’elle nous permet de mieux voir que les individus désirent être traités comme des sujets et non comme de simples objets d’intervention (à ce sujet, voir les travaux de De Gaulejac et Taboada-Léonetti, 1994). En ce sens, cet article critique une perspective étatique de l’intervention qui ne prend pas en compte les représentations des personnes sur les services qui leur sont pourtant destinés. La question du « comment » se pose alors lorsqu’il s’agit de prendre en considération les points de vue des individus dans un processus d’intervention programmé par l’État.

C’est justement ce à quoi le deuxième article tente de répondre dans un contexte de formation continue des intervenants et intervenantes cette fois-ci. Il est signé par six intervenants du réseau institutionnel, Rousseau, DePlaen, Alain, Chiasson-Lavoie, Elejalde, Lynch et Moss. Même si ces auteurs proviennent du milieu institutionnel, leur article a été inséré dans la perspective communautaire étant donné l’approche de l’objet étudié. Il s’agit d’une réflexion collective sur les effets d’une modalité de formation appelée « séminaire interinstitutionnel de discussion » qui existe depuis sept ans et qui rassemble des personnes oeuvrant au sein de quatre institutions du réseau public dans le domaine de l’intervention transculturelle (un CLSC, deux hôpitaux pour enfants et un centre jeunesse). Selon nous, la perspective communautaire réside, d’une part, dans le travail de dé-taylorisation de l’acte de travail structurellement cloisonné d’un groupe d’intervenants. D’autre part, la création d’un espace ouvert de discussion interdisciplinaire et interinstitutionnel, établi sur une base volontaire, procède d’une approche communautaire en ce qu’elle favorise la mobilisation et l’appel à la dissidence pour réagir aux contraintes imposées par l’institution.

Perçu aussi comme un « espace transitionnel »[1], ce lieu réflexif participe aux transformations des normes institutionnelles en développant de façon collective la réflexivité des intervenants et intervenantes : « Voix singulières dans un système auquel ils n’adhèrent que partiellement, les intervenants redessinent les marges qui définissent autant l’intervention que le mandat et les normes de leurs institutions. » Les auteurs soulignent d’ailleurs que le cadre proposé a eu pour effet d’atténuer la fragmentation des services, tout en offrant un soutien aux intervenants qui ont pu avoir l’occasion de mettre en commun leurs propres expériences, dans le respect de la pluralité des points de vue. Si les savoirs des personnes participant à ces séminaires furent considérés pour la rédaction de cet article, l’angle privilégié a été la subjectivité des intervenants et intervenantes dans ce type d’expériences émancipatrices. En acceptant de considérer les tensions, les limites et les potentialités des individus tout au long de cet exercice collectif, les auteurs n’occultent pas les dynamiques relationnelles contradictoires, ainsi que les configurations inconscientes des participants et participantes. Ainsi, ce texte contribue au renouvellement démocratique des pratiques en remettant d’abord en question l’approche par les compétences dans une perspective de standardisation des pratiques et, ensuite, en aménageant un espace collectif de réflexivité au sein même de l’institution. Cet exercice préalable à l’appropriation des actes professionnels peut conduire à la création de liens sociaux qui peuvent échapper partiellement à l’emprise technocratique des institutions lorsqu’elle existe.

Quant au troisième article de Favreau, il a été associé à la perspective communautaire compte tenu du point de vue traitant de l’orientation politique des organisations non gouvernementales (ONG) qui articulent le local avec l’international dans leurs pratiques d’intervention. Même si l’auteur évoque l’idée de « mouvement citoyen » dans le titre de son article, l’objet de son propos est ailleurs en ce qui regarde la problématique du renouvellement démocratique des pratiques. Si l’on se réfère à la grille des registres présentée plus haut, cet article adopterait l’angle idéologique du renouvellement démocratique des pratiques d’intervention. Exemples à l’appui, l’auteur tente de montrer l’existence d’opportunités dans le contexte néolibéral actuel pour le développement social par les organisations communautaires. En ce sens, il évoque l’existence de nouveaux dialogues Nord-Sud à travers les Sommets internationaux et observe le développement de nouveaux mouvements sociaux dont ceux défendant l’altermondialisation notamment. L’angle idéologique adopté ne permet pas de rendre compte des savoirs des intervenants et intervenantes ou des citoyens et citoyennes, ni de leur subjectivité à propos de ces opportunités, mais de construire les repères normatifs de leur engagement. C’est d’ailleurs en présentant une typologie d’approches du développement social que l’auteur fait ressortir trois orientations idéologiques menant à des stratégies politiques favorisant ou non le renouvellement démocratique des pratiques d’intervention : « la vision néolibérale », « la vision social-étatiste » et « la vision démocratique partenariale ». C’est en définissant et en faisant varier les rôles du marché, de l’État, des associations, de la société civile et des citoyens selon ces trois approches que l’auteur défend la troisième position « démocratique partenariale ». En utilisant le registre idéologique pour défendre une position, cet article peut soulever des interrogations quant à une « codification démocratique » de la vie sociale qui viendrait « d’en haut » (de l’État, des chercheurs ou de militants avertis).