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[L]a seule erreur que nous puissions commettre serait d’avoir désappris la volupté […] de l’étrangeté.

Robert Musil

Les Joyce, Kafka, Proust, Woolf, Pessoa et al. — c’est-à-dire les plus éminents représentants de ce qu’on appelle en anglais le « haut modernisme » (high modernism) — se rejoignent tous, aussi différents soient-ils, dans le courage exemplaire dont ils ont fait preuve face au dérèglement soudain de la conscience de soi et du monde qui a secoué l’homme occidental au seuil du xxe siècle. Refusant, contrairement à d’autres, d’abdiquer devant la prétendue absurdité irrémédiable de ce « nouveau » monde ou encore de tomber dans une apologie décadente de la dissolution et de la décomposition du moi, ces auteurs ont choisi de faire de la littérature le lieu et le moyen d’une quête exigeante de sens. Pour ce faire, ils ont dû pousser les formes écrites — le roman notamment — à leur paroxysme, menaçant sans cesse de faire éclater la notion même de littérature au profit d’une intransigeante recherche d’ordre à la fois formel et spirituel.

Parfois oublié dans le panthéon de ces grands Modernes, Robert Musil y occupe pourtant une place qui le distingue des uns et des autres. Il propose une vision singulière — sans doute la plus lucide et la plus sophistiquée au niveau conceptuel — qui fait de son oeuvre, et tout particulièrement de son immense roman inachevé Der Mann ohne Eigenschaften, une des expériences les plus ambitieuses d’appréhension de cette troublante étrangeté du moi et du monde qui paraît consubstantielle à ce moment de crise de la modernité occidentale.

On a coutume de penser que ce qui fait la spécificité du cas Musil réside dans sa capacité, rare chez les écrivains, de faire appel à toutes les ressources d’une culture scientifique et philosophique extrêmement développée. Il s’agit là d’un aspect évident — et admirable — de son oeuvre, mais vouloir la réduire à cette seule dimension — comme se plaisent parfois à le faire certains philosophes ou épistémologues séduits par l’intelligence lumineuse de l’Autrichien — nous ferait passer à côté de l’essentiel, soit la luxuriante beauté de cette quête moins épistémologique que foncièrement esthétique et éthique.

Je tenterai ici de rendre compte des particularités de l’approche de Musil face à l’« énigme » qu’étaient devenus la conscience et le monde modernes, en me concentrant tout particulièrement sur le roman inachevé, et peut-être inachevable, qu’est L’homme sans qualités [1]. Je tiens pour acquis que l’étrangeté dont il est question dans ce dossier n’est pas celle que l’on a dit « inquiétante » — qui a fait l’objet déjà de tant de discussions critiques —, mais une étrangeté à la fois plus généralisée et plus diffuse, plus fondamentale peut-être (mais non moins inquiétante !), c’est-à-dire cette étrangeté première dont l’étymologie implique un sentiment d’extériorité, d’absence ou de décalage par rapport à soi comme au monde [2]. Je me permettrai de lier ce sentiment d’étrangeté, si prévalent chez les Modernes, à la notion d’« absence de qualités » qui, chez Musil comme on le verra, peut servir à désigner plus d’une facette de la relation — devenue fort problématique (mais peut-être pas totalement désespérée !) — de la conscience et du monde modernes.

L’étrangeté sans qualités I : « Toujours la même histoire [3] »

Commençons par la fameuse question du regard scientifique et philosophique — qui en masque bien d’autres — chez Musil. On ne peut évidemment faire l’économie de cette irruption impressionnante, non pas tant d’érudition que de sophistication intellectuelle et épistémologique dans une oeuvre littéraire. On sait que Musil a été ingénieur, qu’il a étudié la psychologie expérimentale et la physique contemporaine et qu’il a soutenu à Berlin, en 1908, une thèse de doctorat en philosophie sur le célèbre épistémologue Ernst Mach [4]. Mais quels sont les enjeux de cette impressionnante formation scientifique — extraordinairement prégnante tout particulièrement dans le premier livre de L’homme sans qualités [5] — au regard de la question de l’« étrangeté » ?

On note d’abord que la présence massive de ce discours- d’inspiration mathématique, statistique, thermodynamique, etc. — dans la narration ainsi que dans les énoncés ou la pensée du personnage principal Ulrich produit, en soi, un effet d’étrangeté ou, à tout le moins, de « défamiliarisation ». À ce titre, on pourrait évidemment citer le célèbre incipit du roman qui, comme on s’en souviendra, commence par une description détaillée des mouvements climatiques et planétaires au-dessus de l’Atlantique et de l’Europe continentale, avant de se conclure au bout de plusieurs lignes de jargon météorologico-astronomique avec un laconique : « Autrement dit, si l’on ne craint pas de recourir à une formule démodée, mais parfaitement judicieuse : c’était une belle journée d’août 1913 » (HSQ I, p. 15/MOE I, p. 9). La juxtaposition des discours scientifique et littéraire produit ici un effet d’ironie — qui ne se démentira pas par la suite [6] — et qui, comme plusieurs l’ont vu, interroge dès le départ les conventions du roman réaliste traditionnel.

Mais il y a plus. Et plus important. Car le discours scientifique n’a pas chez Musil qu’une fonction rhétorique ou littéraire. À la lecture du roman, on se rend bien vite compte que l’omniprésence du regard scientifique recèle des enjeux plus cruciaux : il apparaît que, pour l’auteur, son narrateur et son héros (la distinction n’est pas toujours évidente, comme on le verra bientôt), la science et l’épistémologie modernes ont remis en cause les fondements mêmes de la conscience contemporaine. Toute la première partie du roman explore en effet la nouvelle tension entre le personnel et l’impersonnel, entre le sujet traditionnel attaché à son histoire privée et le sujet hypothétique qui relève de la « loi des grands nombres », conception statistique et impersonnelle née de l’empire croissant de l’appréhension scientifique du monde et de l’homme. Considérons, pour ne donner qu’un exemple, ce qu’en dit Ulrich dans une conversation avec sa cousine Diotime, cette « vache gracieuse » encore entichée de l’idéal de ce qu’on pourrait appeler la « personnalité personnelle » :

« Le Moi n’est plus ce qu’il était jusqu’ici : un souverain qui promulgue ses édits. Nous apprenons à connaître les lois de son devenir, l’influence que son entourage a sur lui, ses différents types de structure, son effacement aux moments de la plus grande activité, en un mot les lois qui régissent sa formation et son comportement. Songez-y, ma cousine les lois de la personnalité ! […] comme les lois sont ce qu’il y a de plus impersonnel au monde, la personnalité ne sera bientôt plus que le point de rencontre imaginaire de l’impersonnel, et il sera difficile de lui garder cette position honorable dont vous ne pouvez vous priver… »

Ainsi parla le cousin de Diotime. Celle-ci glissa en passant : « Mais, cher ami, ne doit-on pas toujours agir d’une manière aussi personnelle que possible ? ».

HSQ II, p. 245/MOE I, p. 47

Ulrich — qui s’appelait Anders (c’est-à-dire « autrement ») dans les premières ébauches du roman — assume pleinement, quant à lui, sa « personnalité impersonnelle » :

Il était donc bien obligé de croire que les qualités personnelles qu’il s’était acquises dépendaient davantage les unes des autres que de lui-même ; bien plus chacune de ses qualités prises en particulier […] ne le concernait guère plus intimement que les autres hommes qui pouvaient en être doués [7].

HSQ I, p. 231/MOE I, p. 148

Il s’agit là de caractéristiques typiques de la première forme d’« absence de qualités [8] » (Eigenschaftlosigkeit) qu’incarne — si l’on peut dire — le personnage d’Ulrich : celle qui provient de « l’impersonnalité de l’ensemble fonctionnel ratioïde [9] » et qui présuppose un sujet « en voie d’émergence, hypothèse qui s’appuie sur le discours mathématique et scientifique pour se constituer [10] », que ce soit sur la base de théories fonctionnalistes (Mach, Köhler, etc.), statistiques ou thermodynamiques (Carnot, Boltzmann). Cette conception « ratioïde » de l’absence de qualités ne peut être détachée d’autres concepts musiliens — tels que l’« exactitude » (Exaktheit), la précision (Genauigkeit), l’« essayisme » (Essayismus), le « sens du possible [11] » (Möglichkeitssinn) et l’utopie (au sens musilien [12]) — qui ont une incidence fondamentale, tant sur l’esthétique que sur l’éthique et la posture épistémique qui sous-tendent surtout le premier livre du roman.

Ce premier livre, publié pour la première fois en 1930, est constitué de deux parties — « Une manière d’introduction » et « Toujours la même histoire [13] » — qui regroupent 123 chapitres (c’est-à-dire quelque 700 à 1 000 pages, selon les éditions) et qui mettent en scène une pléiade de personnages représentant divers types de discours [14] (militaire, politique, moral, psychologique, philosophique, religieux, esthétique, politique, voire expressionniste, nietzschéen etc.) dans la Vienne impériale d’avant la catastrophe de la Première Guerre mondiale.

Au risque de simplifier, on pourrait dire que l’approche quasi scientifique de soi et du monde adoptée par Ulrich — si elle possède bel et bien une fonction heuristique centrale dans la quête de sens du personnage (et du romancier) — se caractérise davantage par sa fonction foncièrement polémique, du moins dans la première moitié du roman [15]. On voit bien, à la lecture, que ce que Musil appelle l’« utopie de la vie exacte » sert le plus souvent à miner les fondements du vaste univers formé par les discours qui prétendent saisir le monde à partir d’un quelconque point de vue depuis Sirius. Le personnage principal et la narration — dont la complicité, dans le premier livre du moins, est à ce point manifeste qu’il n’est pas toujours aisé de déterminer « qui parle » d’Ulrich ou de « son » narrateur — se plaisent à « déconstruire », de manière plus ou moins ironique et plus ou moins virulente selon les cas, les nombreux personnages « à qualités [16] ».

Certains chapitres prennent franchement la forme d’essais apparemment attribuables au narrateur (si ce n’est carrément à l’auteur), alors qu’à d’autres moments, de très longs développements abstraits non attribués se terminent par un surprenant « ainsi pensait Ulrich ». Cette technique de narration extrêmement fluide (« à coulisses [17] »), combinée à la haute densité cognitive du texte et à l’extrême abstraction de certains passages, contribue à dissoudre l’identité du sujet de l’écriture de ce roman qui devient, par moments, vraiment « impersonnel » (au sens de l’absence de qualités évoquée précédemment). Ainsi, la présence de nombreuses formes pronominales impersonnelles ou indirectes, d’innombrables subjonctifs [18] et conditionnels (le Konjunktiv allemand [19]), ainsi que la remise en cause du récit narratif traditionnel (cet « art de nourrices » selon Musil) en viennent à donner l’impression d’un discours essayiste dont la topographie énonciative demeure indéterminée. Comme l’a bien relevé Uwe Schramm : « “On” réfléchit dans ce roman [20]. »

Quant aux discours à qualités, la plupart — à l’exception des plus pathologiques (Moosbrugger, Clarisse), des plus exaltés (Gerda) ou de celui des exclus de la haute société viennoise (Rachel, Soliman) — vont graviter, de plus ou moins près, autour de l’entreprise comico-absurde que constitue l’Action parallèle, cet « organisme paragouvernemental » (ou « para-impérial ») qui, sous la direction conjointe de Diotime (enthousiaste et idéaliste) et de son cousin Ulrich (beaucoup plus distant et ironique), a pour objet de trouver une « Grande Idée » afin de préparer la célébration (en 1918) du 70e anniversaire de l’accession au trône de l’empereur François-Joseph. Incarnation même de l’étrange absurdité des hommes et de l’histoire, cette entreprise idéaliste et mégalomane — que condamnent, comme le sait d’avance le lecteur, le cataclysme de la Première Guerre mondiale et donc aussi l’effondrement de cet empire austro-hongrois (alias la Cacanie) dont elle est censée mettre en valeur l’essence ultime — constitue le fond satirique sur lequel se détache l’homme sans qualités incarné par Ulrich.

Il reste que, contrairement à ce que pourraient laisser entendre certains commentateurs qui ont peut-être arrêté leur lecture au premier livre, cette première acception de la notion d’absence de qualités, aussi importante et aussi efficace soit-elle d’un point de vue critique, ne constitue qu’une facette de ce roman polymorphe. En fait, l’utopie de la vie exacte inspirée par le regard scientifique — que Musil place dans une sphère qu’il appelle « ratioïde » — constitue, en dernière analyse, un échec.

L’impersonnalité ratioïde et la violence avouée de l’attitude de « vivisecteur [21] » adoptée par Ulrich pendant ce « congé de la vie » d’un an qu’il entreprend au début du roman ne feront qu’accentuer le sentiment de malaise qu’il éprouve dès le début du roman [22]. En adoptant constamment un discours analytique, abstrait, impersonnel, polémique ou ironique, Ulrich en vient à se sentir étranger non seulement vis-à-vis des autres personnages à qualités, mais aussi face à lui-même. Les conséquences éthiques néfastes de ce décalage et de cette étrangeté à soi et aux autres vont devenir manifestes vers la fin du premier livre du roman. Coincé dans cette « position à mi-chemin de soi-même et des autres » (HSQ II, p. 425/MOE I, p. 590) qui l’a poussé à élever un « rempart de solitude » (HSQ II, p. 500/MOE I, p. 643) autour de lui, Ulrich, parvenu à mi-parcours de son congé de la vie [23], en vient à éprouver de manière plus aiguë encore cette impression d’incomplétude et d’insatisfaction qui va l’amener à s’embarquer ensuite dans une aventure diamétralement opposée — en apparence du moins — à celle qui a dominé la première moitié du roman.

L’étrangeté sans qualités II : « L’imprévu survient [24] »

Le deuxième livre de L’homme sans qualités — qui commence avec la troisième partie, intitulée « Le Règne Millénaire (ou Les Criminels) [25] » — s’ouvre sur la rencontre de la « soeur oubliée [26] » d’Ulrich, Agathe, qu’il retrouve à la suite de la mort de leur père dont l’annonce clôt le premier livre. S’amorce alors une aventure qui provoque une césure abrupte au coeur du roman, à tel point que, comme le note Maurice Blanchot, il devient « impossible de reprendre contact avec l’histoire ni avec les personnages du premier livre [27] ».

Cette nouvelle orientation du récit — déjà fort « décentralisé » — prend peu à peu toute la place. Musil y met en scène la longue — et hésitante — quête d’une forme d’unio mystica à travers la relation incestueuse d’Ulrich et Agathe. L’ironie qui prédominait dans le premier livre tend alors à s’effacer au profit de l’exploration attentive de cette relation ambiguë que Musil met sous le signe de ce qu’il appelle « l’utopie de l’autre état », qui relève d’une forme de « mystique diurne », « sans Dieu ».

Apparaît alors la deuxième des « deux interprétations extrêmes que donne Musil à l’absence de qualités [28] », liée cette fois à la sphère du « non-ratioïde » et donc à l’éthique (au sens musilien du terme [29]), au contemplatif, à l’impossible, au plurivoque, etc. : c’est-à-dire au domaine de l’amour, là où « l’imprévu survient ». Il ne s’agit plus d’une absence de qualités définie par « l’impersonnalité de l’ensemble fonctionnel ratioïde », mais d’une autre forme définie par « la surpersonnalité de ce qui la dépasse [30] » et qui tend donc vers un « état de l’être-au-delà-de-qualités » (Ubereigenschaflichkeit [31]). Les sources intertextuelles de cette nouvelle vision du soi et du monde ne sont plus d’ordre scientifique, comme dans le premier livre, mais romantiques (Novalis), mystiques ou religieuses (Maître Eckhart, Martin Buber [32]), voire ethnologiques (Lévy-Bruhl [33]).

Cette deuxième forme de l’absence de qualités me paraît impliquer une radicalisation encore plus grande du sentiment d’étrangeté par rapport à soi et au monde. Les nombreuses descriptions d’expériences extatiques (mystiques, érotiques, primitives, pathologiques…) évoquent en effet des cas limites dans lesquels se « rompt ou [se] dissout la relation normale, intellectualisée, volontarisée, entre le moi et le monde (physique, social) [34]». Dans ces moments exceptionnels, comme l’explique Ulrich au cours d’une de ses « conversations sacrées [35] » avec sa soeur, « on ne sait comment, toutes choses ont perdu leurs limites et sont passées en toi » (HSQ III, p. 139/MOE I, p. 762). Ailleurs, il décrit cet état comme une position « allocentrique » (allozentrisch) du Moi (un troisième terme au-delà de l’égocentrisme et de l’altruisme) : « Être allocentrique, c’est n’avoir plus de centre du tout : participer au monde sans réserve, sans rien garder pour soi ; au sommet, cesser simplement d’être. Je pourrais dire aussi que le monde s’intériorise et que le moi s’extériorise » (HSQ IV, p. 170/MOE II, p. 1 407 [36]).

La progression vers cette sphère à la fois lumineuse et incertaine implique une complexe chorégraphie littéraire, constituée de réflexions saturées d’images et de métaphores, d’essais sur la nature du sentiment, de nombreux dialogues foisonnants ponctués de silences éloquents et de temporisation abstraite, puis de brèves avancées narratives, suivies de déviations, d’errements et de fréquents reculs. L’amour incestueux du frère et de la soeur — « symbole par excellence de la totalité recherchée, la fusion des contraires, la coincidentia oppositorum [37] » — s’abreuve aux mythes de la gémellité [38], de l’androgyne platonicien, d’Isis et d’Osiris [39] ou de l’hermaphrodite qui, chacun à leur manière, aspirent à surmonter la dualité humaine ou la différence sexuelle au profit du rêve d’une unité originelle qui permettrait « d’avoir deux âmes et d’en être une seule » (HSQ IV, p. 150/MOE II, p. 1 345).

Cette quête comporte une part avouée de narcissisme — Ulrich appellera souvent sa soeur sa « moitié manquante » ou encore son « amour-propre » (Eigenliebe) — et il est évident que tout cela a à voir avec la crise du sujet, comme l’explique bien Anne Longuet Marx :

[…] l’homme sans qualités oscille entre deux pôles : d’un côté, la représentation mythique de l’amour qui veut que l’autre poursuivi ce soit la moitié manquante, et de l’autre côté, la reconnaissance que cette recherche de l’autre est une recherche de soi-même. L’amour-propre en l’autre est l’amour porté à un idéal du moi. Ce n’est pas le complément sexuel qui est recherché, mais la part perdue de soi-même. […] La question véritable demeure plus que jamais celle du devenir du sujet [40].

Ainsi, il importe de souligner que l’univers du mythe est appréhendé d’une manière toute musilienne. Dans les dernières lignes du premier livre, alors qu’Ulrich se prépare à s’engager dans cette nouvelle aventure, il se propose d’ailleurs « d’aborder cette histoire, s’il le fallait, avec la plus grande exactitude » (HSQ II, p. 532/MOE I, p. 665). Il expliquera plus tard à sa soeur qu’il « examine la voie de la sainteté en [se] demandant si l’on pourrait y circuler en automobile ! » (HSQ III, p. 122/MOE I, p. 751), ou encore se plaindra de ce que les « maîtres des sciences exactes n’aient pas de visions ! » (HSQ III, p. 128/MOE I, p. 754).

De plus, il faut faire attention, comme le souligne Manfred Frank, de ne pas prendre la « religiosité profane » d’Ulrich au premier degré : il s’agit bien sûr de recherches éthiques « qui ne jouent pas à vrai dire dans le contexte du réel mais dans celui de la littérature [41] ». Ainsi, Musil, comme il le note lui-même dans ses Journaux, ne considère le recours au mythe que comme une « solution partielle [42] ».

On sait d’ailleurs que les plans initiaux du roman prévoyaient que l’utopie de l’autre état, comme l’utopie de la vie exacte, aboutirait à l’échec. La relation du frère et de la soeur devait, après de nombreux atermoiements, être consommée, comme le montre notamment l’existence d’une « ancienne ébauche [43] » de chapitre — intitulée « Le voyage au paradis » (« Die Reise ins Paradies ») — qui a été rédigée au milieu des années 1920, assez tôt donc dans le processus de création qui a mené à L’homme sans qualités (qui devait alors s’intituler La soeur jumelle).

Du reste, la place de ce chapitre dans la seule traduction française disponible jusqu’à tout récemment est le résultat d’importantes contorsions éditoriales, lesquelles sont le fait de l’éditeur Adolf Frisé qui, pour son édition des années 1950, avait choisi d’adopter un plan rédigé par Musil dans les années 1920. Et il importe de savoir que l’ébauche du « Voyage au paradis » occupe une place beaucoup moins importante [44] dans la deuxième édition de Frisé, qui vient tout juste de faire l’objet d’une traduction presque complète en français [45]. Il reste que cela n’enlève rien à la beauté sauvage de certains des passages qui décrivent l’union physique et spirituelle tant attendue du frère et de la soeur sur une île évoquant une sorte de jardin d’Éden. De même, la séparation éventuelle des « jumeaux », la rencontre d’un troisième larron (un « touriste d’art »…), ainsi que la critique des fondements et enjeux de cette utopie fusionnelle — « L’être unifié est double » (HSQ IV, p. 490/MOE II, p. 1 674 [46]), conclura Ulrich — demeurent partie intégrante de la constellation esthétique et éthique inachevée de L’homme sans qualités.

On soulignera d’ailleurs à grands traits le fait que l’échec de la tentative fusionnelle avec sa soeur amène Ulrich à prendre conscience de la nécessité profonde du contact avec le sentiment qui nous intéresse ici au premier chef :

[…] si le sens de ces rêves (et il se pourrait bien qu’ils représentent un dernier souvenir de cela) est que notre désir n’est pas de ne faire plus qu’un seul être, mais au contraire d’échapper à notre prison, à notre unité, de nous unir pour devenir deux, mais de préférence encore douze, mille, un grand nombre d’êtres, de nous dérober à nous-mêmes comme en rêve […] alors le monde contient autant de volupté que d’étrangeté, ce n’est pas un nuage d’opium, il contient autant de tendresse que d’activité, il est plutôt une ivresse sanguinaire, un orgasme de bataille, et la seule erreur que nous puissions commettre serait d’avoir désappris la volupté (ou le contact voluptueux) de l’étrangeté [Fremdheit].

HSQ IV, p. 473/MOE II, p. 1660-1 661

L’étrangeté de l’inachèvement : petit intermède éditorial

Il serait tentant de conclure sur une si belle citation. Malheureusement, rien ne permet d’accorder à l’ébauche précoce que constitue « Le voyage au paradis » le statut important qu’elle acquiert dans la première édition Frisé [47]. Et ce premier fait n’est de surcroît que le symptôme du caractère éminemment problématique de cette édition [48], dont l’excipit, pour ne donner qu’un autre exemple, se lit comme suit : « À partir des chapitres du journal, l’utopie de la vie motivée [49] et l’utopie de “l’autre état” vont vers leur liquidation. Reste en dernier (l’ordre de succession étant inversé) l’utopie de la mentalité inductive [50], donc de la vie réelle ! C’est sur elle que s’achève le livre » (HSQ IV, p. 691/MOE II, p. 1887). Or, il s’agit là d’une simple note de Musil qui date du tout début des années 1930, soit plus de dix ans avant la mort de l’auteur, qui travaillait fébrilement à l’ouvrage et hésitait encore quant à sa structure définitive et à son dénouement au moment de son décès prématuré pendant son exil en Suisse en 1942. Dans l’édition de 1978, cette prétendue conclusion du roman — qui est restée telle quelle en français jusqu’à la parution de la nouvelle édition à l’automne 2004 — perdra d’ailleurs définitivement sa valeur « concluante » : elle se trouvera noyée loin dans le deuxième tome parmi une multitude d’autres notes au milieu d’une section de 67 pages de fragments intitulée simplement « Questions sur le deuxième volume » (Fragen zu Band II 1930-1938/9).

Et cela ne constitue évidemment qu’un exemple — parmi des centaines ! — du type de problèmes éditoriaux que pose l’édition de L’homme sans qualités qui a régné pendant près de 50 ans en français. L’inachèvement du roman — qu’on le conçoive comme fortuit ou comme consubstantiel à la nature même de l’oeuvre — entraîne des choix éditoriaux extrêmement complexes quant à l’organisation du matériel pour la deuxième moitié du roman et ces choix sont évidemment lourds de conséquences pour l’interprétation de l’ouvrage. Il me paraît donc important, même s’il ne saurait évidemment être question ici de prendre toute la mesure de ces problèmes [51], d’en mettre en relief quelques aspects, de manière surtout à appréhender l’absence de qualités — et donc le rapport à l’étrangeté — en envisageant au moins une autre possibilité que me semble proposer, implicitement, le roman éclaté de Musil.

Voyons donc, au risque de simplifier, certaines des particularités les plus importantes du matériel publié et non publié qui constitue — ou plutôt qui aurait dû ou pu constituer — le deuxième livre de L’homme sans qualités, c’est-à-dire la troisième partie, « Le Règne Millénaire (ou Les Criminels) » qui se concentrait principalement sur l’aventure Ulrich-Agathe, et la quatrième partie, « Une manière de conclusion » qui, après l’échec de l’utopie de l’autre état, devait ramener au premier plan tous les personnages du premier livre afin de boucler les nombreux fils du récit, tels les destins de Clarisse et de Moosbrugger ou encore l’évolution de l’Action parallèle, jusqu’au déclenchement de la Première Guerre mondiale.

Rappelons, en premier lieu, que seuls les 38 premiers chapitres de ce deuxième livre ont été publiés du vivant de l’auteur (en 1932) et ont donc une forme qu’on peut croire définitive [52]. Tout le reste des matériaux devant entrer dans la composition du roman — c’est-à-dire plus de 5 000 pages ! — forme l’immense et labyrinthique matériel posthume qu’on appelle en allemand le Nachlass. On y trouve, en premier lieu, le Schlussblock : un groupe de vingt chapitres (numérotés initialement de 39 à 58) prêts à être publiés en 1938, mais dont Musil avait retiré les épreuves à l’imprimeur afin d’en retravailler de nombreux passages, voire des chapitres complets. Il y a ensuite une importante série de variantes et de nouvelles versions de certains des vingt chapitres précédents, ainsi que quelques nouveaux chapitres sur lesquels Musil a travaillé dans les deux ou trois dernières années de sa vie [53]. Le restant des milliers de pages qui constituent le Nachlass — dont plusieurs centaines de pages supplémentaires ont été publiées dans la deuxième édition Frisé nouvellement traduite [54] — est constitué d’une multitude d’ébauches et d’esquisses de chapitres, d’études, de variantes, de fragments, de notes, de réflexions qui ont été rédigés sur une période de plus de vingt ans (entre 1919 et 1942 [55]) et qui sont organisés selon un système de numérotation et de notation extrêmement sophistiqué.

Que peut-on tirer d’un tel magma romanesque ? Peut-on identifier des pistes, trouver des indices qui permettraient d’opter pour une organisation particulière du matériel posthume [56] et, par là, de voir se dessiner des solutions privilégiées par Musil au regard de la crise de la conscience moderne qu’il met en scène dans L’homme sans qualités ? Car il est certain, comme on l’a déjà dit, que toute perspective éditoriale sur le Nachlass implique une interprétation ou, à tout le moins, une vision singulière de ce que devait ou de ce qu’aurait dû être ce roman dans une éventuelle version définitive à laquelle Musil croyait toujours pouvoir arriver au moment de sa mort prématurée.

Par exemple, la première édition Frisé — et donc aussi la seule version française disponible pour l’instant — en choisissant de privilégier les plans initiaux du roman, dessinés au cours des années 1920, au détriment de l’évolution des années 1930, propose une vision qui se veut relativement « unitaire », plus ratioïde et « réaliste » de l’ouvrage en devenir. Selon ces plans (de ce qui s’appelait alors encore La soeur jumelle) que Frisé a pris à la lettre, « Moosbrugger monte à l’échafaud, Clarisse sombre dans la folie, Agathe se suicide, les utopies d’Ulrich échouent toutes misérablement ; enfin la guerre mondiale éclate [57] ».

À l’inverse, la perspective éditoriale des premiers traducteurs anglophones, Ernst Kaiser et Eithne Wilkins [58], proposait une interprétation diamétralement opposée : selon eux, Musil avait abandonné, voire renié ses projets initiaux pour le roman. Constatant en effet que Musil, à la fin de sa vie, continuait à travailler et à retravailler de manière quasi obsessionnelle les chapitres qui traitaient de la relation Ulrich-Agathe, sans se résoudre à mettre fin à celle-ci, Kaiser et Wilkins ont décidé de privilégier une vision « non ratioïde » du roman : « Musil aurait rebroussé chemin et renié l’anarchisme et la violence juvénile des premières ébauches pour aboutir à une attitude mystique et contemplative [59] ».

D’autres critiques optent pour une vision plus « objective » vis-à-vis de tout ce matériel textuel. Roberto Olmi, par exemple, souligne qu’il faut considérer le Nachlass en prenant en compte l’« utopie de l’essayisme », c’est-à-dire en essayant de « mettre en évidence tous les possibles narratifs que l’auteur a laissés ouverts [60] ». En fait, Olmi ne propose pas tant une interprétation qu’une édition critique plus « scientifique » du roman.

Une telle perspective — qui se veut plus ou moins neutre — peut cependant provoquer des visions par trop éclatées ou « relativistes » de L’homme sans qualités. Michel Espagne, par exemple, affirme que Musil se serait livré à la « rédaction d’un livre potentiel, qui devient un livre sur le potentiel » et que « [r]ien ne permet au lecteur des manuscrits de privilégier une construction plutôt qu’une autre [61] », ce qui l’amène à proposer une vision non linéaire et non hiérarchique — on croirait même une conception « hypertextuelle » avant la lettre… — du matériel non publié.

Bien qu’une telle interprétation paraisse tout à fait plausible a posteriori lorsqu’on regarde dans son ensemble la masse impressionnante de textes qui forment le Nachlass, elle risque de nous amener à négliger des aspects importants de ces documents, telle la date à laquelle Musil les a écrits. Pourtant, les premières ébauches de 1919 n’ont certainement pas le même poids que les chapitres terminés juste avant la mort de l’auteur en 1942. De plus, ce type d’interprétation tend à provoquer un nivellement des différents possibles proposés par le roman et donc un relativisme qui me paraît éloigné de la pensée de Musil qui cherchait toujours à évaluer, mesurer, tester, comparer les divers possibles anecdotiques, esthétiques et éthiques auxquels il n’accordait certainement pas la même valeur.

Il reste cependant une autre perspective sur le matériel posthume qui, si elle n’offre certainement pas de solution au problème titanesque de l’édition de L’homme sans qualités, permet à tout le moins de formuler une hypothèse — plus modeste, mais fort pertinente pour l’« étrange » sujet qui nous préoccupe ici — à propos de ce qui constitue, selon moi, une troisième forme d’absence de qualités, qui me paraît émerger dans les derniers textes rédigés ou travaillés par Musil.

L’étrangeté sans qualités III : « Ni séparés, ni réunis [62] »

Cet autre « possible » du roman inachevé devient en effet visible lorsqu’on examine de plus près les chapitres sur lesquels Musil travaillait à la toute fin de sa vie. Car Kaiser et Wilkins n’ont pas eu tort de noter que Musil ne semblait plus pouvoir — ou vouloir ? — mettre fin à la relation Ulrich-Agathe. L’auteur de L’homme sans qualités avoue lui-même qu’il ne voyait plus tout à fait où allait le mener cette aventure :

Faute de savoir ce qu’il en adviendra, je tourne autour du moindre mouvement d’Ulrich et d’Agathe avec les mêmes périphrases ; on dirait, même si la composition varie légèrement chaque fois et si c’est préparé avec grand soin, une véritable bouillie. Seul espoir : l’aspect involontairement épique que cela entraîne, et que cela ressemble peut-être vraiment aux tâtonnements dialogués de la vie [63].

Ces « tâtonnements dialogués » me paraissent particulièrement significatifs du fait qu’ils trouvent un écho formel manifeste dans les chapitres rédigés le plus tardivement par Musil, c’est-à-dire ceux qui remplacent et/ou poursuivent les chapitres qu’il avait retirés à l’imprimeur pour les remanier [64]. On note que ces chapitres sont constitués, pour la plupart, de longs dialogues entre le frère et la soeur. On sait aussi que Musil avait décidé d’« aérer de dialogues [65] » les chapitres sur le sentiment, qu’il avait d’abord rédigés sous la forme d’un journal tenu par Ulrich.

Autre fait significatif : ces dialogues — « qui ne trouvaient jamais de fin et pourtant rebondissaient toujours » (HSQ III, p. 115/MOE I, p. 746) — semblent avoir changé de tonalité et de dynamique lorsqu’on les compare aux « conversations sacrées » qui se trouvent dans le premier volume du livre II publié du vivant de Musil. Agathe, notamment, y joue un rôle plus actif, moins accessoire [66]. Le narrateur s’efface davantage et paraît, plus souvent, se distancier du personnage d’Ulrich. Le frère et la soeur continuent dans ces dialogues de s’intéresser aux mythes de l’unité (mystiques, jumeaux, etc.), mais ils explorent davantage des thèmes qui mettent en relief, le plus souvent, une paradoxale alliance « du semblable et du dissemblable » (HSQ III, p. 340/MOE I, p. 906), telles les copies, les images, les reproductions, les natures mortes, les comparaisons, etc. [67]. De plus, d’un point de vue anecdotique, on croirait que les personnages ne cherchent plus avec autant d’ardeur à déboucher « réellement » sur l’expérience à la fois euphorique et dysphorique de l’union physique et de l’extase insulaire auxquelles devait aboutir leur aventure selon les plans initiaux du roman, et ce, même si leurs dialogues sont ponctués de moments d’une extrême sensualité et de silences fort « éloquents ».

À la lecture de ces chapitres superbement écrits [68], on a la nette impression que Musil se complaisait dans cet état d’avant la chute, qu’il voulait prolonger le plus longtemps possible le séjour dans le « jardin » gouverné par le sac et le ressac du dialogue, les moments d’éloignement et de rapprochement, de silence et de loquacité, d’abstraction et de sensualité… Ces dialogues demeurent traversés par une tension perpétuelle entre la possibilité d’une abolition de la dualité des interlocuteurs et le regard critique jeté — comme à l’avance — sur cette éventualité utopique. Par moments, ils deviennent le lieu privilégié d’expression d’une unité avec le monde qui évoque l’utopie de l’Autre État :

Le chuchotement du dialogue déborde d’une sensualité tout inconnue, qui n’est pas la sensualité d’une personne mais celle des choses de la terre, de tout ce qui force la sensibilité : la tendresse soudaine dévoilée du monde qui ne cesse jamais de toucher nos sens et d’être touchée par eux.

HSQ IV, p. 58/MOE II, p. 1 085

À d’autres moments, les conversations servent au contraire à temporiser, à créer une distance entre Ulrich et Agathe : « après ces heures de passion, s’éployèrent des heures de conversation plus sereine, presque distraite même quelques fois, qui leur servaient à se protéger l’un de l’autre » (HSQ IV, p. 63-64/MOE II, p. 1 089).

Bref, le frère et la soeur restent ainsi suspendus dans et par le dialogue, tendus entre le rêve et la réalité, entre eux-mêmes et les autres, entre identité et différence ; en deçà — ou au-delà ? — autant de la rupture que de la consommation fusionnelle de la relation. Pour reprendre les termes choisis par Musil lui-même, ils sont « ni séparés, ni réunis » comme l’annonce le titre du chapitre 62 de l’édition allemande — « Die Ungetrennten und Nichtvereinten [69] — qui constitue l’avant-dernier chapitre officiellement « numéroté » par Musil pour le livre II.

C’est, cependant, seulement dans le chapitre suivant — le dernier donc qui porte un numéro [70] et donc celui dont on peut dire qu’il présente l’état définitif le plus avancé de la relation Ulrich-Agathe au moment du décès de Musil — que le sens de l’expression est explicité en relation à l’image de la grille (qui sépare le jardin de la rue, et donc le privé du public, ainsi que le frère et la soeur du reste de la communauté des hommes) :

[…] le nom qu’ils avaient donné à la grille à cause de son symbolisme, comme à l’endroit où ils se trouvaient pour les avantages de sa situation : Ni séparés, ni unis [Die Ungetrennten und Nichtvereinten], ce nom, depuis lors, avait pris plus de substance, car ils étaient eux-mêmes « ni séparés, ni unis » [ungetrennt und nichtvereint] et ils croyaient comprendre, ou pressentir, que toutes choses, dans le monde, étaient logées à la même enseigne.

HSQ IV, p. 157/MOE II, p. 1 351

Il me semble ici, contrairement à ce qu’ont cru voir Kaiser et Wilkins, que l’on ne se trouve plus tout à fait dans le domaine non ratioïde de l’autre état, mais que l’on peut davantage y déceler les fondements d’une nouvelle forme d’absence de qualités.

Rappelons que la première forme d’Eigenschaftlosigkeit — ratioïde et basée sur l’utopie de la vie exacte — se fondait sur l’impersonnalité du regard scientifique, le regard analytique objectif et distant, ainsi que sur l’idée qu’il n’y a de centre nulle part, alors que la seconde forme d’absence de qualités — non ratioïde et basée sur l’utopie de l’autre état — voulait explorer, comme on l’a vu, la « surpersonnalité » mystique et fusionnelle, qui abolit toute séparation et dont le centre se trouve alors partout.

La troisième forme d’absence de qualités, quant à elle, me paraît fondée sur une alliance bipolaire du ratioïde et du non-ratioïde : elle évoque une forme de transpersonnalité avec une relation plus paradoxale au monde (bien rendue par l’image ambiguë de la grille), alors que le centre ne se trouve ni tout à fait en soi ni non plus dans l’autre, mais dans le mouvement perpétuel de « l’entre-je-et-tu » de la parole échangée, fût-elle simulée par l’écriture comme c’est le cas ici. Cette nouvelle absence de qualités — dialogique [71] — n’est pas vraiment thématisée explicitement par Musil en dehors de son roman, mais il me semble évident qu’elle émerge tant de la forme que du contenu, de l’esthétique que de l’éthique des chapitres sur lesquels il travaillait à la toute fin de sa vie.

À ma connaissance, peu de critiques ont relevé cette particularité fondamentale du matériel posthume le plus tardif. Seule Anne Longuet Marx [72], dans son ouvrage sur Proust et Musil, constate que le roman, dans sa deuxième moitié, « s’inverse en puissance de conversation [73] » :

Si le roman s’inverse en dialogue c’est que ce dernier devient la figure idéale de l’ouverture, de l’infini, de l’inachèvement par excellence. Le dialogue est ouverture mais aussi dépassement du moi. En effet, les deux protagonistes engagés en premier lieu dans le dialogue « parce qu’ils ne savaient comment agir » passent insensiblement de la démonstration à l’« ensorcellement », subissant peu à peu une modification de leur moi qui perd tout pouvoir et même toute existence. Le moi distinct de chacun disparaît derrière le rythme de la parole échangée dans une tension commune proche de la béatitude. […] L’idéal d’impersonnalité du héros s’accomplit ici par le surgissement de la parole, le dialogue opérant ce passage du moi particulier au « Je » impersonnel du langage [74].

Cette soudaine irruption du dialogue [75], à la fois thématique et formelle, éthique et esthétique, pourrait-elle être vue comme constituant pour Musil l’une de ses fameuses « solutions partielles » — fût-elle d’ordre plus performatif et littéraire qu’idéologique ou utopique — au problème de la crise de la conscience moderne en Occident ? Vouloir répondre à une telle question me porterait à m’aventurer bien au-delà des limites de cet article et, pire encore, à trop simplifier l’hétérogénéité et la complexité foisonnantes du vaste chantier de possibles — littéraire, conceptuel et moral — que nous a légué l’auteur de Der Mann ohne Eigenschaften. Je demeure convaincu cependant que l’écriture des « tâtonnements dialogués de la vie », qui a rythmé les derniers jours de l’existence de Robert Musil, constitue certainement une voie « possible » pour sauvegarder, et peut-être même apprivoiser quelque peu, cette nécessaire « volupté de l’étrangeté » qui continue de nous interpeller et de nous troubler, aujourd’hui encore.