Corps de l’article

En résonance avec tant d’autres fragments de la Recherche, la scène typiquement proustienne de la lecture du Figaro [1] pourrait se lire comme un récit de rêve. Elle en a l’étrangeté, une étrangeté qui, loin de se dissiper à l’analyse, s’accentue à chaque relecture qui prétendrait vouloir l’orienter vers un sens autre que son propre infini. Il s’agit certes de l’étonnement du narrateur devant un article dont il a oublié être l’auteur, mais aussi d’autres incongruités, parmi lesquelles la situation marginale de cet épisode dans son contexte. Déjà présente dans le Contre Sainte-Beuve, souvent réécrite et déplacée, cette mise en scène, qui occupe une place importante dans les avant-textes de l’ouverture de la Recherche, a été tardivement enchâssée dans Albertine disparue. À ce titre, elle était destinée soit à disparaître, soit à prendre place ailleurs dans le roman puisqu’elle s’insère en cette partie instable que Proust avait rayée peu avant sa mort [2].

Chef-d’oeuvre de condensation, cette scène pourrait constituer une mise en abyme de l’expérience de Proust ainsi que de celle de son héros. Elle rappelle la tonalité de l’ouverture de la Recherche, celle du passage sur le sommeil d’Albertine, celle des envolées du Temps retrouvé. Comme en ces autres scènes, elle se déroule au rythme d’un film au ralenti. L’éclairage en est théâtral : d’abord le rayonnement d’une bougie allumée, puis l’obscurité après sa disparition et avant l’ouverture des rideaux, enfin l’éclat du jour qui entre par la fenêtre en s’intensifiant. L’espace sonore est principalement occupé par le bruissement des pensées du narrateur, mais il comprend aussi des bruits perçus à l’extérieur, ici des paroles rapportées jusqu’en leur particularité linguistique. Cet épisode singulier fait partie des grandes mises en scène de la lecture : l’ouverture, la lanterne magique, la lecture de François le Champi, les rêveries de Combray, les lectures autour d’Albertine… Il rejoint simultanément le thème fondamental de l’écriture, ce qui en fait l’originalité [3]. Par là, il contient des éléments de théorie et peut être relié à l’ensemble des écrits de Proust sur la lecture et l’écriture, depuis la préface intitulée « Sur la lecture [4] » jusqu’aux ultimes élucidations du Temps retrouvé.

Le contenu manifeste de ce microrécit peut être résumé en quelques lignes. C’est le matin, le narrateur est au lit, dans l’espace familier de sa chambre. Sa mère entre, puis ressort furtivement, après avoir déposé sur le lit le courrier du matin. Elle bloque énergiquement le passage à Françoise qui s’apprêtait, suivant son habitude, à entrer dans la chambre de son maître à cette heure-là. Resté seul, le narrateur dépouille son courrier, dans l’attente d’une surprise agréable, qu’il suppute à cause de la précipitation de sa mère à quitter la chambre. Déçu de n’avoir pas trouvé les lettres désirées, il se contente de feuilleter distraitement Le Figaro. Un article retient son attention. Il s’agit d’un texte qu’il avait écrit depuis longtemps et qui vient enfin d’être publié, ce qu’il ne comprend que peu à peu. Se relisant, il croit d’abord lire quelqu’un d’autre. L’auteur de l’article se reconnaît enfin, à sa propre signature. Loin de clore l’épisode, ce constat ouvre un enchaînement de réflexions sur la lecture et l’écriture. Quant aux réactions de ses lecteurs, que l’auteur de l’article essaie vainement d’imaginer, elles sont finalement aussi trompeuses que la sienne.

Étrangetés dans la mise en scène

À la façon d’un rêve, la scène compose un tableau plutôt que le récit réaliste d’un simple souvenir. Sans le laisser voir, sauf à la lecture des avant-textes, elle superpose et condense plusieurs couches d’élaboration. Elle surgit en rupture apparente du contexte, qu’elle rejoint peut-être par analogie. Précédemment, le narrateur était à la recherche d’une inconnue au nom flottant (Mlle d’Éporcheville ?, Mlle de l’Orgeville ?) en qui il finira par reconnaître Gilberte, son amie d’enfance, devenue Mlle de Forcheville après le remariage de sa mère, veuve de Swann. Comme dans ces passages qui la précèdent et la suivent, la scène qui nous occupe côtoie l’invraisemblance, bien qu’elle se déroule au coeur même d’un environnement familier, paisible, sécurisant. Marquée par un insolite silence entre mère et fils, elle comporte aussi des blancs dans la trame narrative.

C’est ainsi que le sujet de l’article en question ne sera pas révélé. Il est pourtant connu et il a une importance capitale puisqu’il s’agit, selon le narrateur dans un autre contexte, de « cette petite description — précisément retrouvée il y a peu de temps, arrangée, et vainement envoyée au Figaro — des clochers de Martinville » (II, p. 691-692). On sait que cette « petite description », premier écrit de jeunesse mémorable puisqu’il avait fait l’objet d’une transcription entre guillemets dans la scène assez longue des clochers de Martinville, avait été composée dans l’enthousiasme d’un élan créateur [5]. Or ce rappel est présenté, incidemment, dans un passage de Du Côté de Guermantes relatif à « la vocation invisible dont cet ouvrage est l’histoire » (II, p. 691), « véritable sujet du roman », comme le font remarquer Thierry Laget et Brian Rogers (II, note 1, p. 1 733), mais à peine esquissé dans le contexte. Revenant à la scène d’Albertine disparue, nous ignorons également si le narrateur était ou non un fidèle collaborateur du Figaro, ce qui était certainement le cas pour l’auteur de la Recherche [6]. Ce dernier avait publié, entre autres dans Le Figaro du 19 novembre 1907, un article intitulé « Impressions de route en automobile », repris et transposé dans la célèbre scène des clochers de Martinville. Une part essentielle de l’art de Proust est là, c’est-à-dire dans la transformation qu’il fait subir à ses souvenirs, pulvérisés en scories puis recomposés, analogues aux restes diurnes dans la composition d’un rêve.

La scène a lieu le matin, mais le texte ne dit pas si le narrateur s’apprête à s’endormir, comme dans l’ouverture située le soir, ou bien s’il vient de s’éveiller, suivant ce que pourrait suggérer le présent contexte. Imaginons qu’il vient à la fois de s’éveiller (d’un rêve ?, d’une rêverie ?, d’un assoupissement ?) et qu’il s’apprête à s’endormir (pour la journée qui suivra sa nuit passée à écrire ?). Car nous savons par ailleurs que l’auteur de la Recherche, ainsi que le personnage des avant-textes de l’ouverture, se couchaient à l’heure où les autres se lèvent habituellement. Cette particularité est précisée dans l’une des plus anciennes esquisses : « Quand je rouvris les yeux, le jour avait paru. Bientôt j’entendis qu’on se levait dans la maison. [Huit] heures c’était le moment où Maman entrerait me dire bonsoir [7] (j’avais déjà pris l’habitude de ne dormir que le jour, je m’endormais après le premier courrier) » (I, p. 634). Dans une autre esquisse, la mère dit « bonjour » et il est précisé qu’elle « ne restait jamais à causer » (I, p. 639), ce qui éloigne de plus en plus la scène du projet initial d’une conversation entre mère et fils au sujet de la méthode de Sainte-Beuve [8]. Quoi qu’il en soit, l’essentiel est de reconnaître au départ que nous sommes entre nuit et jour, entre veille et sommeil, dans une chambre indéfinie qui en condense probablement plusieurs, en présence de l’énigmatique « dormeur éveillé [9] » de l’ouverture. Bref, l’action a lieu comme en rêve dans un espace-temps qui ignore les contraires, accueille aussi bien les déplacements que les condensations.

Faut-il voir une grossière invraisemblance dans le fait que l’auteur de l’article du Figaro ne reconnaisse son texte que tardivement ? Après tout, il est possible d’avoir oublié ce qu’on a déjà écrit spontanément, une lettre par exemple. Mais un article sur lequel on a longuement travaillé ? Dans certains des avant-textes les plus anciens, le narrateur comprend immédiatement, à la seule attitude de sa mère entrant dans la chambre, que son article figurait en bonne place dans le journal qu’elle venait de poser sur le lit. Ailleurs, il est précisé que l’auteur de l’article en avait même corrigé les épreuves. Pas un mot cependant, répétons-le, sur les relations antérieures du narrateur-écrivain avec Le Figaro, et cela ni dans la version finale ni dans les ébauches. Il semble bien que dans la fiction, l’événement de cette publication dans Le Figaro ait été non seulement exceptionnel, mais fondateur, comme le confirme son lien avec la description des clochers de Martinville. Tout se passe comme si le narrateur-écrivain se donnait, par cette réalisation somme toute modeste, la preuve réitérée de sa puissance de création. Autrefois refusé, l’écrit de jeunesse réapparaîtrait en première place dans Le Figaro. Ce dernier aspect n’étant pas souligné dans le présent texte, il reste à constater que le sens de l’importance de cette scène demeure caché. Il serait réducteur d’y voir exclusivement la réalisation d’un rêve compensatoire.

L’auteur de l’article met un temps infini à se reconnaître, et lorsqu’il y arrive enfin, il choisit d’adopter l’attitude de celui qui ne saurait pas. L’effet d’invraisemblance pourrait venir de sa complaisance à jouer le distrait. Passé le premier moment de surprise plus ou moins feinte, il prolonge la pose de son ignorance. Sans faire allusion au contenu de l’article, il en reconnaît le titre, qu’il ne cite pas, et il retrouve ici et là « quelques mots absolument pareils » à ceux qu’il avait écrits précédemment dans son article proposé au Figaro. Au lieu d’en conclure qu’il s’agit bien de son propre article qui vient d’être publié, il imagine étrangement qu’il a été plagié. Un autre aurait usurpé son identité d’écrivain. Il trouve cela « trop fort », se propose d’envoyer une « protestation » au journal (AD, p. 229). Sa mauvaise foi jusque-là rend presque insolite l’assentiment qu’il donne ensuite à sa signature. Sur ce constat, aucun doute possible : l’auteur, c’est bien lui, et cet auteur qui signe de son nom ne saurait avoir d’homonyme. Cette évidence étant acquise, le narrateur-écrivain renonce volontairement à son rôle d’auteur et choisit de réintégrer sa position d’ignorance : « Je lisais l’article en m’efforçant de me persuader qu’il était d’un autre ». Il croit ainsi échapper « au devoir douloureux de [se] juger » (AD, p. 232).

La pantomime silencieuse entre mère et fils contribue également à créer un effet d’étrangeté, pour ne pas dire d’« inquiétante étrangeté [10] ». Si la mère, dans la version finale, ne dit même plus bonjour ni bonsoir, ne serait-ce pas qu’elle est déjà morte et reparaît maintenant en revenante ? Sa présence fugitive tient de l’apparition : elle s’éteint avec cette bougie allumée qu’elle emporte par distraction [11]. Vue autrement, la scène pourrait devenir comique, chacun des protagonistes adoptant un plan d’action inspiré par le décodage des pensées de l’autre. Parfaitement éveillé, le fils fait mine de dormir. Il fait le mort, l’absent, le distrait, et pourtant il est extrêmement attentif. À travers le rideau des cils, ses yeux observent les moindres mouvements de l’intruse. Il lit même en elle comme en un livre ouvert, devinant ses pensées, interprétant chacun de ses gestes. Si elle se montre si réservée dans son empressement, c’est probablement parce que le courrier du jour lui apporte une heureuse surprise et qu’elle veut lui laisser tout le plaisir de la découverte [12]. Il déchiffre avec la même acuité l’expression de Françoise, cette autre figure maternelle qu’il devine sans la voir : « Mais déjà sur son visage l’étonnement et la colère avaient disparu sous le sourire noirâtre et gluant d’une pitié transcendante… » (AD, p. 228). L’initiatrice du jeu reste cependant la mère. Première lectrice de son fils, qui occupe enfin la place d’honneur dans le journal quotidien, elle refrène son enthousiasme et feint l’indifférence. Elle entre dans la chambre à pas feutrés afin de passer inaperçue, mais elle réussit à attirer l’attention de l’intéressé en venant disposer le journal bien en évidence. Elle, habituellement si douce, repousse Françoise sans ménagement. Surtout, elle agit comme si elle croyait son fils endormi alors qu’elle a peut-être surpris ses regards, elle qui sait tout de ses insomnies, de ses habitudes. Elle n’ignore pas non plus ses projets d’écriture, de telle sorte que cette publication dans Le Figaro n’a pour elle rien d’étonnant. À vrai dire, c’est elle qui orchestre le scénario en créant un suspense destiné à décupler la réaction anticipée de son fils.

Si les yeux fermés du narrateur demeurent en éveil, ses oreilles captent les bruits ambiants avec une précision tout aussi exceptionnelle. C’est par là que la scène se colore de sexualité, après avoir laissé filtrer une bouffée d’agressivité inattendue. À travers la porte fermée, il entend clairement les récriminations de Françoise, indignée de se voir interdire l’entrée dans la chambre de son maître. De ses propos, il cite assez curieusement ceux qui touchent ses origines : « Si c’est pas malheureux, un enfant qu’on a vu naître. Je ne l’ai pas vu quand sa mère le faisait bien sûr [13]. Quand je l’ai connu, pour bien dire, il n’y avait pas cinq ans qu’il était naquis ! » (AD, p. 229). On dirait des paroles apparemment incongrues, telles qu’elles surgissent dans les rêves et s’imposent à la mémoire avec une force hallucinatoire. Écho de la scène primitive jadis entendue ? Trace inconsciente du séjour intra-utérin ? La mère, silencieuse à l’intérieur de la chambre, le demeure au-delà de la cloison où son fils continue à la suivre des yeux. Ses paroles à elle, dans l’échange verbal avec Françoise, ne sont pas rapportées. Quant au fils, il demeure absolument silencieux, ne rappelant sa mère ni pour réclamer la bougie, qu’elle avait emportée par erreur, ni plus tard pour lui faire part de sa joie de voir enfin son article publié. Témoin muet et paralysé, il ne fait rien non plus pour empêcher Françoise d’être rabrouée. Cette bougie qui s’éteint en laissant la chambre dans le noir pourrait à la fois faire penser à la mort de la mère (comme en réalité dans la vie de Marcel Proust) ou de la grand-mère (comme dans la fiction) et réveiller le souvenir d’une tout autre scène dans la Recherche, celle-ci ouvertement sexuelle. Il s’agit d’un passage marginal du séjour à Doncières. Un soir que le narrateur, exceptionnellement, ne dîne pas avec son ami Robert de Saint-Loup, il se trouve, un soir de tempête, à manger dans une pièce à l’écart, seul avec une servante inconnue.

La lampe s’éteignit pendant le dîner, la servante m’alluma deux bougies. Moi, feignant de ne pas voir très clair en lui tendant mon assiette, pendant qu’elle y mettait des pommes de terre, je pris dans ma main son avant-bras nu, comme pour la guider. Voyant qu’elle ne le retirait pas, je le caressai, puis, sans prononcer un mot, l’attirai tout entière, à moi, soufflai la bougie et alors lui dis de me fouiller, pour qu’elle eût un peu d’argent.

II, p. 690

Il va sans dire que ces aperçus ne laissent entrevoir rien d’autre que l’horizon lointain du rêve. La pulsion de mort y transparaît, comme s’y répètent les origines du narrateur, comme s’y révèlent indirectement les dynamismes fondamentaux de l’agressivité et de la sexualité.

En quête de lecteurs fuyants

À mesure que sont introduits les divers lecteurs de l’article du Figaro, d’abord l’auteur lui-même qui cherche à se lire « non en auteur, mais comme un des lecteurs du journal » (AD, p. 229), puis ses lecteurs inconnus qu’il imagine aussi nombreux qu’attentifs et admiratifs, enfin les quelques lecteurs qu’il rencontrera personnellement parmi ses connaissances, tous décevants, la scène s’ouvre et le décor se transforme. Du huis clos de la chambre au salon des Guermantes, les lieux se multiplient, ceux des souvenirs (« la petite station montagnarde où j’avais vu la laitière aux joues roses » (AD, p. 229)), mais surtout ceux, innombrables, de scénarios imaginés : cuisines parisiennes où les fourneaux viennent d’être allumés, rues de la ville animées par ces domestiques anonymes qui porteront à leur maître ce « pain spirituel qu’est un journal […], pain miraculeux, multipliable, qui est à la fois un et dix mille » (AD, p. 229). Comme la madeleine autrefois, comme les baisers de la mère et ceux d’Albertine, ce « pain miraculeux » deviendra-t-il un révélateur ? Le changement s’amorce par une rêverie, ce qui est typique des mises en scène de la lecture, et il coïncide avec un afflux de lumière dans la chambre. Le narrateur se lève, ouvre les rideaux et laisse pénétrer la lumière du jour, sans laquelle, faute de bougie allumée, il n’aurait pu lire le journal. Seuls les visages de sa mère et de Françoise lui étaient lisibles à la noirceur.

Après la mère, première lectrice disparue dès le début de la scène, le plus fuyant de tous les lecteurs, c’est maintenant l’auteur lui-même. Malgré ses efforts, il n’arrive pas à se dissocier pour devenir « l’un quelconque des lecteurs du journal » (AD, p. 230). Le but de cette contorsion serait d’échapper à l’autocritique et de trouver du réconfort dans la délectation de sa réussite [14], mais surtout de puiser le courage nécessaire pour continuer à écrire. Car l’enjeu est plus profond que la quête d’une satisfaction narcissique immédiate. L’auteur de l’article du Figaro est aussi l’auteur à venir d’un roman inachevé qui aura cependant la plénitude d’une oeuvre. L’un et l’autre cherchent leur identité d’écrivain, sans laquelle Marcel Proust n’existe pas plus que son héros.

Mais pour que l’être impossible que j’essaie d’être réunisse tous les contraires qui peuvent m’être le plus favorables, si je lis en auteur je me juge en lecteur, sans aucune des exigences que peut avoir pour un écrit celui qui y confronte l’idéal qu’il a voulu exprimer.

AD, p. 231

C’est que l’article, autrefois valorisé au temps de l’extase devant les clochers de Martinville, paraît maintenant décevant aux yeux même de cet auteur si fier de se reconnaître en sa signature, si prompt à imaginer l’admiration de ses lecteurs. « Je voyais à cette même heure, pour tant de gens, ma pensée — ou même à défaut de ma pensée pour ceux qui ne pouvaient la comprendre — la répétition de mon nom et comme une évocation embellie de ma personne… » (AD, p. 232). Quel nom ? Celui de Marcel Proust est effacé de la scène présente, où il n’est plus question que d’une « signature » du narrateur anonyme. Le nom de l’auteur de la Recherche était pourtant explicitement inscrit dans une version ancienne, qui n’est d’ailleurs pas sans rapport avec un certain effacement : « […] je prends Le Figaro avec l’intention de ne rien voir de la première page. Je l’ouvre, ça y est, je vois bien les deux dernières colonnes, mais pas plus de Marcel Proust que s’il n’y en avait pas » (IV, esquisse XII, p. 675). Rappelons que le narrateur n’a qu’un prénom, qui paraît fugitivement et comme par inadvertance dans la scène du réveil d’Albertine. Le commentaire qui suit ce récit ne fait que souligner l’étrangeté du rapprochement insolite entre l’auteur et le narrateur. « [Albertine] retrouvait la parole, elle disait : “Mon” ou “Mon chéri”, suivis l’un ou l’autre de mon nom de baptême, ce qui, en donnant au narrateur le même prénom qu’à l’auteur de ce livre, eût fait : “Mon Marcel”, “Mon chéri Marcel” » (III, p. 583). Telle qu’inscrite dans la fiction, la coïncidence entre l’auteur et son héros demeure donc incertaine.

Relativement aux lecteurs souhaités, dont le rôle serait idéalement d’achever la pensée de l’auteur et de soutenir son identité plus ou moins chancelante, la situation n’est guère plus stable. Quels lecteurs ? Au fond, ils ont beau être potentiellement aussi nombreux que dix mille (c’est le tirage du journal), ils demeurent insaisissables. Qui sait s’ils verront l’article, et parmi ceux qui l’auront lu, combien l’auront compris ? Le narrateur ne fait guère confiance à cette « Vénus collective », à cette « foule [qui] fût-elle une élite n’est pas artiste » (AD, p. 231) et par conséquent ne saurait parfaire l’oeuvre d’un véritable créateur. Comme auteur d’un texte de jeunesse dont il pressent les faiblesses à travers sa quête même de reconnaissance par les autres, il redoute par-dessus tout « ce genre de littérature [qui] réside dans l’impression qu’elle produit sur ses lecteurs » (AD, p. 231). Lorsqu’il fustige une fois de plus la méthode accrocheuse de Sainte-Beuve, lorsqu’il souligne le ridicule des comptes rendus de la Chambre tels qu’on peut les lire dans le journal, l’auteur de l’article parle-t-il des écueils qu’il côtoie lorsqu’il essaie d’écrire ?

Comme le montre Marie-Josée Gaudreau dans son analyse de la scène, qu’elle fait du point de vue de l’apprentissage de la lecture et de l’écriture, l’auteur de l’article du Figaro semble d’abord déconstruire le principe fondamental que Proust avait énoncé dans « Sur la lecture », à savoir qu’il n’y a de lecture féconde que celle qui mène à l’écriture. Ici, dans cette mise en scène où l’écriture précède exceptionnellement la lecture, le héros qui poursuit son apprentissage de l’une et de l’autre affirme plutôt que « [la pensée de l’auteur] ne se réalise complète que dans l’esprit de ses lecteurs, [qu’]en eux elle s’achève » (AD, p. 232). Commentant ce passage, Marie-Josée Gaudreau interprète cet achèvement non comme un aboutissement mais « dans le sens de porter le coup de grâce [15] ». Elle établit par ailleurs qu’il serait faux d’inclure dans la théorie proustienne de la lecture une anticipation des théories contemporaines de la réception de l’oeuvre. Proust au contraire n’a cessé d’affirmer que l’écrivain est ou devrait être « celui qui emploie les mots mêmes que lui dicte une nécessité intérieure, la vision de sa pensée à laquelle il ne peut rien changer — et sans se demander si ces mots plairont au vulgaire ou l’écarteront [16] ». L’idée que la validité d’un écrit reposerait sur sa réception n’a qu’une utilité passagère dans la scène de la lecture du Figaro. Elle dure le temps que l’auteur de l’article en fasse une « lecture réconfortante » (AD, p. 232), qui relance son désir d’écrire, ou mieux, d’approfondir ce qu’il avait déjà publié, cette fois-ci indépendamment des critiques ou des éloges.

Celui que le lecteur de l’article cherche ici à fuir, mais par qui il est vite rattrapé, c’est lui-même en son intégrité d’écrivain exigeant. Il est évident que devenir « lecteur de soi-même [17] » n’aura plus rien à voir avec la complaisance d’un jeune auteur qui se découvre en sa signature et se réconforte dans le regard des autres. Qu’importe la banalité de l’article du Figaro, pourvu que ce coup d’essai mène à la découverte du livre intérieur ! Rejoignant l’enseignement déjà contenu dans « Journées de lecture », la scène pourrait s’orienter vers son intériorité la plus profonde et la plus secrète, celle qui sera révélée dans le célèbre passage du Temps retrouvé :

Quant au livre intérieur de signes inconnus (de signes en relief, semblait-il, que mon attention, explorant mon inconscient, allait chercher, heurtait, contournait, comme un plongeur qui sonde), pour la lecture desquels personne ne pouvait m’aider d’aucune règle, cette lecture consistait en un acte de création où nul ne peut nous suppléer ni même collaborer avec nous. Aussi combien se détournent de l’écrire ! Que de tâches n’assume-t-on pas pour éviter celle-là ? […] Ce livre, le plus pénible de tous à déchiffrer, est aussi le seul que nous ait dicté la réalité.

IV, p. 458

Dans la scène de la lecture du Figaro, cette profondeur n’est que suggérée. Rêvant du bonheur qu’il aurait peut-être en écrivant de manière à communiquer avec ses amis afin d’en être aimé ou admiré, l’auteur du roman à venir « [sent] bien que ce n’était pas vrai ». Ce qu’il dit ensuite confirme au contraire sa vocation d’écrivain : « Si j’aimais à me figurer leur attention comme l’objet de mon plaisir, ce plaisir était un plaisir intérieur, spirituel, volontaire, qu’eux ne pouvaient me donner et que je pouvais trouver non en causant avec eux, mais en écrivant loin d’eux » (AD, p. 233).

Reste maintenant l’épreuve de la réalité : l’auteur de l’article du Figaro est confronté avec les quelques personnes, connaissances ou amis, susceptibles d’avoir vraiment lu son article. Ce passage serait exclusivement ironique s’il ne témoignait pas de la solitude radicale de l’écrivain. Sortant de sa rêverie, le héros s’empresse de faire acheter des exemplaires du journal afin de les distribuer à ses amis, puis il va le lendemain chez les Guermantes « pour voir en la Duchesse elle-même une de ces lectrices de [son] article qui pourraient [lui] permettre d’imaginer ce qu’avait pu penser le public, abonnés et acheteurs du Figaro » (AD, p. 233). Cette stratégie pour s’attirer des lecteurs ne donne aucun résultat. Le premier choc vient justement des Guermantes. Ni le Duc ni la Duchesse n’ont remarqué l’article, paru la veille en première page de leur journal préféré. Car ils sont de si fervents lecteurs du Figaro qu’ils y sont tous deux abonnés individuellement. Pourtant, ils ignorent tout de cet article, au point que le Duc va jusqu’à mettre en doute son existence, laissant entendre à l’auteur qu’il s’est peut-être trompé. Devant l’insistance du narrateur, il demande à revoir le journal de la veille, qu’il fait aussitôt chercher par un domestique. Se rendant à l’évidence de la présence de l’article en première page, il s’apprête enfin à le lire, au moment même où il est brusquement interrompu par sa femme. Non seulement la Duchesse est agacée d’avoir à faire semblant de s’intéresser aux propos de l’auteur (« Quoi je ne comprends pas, alors vous avez fait un article dans Le Figaro ? »), mais encore elle rabroue son mari comme d’une impolitesse qu’il allait commettre en se mettant à lire en présence de leurs invités (« Mais voyons Basin vous lirez cela plus tard ») (AD, p. 245).

Plus aimable, mais également en décalage par rapport à l’événement, Gilberte, que le narrateur vient de retrouver en Mlle de Forcheville après s’être leurré sur son identité, promet de lire son article dès qu’elle sera rentrée chez elle. Quant à Bloch, l’ami dont le héros eût tant aimé recevoir sur-le-champ une lettre d’appréciation, il se manifestera beaucoup plus tard, à l’occasion de la parution de l’un de ses propres articles dans Le Figaro. Manifestement envieux du narrateur, il profite de la coïncidence pour le dénigrer rétrospectivement, sans se rendre compte qu’il critique du même souffle le journal où il vient lui-même si fièrement de publier. « J’ai su que toi aussi, me dit-il, avais fait un article. Mais je n’avais pas cru devoir t’en parler craignant de t’être désagréable car on ne doit pas parler à ses amis des choses humiliantes qui leur arrivent. Et c’en est une évidemment que d’écrire dans le journal du sabre et du goupillon… ». Cinglante, la fin de ce passage repose la question de l’identité de l’écrivain, appelé à trouver son style ainsi que la juste mesure de son talent. « [Le caractère de Bloch] restait le même, mais son style était devenu moins précieux, comme il arrive à certains écrivains qui quittent le maniérisme quand, ne faisant plus de poèmes symbolistes, ils écrivent des romans-feuilletons » (AD, p. 253). Être l’auteur d’un article dans Le Figaro n’est pas un fait unique et il y a plusieurs façons d’être écrivain. La différence entre Bloch et le héros de la Recherche, c’est que pour ce dernier il y a l’urgence bien réelle d’une oeuvre à accomplir, une oeuvre dictée par le désir et non seulement par la volonté de briller aux yeux des autres.

Même l’admiration sincère, lorsqu’elle se manifeste, n’arrive pas à combler l’exigence de reconnaissance de l’écrivain à la recherche de son art. Cette reconnaissance serait d’ailleurs superflue pour celui qui aurait déjà trouvé sa voix, ce qui est peut-être le cas du narrateur. Sur ce point, l’ambiguïté demeure puisque la scène est impossible à situer dans la chronologie de l’apprentissage du héros. Deux lettres de félicitations parviennent à l’auteur de l’article. Elles lui viennent de concitoyens de Combray, heureux de s’associer au succès de l’un des leurs, promu à l’honneur d’être publié dans un prestigieux journal parisien. Or ces lettres inattendues lui font plaisir, sans plus. Celle de Mme Goupil aurait pu être flatteuse, mais elle ne reflète que des élégances convenues. L’autre est charmante dans sa naïveté, mais son auteur, un certain Sanilon, semble inconnu du narrateur. Celui-ci finira tout de même dans Le temps retrouvé par reconnaître, sous la signature énigmatique de Sanilon, le garçon épicier de Combray, qu’il connaissait jusque-là sous le seul prénom de Théodore.

Au hasard d’un rêve paraît enfin le lecteur idéal : nul autre que Bergotte, l’écrivain admiré, devenu décevant, tout à coup ressuscité [18]. Le récit de ce rêve est ainsi fait qu’il confond habilement rêve et réalité, laissant transparaître l’émergence de la conscience du narrateur dans les brumes du sommeil. Le lecteur ne découvre qu’à la fin du paragraphe qu’il s’agissait d’un rêve.

Le surlendemain matin je me réjouis que Bergotte fût un grand admirateur de mon article qu’il n’avait pu lire sans envie. Pourtant au bout d’un moment ma joie tomba. En effet Bergotte ne m’avait absolument rien écrit. Je m’étais seulement demandé s’il eût aimé cet article, en craignant que non. À cette question que je me posais, Mme de Forcheville [Odette] m’avait répondu qu’il l’admirait infiniment, le trouvait d’un grand écrivain. Mais elle me l’avait dit pendant que je dormais : c’était un rêve. Presque tous répondent aux questions que nous nous posons par des affirmations complexes, mises en scène avec plusieurs personnages, mais qui n’ont pas de lendemain.

AD, p. 253

Ce récit de rêve, suivi d’un commentaire sibyllin, clôt l’ensemble du passage d’Albertine disparue où il est question de l’article du Figaro. Comme nous l’avons vu, la scène initiale entre l’auteur, qui ne se reconnaît pas encore, et sa première lectrice et peut-être destinataire, qui s’efface et qu’il ignore, s’est déplacée dans l’espace social, là où le narrateur cherche vainement à être reconnu comme écrivain et là où se trouve « le véritable point d’intersection entre la réalité et le rêve » (AD, p. 153), puis elle se referme en boucle sur l’intimité de la chambre, la solitude du dormeur, avant de s’ouvrir à nouveau grâce au rêve. En restant à la surface du contenu explicite, on pourrait dire qu’enfin se réalise le désir de l’auteur de l’article d’être reconnu comme écrivain. Il tient cette assurance d’une autre figure maternelle, Odette, mère de Gilberte, dont la suite du roman ne dit pas si elle a reparlé au narrateur de son article qu’elle avait promis de lire sans délai. L’apparition évanescente de Bergotte rappelle celle de la mère dans la première partie de la scène. Contrairement aux autres lecteurs, la mère et Bergotte ont un rôle essentiel dans la structuration du héros comme écrivain. Or dans ce passage du roman voué à la disparition, ils demeurent apparemment marginaux, effacés, éthérés. Si le narrateur, qui les a déjà perdus parce qu’ils sont morts ou qu’il les a quittés, les retrouve le temps d’une apparition fugitive, c’est peut-être grâce au rêve qui lui permet à la fois de récapituler ses origines et de se propulser vers l’avenir.

Il semble que tout ait été dit sur la complexité du « je » proustien. La mise en scène de la lecture du Figaro confirme cette complexité en même temps qu’elle l’allège à cause de la proximité du sujet avec le rêve. Le dormeur écrivant qui s’y profile, au-delà de sa légèreté de personnage fictif, est fondamentalement un être vide dans un univers vide. Cette constatation est autrement angoissante que la perception des effets repérables d’« inquiétante étrangeté » : apparitions et disparitions, mélange de réalité et de fiction, lourdeur des silences, voire émergence diffuse d’un passé refoulé. L’étrangeté qui est partout perceptible dans cette scène, loin de témoigner de l’isolement de l’écrivain par rapport à lui-même ou à ses lecteurs, révèle l’audace de Proust à vouloir explorer la réalité [19] jusqu’en ces profondeurs peu connues du sommeil-rêve, au sens que Silvio Fanti donne à ce terme en micropsychanalyse, c’est-à-dire comme une manifestation primordiale du vide et de l’énergie qui nous composent [20]. Lorsque le narrateur constate que « nous voyons, nous entendons, nous concevons le monde tout de travers » (AD, p. 153) parce qu’il s’est trompé sur l’identité de Gilberte, il laisse entendre qu’il en va de même pour l’auteur de l’article et pour ses lecteurs, mais il ne conclut pas que la réalité est inaccessible. D’une révélation à l’autre, sa recherche se poursuit à mesure que s’approfondit sa conscience de l’instabilité du réel. Et la vision au télescope qu’il aura finalement acquise dans Le temps retrouvé accueille le mystère du rêve comme une composante de la réalité.