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Cette magnifique Histoire de l’Amérique française, destinée à un public français qui connaît mal l’histoire du premier Empire colonial français, mérite d’être très largement lue et connue. Les auteurs, Gilles Havard et Cécile Vidal, spécialistes des relations franco-amérindiennes et de la Louisiane, respectivement, relèvent le grand défi de raconter l’histoire de la colonisation française en Amérique du Nord en un volume. Leur synthèse, qui s’efforce de réconcilier le récit diplomatique, militaire et économique avec l’analyse socioculturelle, est novatrice et pleinement réussie.

Selon les auteurs, la colonisation française en Amérique du Nord « a pris la forme d’une alliance interculturelle entre Français et Amérindiens, placés dans une situation d’interdépendance » (p. 12), d’où l’insuffisance d’une perspective métropolitaine. C’est la double perspective américaine et française qui explique le cadre chronologique un peu insolite du livre : 1603 à 1803. L’année 1603 a vu la « tabagie » de Tadoussac où Samuel de Champlain, en fumant le calumet avec des alliés amérindiens, « inaugura de façon officielle une forme de colonisation marquée par l’alliance avec les peuples autochtones » (p. 48). Et c’est en 1803, avec la vente de la Louisiane, que la France se retira définitivement de l’Amérique du Nord, 40 ans après la perte du Canada.

Havard et Vidal commencent leur histoire par un survol des étapes de la colonisation qui présente le récit du développement de la Nouvelle-France, tout en questionnant quelques lieux communs de l’historiographie et en suggérant de nouveaux points de repère. Pourquoi Champlain est-il le fondateur de la Nouvelle-France plutôt que Du Gua de Monts, « le vrai fondateur, au sens de bailleur de fonds » (p. 53) ? C’est que ce dernier était protestant. D’où vient le mythe des saints martyrs canadiens quand les jésuites de la Huronie sont morts d’un acte de guerre, pas d’un refus d’abjurer leur foi ? C’est pourtant la guerre contre la Huronie qui est le « premier grand tournant dans l’histoire socio-économique du Canada » (p. 64), grâce à l’ouverture des Pays-d’en-Haut aux Français, qui « furent ainsi les premiers Européens à se rendre parmi les Indiens dans l’intérieur du continent » (p. 65). De même la Grande Paix de Montréal de 1701 est-elle plus significative que le traité d’Utrecht de 1713 parce qu’elle marque une nouvelle vision impérialiste de la Nouvelle-France, dorénavant étendue de l’Acadie au golfe du Mexique.

Quatre chapitres portent sur la population de l’Amérique française, non seulement française mais véritablement multiethnique. Les auteurs nous rappellent que la population européenne (qui en sus des Français comprenait quelque 500 captifs anglo-américains intégrés à la société française ainsi que des Allemands et des Suisses) demeura toujours inférieure en nombre aux Amérindiens, rendant nécessaire une politique d’alliances. Les colons, tout comme les esclaves et les affranchis d’origine africaine, vivaient dans un monde indien. Le portrait des colons est exact et à jour sauf sur un point : tout en constatant que la Nouvelle-France ne profita pas de l’exode huguenot, les auteurs estiment que « le Canada accueillit peut-être quelque 3000 protestants dont un tiers parvinrent à s’établir » (p. 155). Or, les sources canadiennes permettent l’identification de quelque 300 protestants seulement parmi les immigrants français, tandis que des recherches dans une région française assez protestante (le Haut-Poitou) n’autorisent la majoration du chiffre des immigrants huguenots que de 7 à 24. En ce qui concerne le peuplement africain, environ 300 esclaves noirs échouèrent au Canada, contre 6000 en Louisiane. Il y avait peu de Noirs libres pendant le Régime français : 200 en Louisiane en 1760 dont 80 % de mulâtres (ceux-ci formant 4 % de la population totale). Le chapitre sur les esclaves est ambitieux, fournissant beaucoup de sources primaires dans l’optique de résoudre un débat important dans l’historiographie américaine. Les auteurs finissent par choisir une voie moyenne entre les thèses de Gwendolyn Hall, qui découvre chez les esclaves louisianais une autonomie remarquable, et de Thomas Ingersoll, qui met l’accent sur les rapports de domination raciale.

Les deux chapitres sur les Amérindiens examinent la thèse du génie colonial français, c’est-à-dire l’idée que les Français auraient eu une aptitude particulière à s’entendre avec les Autochtones, et y trouvent des simplifications abusives. Tout comme les Anglais et les Espagnols, les Français étaient capables d’une grande violence envers les Indiens, les Renards et les Natchez par exemple. Par contre, « il n’y eut jamais en Nouvelle-France de discours d’éradication prenant pour cible l’ensemble du monde amérindien » (p. 207), et les Français n’exigèrent pas que les Indiens leur cèdent la propriété de la terre. Dans les espaces périphériques la colonisation française était extensive, reposant sur la traite des fourrures, et dans les espaces centraux le système féodal supposait la superposition des droits sur le sol. À Sillery, les Indiens convertis jouissaient même collectivement du statut de seigneurs. Les rapports entre Amérindiens et Français, « partout en Nouvelle-France, sont marqués pendant deux siècles par une très grande proximité, par des échanges, des emprunts et des formes de métissage » (p. 208). Les auteurs exagèrent peut-être la signification (sinon le fait) du métissage biologique en Acadie et dans le Pays des Illinois, où les Amérindiennes et leurs enfants métis finirent souvent par se fondre dans la société française. Ils attestent pourtant l’élaboration au XVIIIe siècle d’un racisme d’État, à l’instar de la France, basé sur le concept de la pureté du sang.

Après un examen détaillé des assises économiques de la Nouvelle-France, les auteurs abordent la question de la formation de sociétés nouvelles. Ils constatent l’échec relatif du projet royal initial : celui de « transplanter outre-Atlantique une société française idéale, forgée dans le moule absolutiste » (p. 100). Partout en Nouvelle-France la stratification sociale s’avère beaucoup moins complexe, la richesse a davantage d’importance, et les possibilités de mobilité sociale sont beaucoup plus fortes qu’en France. Aux sociétés nouvelles correspond-il des identités nouvelles ? Selon les auteurs, l’indépendance tant remarquée des habitants de la Nouvelle-France est plutôt un phénomène d’Ancien Régime, « une forme de résistance sociopolitique à la volonté des autorités, encore plus grande qu’en métropole, de contrôler tous les aspects de la vie coloniale et d’imposer un pouvoir extrêmement centralisé » (p. 408). Ce n’est donc qu’après la Conquête anglaise que se forge réellement l’identité canadienne, comme l’identité acadienne se construit de la même façon après le Grand Dérangement (pourquoi pas après la cession du territoire dans le cas des Acadiens aussi ?).

Les derniers chapitres racontent la chute de la Nouvelle-France due à l’investissement britannique gigantesque et aux maladresses du commandement français métropolitain. Napoléon aurait scellé le sort de l’Amérique française en 1803, après avoir brièvement envisagé la renaissance de l’Empire américain, en prévision de la reprise de la guerre contre l’Angleterre. Mais le retrait de la France ne signifiait pas la disparition de l’Amérique francophone, comme le rappellent les auteurs dans un bref épilogue. Ils exagèrent sans doute en suggérant qu’il existe encore une « francophonie étatsunienne » dont le foyer principal serait la Louisiane (p. 482), même si les Louisianais d’aujourd’hui font valoir leur héritage français dans des buts touristiques. Mais il serait d’un très grand intérêt de voir une traduction anglaise de cette synthèse magistrale, pour la rendre disponible au public anglophone, tant au Canada qu’aux États-Unis.