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Introduction

Le marché de l’emploi a globalement changé au Canada au cours des années 1990. Nous assistons présentement à plusieurs phénomènes: la rationalisation et la restructuration des organisations, le recours à des formes de travail non conventionnelles, les changements technologiques qui modifient nos façons de faire, une polarisation entre l’exclusion du marché du travail pour les uns et l’augmentation, pour d’autres, du nombre d’heures consacrées au travail rémunéré, ce qui inclut les heures supplémentaires payées ou non. À ce chapitre, selon Higgins et Duxbury, «il semble que ce soit dans les organismes sans but lucratif (services sociaux, santé, éducation, etc.) que les exigences liées aux heures de travail supplémentaires soient les plus grandes» et que «ce sont eux qui donnent le plus de temps à l’employeur» (2002: xvi-xviii).

Cette mutation du marché du travail s’applique au milieu de la protection de l’enfance. Il s’agit d’un secteur où le service social est en transformation. Il fait face à des restructurations organisationnelles et à l’introduction massive de la technologie[1]  . Une couverture médiatique négative, les transformations sociétales et les surcharges bureaucratiques soulèvent des enjeux importants pour la pratique en matière de protection des enfants[2]  . À cet effet en 2001, les résultats d’une recherche menée par l’Association ontarienne des Sociétés d’aide à l’enfance (AOSAE) ont permis d’affirmer que les intervenantes sociales consacrent maintenant 30 % de leur temps au contact direct avec les clients et 70 % aux demandes bureaucratiques (Hurwitz et Cresswell 2001)[3]  . Devant un tel constat, certains parlent d’échec de l’État[4]  à l’égard de la protection et du bien-être des enfants dans les agences de protection. À elles seules, ces raisons justifient la nécessité d’innover et d’améliorer les services offerts par les Sociétés d’aide à l’enfance (SAE).

Dans ce contexte de remise en cause, les intervenantes éprouvent des problèmes dans leurs prises de décision, en raison d’un manque de justification, d’une subjectivité et une inconsistance trop grande[5]  ou d’une formation insuffisante. Elles affrontent l’inefficacité de certaines de leurs interventions (Cicchinelli 1995) et les limites des ressources[6]  . Cet enjeu majeur relance le débat entre l’art et la science qui traverse la profession du service social. Ce débat nous confronte avec le fait que la pratique de l’intervention sociale se situe aux confins de la scientificité[7]  . L’art fait appel à la sagesse de la pratique dans les prises de décision et la science réfère notamment à l’utilisation d’instruments empiriques[8]  . Une solution privilégiée pour solidifier les prises de décision, entre autres dans le champ de la protection des enfants en Ontario, s’avère l’introduction d’outils standardisés de collecte d’information en ce qui a trait à la clientèle. Ces outils servent par la suite de soutien à la prise de décision et à l’élaboration de plans d’intervention. Il s’agit donc d’un choix en faveur de la science que le Ministère des services sociaux et communautaires (MSSC), en collaboration avec l’AOSAE et les SAE, a favorisé en 1997, en Ontario, dans le cadre d’une réforme des services de la protection de l’enfance (Gold et al. 2001).

Cette réforme, avec toutes les modifications qui s’y rattachent, encadre les décisions des intervenantes sociales et peut donc avoir des conséquences directes sur leur pratique. Quels sont les enjeux pour les travailleuses sociales liées à l’introduction des outils standardisés et des nouveaux défis qu’ils comportent pour leur pratique? À cet égard, le concept de diffusion de l’innovation permettra d’éclaircir les enjeux inhérents à l’insertion de nouveautés dans la pratique sociale. Y a-t-il d’autres aspects liés à l’organisation de la SAE qui mettent en contexte la réaction des intervenantes aux diverses nouveautés, notamment l’introduction de ces outils standardisés?

Pour répondre à ces questions, nous exposerons brièvement les changements en cours dans les SAE. Une attention spéciale sera portée à l’introduction des deux grilles standardisées de collecte de données: le modèle d’évaluation des risques d’abus (ORAM) et le modèle S’occuper des enfants (Looking after Children: LAC). Ces outils sont encadrés par la Loi sur les services à l’enfance et à la famille (LSEF), modifiée en 2000. Le concept de la diffusion de l’innovation sera par la suite circonscrit pour mieux saisir les enjeux pour les travailleuses sociales à ces innovations. En conclusion, nous posons certaines questions de fond concernant le débat de l’art ou de la science en service social, débat réintroduit par l’utilisation d’outils standardisés pour guider les prises de décision en SAE. Ce choix, en faveur de l’empirisme, occulte-t-il une perte de contrôle des intervenantes sociales sur leur réalité, un glissement vers la technicité de la pratique sociale? Le contexte actuel conditionne-t-il tout ce débat? Les intervenantes sociales seront-elles les exclues de leur propre pratique?

Les changements apportés par la réforme

Le MSSC a introduit, depuis 1997, certains changements qui touchent directement la pratique du service social. Ainsi, il a modifié la Loi sur les services à l’enfance et à la famille (LSEF) et intégré deux instruments standardisés pour encadrer la pratique des intervenantes en protection de l’enfance: le modèle d’évaluation des risques d’abus (ORAM) et le modèle S’occuper des enfants concernant le bien-être des enfants placés en famille d’accueil.

La Loi sur les services à l’enfance et à la famille

Afin de protéger les enfants victimes de maltraitance, la LSEF établit les pouvoirs d’intervention des agences de protection (The ARA Consulting Group Inc. 1998). Elle en précise les normes décisionnelles et les directives. En outre, les SAE encadrent leur pratique avec d’autres règles procédurales. La loi a été modifiée en septembre 2000, sur les points suivants: la mission, la définition opérationnelle de la maltraitance et la planification en vue d’une permanence (Hatton et al. 1998; MSSC 1999). Nous ferons référence uniquement à ces trois modifications, car elles ont un effet direct sur les grilles standardisées introduites à la SAE.

La mission : L’objet principal de la loi de 2000 devient l’intérêt véritable de l’enfant, sa protection et son bien-être. Les autres objets visés par cette loi sont renvoyés maintenant au second plan, que ce soit la préservation familiale, le plan d’action le moins perturbateur, la stabilité et le développement de l’enfant, les différences culturelles et religieuses ou le droit des Autochtones d’avoir leur propre agence de protection dans la mesure du possible (MSSC 1999). Les modifications, orientées vers les besoins et le meilleur intérêt de l’enfant, n’excluent pas pour autant les besoins des parents et le maintien de la famille.

La définition opérationnelle de la maltraitance : La définition d’un enfant ayant besoin de protection a été élargie pour mettre l’accent sur la négligence en lien avec le risque ou les maux physiques et les risques ou les maux affectifs (Trocmé et al. 1999). Cet élargissement de la définition permet maintenant une intervention plus précoce et surtout abaisse le seuil de risque à l’égard des mauvais traitements (MSSC 1999). En effet, l’expression «risque substantiel de subir des maux physiques, sexuels ou affectifs» a été remplacée par «risque vraisemblable de subir ces maux» (LSEF 2000). Il faut également noter la responsabilité qu’ont les citoyens et citoyennes à l’égard de la protection des enfants, ainsi que l’obligation pour tous et toutes de signaler la possibilité de mauvais traitements s’ils ont des soupçons (LSEF 2000).

À cet effet, le nombre d’enquêtes a augmenté de 20 % depuis 1997 en Ontario (Hurwitz et Cresswell 2001). De plus, selon une recherche effectuée entre avril 2000 et mars 2001 par l’AOSAE, le nombre de cas corroborés s’est accru de 27 % et le nombre d’enfants pris en charge a fait un bond de 36 % depuis 1998 (OACAS 2001). Ces augmentations considérables peuvent être attribuées aux modifications à la LSEF (SAE 2000-2001).

La planification en vue de la permanence (permanency planning): La planification continue en vue de la permanence est une autre modification à la loi et elle se définit par l’établissement d’un plan de services à long terme pour l’enfant ayant besoin de protection afin de lui assurer une continuité de soins (Wilkes 2002). Ce plan doit commencer dès les premiers contacts avec une agence de protection.

Dans la foulée de la planification de l’avenir des enfants, un des changements significatifs apportés par la LSEF touche la durée des soins temporaires (MSSC 1999). Ces derniers correspondent au placement en famille d’accueil ou en foyer de groupe lorsqu’il s’agit de mieux garantir la protection des enfants en difficulté dans leur famille ou la satisfaction des besoins particuliers que le milieu familial ne peut assurer (Trocmé et al. 2000). Les soins temporaires se voient maintenant calculés sur une base cumulative et ne peuvent dépasser 12 mois pour les enfants de moins de 6 ans, et de 24 mois pour ceux âgés de 6 à 16 ans. Au-delà de cette limite, en tenant compte du meilleur intérêt de l’enfant, celui-ci doit retourner à sa famille biologique ou devenir un pupille de la SAE[9]  ou de la Couronne[10]  , avec maintien de contacts avec sa famille d’origine ou possibilité d’adoption (LSEF 2000). Ainsi, afin d’assurer une permanence, une stabilité et une continuité de services, des changements sont en cours pour permettre une adoption plus rapide des enfants concernés.

La probabilité d’adoption est nettement plus élevée pour les bambins (Aitken 2002). S’il y a rupture de contacts familiaux ou impossibilité d’avoir une famille d’adoption, l’enfant est placé en famille d’accueil à long terme. Or, il existe un manque important de familles d’accueil dans certaines régions. Par conséquent, des enfants doivent vivre en foyer de groupe (Harvey 2002). Les intervenantes tentent alors d’éviter les placements multiples (le syndrome du «yoyo») afin d’assurer une continuité et une stabilité (Wilkes 2002 ; Aitken 2002). Ces dernières sont nécessaires pour qu’un enfant développe un attachement émotionnellement sain, de même qu’un sens d’appartenance et d’identité (Wilkes 2002; Trocmé et al. 2000).

Le modèle d’évaluation des risques

En 1998, l’AOSAE a introduit en Ontario un modèle uniforme d’évaluation des risques (ORAM) pour la protection de l’enfance, tout d’abord mis en place à New York. Une nouvelle version a été instaurée en 2000 dans toutes les agences ontariennes de protection afin que cet outil de mesure de risques soit adapté aux modifications de la Loi sur les services à l’enfance et à la famille (LSEF). Ce modèle veut favoriser un processus décisionnel structuré et rationnel en matière de détermination de risques de mauvais traitements chez un enfant, puis de gestion de cas, sans remplacer le jugement professionnel selon le guide d’ORAM (2000). Les intervenantes utilisent donc une méthode standardisée pour les guider dans leurs prises de décision (ORAM 2000; Trocmé et al. 1999).

Le guide d’ORAM, fondé sur le modèle des facteurs de risques et des facteurs de protection, comprend trois outils: les échelles d’admissibilité, l’évaluation de la sécurité de l’enfant et l’évaluation des risques. Les échelles d’admissibilité doivent être complétées en premier afin de déterminer la poursuite ou non du processus d’investigation. L’évaluation de la sécurité de l’enfant regroupe douze questions qui fournissent un portrait précis de la situation immédiate de l’enfant et des circonstances liées à l’abus. L’évaluation des risques exige que 22 facteurs soient analysés en profondeur pour chaque parent et chaque enfant de la famille. Un portrait global de la famille supporte finalement la prise de décision eu égard à l’enfant concerné (histoire sociale, bilan des facteurs de risques perçus dans leurs interactions, facteurs de protection qui les pallient et tableau synthèse établi sur une échelle). De cette évaluation, découlera un plan d’intervention dans lequel les prospectives d’avenir, respectueuses de la culture et de l’environnement, seront dégagées.

Le modèle S’occuper des enfants

En vue d’une planification continue et efficiente des services, d’une qualité et d’une continuité de soins auprès des enfants placés en famille d’accueil à long terme, l’outil standardisé S’occuper des enfants a été implanté dans 26 des 52 agences de protection en Ontario (Flynn et al. 2001). Cet outil a comme objectif d’évaluer les besoins des enfants placés, de planifier leurs soins et de suivre leurs progrès (Flynn et al. 2001). La version canadienne a été introduite au milieu des années 1990[11]  et a été ajustée à l’Enquête longitudinale nationale sur les enfants et les adolescents (Statistique Canada 1996). L’outil évalue le développement des enfants placés en famille d’accueil ou en foyer de groupe, à partir d’un modèle de résilience qui vise à identifier des contextes où pourront évoluer les enfants selon sept dimensions: la santé, l’éducation, l’identité, les relations sociales et familiales, la présentation sociale, le développement affectif et comportemental ainsi que la capacité d’autonomie[12]  . Un questionnaire de 30 à 50 pages conçu pour six groupes d’âge doit être rempli une fois par année par l’intervenante avec l’enfant et le parent d’accueil[13]  . En même temps, ils doivent élaborer un plan d’intervention visant à maximiser les forces, offrir des occasions de développement ainsi que contrer les difficultés de l’enfant et dépasser son passé limitatif.

En somme, les intervenantes sociales en SAE ont vu leur réalité quotidienne se transformer au cours des dernières années. En effet, celle-ci consiste maintenant à jongler avec une augmentation du nombre d’enquêtes[14], du nombre d’enquêtes corroborées[15]  , un accroissement des enfants pris en charge[16]  et une surcharge de tâches bureaucratiques[17]. De plus, l’introduction des outils standardisés s’accompagne d’une informatisation de la pratique sociale. Est-ce que l’introduction des technologies a facilitée cette dernière ou a-t-elle augmenté les exigences du travail? À ces constats et questions s’ajoute la nature même de la pratique, c’est-à-dire la complexité des situations familiales, la gravité des prises de décision à l’égard des enfants, de leur sécurité actuelle et de leur bien-être et de la planification de leur avenir. Par ailleurs, les changements liés à la réforme ontarienne de la protection de l’enfance de 1997 et à la LSEF ont modifié les façons de faire en introduisant un net durcissement de la pratique au nom du meilleur intérêt de l’enfant. Cette forte intrusion des intervenantes dans la sphère privée doit être «justifiée et sanctionnée par la cour» (Corby 1996), d’où l’emprise d’une pratique légalisée.

La définition de la diffusion de l’innovation

Les modifications à la Loi sur les services à l’enfance et à la famille (2000) ainsi que les deux outils standardisés ORAM et LAC ont apporté des changements importants à la pratique sociale en SAE. Pour jeter un éclairage différent sur les enjeux actuels liés à ces changements implantés depuis 1997, le cadre théorique de la diffusion de l’innovation a été choisi. Ce cadre théorique vise aussi à mieux comprendre les réactions potentielles des intervenantes sociales.

Le concept de la diffusion de l’innovation a été grandement influencé par Everett Rogers (1995) pour expliquer l’intégration de la technologie dans divers domaines (Herie et Martin 2002). Shin et McClomb (1998) définissent l’innovation comme la mise en place d’un nouveau produit ou service, d’un processus imaginé et réalisé dans l’intérêt de la clientèle desservie[18]  . L’innovation tente de résoudre des problèmes en implantant d’autres façons de faire (Pearlmutter 1998). La notion de diffusion désigne le processus de transmission de l’innovation, de l’information entre les membres du système concerné (Rogers 1995).

Les types de changements organisationnels

Pearlmutter (1998) identifie deux types de changements organisationnels: graduel et transformateurs. Les changements graduels (traduction libre de incremental change) visent à modifier une procédure ou à faire des ajustements. Les changements qui altèrent la structure, l’orientation et les stratégies d’organisation sont de nature transformatrice (traduction libre de transformational change). Dès lors, les changements implantés dans les agences de protection en Ontario depuis 1997 sont du type graduel, car ils ont modifié les procédures au lieu de changer la structure fondamentale des SAE ou sa fonction sociale de protection des enfants.

De plus, les changements dans les agences de protection sont généralement initiés par des pressions externes, comme une nouvelle loi, (Cohen 1999; Schaffner-Goldberg 1995; Shin et McClomb 1998). Ils peuvent aussi résulter d’événements spécifiques (par exemple, des décès d’enfants connus dans les agences de protection) qui soulignent les lacunes organisationnelles et provoquent un urgent besoin d’agir pour combler celles-ci (Cohen 1999). Ils surviennent souvent en réaction à l’information négative véhiculée par les médias (Carter 2000).

Qui sont les innovateurs?

Certains auteurs, tels Cohen (1999), Cohen et Austin (1994), Rice (1973) et Schaffner-Goldberg (1995) constatent que les personnes centrales dans l’implantation des changements oeuvrent aux échelons supérieurs de la hiérarchie. Par ailleurs, Pearlmutter (1998) souligne que tous les individus (employées, superviseures, administrateurs et membres exécutifs) ont une responsabilité face à l’introduction de changements. Ainsi, les employées engagées dans les démarches ressentent plus de motivation et une perception de contrôle sur leur réalité[19], voire d’un empowerment. La perception de contrôle vise l’autonomie au travail et la participation aux prises de décision (Jex 1998).

Cela dit, dans la majorité des agences de protection, ce sont les échelons supérieurs de l’organisation qui ont un pouvoir sur les employées (Pine et al. 1998). Plus précisément, c’est souvent le MSSC, subventionnant les services de protection des enfants, qui décide des changements à implanter dans les agences ontariennes, elles dont la survie économique en dépend (Carter 2000). Ce type de structure de pouvoir se traduit par un sentiment d’impuissance, de vulnérabilité et de perte de contrôle chez les intervenantes sociales (Shera dans Pine et al. 1998). Or, ce sentiment est une cause importante de stress (Jex 1998). Dans de tels contextes autoritaires, les changements se font plus difficilement car les intervenantes sociales se sentent frustrées et résistent (Cohen et Austin 1994). Pine et al. (1998) stipulent que les gestionnaires doivent davantage encourager la participation des intervenantes dans l’infrastructure organisationnelle afin de maximiser l’innovation.

Les prises de décision au cours du processus de l’innovation

Une période d’essai dans le processus d’adoption ou de rejet d’une nouvelle idée peut être avantageuse dans la planification stratégique de l’innovation[20]. Rogers (1995) soulève qu’effectivement, une telle période peut amener un individu ou une équipe à adopter l’innovation plus rapidement. Cohen (1999) constate que le danger d’introduire et d’implanter des changements soudains, sans période d’essai, peut entraîner des conséquences inattendues, de la résistance et créer du chaos dans l’organisation. En contrepartie, un soutien accru aux nouvelles employées et davantage de formation continue peuvent être des moyens pour surmonter ces obstacles.

Par ailleurs, Rogers (1995) présente trois types de décisions liées à l’introduction de l’innovation dans une organisation. Le premier type correspond à une stratégie de donner le choix à chaque membre. Le second repose sur une stratégie consensuelle qui nourrit chez les employées un sentiment d’inclusion et de collaboration (Carter 2000). Enfin, le dernier, de type autoritaire, fait référence aux individus qui détiennent un certain pouvoir, un statut ou une expertise technique et imposent le nouveau procédé. Cette dernière figure est le cas de la plupart des changements liés au contexte légal des agences de protection.

Le succès de l’innovation

Ainsi, le taux de succès de l’innovation dans des organisations de services humanitaires semble être relié aux compétences des gestionnaires et à un style de leadership participatif caractérisé par l’inventivité, le respect et la capacité à prendre des risques (Shin et McClomb 1998). Pour sa part, DePanfilis (cité dans Carter 2000) affirme que le succès sera maximisé si les superviseures des intervenantes sociales sont engagées et actives dans le processus de l’innovation. De plus, le partage des prises de décision (Cohen et Austin 1994) et la collaboration (Pine et al. 1998) entre les échelons supérieurs et les employées (la décentralisation) encouragent l’innovation.

Selon les diverses variables, par exemple, les caractéristiques organisationnelles, les conditions environnementales et les styles de leadership, explorées par Shin et McClomb (1998), seules les prises de décision décentralisées sont associées à une acceptation de l’innovation. Rogers (1995) définit la décentralisation comme étant le partage du pouvoir et du contrôle par les employées. Or, de façon quotidienne, ce sont les intervenantes sociales dans les agences de protection qui sont aux prises avec la complexité, l’imprévisibilité et la réalité de la problématique des mauvais traitements à l’égard des enfants et celle de leur placement (Pine et al. 1998).

L’incertitude de l’innovation, les barrières invisibles et son insuccès

Puisque les changements apparaissent comme complexes, voire chaotiques, il est important de conserver une stabilité, de rattacher le nouveau à quelque chose de connu ou de permettre une assez longue période d’essai (Gummer 1995; Pearlmutter 1998), d’anticiper les réactions et de partager de l’information (Rogers 1995) avec tous les membres. Comme le soulève Carter (2000), aucun changement ne devrait être entrepris sans avoir analysé son impact sur l’organisation entière afin de minimiser le bouleversement. À cet effet, Cohen (1999) note trois difficultés principales. D’abord, l’idée que le changement peut seulement être effectué par les échelons supérieurs. Ensuite, les gestionnaires n’ont pas les moyens d’offrir des récompenses aux membres du personnel qui soumettent de bonnes idées afin de mieux répondre aux lacunes organisationnelles. Enfin, les gestionnaires craignent qu’encourager leurs subordonnées à participer au processus d’innovation soit perçu comme un élément menaçant et perturbateur (Cohen 1999).

La résistance envers l’innovation

Dans les organisations humanitaires, on retrouve de façon inhérente une dynamique pour maintenir le statu quo et il peut se transformer en résistance au changement (DePanfilis 1996). La résistance se définit «comme des actes intentionnels ou des omissions qui défient les désirs des autres» (traduction libre, Ashforth et Mael 1998: 90). Or, les conduites de résistance ont plus de chances d’apparaître lors de situations imposées (Ashforth et Mael 1998).

Markus (1990) constate que la réticence et l’hésitation des intervenantes sociales dans les processus d’innovation sont interprétées par les gestionnaires comme étant de la résistance. Comme le souligne Davidson (1990), les intervenantes sociales doivent accepter que l’amélioration des pratiques sociales passe nécessairement par la reconnaissance de leurs blocages et des lacunes de la profession. Selon cet auteur, le doute ou le questionnement sur les interventions est un élément indispensable du processus d’acceptation de nouvelles techniques, l’apprentissage à partir des questionnements et des erreurs étant le fondement même de la méthode scientifique. Cette résistance au changement peut se manifester de plusieurs façons: les intervenantes auront tendance à changer d’emploi, à s’absenter, à baisser leur productivité et leur engagement. Il y aura de l’animosité, un syndicalisme plus grand et plus actif (Carter 2000).

Davidson (1990) discute de quatre moyens pour surmonter la résistance au changement dans une organisation. Premièrement, le raisonnement derrière l’innovation doit être présenté aux employées. Deuxièmement, l’adoption de l’innovation est favorisée par une organisation qui accorde de l’importance à une communication ouverte, ceci par l’utilisation de moyens comme la supervision, la formation et les groupes de soutien pour les intervenantes sociales. Troisièmement, la flexibilité envers les employées stimule leur coopération et leur engagement. Une étude ontarienne explorant les dimensions nécessaires pour l’obtention de l’excellence a démontré que la flexibilité encourageait la créativité et la résolution des problèmes (Harvey 1998). Finalement, la possibilité qu’ont les membres de l’organisation d’exprimer leurs réactions face à un changement et l’éducation de ceux-ci sur la nécessité des changements peuvent être des formes de soutien dans le processus de l’innovation.

De plus, des objectifs réalistes, atteignables et concrets facilitent l’identification des barrières dans le processus d’introduction des changements et maximisent le succès. L’appui des employées peut être obtenu si la raison des changements est clairement expliquée. Elles seront plus motivées à accepter les changements proposés si les impasses du maintien du statu quo leur sont communiquées (Carter 2000). Selon Bargal et Schmid (cité dans Carter 2000), dans ce processus, les intervenantes sociales doivent être assurées que leurs connaissances et leurs valeurs sont respectées et que les changements proposés sont dans le meilleur intérêt des enfants et en faveur d’une planification en vue de leur permanence. Par ailleurs, Davidson (1990) constate que les intervenantes qui reconnaissent leurs incertitudes envers l’innovation peuvent plus facilement évoluer d’une position de doute à une ouverture aux nouvelles idées.

En définitive, l’innovation est un processus qui demande beaucoup de temps et d’énergie (Rogers 1995), de la patience et de la persévérance de la part de tous (Cohen et Austin 1994). Comme nous l’avons constaté, les changements graduels sont adoptés plus facilement que ceux visant une transformation structurelle; ils le sont quand le pouvoir est partagé (à un certain degré) entre les membres de l’organisation. La complexité des problématiques et des processus d’innovation dans les agences de protection exige qu’une attention toute particulière soit apportée afin de mieux comprendre et respecter la réalité quotidienne des intervenantes sociales. Il importe de mettre en lumière certains enjeux qu’elles affrontent à tous les jours et qui pourraient interférer dans leur ouverture à des changements, donc nourrir une résistance elle-même inhérente à tout changement.

Enjeux de la pratique sociale en SAE : un défi supplémentaire à la diffusion d’innovation

Afin de mettre en contexte et en vue d’une compréhension plus globale de la réalité et des réactions des intervenantes sociales à la diffusion d’innovation dans les SAE, nous examinerons les enjeux inhérents aux conditions d’imputabilité et les débats entourant les deux outils standardisés, ORAM et S’occuper des enfants. Puis, nous ferons un bref état de leur situation de stress.

Les conditions d’imputabilité

La pression du gouvernement en faveur d’une plus grande imputabilité a clairement joué un rôle important dans la réforme du bien-être de l’enfance en Ontario depuis 1997 (Hurwitz et Cresswell 2001). L’imputabilité est définie comme la responsabilité légale et les erreurs de jugement professionnel des employées d’une agence de protection (Wimpfheimer 1993). La responsabilité professionnelle est plutôt liée à l’obligation éthique et morale d’intervenir pour le bien-être et l’intérêt véritable de l’enfant, sa sécurité et son avenir (Gove 1995). En outre, la problématique des médias qui alarment l’opinion publique sur les limites des agences sociales à assurer le bien-être et la protection des enfants victimes de maltraitance, met de la pression au quotidien sur les intervenantes sociales. Cette pression, relayée par les politiciens, s’exerce pour augmenter leur imputabilité et leur responsabilité professionnelle (Cicchinelli 1995). Comme le notent Hurwitz et Cresswell (2001), les tâches effectuées par les intervenantes sociales sont déjà assez complexes en raison des problématiques de maltraitance et de placement des enfants; elles se compliquent encore davantage avec une augmentation de cette imputabilité et des critiques des médias. Dans ce contexte, les changements réalisés avec la réforme ont augmenté leur charge de travail (Hurwitz et Cresswell 2001).

De surcroît, les prises de décision et les interventions des intervenantes sociales sont assujetties à un examen minutieux (par exemple, la vérification des dossiers par le MSSC) en raison des exigences d’imputabilité dans les agences de protection (Regehr et al. 2002). Ce contexte, qui pourrait vouloir dire une possibilité de poursuite judiciaire, avive l’anxiété des intervenantes qui craignent également de devenir des boucs émissaires pour les lacunes du système (Davies et al. 1999). La peur d’être prise en défaut et la pression liée à la responsabilité légale se décèlent chez les intervenantes dans leurs prises de décision dans le cadre de la gestion de cas (Regehr et al. 2002). Or, les prises de décision requises pour assurer la protection d’un enfant sont en soi difficiles et complexes (Baird et al. 1999; Dawson 2001). De plus, leur faible fiabilité est un problème (Gold et al. 2001) et elles peuvent être inconsistantes (DePanfilis et Zuravin 1999).

Le débat entourant les outils standardisés d’évaluation des risques

Les outils standardisés d’évaluation des risques ont justement été implantés dans les agences de protection afin de favoriser cette uniformité dans les prises de décision (Baird et al. 1999; Macmillan et al. 2002). Ces outils peuvent devenir une réponse aux exigences d’imputabilité. À cet effet, l’implantation des modèles d’évaluation des risques dans les agences a pris de l’ampleur dans la dernière décennie, notamment au Canada et aux États-Unis[21]  . Ces outils sont là pour vérifier si l’enfant a droit aux services, pour déterminer le seuil de gravité de l’abus et pour aider à rendre les prises de décision plus consistantes (DePanfilis et Zuravin 1999).

Dans quelle mesure l’utilisation d’outils standardisés peut-elle améliorer les prises de décision des intervenantes? Ces outils sont uniformes, construits à partir de critères spécifiques et fondés sur des écrits scientifiques sur le sujet (Cicchinelli 1995; Dawson 2001). Pour Macmillan et al. (2002), l’outil établit une liste standardisée de facteurs dans l’évaluation des risques de mauvais traitements. Il s’avère un moyen concret et rationnel pour les intervenantes afin qu’elles établissent la priorité des éléments clés dans la démarche de la gestion de cas. Il sert d’outil de formation et de supervision pour les intervenantes en début de carrière[22]. Il assure la responsabilité professionnelle (Macmillan et al. 2002). Il facilite la planification des plans d’intervention et le processus de fermeture des dossiers (DePanfilis 1996; Rittner 2002).

Les outils standardisés reçoivent, par contre, des critiques sévères. Le recours à de tels modèles transforme la pratique sociale en une forme plus officielle et sophistiquée à l’égard des enquêtes et de la gestion de cas de protection (Macmillan et al. 2002). Ce ne sont pas des instruments parfaitement exacts; il ne peuvent empêcher certains enfants identifiés comme n’ayant pas besoin de protection d’être maltraités[23]  . Des auteurs prétendent que les outils discriminent, isolent et oppriment les familles vivant sous le seuil de la pauvreté. La fiabilité et la validité des outils psychométriques ne seraient pas assez bien mesurées[24]. Les valeurs personnelles et professionnelles des intervenantes peuvent influencer et avoir un effet sur la collecte et l’analyse des données. De plus, ces outils augmentent la tâche de travail des intervenantes étant donné les modifications apportées à la LSEF et tous les changements introduits dans les agences de protection depuis la réforme de 1997 (Macmillan et al. 2002).

Macmillan et al. (2002) concluent que l’outil d’évaluation des risques est aussi efficace que le sont les intervenantes qui le complètent. Ces auteurs mettent en lumière le danger que le modèle d’évaluation des risques soit perçu comme étant un moyen à moindres coûts pour remplacer l’éducation, la supervision et la formation des intervenantes au lieu d’un atout pour la formation et la supervision de ces dernières, au lieu d’un soutien au jugement clinique et à leurs compétences d’évaluation de situation[25]. Il est primordial que ces outils soient le complément du jugement clinique au lieu de s’y substituer[26]. En somme, la complexité dans le processus de prise de décision ne peut être remplacée par des approches mécanistes, technicistes (Corby, 1996), des listes récapitulatives ou d’autres solutions simples (Rittner 2002).

Le débat concernant l’outil standardisé

S’occuper des enfants

En ce qui concerne la planification en vue de la permanence, l’implantation du modèle S’occuper des enfants signifie qu’il y a des lacunes au sein du système de protection, lequel doit offrir une stabilité aux enfants pris en charge[27]  et placés en famille d’accueil. Or, la documentation fait état de désavantages liés à ce modèle. Le format des questionnaires où il faut cocher la réponse peut être perçu comme intimidant et créer une distance entre les intervenantes et l’enfant[28]  . Ces questionnaires sont plutôt impersonnels et ne facilitent pas toujours la communication[29]  . Selon Garrett (1999), ils sont trop directs, semblables à un interrogatoire et pouvant étiqueter les enfants en renforçant la stigmatisation à l’égard de leurs difficultés (Knight et Caveney 1998). Pourtant, S’occuper des enfants est fondé sur un modèle de résilience axé sur les occasions de développement, de même que sur un plan d’intervention dynamique centré sur les forces de l’enfant concerné. Pour d’autres, cet outil revêt un caractère trop académique et technocratique facilitant le suivi de la clientèle, l’analyse et la vérification des dossiers (Garrett 1999).

Le stress vécu par les intervenantes sociales

En 2000, une recherche ontarienne menée par Regehr et al. (2000) a étudié les diverses sources de stress des intervenantes sociales dans le domaine de la protection de l’enfance. Les résultats mettent en perspective certaines sources de stress qui découlent directement des changements apportés au cours de la réforme ontarienne. Selon Regehr et al. (2000), 75 % des participantes à la recherche ont relié le stress à la [sur]charge de travail, 60 % à la documentation et aux délais qui leur sont impartis, 50,6 % aux changements organisationnels et 33,7 % à l’imputabilité. À cet effet, la prééminence de l’aspect légal semble se répandre dans le discours des intervenantes sociales. Elles sont constamment averties que leurs prises de décision dans la gestion de cas pourraient avoir un effet sur leur crédibilité, même résulter en une poursuite judiciaire. Or, l’analyse des situations problèmes est faite en scrutant un seul dossier, et non pas en fonction de la charge globale de travail qu’affronte une intervenante, ce qui accroît les exigences d’imputabilité.

De plus, Regehr et al. (2000) avancent que le stress augmente les difficultés personnelles et les problèmes de santé des intervenantes. La double fonction d’aide et d’enquête peut créer des conflits de rôles et des ambiguïtés, raison d’un haut degré d’épuisement professionnel[30]  . Rappelons que le sentiment de perte de contrôle sur son travail est une cause importante de stress (Jex 1998). Or, les intervenantes rapportent un degré de stress et d’épuisement professionnel très élevé (Davies et al. 1999). On doit donc s’interroger quant aux conditions de travail dans les agences de protection, quant aux conséquences des outils standardisés sur la pratique sociale et sur le quotidien des intervenantes.

La réalité quotidienne des intervenantes en SAE, qui consiste à jongler avec l’augmentation du nombre d’enquêtes, l’accroissement des enfants pris en charge et la surcharge de tâches bureaucratiques est inquiétante. Les intervenantes vivent alors du stress relié à la [sur]charge de travail, à la documentation précise des prises de décision et aux délais qui leurs sont impartis, à l’imputabilité accrue et aux changements organisationnels. À ces constats s’ajoutent la complexité des situations familiales, des mesures de risques pour les enfants, de la planification en vue de la permanence ainsi que les pressions de l’opinion publique et des médias. À l’instar des profondes transformations actuelles du marché du travail, les agences de protection doivent, de plus, innover et s’améliorer dans le sens d’une rationalisation efficiente et de l’introduction massive des technologies. Une solution privilégiée s’avère nettement l’implantation des outils standardisés d’évaluation des risques (ORAM) et de mesure de bien-être des enfants placés (S’occuper des enfants), outils qui soutiennent les prises de décision et l’élaboration de plans d’intervention. Il s’agit là d’un choix clair en faveur de la science dans le débat entre l’art et la science de la pratique en service social.

Outre le contexte de la diffusion des innovations, les bureaucraties créent une hiérarchie à l’intérieur de laquelle les intervenantes ont peu de contrôle sur les prises de décision organisationnelles. Par contre, une participation des intervenantes aux prises de décision, voire leur empowerment, faciliterait l’adoption et même le succès de l’implantation d’innovations; dans le cas contraire, il peut apparaître une résistance de leur part. Pour contrer cette résistance, on doit persuader les travailleuses sociales que les changements proposés le sont dans l’intérêt véritable des enfants et en faveur d’une meilleure planification continue de services, que leurs connaissances, leurs valeurs, leur éthique et leur essence seront respectées.

Or, introduire de nouveaux outils standardisés ne vient-il pas questionner la nature même du service social? Les questions soulevées par l’emploi, par la SAE, d’outils spécialisés mettent sur la table les débats entre l’art et la science en service social, de même que le débat plus récent à l’égard de la pratique basée sur l’évidence (traduction libre de evidence-based practice) (Sheldon 2001; Webb 2001). D’une part, certains défendent que la plupart des décisions en service social sont uniquement basées sur des opinions, donc biaisées, et que l’instrumentation empirique construite sur des recherches quantitatives et aléatoires (Sheldon 2001) et des pratiques évaluées comme efficientes (Reid 2002) doivent supplanter ces limites. D’autres avancent au contraire que, pour être complètes, les décisions doivent inclure l’art, soit cette sagesse de la pratique, l’unicité des clients perçus comme acteurs sociaux, le contexte et la complexité de leurs situations[31]  .

Ce choix en faveur de l’empirisme peut entraîner un glissement de la pratique sociale vers des opérations routinières (Webb 2001), vers une technicité à l’instar de l’informatisation massive (Freitag 2002), surtout dans un contexte de surcharge de travail, la rationalisation économique traverse alors tout ce débat (Webb 2001). À cet effet, comment ces outils standardisés transforment-ils vraiment le quotidien des intervenantes et leur autonomie, leur pratique quotidienne auprès des clients? Une résistance de la part des intervenantes sociales gronde-t-elle? Elles doivent se donner des lieux de parole, de regards critiques et de stratégies d’action, voire d’emprise et d’empowerment. Sinon, les travailleuses sociales vont devenir les exclues de leur propre pratique.