Corps de l’article

C’est une recherche critique sur la culture québécoise que nous livre l’auteur au sujet du recours à l’américanité pour penser l’identité québécoise, lequel est devenu fréquent depuis quelques décennies, en particulier dans les discours savants produits dans les humanités. On a ici le travail d’un véritable historien de la culture, des pôles de référence qui fonctionnent dans les discours « littéraires », « historiques », « sociologiques », « politiques » sur le Québec. Ce recours, dont les limites sont bien soulignées par Thériault, permet à une communauté historico-politique diversifiée mais néanmoins focalisée de se réfléchir. Le recours à l’américanité s’oppose à des discours plus anciens sur « le peuple du Canada français » ou la « nation française » sur le continent, etc., bien que ces contre-discours ne soient examinés ici qu’en contrepoint du discours central. L’intérêt de ce travail est d’abord de montrer comment les recours à l’américanité sont plus riches et différenciés qu’on ne le croit généralement, même si les usages, qu’on aurait pu à notre avis comprendre et expliquer comme des recours argumentatifs, sont aussi, à bien des égards, contradictoires et peu conséquents dans la pratique. La position de l’auteur est que cette américanité est une impasse, comme il s’emploie à le démontrer ; la voie qu’il proposera consistera à refuser d’occulter l’histoire et les caractéristiques propres du peuple français du Nouveau Monde.

Thériault nous montre que ces recours à l’américanité peuvent être ressaisis à partir de parcours bien définis. Quant à l’analyse de l’argumentation, on peut dire qu’il travaille sur les lieux (les topoi) du discours identitaire québécois, même si lui-même n’utilise pas ces catégories. Tout au long de l’ouvrage, et de manière constante, l’auteur viendra relativiser considérablement la piste de « l’américanité » pour comprendre l’identité québécoise. Admettons-le d’emblée avec lui : le recours à « notre américanité » est un recours souvent facile, peu critique et peu réfléchi. Toute la première partie montre que ce recours est en fait multiple, connoté diversement, et qu’il ne fait pas synthèse stable. On se demande toutefois si l’approche n’est pas un peu unilatérale, qui suggère assez explicitement de renouveler le discours du Canada français ou du moins d’en retrouver une tradition presque totalement disparue.

Beaucoup de nos contemporains voient dans l’américanité la clé de l’identité québécoise contemporaine (p. 49), notamment Gérard Bouchard et Yvan Lamonde qui la considèrent comme un symbole de modernité. Cela s’oppose à la vision classique canadienne-française : fidélité à la terre et aux ancêtres, à la tradition, qui faisait dire à Tocqueville que la Nouvelle France était plutôt la vieille France, la nouvelle étant « chez [eux] », soit sur le continent (p. 51-2). C’est le catholicisme qui était le fond de cette culture, non l’individualisme libéral, même si l’individualisme existait aussi au Canada français. En tout cas, pour ce peuple historique ayant longtemps vécu avec l’idée de survivance, rien de cette thèse sur l’américanité comme être du Canadien français n’est démontré (p. 54). Mais qu’en est-il du Québécois contemporain, de son être culturel ? On ne peut en rendre compte par la catégorie exsangue de l’américanité, car celle-ci est une abstraction qui nie complètement les rapports, pourtant singuliers et bien attestés, à décoder finalement selon des catégories communautariennes et historiques plus que libérales (p. 58-61).

Mais l’américanité est plus que l’être américain ; elle concerne aussi d’autres catégories : l’adaptation matérielle (1.2), quelque chose de différent de l’européanité (1.3), un parcours de sociétés neuves (1.4). Si on suit le fil de la modernisation, on aboutit vite à des confusions condamnables entre cette dernière et l’américanité, ou avec l’américanité et l’américanisation (p. 81), la première se distinguant mal de la seconde.

Le but de Thériault n’est pas de revenir à une pensée réactionnaire anti-américaine, c’est de tenter de penser le chiasme, l’entre-deux entre européanité et américanité, plutôt que de renier la seconde pour embrasser la première (comme le fait Larose), ou de dénigrer la première au profit de la seconde dès lors condamnée à ne plus être qu’une simple américanisation (p. 107). Il faut combiner notre présence spontanée au monde et notre source de distance culturelle, rendre à nouveau possible la nation française d’Amérique, sous l’un ou l’autre vocable (p. 109). Comparant les romans québécois aux « romans d’Amérique » (F. Cooper, H. Melville), Thériault montre d’importantes différences : le Québec a une expérience autre de la modernité (p. 137). C’est la discussion avec Gérard Bouchard, théoricien par excellence de l’américanité québécoise, qui occupe la fin de cette section et de la première partie de l’ouvrage (p. 138). L’histoire est relue par Bouchard en épisodes de continuité et discontinuité, plaidoyer qui semble dévalorisant pour la première et valorisant pour la seconde, attitude que Thériault ne partage pas. D’ailleurs, le désaccord avec J. Létourneau est également avéré : pluralisme des identités, positivisme rémanent (p. 212-214).

La deuxième partie est titrée « On l’a tant aimée la modernité ». L’auteur introduit le thème en discutant de modernité radicale, d’américanité et d’effacement du politique (165 ss.). Si elle est de l’ordre de l’amalgame, la référence à l’américanité, omniprésente dans le discours contemporain, doit pourtant selon Thériault être comprise en rapport avec la notion de modernité et avec celle de post-modernité. Il préfère à cette dernière appellation l’« hypermodernité » ou la modernité radicale (p. 167). Une intéressante section, centrale dans l’ouvrage (2.1 « Histoire sans mémoire, mémoire sans histoire »), est une introduction au débat sur l’historiographie québécoise. L’auteur traite du révisionnisme historique, qui répond à partir des années 1970 aux deux écoles dominantes de l’historiographie québécoise, celle de Montréal et celle de Québec, lesquelles interprétaient différemment un même retard de la société québécoise. L’apologie de l’américanité s’y avère, et ceci dure encore, une apologie de la normalité. Cette apologie consiste à montrer comment se sont déployés au Québec des processus sans sujet de modernisation et d’industrialisation (p. 206), phénomène en effet « normal » en Amérique et en Europe de l’Ouest à la même époque. Le tour de force qu’on décèle là, c’est qu’à vouloir souligner la normalité, on occulte tout à fait la spécificité de cette société dans ses aspects historiques et politiques (comme le font chacun à leur manière F. Furet, P. Rosanvallon, et Cl. Lefort pour la France, p. 204). La société québécoise a donc pour spécifique son caractère normal dès lors exacerbé… Pour Thériault, comme caractéristique propre il ne s’agit pas de revenir à une mémoire victimisante depuis longtemps évanouie, mais à celle « d’une culture non hégémonique, sans prétention à la domination, affirmant une autre manière de vivre son américanité », p. 209.

Enfin, la troisième partie, plus constructive, explore la question de la tradition du Canada français. Thériault tente d’y penser la question du Québec « comme une histoire philosophique du politique » (p. 268), dans le but de retrouver une tradition dont il n’y ait pas à rougir. Pour ce faire, il faut prendre au sérieux le Canada français, moment de l’histoire de la nation culturelle qu’on a voulu occulter dans la foulée de la Révolution tranquille, de la construction d’un État québécois moderne, et puis dans la pensée de l’américanité. Il critique d’abord l’unilatéralité du recours à la conception uniquement civique de la démocratie, conception abstraite qu’on trouve chez Bariteau, Seymour, Bouchard. Le peuple est-il déduit d’une volonté libre, ou construit par une volonté politique ? C’est aux deux réponses qu’il faut tenir (p. 280), d’où la nécessité d’envisager à la fois le peuple, construction abstraite, comme volonté générale, et le peuple dans ses réalités concrètes, et l’écart décrit par Lefort entre le lieu politique de la représentation et le lieu de son actualisation (p. 285). Trudeau est exemplaire des fantômes de Durham en posant exactement comme ce libéral anglais l’avait fait le problème québécois : la référence à la nation substantielle est remplacée par celle de la nation fonctionnelle. C’est en fait le peuple sociologique qui sera revendiqué par les Québécois, non pas le peuple politique de Trudeau ou bien le peuple individualiste de Scott. La nature spirituelle du peuple s’est laïcisée dans la conception de la nation-culture qu’on voit d’abord chez Rioux, puis chez Dumont, mais il y a une continuité avec l’ancienne substance, autour des idées de participation, de socialisme et d’aspects communautaires (p. 314). La dernière partie de l’ouvrage, « Une intention nationale », interroge systématiquement les termes de nation et d’ethnie, montrant toute leur réversibilité au point de vue historique et lexicographique d’abord. L’auteur montre bien comment la culturalisation de la nation n’est pas un phénomène propre au cas québécois, tout au contraire. Il ne prétend pas dépasser la notion de « nation culture » au profit d’une nation civique, et il affirme qu’il faut d’ailleurs refuser de penser que l’ère des nations est terminée, contre Habermas (p. 332). C’est dire qu’il demeure bien proche de Dumont. Le Québec n’adhère pas à la théorie du creuset, ce qui montre qu’il propose autre chose que les États-Unis. Thériault critique ensuite la vision classique qui distingue trois phases dans le développement politico-identitaire du Québec : 1) phase nationale du moment d’émergence du peuple canadien avec le projet d’émancipation des Patriotes ; 2) phase ethnique du repli et de la survivance canadienne française dans l’ultramontanisme clérical ; 3) phase nationale du moment québécois, après la Seconde Guerre mondiale, avec la Révolution tranquille et une approche de plus en plus inclusive de la diversité. Il tente de montrer que le Canada français se comprend mieux à partir du prisme de la nation-culture qu’à partir du prisme ethnique (p. 345 ss.), que l’idée de vocation du Canada français ne fut pas une idée régressive (en la rapportant à la notion wébérienne de beruf), puisque ce schème unilatéral escamote finalement le rôle social et instituant, fondateur en fait de la société globale d’une certaine élite cléricale. L’ouvrage se termine sur une grave méditation : l’américanité a effacé la trace du Canada français, avec lequel l’expérience québécoise est pourtant en continuité directe, en proposant une autre modalité d’intégration sociétale. Peut-être faut-il, pour estimer que cette expérience historique vaut la peine d’être continuée, estimer que les petites nations n’ont pas à renoncer à leur dimension substantielle et historique, et peuvent assumer le défi des petites sociétés (p. 355).

La principale limite de l’ouvrage, au demeurant très pertinent dans la discussion sur le Québec, réside sans doute dans son caractère très rétrospectif et historique, et dans son côté plutôt critique que constructif. Thériault a du moins le mérite de lever le voile sur bien des aspects essentiels du devenir de la culture franco-canadienne et québécoise, en s’opposant au libre-échange et d’un point de vue qui se démarque mal de celui de Dumont. Mais l’on aurait aimé que soit mieux esquissé un projet de recréation de la nation franco-canadienne et québécoise sur la base renouvelée de la contribution des francophones à ce pays ; en effet la notion de francophone est tout à fait laissée de côté. Enfin, la condamnation sans appel de la pensée de l’américanité échoue peut être à souligner le fait qu’un vocable est interprétable selon les usages qu’on en fait, et que certains usages peuvent représenter une valeur constructive.