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Traduction : Suzanne Mineau

Du haut en bas de l’échelle, les convoitises sont soulevées sans qu’elles sachent où se poser définitivement. Rien ne saurait les calmer, puisque le but où elles tendent est infiniment au-delà de tout ce qu’elles peuvent atteindre. Le réel paraît sans valeur au prix de ce qu’entrevoient comme possible les imaginations enfiévrées ; on s’en détache donc, mais pour se détacher ensuite du possible quand, à son tour, il devient réel. On a soif de choses nouvelles, de jouissances ignorées, de sensations innommées, mais qui perdent toute leur saveur dès qu’elles sont connues. Dès lors, que le moindre revers survienne et l’on est sans forces pour le supporter. Toute cette fièvre tombe et l’on s’aperçoit combien ce tumulte était stérile et que toutes ces sensations nouvelles, indéfiniment accumulées, n’ont pas réussi à constituer un solide capital de bonheur sur lequel on pût vivre aux jours d’épreuves... Mais l’homme qui a toujours tout attendu de l’avenir, qui a vécu les yeux fixés sur le futur, n’a rien dans son passé qui le réconforte contre les amertumes du présent ; car le passé n’a été pour lui qu’une série d’étapes impatiemment traversées. Ce qui lui permettait de s’aveugler sur lui-même, c’est qu’il comptait toujours trouver plus loin le bonheur qu’il n’avait pas encore rencontré jusque-là. Mais voici qu’il est arrêté dans sa marche ; dès lors, il n’a plus rien ni derrière lui ni devant lui sur quoi il puisse reposer son regard. La fatigue, du reste, suffit, à elle seule, pour produire le désenchantement, car il est difficile de ne pas sentir, à la longue, l’inutilité d’une poursuite sans terme[2].

Que cette longue citation d’Émile Durkhein dans Le Suicide (1897) donne ou non un portrait juste de l’anomie, cette effervescence confuse[3] qui existait en France au moment où l’oeuvre fut écrite, il est certain qu’elle décrit une réalité à laquelle Durkheim et Marcel Mauss, son neveu, collaborateur et quelque peu alter ego[4], se sont intéressés dans leurs études subséquentes sur les sociétés, magies et religions primitives. Dépouillé de ses préoccupations sociologiques, le portrait tracé par Durkheim est littéraire. En dépit de son moralisme austère, de son manque d’humour et de son refus de tenir compte de l’esthétisme, de la beauté et du style, sa description nous rappelle Baudelaire. Le désir insatiable, le report constant d’une satisfaction véritable, la soif de nouveautés, les plaisirs inconnus, les sensations innommées, l’incapacité de supporter les revers de fortune, la lassitude, le désenchantement, ce sont tous là les symptômes du flâneur, ce dandy qui ne recherche que « le plaisir fugitif de circonstance[5] », le décadent et le dégénéré qui furent traités avec une telle ambivalence à Paris en cette fin de siècle[6]. Pour Durkheim, un sérieux, ces « symptômes » sont la conséquence d’une croissance industrielle débridée (d’une perte des valeurs morales et religieuses) qui laisse le désir sans limite et insatiable. Finalement, ils résultent de ce qui était, chez les critiques de la société française de la fin du xixe siècle, une crainte presque obsessive de la dissolution de la société, de la rupture des liens sociaux qui régissent les buts et les idéaux des individus et régularisent leurs désirs et leurs aspirations[7].

Comme l’écrit Eugen Weber dans France : Fin de Siècle, « l’effondrement apparent des idéaux reconnus, la réaction contre le matérialisme scientifique et les explications rationnelles ont suscité de l’intérêt pour le mystère et le surnaturel, un engouement pour la foi en soi et les sensations qu’elle peut éveiller » (p. 32). Il en résulte une fascination pour l’ésotérisme, le spiritualisme, le mysticisme, la magie et le satanisme[8]. L’absence de croyance en une réalité objective, poursuit Weber, la conviction qu’aucune expérience ne représente l’objectif ultime et que finalement tout est déception, entraînent « le recours à l’imaginaire qui seul ne peut décevoir et, puisque l’illusion comblée doit aboutir à la désillusion, la décision d’éviter cette satisfaction pour rechercher le domaine plus sûr de l’illusion[9] » (p. 143). Une telle conviction et les jeux qui en résultent s’attirent évidemment des critiques de la part de ceux qui cherchent des explications sociologiques, psychologiques et physiologiques à l’état décadent, ou anomique, dans lequel ils se retrouvent eux aussi.

Quels que soient les facteurs ayant provoqué cette perte de croyance en une réalité objective et l’échec de la morale, cet ordre fondamental, il semble exister une impression générale d’artificialité de la vie sociale et culturelle, ce qui représente une menace pour l’individu sérieux qu’il ne faut pas confondre avec le dandy et le décadent. Dans un tel contexte, le « primitif » ne peut que faire ressortir cette artificialité. À l’époque, le terme qualifie généralement les non-Européens, leur culture et leur mode de vie[10]. Pour Van Gogh, les Égyptiens et les Aztèques sont des « primitifs » et les maîtres japonais, des « sauvages ». Gauguin qualifie les styles persan, égyptien, indien, javanais, cambodgien et péruvien ainsi que les styles polynésiens de « primitifs » ou « sauvages »[11]. Le terme « primitif » a donc des connotations à la fois positives et négatives. Être innocent, idéalisé, pur, symbolisé depuis Rousseau sous les traits du « noble sauvage », habitant mythique d’une île paradisiaque, Tahiti, la nouvelle Cythère de Bougainville, le « primitif » occupe au xviiie siècle une position avantageuse à partir de laquelle il est possible de critiquer le civilisé, c’est-à-dire la société européenne[12]. D’un point de vue péjoratif, il a une fonction définitionnelle ; il sépare le civilisé du non-civilisé, l’Européen de ceux qui représentent, selon le Nouveau Larousse illustré (1897-1904), « les peuples qui sont encore au degré le moins avancé de civilisation ».

Pourtant, en dépit de sa fonction définitionnelle, le primitif est encadré de façon à ne pouvoir remettre vraiment en question les présupposés culturels des Français ou des Européens. Ce n’est que plus tard qu’apparaîtra dans les arts l’esthétisme primitif, en tant que notion et artefact. Picasso n’a pas encore peint Les Demoiselles d’Avignon (1907)[13]. Pour l’anthropologue, le primitif était un primitif au sens littéral du terme, un être simple, un survivant possible d’un âge antérieur qui doit être étudié, décrit, classifié et gardé soigneusement à distance, même par l’amateur d’exotisme à qui l’exotisme a toujours imposé une distanciation. La théorie de l’évolution contribue à la fois à préserver cette distance et à l’abolir. Si différent que soit le primitif, il est un ancêtre, et sinon tout à fait un ancêtre, du moins est-il tapi quelque part dans le (notre) passé. Le primitif — sa société et sa culture dans toute leur simplicité — peut fournir des indices pour comprendre non seulement le passé et des pans du passé, ce qui correspond à la pensée évolutionniste de l’époque, mais aussi l’organisation sociale et culturelle, ce qui est l’objectif manifeste de Durkheim et de Mauss. On peut percevoir dans leurs écrits, du moins dans leur style, l’ambivalence de leur intérêt pour le primitif considéré à la fois comme pur et innocent et comme impur et sauvage[14].

Moins de cinq ans après la publication du Suicide, Mauss qui a collaboré à cette étude avec son oncle, publie son « Esquisse d’une théorie générale de la magie » dans L’Année sociologique (1902-1903)[15]. Cet essai fait suite à son étude (en collaboration avec Henri Hubert) sur le sacrifice et à d’innombrables analyses de monographies ethnographiques par, entre autres, Jevons, Brinton, Lang, Frazer, Rohde et Skeat ; il est aussitôt suivi, en 1903, de De quelques formes primitives de classification qu’il rédige avec Durkheim. (Pendant cette même période, Durkheim s’est intéressé au primitivisme et il a traité des origines de l’interdiction de l’inceste, du totémisme et de la religion.) Tout en étant de nature sociologique, le projet de Durkheim et Mauss constitue également une réaction aux idées philosophiques (néokantiennes) de l’époque qui ne sont pas encore pleinement développées[16]. Aujourd’hui, à une époque d’incertitude plus grande encore, nous les regarderions sous l’angle du relativisme culturel, ou de façon plus précise, du relativisme cognitif ou épistémologique[17].

Pour simplifier, disons que l’étude philologique, historique et ethnographique (sans oublier les études critiques de tradition kantienne) remet en question l’hypothèse universaliste de l’épistémologie kantienne[18]. L’expérience de l’espace et du temps correspond-elle à ce qu’avait postulé Kant ? La liste des catégories de Kant est-elle complète ? Est-elle la même pour des peuples vivant dans des univers très différents ? Le grand ethnographe allemand Adolph Bastian[19] avait parcouru le monde pendant des décennies pour établir son Elementargedanken. Les récits des ethnographes et des missionnaires laissaient croire qu’en fait les peuples primitifs construisent leur univers différemment, de façon moins critique peut-être, avec des catégories étrangères en apparence à celles de la pensée philosophique occidentale, que même leur pensée est différente, magique et, selon Lucien Lévy-Bruhl, prélogique[20].

Ce qui est remis en question, c’est l’unité psychique de l’homme, une anthropologie fondée sur la théologie, un mode de pensée essentialiste selon lequel l’esprit, c’est-à-dire les façons de penser, de classifier, de comprendre, et la raison sont des acquis immuables. Pour qui s’en tient strictement à cette position, il est possible d’expliquer les différences au moyen d’une classification essentialiste, c’est-à-dire une forme ou l’autre de racisme. Les primitifs sont différents, leurs catégories sont différentes. Pourtant, selon la théorie évolutionniste, qui sert ici d’agent médiateur, ils sont les survivants du passé de l’homme moderne. L’autre solution est d’adopter une idée plus souple de l’unité psychique de l’homme en reconnaissant que les individus sont soumis à des influences environnementales. Une telle approche, courante aujourd’hui en anthropologie, exige des théories sur la socialisation et l’acquisition de la culture.

Durkheim, Mauss et leurs disciples considèrent que la société a la responsabilité d’élaborer des catégories et des modes de classification, qu’elle est en fait responsable de la pensée elle-même. Dans De quelques formes primitives de classification, Durkheim et Mauss insistent sur l’évolution d’une classification logique à partir de la « confusion mentale générale » qui caractérise (par présomption, projection, dit Bastian) le Naturvölker. « Ici, l’individu lui-même perd sa personnalité. Entre lui et son âme extérieure, entre lui et son totem, l’indistinction est complète. Sa personnalité et celle de son fellow-animal ne font qu’un. L’identification est telle que l’homme prend les caractères de la chose ou de l’animal dont il est ainsi rapproché[21]. » Pressés de faire reconnaître en sociologie cette évolution hypothétique — hier comme aujourd’hui, on ne trouve guère de preuves d’une confusion mentale d’une telle ampleur —, Durkheim et Mauss soutiennent, sans s’interroger davantage, que la psychologie individuelle ne peut expliquer cette évolution parce qu’elle suppose que les caractéristiques essentielles de la pensée logique, notamment la fonction de classification, soient pleinement développées depuis que l’humanité existe (De quelques formes de classification, p. 13). Même si un individu a la capacité innée de percevoir des ressemblances entre les objets, soutiennent-ils, il n’y a aucune raison de croire que la différenciation de ces objets, leur classification en groupes et l’organisation des relations entre les groupes (pour établir une hiérarchie, par exemple) soient acquises à la naissance. Contrairement à James Frazer (et sans reconnaître que les peuples et leurs relations doivent aussi être différenciés et groupés), Durkheim et Mauss affirment que c’est la société (les relations entre les peuples et les groupes) qui fournit le modèle suivi par la pensée classificatrice primitive : « les liens mêmes, qui unissent soit les êtres d’un même groupe, soit les différents groupes entre eux, sont conçus comme des liens sociaux » (p. 84). À l’opposé de la classification logique qui suit « les lois de pur entendement », la classification primitive[22] est empreinte d’émotivité, ses objets sont les produits des sentiments (p. 86). Pour le primitif, « une espèce de chose n’est pas un simple objet de connaissance, mais correspond avant tout à une certaine attitude sentimentale », et cette attitude facilite la confusion entre les catégories qui caractérise la pensée primitive (p. 85-86). Comme Durkheim l’affirmera dix ans plus tard dans Les Formes élémentaires de la vie religieuse (1912), Durkheim et Mauss soutiennent ici que l’histoire de la classification scientifique est « en définitive, l’histoire même des étapes au cours desquelles cet élément d’affectivité sociale s’est progressivement affaibli, laissant de plus en plus la place libre à la pensée réfléchie des individus » (p. 88). Leur étude ne représente qu’un exemple. La même méthode, affirment les auteurs, pourrait nous aider à comprendre comment les idées de cause et de substance ainsi que les différents modes de raisonnement se sont développés (p. 88).

L’hypothèse voulant que la pensée primitive soit chargée d’émotivité et que cette catharsis entraîne son manque de clarté, ses associations en apparence bizarres et sa résistance à la logique du milieu exclu, est caractéristique de l’image que l’on se fait des primitifs à la fin du xixe siècle. Avec une tolérance qui frise parfois l’ironie, Mauss reconnaît le rôle des émotions et des sentiments dans le portrait qu’il trace de la magie dans « Esquisse » : « Nous sommes donc arrivés à penser qu’il y a, à la racine même de la magie, des états affectifs, générateurs d’illusion. » Il laisse entendre que ces états affectifs ne sont pas individuels, mais découlent d’un mélange de sentiments individuels et collectifs[23].

En insistant sur le rôle que joue la collectivité dans l’apparition des émotions et des sentiments qui entourent les pratiques magiques, Mass nous rappelle Durkheim, même s’il cherche beaucoup moins à confirmer le rôle fondamental de la société. Comme celles de son oncle, ses opinions proviennent à la fois de la logique et de représentations dramatiques. En analysant les rites négatifs (les précautions et les interdits entourant la magie), Mauss souligne les appréhensions, les craintes et les répugnances qui accompagnent la magie et fait ressortir l’origine collective des interdits (« Esquisse », p. 129). La magie affiche une véritable prédilection pour l’interdit ; elle est une transgression ; elle exploite la violation des tabous. Elle est un produit de la collectivité, parce que la collectivité est seule en mesure d’émettre les interdits qui encadrent l’acte magique et de permettre ainsi à la fois la transgression et les émotions qui l’accompagnent[24].

Mauss soutient que la psychologie individuelle ne peut expliquer l’état émotif, l’excitation mentale, l’hypersensibilité, les erreurs de perception, les illusions et les hallucinations que provoque la magie. Le magicien ne peut seul parvenir à un tel état. « Derrière Moïse qui tâte le rocher, dit-il, il y a tout Israël et, si Moïse doute, Israël ne doute pas » (p. 124). Ces figures de rhétorique dissimulent l’absence d’une théorie quelconque sur l’intériorisation des normes sociales. Mauss se contente de reconnaître un lien entre l’individu et le collectif. « L’état de l’individu est, pour nous, toujours conditionné par l’état de la société » (p. 124). Mais en quoi consiste ce conditionnement ? Comment fonctionne-t-il ? Comment la société — la loi — exerce-t-elle son action sur l’individu ? Nous voyons se dessiner ici (dans la théorie) un espace problématique entre, d’une part, les lois objectives, les normes et les valeurs d’une société et, d’autre part, l’expérience subjective de l’individu que Freud décrira en termes dynamiques quelques années plus tard, sans pourtant disposer d’une théorie sociale bien structurée.

Pour Mauss, la collectivité occupe un espace ambigu qui est habituellement extérieur à l’individu isolé tout en empiétant sur l’espace de ce dernier, qui lui impose des contraintes et suscite, au moyen de comportements dramatiques et autorisés (rituels et cérémonies) des états subjectifs socialement efficaces. Mauss laisse entendre (sans jamais développer cette idée) que la fonction de la société dans la magie moderne est « à peu près entièrement subconsciente » (p. 124). On voit rarement aujourd’hui des vestiges de la magie traditionnelle survivre dans des groupes. Cependant, avec des mots qui trahissent peut-être le désir de conditions plus primitives, Mauss nous prévient qu’il ne faudrait pas qualifier ces « formes cadavérisées et pauvres » de fondamentales (p. 124). « C’est dans les sociétés primitives chez lesquelles les phénomènes sont plus complexes et plus riches qu’il faut rechercher les faits qui nous expliquent les origines et qui sont collectifs » (p. 124). Dans ces sociétés, les émotions provoquées collectivement forment un terrain mental sur lequel les fausses perceptions fleurissent, les illusions foisonnent aussitôt et les « miracles » qui en résultent sont confirmés. « Il se forme autour de cet acte [magique] un cercle de spectateurs passionnés que le spectacle immobilise, absorbe et hypnotise. Ils ne se sentent pas moins acteurs que spectateurs de la comédie magique tel le choeur dans le drame antique. La société tout entière est dans un état d’attente et de prépossession... » (p. 125).

À une époque qui est fascinée par les foules, où, pour emprunter les mots de Walter Benjamin, « la peur, la révulsion et l’horreur furent les émotions que la foule des grandes villes suscita chez ceux qui l’observèrent les premiers[25] », l’observance collective (rites et cérémonies) représente le momentum classicum du primitivisme, tel que le fait voir le chercheur isolé, l’égal dans le monde universitaire du promeneur solitaire et pensif sur un boulevard bondé de Paris, pour emprunter les mots de Mallarmé. Il s’agit d’un moment dans le temps — d’un mouvement, d’une impulsion — au cours duquel, prétend-on, une société primitive peut se réaliser[26]. À un niveau discursif, c’est aussi à Paris un moment totalement étranger à une telle réalisation, le moment constitutif de la « société primitive ». Selon Mauss, collaborer à un acte magique n’exige pas l’immobilité et l’abstention. Le groupe tout entier bouge dans la poursuite d’un but unique. Il n’y a plus d’individus, mais uniquement les pièces d’une machine, les rayons d’une roue, et le cercle magique avec ses danses et ses chants constitue une représentation primitive idéale. Mauss s’enthousiasme en décrivant le rite qu’il imagine :

Ce mouvement rythmique, uniforme et continu, est l’expression immédiate d’un état mental où la conscience de chacun est accaparée par un seul sentiment, une seule idée, hallucinante, celle du but commun. Tous les corps ont le même branle, tous les visages ont le même masque, toutes les voix ont le même cri ; sans compter la profondeur de l’impression produite par la cadence, la musique et le chant. À voir sur toutes les figures l’image de son désir, à entendre dans toutes les bouches la preuve de sa certitude, chacun se sent emporté, sans résistance possible, dans la conviction de tous. Confondus dans le transport de leur danse, dans la fièvre de leur agitation, ils ne forment plus qu’un seul corps et qu’une seule âme. C’est alors seulement que le corps social est véritablement réalisé.

p. 126

Dans de telles conditions, qu’on ne peut plus rencontrer dans nos sociétés, même dans une foule surexcitée, le consentement universel peut créer des réalités. « Les lois de la psychologie collective violent ici les lois de la psychologie individuelle » (p. 127). Les lois de la psychologie collective enfreignent, désacralisent, transgressent, violent les lois de la psychologie individuelle. Cette rhétorique enflammée de Mauss et sa description du rite primitif sont, comme la psychologie des foules, contagieuses en elles-mêmes ; elles influencent même son évaluation critique des lois psychologiques. « C’est parce que la société gesticule que la croyance s’impose et c’est à cause de la croyance magique que la société gesticule » (p. 127).

Dans la théorie sur la magie de Mauss, le cercle des croyants est fondamental parce que la magie est renfermée sur elle-même. Pourtant, la sociologie, sa propre sociologie, exige une explication, c’est-à-dire la rupture du cercle, l’attribution d’une cause, d’une origine. Précédemment dans l’« Esquisse » (p. 114), Mauss avait traité de la magie en termes kantiens en la qualifiant de jugement. Il a commencé par voir en elle « un jeu de jugements de valeur », c’est-à-dire un jeu d’« aphorismes sentimentaux attribuant des qualités diverses aux divers objets qui entrent dans un système ». Puis, après avoir affirmé que ces sentiments ont une origine collective, il entreprend d’analyser les jugements d’un point de vue épistémologique. Sont-ils analytiques ? Que nous les considérions ou non comme analytiques, c’est-à-dire comme tautologiques (par définition, le rite tue l’esprit ; le magicien peut faire léviter son corps astral parce que ce corps lui appartient), ils ne sont pas perçus comme tels par le magicien. Il fait toujours intervenir un élément hétérogène : force, pouvoir, phusis ou mana. La notion d’efficacité de la magie est toujours présente ; d’une certaine façon, elle joue le rôle d’une copule dans une phrase. Dans ce cas, les jugements sont-ils un a posteriori ? Non, répond Mauss de façon catégorique. L’expérience des sens n’a jamais fourni de preuve d’un jugement magique. « Il est évident, dit-il, qu’on n’a jamais vu qu’avec les yeux de la foi un corps astral, une fumée qui fait pleuvoir et, à plus forte raison, un esprit invisible obéissant à un rite » (p. 116).

Avant de présenter son catalogue de jugements kantiens, Mauss se demande si les propositions magiques (car il ne cesse de faire alterner les mots propositions et jugements) sont simplement l’objet des expériences subjectives du magicien et de ses clients. Le magicien voit-il la réalisation de ses propositions parce qu’il entre en extase et en rêve ? Les clients les voient-ils réalisées parce qu’ils les désirent ardemment ? Sans nier l’importance du désir et du rêve dans la magie, Mauss soutient qu’ils ne constituent pas une explication suffisante. Il note une discordance entre, d’une part, le rêve du magicien qui peut le conduire dans l’au-delà, dans le monde des âmes, des animaux et des esprits, et, d’autre part, les désirs (prosaïques) des clients. Les deux coïncident uniquement au « moment de la prestidigitation », par exemple quand le magicien retire un caillou du corps de son client. « Il n’y a donc plus, à ce moment unique, de véritable expérience psychologique, ni du côté du magicien, qui ne peut se faire illusion à ce point, ni du côté de son client ; car la prétendue expérience de celui-ci n’est plus qu’une erreur de perception, hors d’état de résister à la critique et, par conséquent, d’être répétée si elle n’était soutenue par la tradition ou par un acte de foi constant » (p. 117). Selon Mauss, le moment paroxysmique du rite magique est ingérable, sinon en dehors du langage, du moins en dehors du regard critique. Les jugements magiques, soutient-il, précèdent les expériences magiques. Ils sont « des canons de rites ou des chaînes de représentation. Les expériences ne sont faites que pour les confirmer et ne réussissent presque jamais à les infirmer » (p. 117). La croyance générale en la magie domine les croyances magiques particulières et facilite l’objectivation d’idées subjectives et la généralisation d’illusions individuelles. Elle confère au jugement magique un caractère positif, nécessaire et absolu. Les jugements magiques sont des jugements synthétiques a priori quasi parfaits, affirme Mauss en vagues termes kantiens. Avant n’importe quel type d’expérience, chacun établit un lien entre tous les éléments.

Le raisonnement de Mauss est confus. Il note qu’on ne peut demander qui, dans les faits, émet ces jugements synthétiques a priori simplement parce que ceux-ci sont transmis comme des préjugés et des prescriptions, c’est-à-dire parce qu’ils ont une origine collective. Il ajoute plus loin que, face à un jugement magique, il existe une synthèse collective qui détermine les quasi-conventions de la magie (comme le signe qui crée la chose, la partie qui crée le tout, le monde qui crée l’événement), qui généralise les associations d’idées et donne obligatoirement une expression aphoristique à ces conventions et à ces généralisations. Il semblerait que le jugement synthétique a priori peut se traduire grossièrement par des préjugés et des interdits collectifs ou généralisés, et que le collectif ou le généralisé équivaut à la synthèse tandis que les préjugés et les interdits énoncés constituent l’a priori.

Mauss n’a jamais été un penseur rigoureux, mais même si nous ignorons ses imprécisions et acceptons son raisonnement, nous devons néanmoins déterminer la source du caractère impérieux des préjugés et des interdits. Pour Mauss lui-même, ce sont « les besoins collectifs ressentis » qui en sont responsables (p. 118). Ils contraignent les individus du groupe à faire la même synthèse au même moment. « Le jugement magique est l’objet d’un consentement social, traduction d’un besoin social, sous la pression duquel se déclenche toute une série de phénomènes de psychologie collective » (p. 119). C’est le désir collectif, ou plus précisément peut-être le désir collectivisé, qui confirme les moyens magiques. La synthèse de la cause et de l’effet se fait dans l’opinion publique. Ailleurs dans « Esquisse », Mauss signale que les différents moments de la représentation du rite magique, si distincts qu’ils puissent être, sont inclus dans une représentation synthétique dans laquelle cause et effet se confondent. « C’est l’idée même de la magie, de l’efficacité immédiate et sans limite de la création directe ; c’est l’illusion absolue, la mâyâ comme les Hindous l’avaient bien nommée. Entre le souhait et sa réalisation, il n’y a pas, en magie, d’intervalle » (p. 56).

Quel que soit le processus psychologique responsable de la croyance en l’efficacité immédiate et sans limite de la magie, cette efficacité se conçoit comme une sorte de force ou de pouvoir ayant un statut linguistique particulier (nom, verbe, adjectif) que Mauss appelle mana et qui se trouve à la base de toutes les magies. « C’est celle d’une efficacité pure, qui est cependant une substance matérielle et localisable, en même temps que spirituelle, qui agit à distance et pourtant par connexion directe, sinon par contact, mobile et mouvante sans se mouvoir, impersonnelle et revêtant les formes personnelle, divisible et continue » (p. 110-111). Mauss poursuit en soutenant que la mana est (crée) une force, un contexte, un monde à part, une sorte de quatrième dimension, une sphère surimposée à la réalité sur laquelle la magie agit. Elle légitime la croyance magique. C’est un a priori qui ne peut être remis en question ou en doute. Ce n’est pas une représentation de la magie ; elle régit plutôt ses représentations. Elle agit comme une catégorie rendant possibles les idées magiques, au même titre que les catégories rendent possibles les idées humaines. C’est une catégorie inconsciente de la compréhension qui a, inutile de le dire, une origine sociale.

Il est remarquable, souligne Mauss, qu’un élément obscur, qui résiste à une conceptualisation abstraite et peut difficilement être dissocié des affects, soit en fait capable de clarifier la magie aux yeux de l’adepte. Il convertit le jugement magique en jugement analytique, affirme Mauss. Si dans la proposition magique, « la fumée des herbes aquatiques produit le nuage », nous introduisons mana après le sujet, nous avons aussitôt l’identification suivante : « fumée à mana = nuage ». La mana fait d’un a priori un a posteriori, nous dit Mauss, parce qu’elle domine et conditionne l’expérience elle-même. Eh bien ! nous avons donc ici un jugement analytique a posteriori que Kant jugeait impossible.

Il n’est peut-être pas accidentel que, dans le paragraphe précédant cette argumentation, Mauss se soit demandé si les nombreuses généralisations rapides que fait l’humanité ont ou non la même origine que la magie. Mauss nous a déjà présenté plus qu’une théorie sur la magie ; il nous a offert une explication de la façon dont l’humanité peut créer et conserver ses illusions, question qui, comme je l’ai déjà signalé, préoccupait énormément les dandys et les sérieux de la France fin de siècle. L’incapacité de Mauss de cerner le sens de la mana ne résulte pas uniquement des confusions dans la pensée primitive ou dans sa propre pensée. Elle reflète, je crois, l’instabilité des termes référentiels qui servent à exprimer des fonctions du langage aussi pragmatiques que les énoncés performatifs[27]. Recherchant avant tout une compréhension purement référentielle du langage, Claude Lévi-Strauss, dans son article bien connu « Introduction à l’oeuvre de Marcel Mauss » (1950), est amené à sous-estimer le « pouvoir » des formules verbales contextualisées du rite sur lesquelles Mauss insiste[28]. La mana n’est pas simplement « la réflexion subjective de l’exigence d’une totalité non perçue » (p. xlvi) ni simplement « un signe flottant », « une valeur symbolique », un signe qui indique la nécessité d’un contenu symbolique supplémentaire par rapport à celui dont le signifié est chargé (p. xlix). En fait, la mana en tant que « efficacité pure » (ou, comme nous pourrions dire aujourd’hui, en tant que « force illocutoire ») résiste à tout référent parce qu’elle intervient en dehors du référent, à un moment asymptotique à la fois à l’intérieur et à l’extérieur du temps, ce qui est pour Mauss le dénouement du rite magique, le moment de prestidigitation, le moment où le désir et sa réalisation ne font qu’un, où il n’existe plus qu’une tautologie en dehors du temps mais efficace ou, selon l’expression qu’il préférerait, une « analyticité ».

Pour dire les choses autrement, comme Mauss l’a exprimé implicitement vingt ans plus tard dans son célèbre « Essai sur le don », la mana (la force illocutoire) de l’acte magique se manifeste dans la prestation réciproque de l’échange (interpersonnel). À l’instar du hau des Maoris, que Mauss interprète, après Elsdon Best, comme le « pouvoir spirituel » que revêt un objet (taonga) et qui motive son échange, la mana ou son équivalent semble être l’efficacité de l’échange. Cependant, dans la mesure où elle est attribuée à une personne, à un objet ou à un acte (le véhicule), elle est localisée, inscrite, positionnée dans un système ou une structure de références (une idéologie) qui masque sa fonction contextuelle prépondérante. Ironiquement, les termes « mana » et « hau », qui réfèrent à un pouvoir, masquent en fait les « vrais » jeux de pouvoir qui interviennent dans les transactions magiques et les échanges de cadeaux[29]. Nous nous trouvons ici à l’intérieur d’un langage à la limite du langage.

L’attribution de la mana ou du hau à un objet, une personne ou un acte masque cet instant dans l’échange (dans le temps et hors du temps) entre donner et recevoir, cet instant au cours duquel les jeux de pouvoir, les enjeux de la transaction, sont dans un suspense délicat. C’est un moment de très grand risque, qu’il faut occulter[30]. À mon avis, cette nécessité d’un oubli instantané est plus existentielle que conceptuelle, contrairement à ce que prétend Jacques Derrida[31]. (En gros, Derrida soutient que la contradiction inévitable, l’aporie, dans tout échange de cadeau — entre, d’une part, l’appréciation du don dans sa nature pure et altruiste et, d’autre part, le fait de le reconnaître comme « don » dans un système qui oblige à la réciprocité — nécessite l’occultation[32].)

Il s’agit aussi d’un moment qu’il faut répéter. Pour les Maoris (c’est sur leur conception de l’échange que Mauss fonde sa propre conception), le don n’est pas inerte (« Essai sur le don », p. 159). Ils le conçoivent, du moins selon Mauss, d’un point de vue animiste. Le hau, en tant que communion don-donneur, motive l’échange car il tend à revenir à son « foyer d’origine ». Le conserver peut être dangereux. Entraîner la mort. Ce qui n’est pas clair toutefois dans les explications de Mauss et sans doute aussi dans la propre compréhension des Maoris, c’est à quel point il est possible de dissocier le hau du taonga, l’efficacité du véhicule. L’informateur de Best, cité par Mauss, semble confondre les deux. Il décrit la circulation, et ultimement le retour, du taonga. Il parle du hau comme de l’esprit du taonga. Il ramène tout au hau. « Je dois vous les donner car ils sont un hau du taonga que vous m’avez donné. Si je conservais ce deuxième taonga pour moi, il pourrait m’en venir du mal, sérieusement, même la mort. Tel est le hau, le hau de la propriété personnelle, le hau des taonga, le hau de la forêt » (« Essai sur le don », p. 158-159). Que nous appelions « hau » ou « mana » un signifiant mobile, que nous lui refusions toute valeur symbolique ou que nous lui en accordions une à l’instar des « primitifs » (et aussi des « civilisés » comme Mauss) avec des valeurs de représentation multiples et contradictoires, la mana exige toujours un autre référent fondamental[33].

Il est étonnant de voir le discours « magique » des primitifs, tel que le comprend l’ethnographe, reproduit dans le discours de l’ethnologue qu’est Mauss. Tous deux tentent de localiser la mana dans un référent, et leurs tentatives demeurent toujours instables, sautant d’une représentation à l’autre. Mauss résiste à l’envie de trouver un référent ultime, même s’il y en a un (sans doute sous l’influence de son oncle Durkheim) auquel il ne cesse de faire allusion, la société, car il ne sait pas exactement comment et où l’introduire. Nous pouvons attribuer cette imitation du discours ethnographique au primitivisme de Mauss, c’est-à-dire à l’utilisation qu’il fait, apparemment sans esprit critique, des catégories de la compréhension chez les indigènes dans ses descriptions ethnographiques et ses explications ethnologiques[34]. Toutefois, à mon avis, en attribuant trop hâtivement cette caractéristique de la pensée de Mauss à son primitivisme, nous fermons les yeux sur notre attitude qui est identique lorsque nous nous servons de nos propres catégories de compréhension sociale et sur les dangers que représente notre incapacité d’analyser de façon critique cette attitude.

Plus d’une décennie après la parution d’« Esquisse », Durkheim publie Les Formes élémentaires de la vie religieuse, ouvrage qui doit énormément à l’étude sur la magie de Mauss. Dans ce livre, Durkheim trouve un premier référent à la mana dans l’énergie effervescente de la foule assistant à un rituel, au moment où les membres en viennent à réaliser, et à vénérer, leur société[35]. Nul n’ignore que Durkheim cherchait une explication de la religion dans la religion la plus primitive qui puisse se trouver, celle des aborigènes de l’Australie. (La publication des descriptions de Spencer et de Gillen en 1899 et 1904 des tribus de l’Australie centrale et celles de Howitt en 1904 des tribus du Sud-Est éveille un immense intérêt chez les ethnographes pour l’aborigène, le prototype du primitif[36].) Par ce qu’il appelle « la religion la plus primitive » (Les Formes élémentaires, p. 1), Durkheim entend celle d’une société dont l’organisation sociale est plus simple que toute autre et qui n’a fait aucun emprunt à une religion antérieure. Ce qu’il recherche à l’intérieur d’un paradigme évolutionniste, c’est la forme élémentaire, l’origine, la source, l’Abgrund de la religion des sociétés « avancées », et c’est le totémisme qui lui semble la religion la plus primitive.

Le plan de l’ouvrage et les descriptions ethnographiques reflètent sur le plan textuel cette recherche intellectuelle, quoique jamais de façon pleinement consciente et voulue. Ils sont conçus comme une descente chez les primitifs, dans les rites fondamentaux des peuples les plus archaïques, ces premiers aborigènes dont les facultés émotives et passionnelles ne sont qu’imparfaitement soumises au contrôle de la raison et de la volonté (p. 308). Durkheim se laisse lui-même emporter par sa description des cérémonies aborigènes :

Une fois les individus assemblés, il se dégage de leur rapprochement une sorte d’électricité qui les transporte vite à un degré extraordinaire d’exaltation. Chaque sentiment exprimé vient retentir, sans résistance, dans toutes ces consciences largement ouvertes aux impressions extérieures ; chacune d’elles fait écho aux autres et réciproquement. L’impulsion initiale va ainsi s’amplifiant à mesure qu’elle se répercute, comme une avalanche grossit à mesure qu’elle avance. Et comme des passions aussi vives et aussi affranchies de tout contrôle ne peuvent pas ne pas se répandre en dehors, ce ne sont, de toutes parts, que gestes violents, que cris, véritables hurlements, bruits assourdissants de toutes sortes qui contribuent encore à intensifier l’état qu’ils manifestent.

p. 308-309

Durkheim poursuit en décrivant le rythme des cris, mouvements et gestes, les chants et les danses, leur violence naturelle, l’impuissance de la voix humaine, les claquements des boomerangs les uns contre les autres, le tournoiement des bull-roarers, le déchaînement des passions. Sa pudeur, comme celle de ses sources (Spencer et Gillen ainsi que Howitt) le restreint à des descriptions abstraites.

L’effervescence devient souvent telle qu’elle entraîne à des actes inouïs. Les passions déchaînées sont d’une telle impétuosité qu’elles ne se laissent contenir par rien. On est tellement en dehors des conditions ordinaires de la vie et on en a si bien conscience qu’on éprouve comme le besoin de se mettre en dehors et au-dessus de la morale ordinaire. Les sexes s’accouplent contrairement aux règles qui président au commerce sexuel. Les hommes échangent leurs femmes. Parfois même, des unions incestueuses qui, en temps normal, sont jugées abominables et sont sévèrement condamnées se contractent ostensiblement et impunément.

p. 309

Passant du sonore au visuel, Durkheim ajoute que ces cérémonies ont lieu la nuit, lorsque la lueur des feux perce l’obscurité, et qu’elles provoquent une excitation si violente qu’elles ne peuvent se prolonger longtemps. Épuisés, les principaux acteurs s’écroulent sur le sol.

La description de Durkheim comporte des éléments différents. Elle apparaît au milieu de l’ouvrage, dans le chapitre théorique le plus important. Elle fait suite à trois cents pages (et trois cents autres suivront) d’argumentation, d’analyses critiques des théories religieuses et d’un portrait détaillé des croyances et de l’organisation sociale des aborigènes. Comme si l’auteur (et son lecteur) cherchait à reprendre son souffle, ces pages sont parsemées de réflexions sur la société moderne, les religions « avancées » et l’origine primitive des catégories cognitives contemporaines. Après avoir présenté la cérémonie aborigène, Durkheim poursuit en décrivant deux rituels, puisés chez Spencer et Gillen, qui sont plus spécifiques (bien que comportant différents éléments eux aussi), objectivement plus significatifs et, montre-t-il, plus violents (p. 310-313). Dans les trois descriptions, comme dans d’autres pages des Formes élémentaires, Durkheim (re)crée les rituels, leur climat émotif et leurs effets sur les spectateurs (et aussi certainement sur les lecteurs) à partir de descriptions plutôt sèches, accroissant ainsi par sa présentation, son style et son hypotypose, l’effervescence sur laquelle repose son argumentation. À noter son insistance sur la violence, sur le déchaînement des passions et des émotions, sur la perte de contrôle. Ce sont là des thèmes courants dans l’oeuvre de Durkheim. À noter aussi la position centrale qu’occupent la transgression sexuelle et l’inceste, position moins importante pourrait-on penser dans le cycle rituel que dans la description ethnographique qu’en fait Durkheim.

Des critiques (par exemple Steven Lukes) ont souvent fait ressortir chez Durkheim la circularité de l’argumentation, la pétition de principe. Dans Les Formes élémentaires, le style contribue également à cette circularité. Même si Durkheim insiste sur le caractère purement sociologique de ses explications, son argumentation ainsi que sa recréation des rites reposent sur une série d’hypothèses psychologiques au sujet de la nature de l’homme primitif qui s’apparentent plus à celles de Lévy-Bruhl que ses critiques de cet auteur ne l’exigeraient[37].

L’idée religieuse, affirme Durkheim, est née de ces milieux sociaux effervescents, de cette effervescence elle-même (p. 313). La vie des membres des tribus, note-t-il, comporte des périodes de dispersion sans aucune activité rituelle et caractérisées par une atonie émotive totale, et aussi des périodes de réunions des clans, d’activités rituelles intenses au cours desquelles règne la surexcitation. « On peut même se demander, dit-il, si la violence de ce contraste n’était pas nécessaire pour faire jaillir la sensation du sacré sous sa forme primaire » (p. 313-314)[38]. Cette effervescence est (la source de) cette énergie diffuse, cette force impersonnelle, cette mana qui caractérise la plus élémentaire des religions, le totémisme. Le totémisme n’est pas une religion d’animaux, d’hommes ou d’images en particulier, mais une force anonyme, impersonnelle que l’on trouve dans chacun de ces êtres et qui ne doit pas être confondue avec eux (p. 285). Le totem est la « forme matérielle » sous laquelle cette « énergie diffuse », cette « substance immatérielle » se présente à l’imagination (p. 270). (Comme Mauss, comme le sauvage, Durkheim fait fluctuer de façon inconsistante cette force impersonnelle d’une représentation référentielle à l’autre.) Le totem est à la fois un objet (plante, animal), un emblème, les membres d’un clan et une conception de l’univers (p. 270). Il représente le clan (fonction référentielle) et lui donne aussi, pragmatiquement, performativement, son sentiment d’unité ; dans les sociétés moins fragmentées que celles d’Australie, il devient le modèle d’une notion unifiée de l’univers[39] (p. 281). Pourtant, les objets totémiques eux-mêmes et leurs symboles sont sans signification. Ils ne peuvent susciter les sentiments auxquels ils se rattachent : respect, peur, crainte révérencielle, sentiments de dépendance (p. 293).

La force du rituel, de la foule, est ressentie comme extérieure (quoique immanente) au participant. Elle lui donne le sentiment d’avoir une double nature, une partie de lui-même échappant à son contrôle[40]. Étant un impératif moral (p. 271), elle crée un sentiment d’obligation qui peut le contraindre à agir non dans son intérêt immédiat, mais dans celui de la collectivité. Elle suscite chez le primitif un sentiment de « confiance joyeuse » qui ignore encore les dieux jaloux et terribles ; sa société n’est pas encore un « Léviathan » qui le domine de son pouvoir immense et qui le soumet à une discipline impitoyable (p. 321). La force du rituel est une force morale dont la représentation référentielle en totem — ou en esprit, démon ou dieu dans les « religions avancées » (p. 284) — en vient à représenter, d’une façon qui n’est pas très claire dans l’argumentation de Durkheim, la société elle-même. Le totem et, plus précisément, ses emblèmes (churinga, nurtunja, waninga) permettent à la société de prendre conscience d’elle-même (p. 331). Ils participent à cette force, à cette mana, la condensent, la transportent et la diffusent.

Durkheim souligne que l’emblème totémique est en fait plus sacré que les objets (animaux, plantes, clans) qu’il représente (p. 315). Il affirme que les sentiments qu’éveille en nous un objet se communiquent spontanément, comme par contagion, à un autre objet, à un symbole, qui finit par représenter cet objet (p. 314). Le symbole est particulièrement puissant lorsqu’il est simple et concret. C’est un signe qui est aimé, craint, respecté[41]. C’est pour ce signe que l’on se sacrifie. Le soldat qui donne sa vie pour son drapeau ne voit pas dans celui-ci un signe sans valeur intrinsèque, ne servant qu’à rappeler la réalité qu’il représente ; il le traite plutôt comme s’il était la réalité elle-même. La tendance à réagir au symbole comme s’il était ce qui est symbolisé est encore plus forte chez le primitif, dont l’intelligence est trop « rudimentaire » pour saisir une réalité aussi complexe que le clan, qui est incapable de reconnaître dans la collectivité la source de son exaltation, de son extase, de son sentiment de s’élever au-dessus de lui-même.

Or, que voit-il autour de lui ? De toutes parts, ce qui s’offre à ses sens, ce qui frappe son attention, ce sont les multiples images du totem. C’est le waninga, le nurtunja qui sont autant de symboles de l’être sacré. Ce sont les bull-roarers, les churinga sur lesquels sont généralement gravées des combinaisons de lignes qui ont la même signification. Ce sont les décorations qui recouvrent les différentes parties de son corps et qui sont autant de marques totémiques. Comment cette image, partout répétée et sous toutes les formes, ne prendrait-elle pas dans les esprits un relief exceptionnel ? Ainsi placée au centre de la scène, elle en devient représentative. C’est sur elle que se fixent les sentiments éprouvés, car elle est le seul objet concret auquel ils puissent se rattacher. Elle continue à les rappeler et à les évoquer, alors même que l’assemblée est dissoute, car elle lui survit, gravée sur les instruments du culte, sur les parois des rochers, sur les boucliers, etc. Par elle, les émotions ressenties sont perpétuellement entretenues et ravivées. Tout se passe donc comme si elle les inspirait directement.

p. 315-316

De façon stéréotypée, l’argumentation de Durkheim présuppose l’existence d’une mentalité primitive sans en apporter aucune preuve. Il nous offre une théorie sur le symbolisme qui rappelle les thèmes du symbolisme à son époque : le symbole, véhicule de l’émotion ; le symbole distinct de ce qui est symbolisé et pourtant relié à ce symbolisé ; le symbole capable de ne faire qu’un avec le symbolisé dans des circonstances spéciales (ici chez les primitifs, dans le rituel ; ailleurs, en France, dans la poésie et aussi la liturgie).

Ce qui frappe dans le passage précédent et partout dans Les Formes élémentaires, c’est ce que Derrida considérerait comme une projection (ou, peut-être, une reconnaissance) d’une sensibilité logocentrique[42]. Durkheim fait référence aux marques sur le corps et aux dessins sur les emblèmes totémiques comme à une forme d’écriture. « Si l’Australien est si fortement enclin à figurer son totem, ce n’est pas pour en avoir sous les yeux un portrait qui en renouvelle perpétuellement la sensation ; mais c’est simplement parce qu’il sent le besoin de se représenter l’idée qu’il s’en fait au moyen d’un signe matériel, extérieur, quel que puisse, d’ailleurs, être ce signe » (p. 179). Durkheim s’interroge même sur l’origine de l’écriture, qui servirait à traduire matériellement la pensée (p. 180, n. 1). Le totem semble être une série hiérarchiquement ordonnée de symboles déplacés, chacun extérieur à l’autre, comme la lettre par rapport au son, le son par rapport à la signification, chacun participant avec l’autre et même le supplantant comme s’il était l’autre, soit la société, le clan, les membres du clan, l’animal ou la plante qui représentent le clan ou ses membres, les emblèmes totémiques. À chacun est attribuée la force effervescente, la mana, du rituel, de la foule, de la société. (À noter que Durkheim confond foule, société, et parfois aussi opinion.) Chacun devient le véhicule référentiellement dominé de cette force (pragmatique) et, par conséquent, selon Durkheim, le symbole et ultimement la source de cette force. Par attribution (il faudrait peut-être dire par contagion), la source, le véhicule et le symbole ou le signe se confondent dans la pensée totémique putative de Durkheim. Nous sommes à la limite du référent ou, si l’on préfère, de la représentation. Contrairement à Mauss, Durkheim insiste sur un dernier référent, la société, dont il assure la stabilité référentielle en déclarant qu’elle n’est pas juste un symbole de la force, mais sa source. La « sociolâtrie » stylistique et théorique de Durkheim vient renforcer l’importance de la société.

Durkheim prend ses distances par rapport à d’autres chercheurs (la majorité, dit-il) qui conçoivent la religion comme surimposée à la réalité d’un « monde irréel, construit tout entier soit avec les images fantasmatiques qui agitent son esprit pendant le rêve, soit avec les aberrations, souvent monstrueuses, que l’imagination mythologique aurait enfantée sous l’influence prestigieuse, mais trompeuse, du langage » (p. 322). Il soutient plutôt que la religion est enracinée dans la réalité, que la force morale sur laquelle comptent les membres des tribus australiennes n’est pas une illusion. « Cette puissance existe, c’est la société. » Il doit pourtant admettre que l’Australien a tort lorsqu’il croit, par exemple, que la vitalité accrue qu’il ressent pendant la cérémonie provient de l’animal ou de la plante totémique.

Mais l’erreur porte uniquement sur la lettre du symbole au moyen duquel cet être est représenté aux esprits, sur l’aspect de son existence. Derrière ces figures et ces métaphores, ou plus grossières ou plus raffinées, il y a une réalité concrète et vivante. La religion prend ainsi un sens et une raison que le rationaliste le plus intransigeant ne peut pas méconnaître.

p. 322

On ne comprend pas clairement ce que Durkheim entend par « la lettre du symbole ». Il semble reconnaître la réalité de ce qui est symbolisé, dans ce cas-ci la société (elle-même cependant une objectivation symbolique de la force effervescente, dit-il dans une autre interprétation), et il envoie promener le symbole (même s’il reconnaît, comme nous l’avons mentionné, que le symbole, l’emblème, peut être plus puissant que son référent). Dans cette optique, quel est donc le statut du symbole ? Les aborigènes réagissent devant leurs totems comme s’ils étaient réels et non comme s’ils étaient les symboles de quelque chose qu’ils ne peuvent comprendre. Durkheim évite la question en soutenant que son « objet principal n’est pas de donner à l’homme une représentation de l’univers physique ». Comment une telle représentation pourrait-elle subsister, fait-il valoir, si elle n’était que « tissu d’erreurs » ? Avant tout, la religion est plutôt « un système de notions au moyen desquelles les individus se représentent la société dont ils sont membres et les rapports, obscurs mais intimes, qu’ils soutiennent avec elle » (p. 222-223). Qu’elle soit métaphorique ou symbolique, cette représentation est néanmoins fidèle à la société.

Circulaire et confuse, l’argumentation de Durkheim finit par devenir dangereuse. Quelles sont les conséquences de l’attribution d’une réalité à l’objet de symboles erronés, qui sont, comme nous l’avons vu, très efficaces justement parce qu’ils participent (au pouvoir) à la réalité qu’ils symbolisent ? La « réalité » d’un référent peut-elle donner une réalité à ses symboles ? Nous retrouvons le problème de l’illusion que j’ai soulevé dans mon analyse de Mauss. Durkheim nous aurait-il donné une théorie, une justification en fait, de l’illusion ?

Durkheim ne traite pas de l’illusion, mais de façon plus excessive, du délire. « Si l’on appelle délire, dit-il, tout état dans lequel l’esprit ajoute aux données immédiates de l’intuition sensible et projette ses sentiments et ses impressions dans les choses, il n’y a peut-être pas de représentation collective qui, en un sens, ne soit délirante » (p. 325). Les exemples que donne Durkheim de ce délire ont des statuts ontologique et épistémologique radicalement différents : les véhicules de symboles (le drapeau, le sang), la projection de sentiments et d’émotions, des catégories et des classifications (l’homme distinct de l’animal), la valeur économique (un timbre postal oblitéré), même des perceptions (odeurs, goûts). Dans ce sens, il semble qu’une fois interprété et évalué, l’univers entier (une culture) deviendrait un délire ! Cependant, insiste Durkheim, il s’agit d’un délire efficace parce que ses objets et ses images sont investis de pouvoir et influent sur la conduite des hommes. « C’est que la pensée sociale, à cause de l’autorité impérative qui est en elle, a une efficacité que ne saurait avoir la pensée individuelle ; par l’action qu’elle exerce sur nos esprits, elle peut nous faire voir les choses sous le jour qui lui convient ; elle ajoute au réel ou elle en retranche, selon les circonstances » (p. 326).

Cette « forme de l’idéalisme », comme Durkheim la qualifie (p. 327), s’applique particulièrement à la société. « L’idée y fait, beaucoup plus qu’ailleurs, la réalité. » L’objet qui sert de support à l’idée (à noter la contradiction) est réduit au minimum à l’intérieur d’une « superstructure idéale ». En fait, soutient Durkheim, qui est pris à nouveau dans un cercle vicieux, il n’y a pas de délire « car les idées qui s’objectivent ainsi sont fondées, non pas sans doute dans la nature des choses matérielles sur lesquelles elles se greffent, mais dans la nature de la société » (p. 327).

Durkheim ne considère pas l’efficacité des véhicules investis de pouvoir, les symboles sacralisés intrinsèquement et en eux-mêmes, comme une partie du système ou de la structure (p. 625). Si contingents qu’ils soient, ils orientent les conduites. Ils formulent la réalité[43]. C’est la force de la société, de la foule assistant au rituel, qui est objectivée à travers les symboles, leur donnant non seulement un pouvoir, mais aussi une réalité. Cette formulation est en fait celle de Mauss. Le pouvoir totémique fonctionne pour Durkheim comme la mana pour Mauss ; il donne une capacité d’agir et un pouvoir agissant réel aux objets (symboles) qui n’ont en eux-mêmes et d’eux-mêmes ni réalité ni pouvoir. Durkheim reconnaît l’importance de l’effervescence sociale et prédit que « un jour viendra où nos sociétés connaîtront à nouveau des heures d’effervescence créatrice au cours desquelles de nouveaux idéaux surgiront, de nouvelles formules se dégageront qui serviront pendant un temps de guide à l’humanité » (p. 611).

Traitant des aborigènes d’Australie, la plus primitive des sociétés, Durkheim ne voit pas les conséquences politiques de son analyse pour le monde contemporain. En dépit de sa position politique explicite, et que l’on ne peut guère qualifier de fasciste, son analyse mène à la pensée (ou, en termes peut-être plus justes, elle en est symptomatique) qui s’est élaborée (verarbeitet) au cours des décennies de fascisme après sa mort et qui s’impose encore aujourd’hui. Conjointement avec Mauss et sa théorie sur la magie et l’illusion, Durkheim nous a brossé un tableau de la façon dont l’excitation d’une foule se vénérant elle-même provoque pendant le rituel l’effervescence, la mana, le pouvoir qui transforme l’illusion en réalité.

Marcel Mauss s’est éventuellement rendu compte de cet aspect. Voici ce qu’il écrivait en 1936 à Svend Ranulf, un de ses anciens étudiants :

Durkheim, et après lui nous autres, nous sommes, je le crois, les fondateurs de la théorie de l’autorité de la représentation collective. Que de grandes sociétés modernes, plus ou moins sorties du Moyen Âge d’ailleurs, puissent être suggestionnées comme des Australiens le sont par leurs danses, et mises en branle comme une ronde d’enfants, c’est une chose qu’au fond nous n’avions pas prévue. Ce retour au primitif n’avait pas été l’objet de nos réflexions. Nous nous contentions de quelques allusions aux états de foule, alors qu’il s’agit de bien autre chose. Nous nous contentions aussi de prouver que c’était dans l’esprit collectif que l’individu pouvait trouver base et aliment à sa liberté, à son indépendance, à sa personnalité et à sa critique. Au fond, nous avions compté sans les extraordinaires moyens nouveaux[44].

Je crois que tout cela est pour nous une véritable tragédie, une vérification trop puissante des choses que nous avions montrées, et la preuve que nous aurions dû nous attendre à ce que cette vérification se fasse par le mal plutôt que par le bien[45].

Il nous faut considérer, selon moi, cette idée d’une pensée primitive (en fait, sa localisation, sa délocalisation) au sein de la pensée moderniste dans l’optique d’une telle vérification.