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L’héritage que Marcel Mauss (1872-1950) a laissé en anthropologie est considérable, et son actualité, toujours grande. Ses travaux, de l’« Essai sur la nature et la fonction du sacrifice » aux « Techniques du corps » en passant par ses études sur la magie et sur le don, ont été, et sont toujours, l’objet de nombreuses discussions, critiques et réinterprétations chez nos collègues anthropologues. Mais qu’en est-il en sociologie ?

Marcel Mauss, sociologue

La formation et la carrière de Marcel Mauss se situent au carrefour de diverses disciplines. D’abord la philosophie : études à l’université de Bordeaux où il suit les cours de son oncle Émile Durkheim, agrégation de philosophie en 1895. Ensuite, la philologie, l’histoire des religions et l’ethnologie religieuse : formation spécialisée à l’École pratique des hautes études, section histoire des religions, à Paris (il y suit les cours de Sylvain Lévi et y rencontre celui qui deviendra son ami et « jumeau de travail », Henri Hubert, jeune agrégé d’histoire), séjour d’études en Hollande et en Angleterre, et, à partir de 1901, titulaire de la conférence d’histoire des peuples dits non civilisés à l’École pratique des hautes études. Enfin, l’anthropologie et la sociologie : collaboration étroite avec Émile Durkheim depuis la parution en 1898 de L’Année sociologique, mise sur pied de l’Institut d’ethnologie de l’Université de Paris en 1925[2]. Et sans oublier la psychologie, avec la présidence de la Société de psychologie en 1923 et publication du texte « Rapports réels et pratiques de la psychologie et de la sociologie » (Mauss, 1924). Bref, voilà, on l’aura compris, une trajectoire marquée par l’interdisciplinarité.

Lorsque Mauss présente, à la toute fin des années 1920, sa candidature au Collège de France, ses amis, dont le linguiste Antoine Meillet, l’identifient plus spontanément à l’ethnologie : « Ethnologie c’est mieux, lui disent-ils, que sociologie. » Pour sa part, même s’il est conscient qu’« Ethnologie est le titre électoral par excellence », Mauss n’en refuse pas moins de l’employer : « (...) Si j’ai encore une certaine durée de vie devant moi, je suis bien décidé à lâcher d’un cran les primitifs, et ce m’est une gêne morale en ce moment d’y être cantonné[3]. » Donc, pour lui, « rien de mieux que la sociologie ». Mauss vient de publier dans L’Année sociologique, nouvelle série, dont la parution est plus que jamais précaire, un long article programmatique intitulé « Divisions et proportions des divisions de la sociologie » (Mauss, 1927).

À la suite d’une lutte très serrée, Mauss est élu au Collège de France fin novembre 1930 et nommé titulaire de la chaire de sociologie : « Dame sociologie fait, ironise certains, son entrée au Collège. » C’est la « revanche » des durkheimiens. Une fois dans la « forteresse », Mauss expose les travaux de Durkheim sur la morale civique et professionnelle, mais, dans les faits, il ne s’éloigne guère des « sociétés de type archaïque » auxquelles il consacre son premier cours.. Son attention se porte sur les phénomènes généraux de la vie collective : les phénomènes de la vie nationale (cohésion sociale, éducation et tradition), les phénomènes internationaux (guerre et paix, phénomènes de civilisation) et la psychologie collective (mentalité et rapport collectif).

Mauss, sociologue ? Avec ses collègues durkheimiens, il participe à la création de l’Institut français de sociologie et de la revue Annales sociologiques, dans laquelle il publie en 1934 son « Fragment d’une sociologie générale descriptive » (Mauss, 1934) ; plus que jamais préoccupé de développer le « côté purement descriptif » des sciences sociales, il déclare : « Plût au ciel que la description des sociétés dites primitives ne soit pas la seule qui appelât notre collaboration et utilisât nos méthodes. Il faut les appliquer intensément et tout de suite à toute l’observation de nos sociétés » (Mauss, 1933 [1979], p. 447).

Qui va, à la mort de Mauss en 1950, reprendre le flambeau ? On peut citer en histoire des religions des peuples non civilisés le nom de Maurice Leenhardt, qui lui succède à l’École pratique des hautes études, et en anthropologie, les noms de Marcel Griaule, Denise Paulme, Germaine Diéterlen, Louis Dumont et évidemment Claude Lévi-Strauss (qui devient en 1959 titulaire de la chaire d’anthropologie sociale au Collège de France). C’est Claude Lévi-Strauss avec Gurvitch qui réunit en 1950, au lendemain de la mort de Mauss, un certain nombre de ses textes, dont l’« Essai sur le don ». Il choisit pour titre Sociologie et anthropologie (Lévi-Strauss, 1950a). L’ouvrage paraît aux Presses Universitaires de France dans une nouvelle collection, « Bibliothèque de Sociologie Contemporaine » (dirigée par Georges Balandier), avec un « Avertissement » de Georges Gurvitch qui s’exclame : « Le Don, un chef-d’oeuvre de la Sociologie française. » La sociologie en premier lieu et l’anthropologie, en second, comme si la première avait préséance sur la seconde pour identifier, sur le plan disciplinaire, l’oeuvre et la vie professionnelle de Mauss. Par ailleurs, Lévi-Strauss dédie à Marcel Mauss l’article sur « La sociologie française » qu’il publie, la même année, dans La Sociologie au xxe siècle, ouvrage collectif édité par Georges Gurvitch et Wilbert Moore (Lévi-Strauss, 1950b).

Et en sociologie ? Dans les années d’après-guerre, il y a Henri Lévy-Bruhl, juriste et sociologue, qui relance L’Année sociologique, 3e série, et Georges Gurvitch, qui, professeur à la Sorbonne, entend prolonger l’enseignement du maître autour de la notion de « fait social total ». Il faut attendre la fin des années 1960 pour que soit créée au Collège de France une (nouvelle) chaire de sociologie (de la civilisation moderne) et pour que l’Assemblée de professeurs élise un sociologue-philosophe : il s’agit de Raymond Aron, qui, petit-cousin de Mauss, fut collaborateur aux Annales sociologiques et assistant de Célestin Bouglé au Centre de documentation de l’École normale supérieure. Mais Aron est plus wébérien que durkheimien...

Si cher à Georges Gurvitch et aussi à Raymond Aron, le projet d’une publication des oeuvres complètes de Marcel Mauss ne se réalise qu’en 1968, avec la parution des trois tomes des Oeuvres aux Éditions de Minuit, dans la collection « Le sens commun », que dirige Pierre Bourdieu, grâce au travail de l’un de ses collaborateurs, Victor Karady. Une sélection des textes « les plus caractéristiques des recherches sociologiques et ethnologiques » de Mauss édités dans les Oeuvres paraissent au même moment dans la collection « Points » sous le titre Essais de sociologie. Pierre Bourdieu fait partie, dans les années 1960, de la nouvelle génération de sociologues, qui, venus également de la philosophie, ont été formés à l’ethnologie et participent au « renouveau de l’approche durkheimienne » en tentant de réunifier sociologie et ethnologie. L’itinéraire intellectuel et professionnel de Bourdieu le met en relation à la fois avec Raymond Aron (animation du Centre de sociologie européenne) et Claude Lévi-Strauss, dont il pratique les méthodes structuralistes dans ses premiers travaux chez les Kabyles. Bourdieu entre en 1982 au Collège de France où il devient titulaire de la chaire de sociologie.

Relire ou oublier Mauss?

Les sociologues ont abandonné Mauss aux anthropologues, mais l’ont-ils oublié complètement ? Les réponses sont contrastées : Frédéric Ramel accorde à Mauss « une place de choix comme l’un des pères de la sociologie contemporaine », Christian Papilloud parle d’un Marcel Mauss repoussé aux marges de la théorie sociale contemporaine et Alain Caillé fournit quelques explications de la « sous-estimation » de son importance en sociologie : identité disciplinaire multiple, absence de livre, réflexion non systématique. Le durkheimisme a survécu, quoique difficilement, à travers Mauss (Heilbron, 1985 ; Marcel, 2001). Le côté « grand prêtre » de Durkheim, qui voulait instaurer une morale laïque inspirée par l’esprit scientifique, agace. En comparaison, le neveu, avec son côté « sorcier » qui croit en « l’esprit des choses » et en la force des mots, a tout pour plaire.

On assiste depuis une vingtaine d’années à une multiplication des travaux portant sur Marcel Mauss et aussi sur ses proches collaborateurs et élèves[4]. Une revue, en lutte contre la perspective utilitariste, a choisi comme titre un acronyme, La Revue du MAUSS, prenant ainsi Marcel Mauss comme porte-étendard du mouvement anti-utilitariste en sciences sociales. La Revue européenne des sciences sociales a consacré un numéro spécial en 1996 à Marcel Mauss, à la suite d’un colloque organisé à l’Université de Lausanne sur « Mauss : hier et aujourd’hui ». La même année, le British Center for Durkheimian Studies organise à Oxford University un colloque sur « Mauss Today » (James et Allen, 1998). Et à la suite de la publication de la première biographie de Marcel Mauss et de l’édition de ses Écrits politiques (Fournier, 1994, 1998), nous avons nous-mêmes organisé il y a quelques années au Collège de France et à la Maison des sciences de l’homme à Paris un colloque international sur « L’héritage de Marcel Mauss ». Quelques-uns des textes (« Relectures » et « Témoignage ») que nous publions ont été présentés lors de ce colloque.

À la question « Relire ou oublier Mauss ? », il n’y a qu’une réponse, simple et immédiate : il faut le relire. La première partie du numéro réunit de courtes interventions « personnelles » de chercheurs de renom, Pierre Bourdieu, Maurice Agulhon et Jean-Pierre Vernant, tous trois professeurs au Collège de France, qui ont été influencés par Marcel Mauss, ainsi que des analyses plus approfondies sur divers aspects de son oeuvre : la magie, la relation humaine et la psychologie collective. Viennent s’ajouter à ces textes deux documents inédits : un texte de Marcel Mauss sur « Fait social et caractère » présenté en 1938 au Congrès international des sciences anthropologiques et ethnologiques à Copenhague et un témoignage émouvant d’une grande valeur, celui de Denise Paulme, qui fut l’élève de Marcel Mauss et qui édita, à la fin de sa vie, ses notes de cours sous le titre Manuel d’ethnographie (Mauss, 1947). Nul doute que Mauss a été, comme elle le dit, un « maître incomparable ».

Mais comment (re)lire Mauss ? Il y a d’abord la manière Bourdieu qui consiste tout simplement, tout bonnement pourrions-nous dire, à extraire un certain nombre de citations des divers écrits de Marcel Mauss, et à les commenter plus ou moins longuement. La seule juxtaposition de toutes ces phrases fait apparaître un « nouveau » Mauss, mais un Mauss qui est très proche de celui-là même qui nous le (re)présente : qu’il s’agisse de l’objet de la sociologie, de la logique pratique ou du caractère arbitraire du fait social, on voit bien que ces phrases pourraient être signées par Bourdieu.

Jean-Pierre Vernant s’appuie aussi sur deux ou trois « déclarations » de Marcel Mauss : « Il n’existe pas de peuple non civilisé, il n’existe que les peuples de civilisations différentes. » « Ce qu’il faudra pour faire quelque chose de solide, c’est que nous travaillions ensemble, à cheval sur tous les bouts de la psychologie et de la sociologie en même temps. » Deux phrases, et tout s’illumine ! L’intention de Vernant est de mettre en évidence l’importance du « virage » que Mauss a fait effectuer aux sciences sociales ; c’est aussi de montrer que la pensée de Mauss a évolué et qu’il a été amené à accorder de l’importance non seulement aux rites mais aussi aux mythes. Un point de vue que Vernant, qui n’a pas été l’élève de Mauss, partage entièrement. Dans son court exposé, on voit s’établir une filiation via Louis Gernet, Marcel Granet et Ignace Meyserson.

Une autre manière de lire Mauss est celle de Bernard Saladin d’Anglure qui, le temps d’une recherche sur « Mauss et l’anthropologie des Inuits », se transforme en historien pour nous fournir, archives en mains, une première véritable analyse de l’impact du texte « Essai sur les variations saisonnières des sociétés Eskimos. Étude de morphologie sociale » que Marcel Mauss, en collaboration avec Henri Beuchat, a publié en 1906 dans L’Année sociologique ; il retrace les rapports que Mauss a entretenus, de son vivant, avec l’anthropologie des peuples arctiques en général et en particulier du peuple inuit (eskimo) et aussi les filiations intellectuelles qui permettent d’expliquer la résurgence d’une pensée maussienne dans les recherches actuelles sur les Inuits d’Alaska, de Sibérie, de l’Arctique canadien et du Groenland. Une grande fresque ! On voit défiler des élèves de Marcel Mauss, puis ceux d’André Leroi-Gourhan. Sans oublier les Jean Malaurie, Éveline Lot-Falck, Claude Lévi-Strauss pour la France, etc. Au dépouillement d’archives, se mêlent souvenirs personnels et réflexions théoriques. Les « intuitions » de Mauss, ses hypothèses, alimentent toujours la recherche et les débats en anthropologie, et ni son approche holiste des systèmes sociaux, ni son étude des dualismes ne sont dépassées.

Enfin, une troisième manière de lire Mauss est d’établir des comparaisons, des ponts entre Mauss et d’autres auteurs qui lui sont tantôt proches (Maurice Halbwachs), tantôt éloignés (Georg Simmel). De telles comparaisons, de tels rapprochements permettent de jeter un éclairage nouveau sur la contribution originale de Mauss aux sciences sociales. Maurice Halbwachs est un proche de Mauss : ce sont des amis, ils collaborent à L’Année sociologique puis aux Annales sociologiques, et dans les années suivant la Première Guerre, ils participent, comme le montre Jean-Christophe Marcel, à la fondation d’une psychologie collective : l’un s’efforce de baliser le champ et les méthodes de la psychologie collective, l’autre investit des objets particuliers (mémoire, suicide, classes sociales) ; l’un développe les notions de symbole, technique du corps, fait social total ; l’autre élabore une théorie de « l’instinct social de survie », avec prise en compte des états psychiques collectifs. On voit bien que leur effort pour comprendre comment le social s’inscrit dans l’inconscient les amène à se démarquer en partie de ce qu’on peut appeler le programme « dur » élaboré par Émile Durkheim, celui des Règles de la méthode sociologique. Halbwachs a été, il est vrai, l’élève d’Henri Bergson. Jean-Christophe Marcel parle même d’une « perspective plus compréhensive » (à la Max Weber quoi !) bien que continuant à être résolument holiste.

Entre Marcel Mauss et Georg Simmel, le rapprochement n’est pas évident même si on trouve un texte de Simmel dans le premier volume de L’Année sociologique en 1898. Il y a certes de nombreuses différences entre ces deux auteurs, mais, comme le suggère Alain Caillé, ils ont quelque chose en commun. Quel est ce quelque chose ? Christian Papilloud répond que l’un et l’autre se posent la même question : la société est-elle possible ? Et tous les deux étudient le sacrifice, conçoivent la réciprocité dans des termes semblables, et identifient les trois conditions nécessaires à toute relation humaine, à savoir la personnalisation de la relation, l’engagement dans cette relation, et sa durée dans le temps.

On ne peut pas, s’agissant de Marcel Mauss, ne pas établir une comparaison entre le neveu et l’oncle. Les liens sont personnels et fort complexes : deux personnalités fort différentes se rencontrent et se confrontent continuellement. Il faut lire leur correspondance pour voir comment le jeune Marcel énerve l’oncle Émile : au sérieux et au caractère obsessif de l’oncle s’opposent la fleimardise et la décontraction du neveu (Durkheim, 1998). Mais qu’est-ce qui, sur le plan de la théorie, les distingue ? Durkheim, en tant que chef d’équipe, donne les grandes orientations théoriques et méthodologiques, mais il coordonne le travail de ses collaborateurs avec une grande ouverture d’esprit, avec libéralisme, disent ses contemporains. Mauss est l’alter ego de Durkheim, son plus proche collaborateur, qu’il s’agisse de la publication de L’Année sociologique ou de la rédaction de comptes rendus ; tous les deux signent un essai très important sur « Les formes primitives de classification » ; tous les deux montrent comment, surtout dans des périodes d’effervescence, la force du groupe transforme l’illusion en réalité. Donc très grande proximité, mais aussi des différences, comme le note Vincent Crapenzano, qui ne cherche pas non plus, dans sa lecture intextuelle en profondeur des ouvrages de Durkheim et de Mauss, surtout ceux sur la magie et la religion, à cacher les limites ou les faiblesses de leurs analyses. Lire, c’est donc mettre en contexte, comparer, et pourquoi pas critiquer ?

L’actualité de Mauss

Les grands thèmes maussiens, qu’il s’agisse des rituels, des croyances, des catégories de pensée, des échanges ou des techniques du corps, occupent, en sociologie, une place de plus en plus importante. Mais c’est l’« Essai sur le don » qui retient le plus l’attention, avec la multiplication des nombreux travaux sur la charité, la philanthropie, le don humanitaire. Par ailleurs, du côté de la sociologie politique, on a découvert un nouvel intérêt pour les analyses politiques de Marcel Mauss, dont nous avons édité l’ensemble des Écrits politiques (Mauss, Fayard, 1998), et en particulier pour son analyse de « La nation ».

Le don. S’il y a bien une actualité de la pensée de Mauss, c’est d’abord sur cette question du don, qui demeure toujours, pour reprendre le titre d’un essai de Maurice Godelier (1998), une énigme. Tout n’a pas encore été dit ! Étroitement identifié à La Revue du MAUSS, Alain Caillé défend la thèse selon laquelle Marcel Mauss, se débarrassant des dichotomies sacré/profane, sociologie/psychologie, individu/société, normal/pathologique, effectue un dépassement de Durkheim par la découverte du symbolisme. Et, s’attaquant à diverses perspectives qui ont pu « trahir » la pensée de Mauss, dont celle du structuralisme de Claude Lévi-Strauss, il donne à l’analyse du don le statut de paradigme, renvoyant dos à dos l’individualisme et le holisme méthodologique. Marcel Mauss propose, selon lui, un autre modèle de l’action sociale qui, intrinsèquement pluriel, articule intérêt et désintéressement et qui privilégie l’analyse des interdépendances relationnelles (interactions et réseaux). Il s’agit non pas d’un système philosophique mais d’un programme de travail qui a aussi une dimension politique. Caillé est cependant très conscient des nombreuses critiques dont l’ « Essai sur le don » de Mauss a été l’objet : défaut d’universalité du don, d’historicité du don et défaut de cohérence propre, défaut d’exhaustivité du don. La force du paradigme du don est, selon lui, de nous obliger à penser ensemble et dans leur interdépendance complexe trois choses : le don, le symbolisme et le politique.

Collaborateur à La Revue du MAUSS et cosignataire avec Alain Caillé d’un ouvrage sur L’Esprit du don, Jacques T. Godbout se demande, non sans raison, si l’analyse que propose Mauss et qui porte principalement sur le don dans les sociétés archaïques peut s’appliquer au don dans les sociétés modernes : le don archaïque serait obligé et réciproque, et le don moderne, libre et unilatéral, anonyme et impersonnel. Comment penser le don aujourd’hui ? se demande-t-il. Comment analyser le don humanitaire, le don d’organes et le don de sang, qui sont des dons faits à des inconnus ? Godbout reconnaît la spécificité des sociétés modernes (apparition du droit comme sphère séparée, etc.), mais il défend, face aux critiques, la thèse de Mauss, même sur la question de « l’esprit des choses » (hau), et montre l’actualité de la perspective maussienne qui met en évidence une dimension fondamentale du don, à savoir qu’il affecte l’identité des partenaires : un vrai don est un don de soi-même. Le don n’est donc pas quelque chose d’archaïque, c’est, pour reprendre l’expression de Mauss, « le roc de la société », de toute société.

Mais faut-il, se demande Ilana Friedrich Silber, rechercher le noyau essentiel du don en le définissant, à la suite de Marcel Mauss comme « roc » universel ? La confrontation de l’ « Essai sur le don » de Marcel Mauss avec l’étude de Paul Veyne, Le pain et le cirque, qui porte sur le don évergétique dans le monde gréco-romain, lui permet de montrer que la recherche, comme le fait Mauss, des caractéristiques fondamentalement semblables et universelles du don au travers des périodes historiques et des cultures occulte tout un ensemble de différences, distinctions et discontinuités. Deux questions, encore peu explorées, retiennent son attention : d’abord, celle de la diversité du don dans le contexte de périodes historiques et de cultures différentes, ensuite, celle de la diversité du don dans un même contexte historique et culturel déterminé. Préoccupée d’établir le sens de l’action des individus sans pour autant nier le poids des systèmes culturels, ou des systèmes de pensée, Silber suggère de prêter attention à la diversité du don et de développer, dans une perspective wéberienne, une sociologie historique comparée du don. Sachant tout ce qui oppose les perspectives durkheimienne et wéberienne, on peut s’étonner d’une telle proposition. Mais encore ici, Mauss peut servir de « passeur » et permettre un dialogue fécond et mutuel entre des traditions apparemment fort éloignées.

La politique. Intellectuel engagé, proche et grand admirateur de Jean Jaurès, Marcel Mauss a beaucoup milité, il a aussi beaucoup écrit sur des questions politiques et sociales. Maurice Agulhon nous peint un Marcel Mauss en républicain : le camp républicain c’est celui de la laïcité, de l’instruction publique obligatoire et de la défense de la Science avec un grand S, avec un intérêt pour la nouvelle science sociale. Mauss plaît d’autant plus à Maurice Agulhon qu’il est socialiste, préférant la réforme à la révolution violente et surtout n’hésitant pas à critiquer la République sans pour autant abandonner les principes démocratiques généraux qu’elle institue.

L’un des projets chers à Mauss, au lendemain de la Première Guerre, est d’écrire un grand livre sur « La nation ». C’est, comme le montre Marcel Fournier, la période la plus active, pour ne pas dire la plus féconde, de la vie de Mauss tant sur le plan intellectuel — il publie l’« Essai sur le don » en 1925 — que sur le plan politique. Dans la définition qu’il donne de la nation, Mauss accorde une grande importance aux dimensions politiques et culturelles : c’est une communauté de citoyens qui a sa civilisation, sa langue, sa mentalité et qui se donne d’elle-même une représentation et pour elle-même, un projet. Pourquoi cet ouvrage est-il demeuré inachevé ? Il n’y a pas qu’une seule réponse. Il y a certes des facteurs d’ordre personnel : les nombreuses obligations professionnelles et politiques de Mauss, ses problèmes de santé et ceux de sa femme. Mais plus importants sont les facteurs d’ordre conjoncturel, et en particulier, dans les années 1930, la montée du fascisme. Mauss veut bien réfléchir sur la politique — son ouvrage sur « La nation » se veut théorique — mais, dans une certaine mesure, la politique le piège, l’empêche de mener à terme son projet d’écriture : penser simultanément la nation et le social, le nationalisme et le socialisme devient, pour celui qui veut éviter toute dérive vers la droite, impossible.

Mauss observe la constitution de ce qu’il appelle les « individualités nationales », mais il se méfie du nationalisme, souvent « générateur de la maladie des consciences nationales ». Son idéal, c’est en fait l’internationalisme ; et son espoir, il le met dans la création d’organismes internationaux telle la Société des Nations, l’établissement de liens (ententes, etc.) entre les nations et la constitution de sociétés de plus en plus grandes, du genre fédération ou confédération. Chez Mauss, il y a donc, comme le montre Fredéric Ramel, une sociologie des relations internationales qui se fonde sur une évidence, à savoir le caractère international de la société moderne : interdépendance croissante entre les nations, que ce soit sur le plan économique, politique ou culturel, élargissement des appartenances sociales et des identités politiques. Il s’agit d’une sociologie qui, comme l’ensemble de l’oeuvre de Mauss, s’appuie sur quelques principes épistémologiques et méthodologiques : nécessité de l’empirisme et défense du positivisme, rejet d’un primat explicatif qui soit économique, culturel ou politique, notion de fait social total et mise en relation des faits sociaux. Mais l’analyse que propose Mauss demeure embryonnaire et elle a ses limites, dont l’une est idéologique : Mauss, intellectuel engagé, souscrit au wilsonisme et croit aux vertus de l’arbitrage comme voie de règlements des conflits. Il est vrai, rappelle Ramel, que Marcel Mauss est resté, pendant la guerre de 14-18, plus de quatre ans aux armées ; « Je vois, écrit-il en décembre 1919 à son ami Henri Hubert, l’avenir de l’Europe très faible, très noir.[5] »

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Témoignages, études historiques, comparaisons, critiques : ces divers regards sur l’oeuvre de Marcel Mauss permettent d’en voir toute la richesse et aussi la diversité. Il y a bien un auteur Marcel Mauss, avec, comme il le dit lui-même, son caractère et aussi, pourrions-nous ajouter, son style, mais il s’agit d’une oeuvre fragmentée, qui donne lieu à de très nombreuses interprétations. L’actualité de la pensée Mauss en sociologie et en anthropologie se manifeste dans la diversité et aussi la confrontation : il n’y a pas une seule mais plusieurs présences de Mauss.