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Dans la dernière partie du long épilogue qui clôt Theory of Film – son grand ouvrage sur le cinéma publié en 1960 –, partie qui a pour titre le sous-titre même du livre, The Redemption of Physical Reality[1], Kracauer rapporte une version du mythe de Persée. Chargé par Athéna de tuer Méduse, mais ne pouvant affronter son regard sous peine d’être pétrifié, Persée parvient à décapiter le monstre en regardant son image dans le miroir du bouclier poli, ainsi qu’Athéna le lui avait conseillé. La morale du mythe est bien sûr que nous ne pouvons faire l’expérience de l’atrocité et de la violence dans la réalité sans en être paralysés. Mais nous pouvons en acquérir une connaissance en regardant les images qui « reproduisent leur vraie apparence » (TF : 305). Pour Kracauer, ces images, de tous les médias existants, seul le cinéma peut nous les donner : l’écran constitue le bouclier poli d’Athéna. Cependant, à la différence du mythe grec, les images de l’horreur dans le miroir de l’écran ne sont plus un moyen en vue d’une fin – tuer Méduse –, elles sont « une fin en soi » (TF : 306). Leur apparition attire le spectateur, qui les accueille en lui et grave ainsi dans sa mémoire « le vrai visage de choses qui sont trop horribles pour être vues dans la réalité » (ibid.). Kracauer pense avant tout aux films tournés au moment de l’ouverture des camps nazis :

Quand nous regardons […] les monceaux de corps humains torturés dans les films sur les camps de concentration nazis – et cela veut dire quand nous en avons une expérience –, nous rachetons l’horreur en l’extrayant de son invisibilité, cachée qu’elle est derrière les voiles de la panique et de l’imagination. Cette expérience est libératrice pour autant qu’elle lève un des plus puissants tabous.

Ibid

Ces images permettent donc, non pas de vaincre l’horreur, mais de se libérer de la peur, de l’angoisse qu’elle suscite tant qu’elle est invisible, refoulée. Mais juste avant de mentionner les films sur les camps et de renvoyer à d’autres passages de son livre où il est question de phénomènes qui menacent notre conscience, comme les cruautés de la guerre, Kracauer se réfère longuement au documentaire de Georges Franju sur les abattoirs de Paris, intitulé Le Sang des bêtes (1949)[2]. Le sens des images insoutenables de l’abattage des animaux n’est évidemment pas de plaider en faveur du régime végétarien, encore moins de satisfaire des désirs obscurs. Elles sont là pour elles-mêmes, comme les scènes de certains films de guerre ou encore celles des films sur les camps. Dans ce passage souvent cité et presque toujours mal compris, Kracauer se contente de mentionner côte à côte l’horreur que révèle la reproduction filmique des abattoirs filmés par Franju et celle des camps de concentration. Il faut se garder de passer trop rapidement sur cette référence au film de Franju et sur l’étonnement qu’elle provoque dans un premier temps, sinon on risque, afin d’en donner une explication, de projeter des raisonnements empruntés à d’autres discours et d’escamoter par là sa portée. Ainsi, Enzo Traverso écrit dans son récent et intéressant ouvrage sur La Violence nazie :

Dans sa Theory of Film, Siegfried Kracauer avait saisi une analogie entre les abattoirs et les camps de la mort en soulignant, par une comparaison entre les documentaires sur les camps nazis et un film comme Le Sang des bêtes de Georges Franju, jusqu’à quel point dans les deux lieux régnait le même caractère méthodique de tuerie et la même organisation géométrique de l’espace.

2002 : 45

Jean-Louis Leutrat, de son côté, dans un commentaire virtuose de la Théorie du film, y voit quelque chose comme une métaphore :

L’appel que fait Kracauer au film de Franju semble […] avoir la même fonction que l’image dans le bouclier […] son film aide à parler des camps de concentration, une réalité vaut ici pour une autre.

2001 : 238

Or, Kracauer plaide justement, et avec quelle insistance, pour que les choses soient montrées telles qu’elles sont. Il demande que le film montre l’apparence réelle des choses, leur « vrai visage ». Pourquoi lui faudrait-il avoir recours à un documentaire sur les abattoirs de Paris pour parler des camps de concentration, alors qu’il connaît et cite nombre des premiers documentaires sur les camps et qu’il se réfère au premier film de fiction sur Auschwitz, Ostnani Etap (La Dernière Étape), tourné en Pologne en 1948[3] ? En fait, à y regarder de près, le texte ne procède à aucune comparaison, et rien ne permet non plus de considérer la référence au Sang des bêtes comme une métaphore de l’univers concentrationnaire. Alors pourquoi cette mention ?

Pour tenter une réponse à cette question, je ferai un détour qui est en partie un retour en arrière. Théorie du film se présente comme une « esthétique matérielle » du film, mais le début du livre est consacré à la photographie. Distinguant entre les propriétés techniques et les propriétés fondamentales du film, Kracauer affirme que ces dernières sont les mêmes que celles de la photographie, à savoir la capacité singulière « de reproduire et de révéler la réalité physique » (TF : 28). La proposition semble claire, si on ne s’arrête pas à la notion de « réalité physique ». Or, Kracauer attire lui-même l’attention sur celle-ci en prévenant que, tout au long de son ouvrage, d’autres termes seront utilisés comme strictement équivalents : « réalité matérielle », « existence physique », « réalité », « nature » et même « vie ». Il finit par proposer, comme solution de rechange adéquate aux notions énumérées, le terme qu’il forge, sans le définir, de « caméra-réalité ». Ce jeu de substitution des termes, provoquant l’équivoque, opacifie les notions en interdisant toute lecture immédiate et naïve. Ce n’est qu’en élucidant l’expression kracauerienne, dans un premier temps hermétique, de « caméra-réalité », que l’on pourra les préciser et éclairer ce qu’il entend par des formules qui reviennent souvent, telles que « le vrai visage des choses » ou encore « les choses telles qu’elles sont ».

Dans ses développements sur la photographie, Kracauer se réfère à plusieurs reprises à Proust, dont il cite (TF : 14) un long passage extrait du Côté de Guermantes. Il s’agit de la scène où le narrateur, après une longue absence, entre dans le salon de sa grand-mère et ne la reconnaît pas.

De moi – par ce privilège qui ne dure et où nous avons, pendant le court instant du retour, la faculté d’assister brusquement à notre propre absence – il n’y avait là que le témoin, l’observateur, en chapeau et manteau de voyage, l’étranger qui n’est pas de la maison, le photographe qui vient prendre un cliché des lieux qu’on ne reverra plus. Ce qui, mécaniquement, se fit à ce moment dans mes yeux quand j’aperçus ma grand-mère, ce fut bien une photographie […], j’aperçus sur le canapé, sous la lampe, rouge, lourde et vulgaire, malade, rêvassant, promenant au-dessus d’un livre des yeux un peu fous, une vieille femme accablée que je ne connaissais pas.

Proust, 1988 : 438-440

Déjà en 1927, dans son premier grand essai sur la photographie, l’argumentation de Kracauer s’appuyait, implicitement, sur la même scène de La Recherche, tout en la modifiant. La photographie d’une « jeune fille en 1864 » ne pouvait plus être identifiée comme étant celle de la grand-mère, malgré sa ressemblance avec le modèle, que par la tradition familiale. En l’absence de témoins qui pourraient garantir l’identité de la personne représentée, il ne restait plus que le contexte socioculturel, par exemple la mode vestimentaire de l’époque. La photographie « fixe » une personne en la figeant et en l’arrachant à la durée ; par la photographie, n’est rendue visible qu’une différence avec le présent, différence qui renvoie à la distance chronologique. On pourrait alors dire que la photographie ne sauve pas une personne dans le temps, mais qu’au contraire le temps chronologique, grâce à la photographie, transforme les personnes en « images ».

L’indétermination de la photographie et son opposition à l’image du souvenir sont à nouveau reprises un peu plus loin dans le texte de la Théorie du film (p. 20), ce qui nous donne une troisième variante de l’histoire de la grand-mère. Le passage commence par une nouvelle référence à Proust décrivant la photographie d’un académicien dans des termes semblables à ceux utilisés par Kracauer en 1927 à propos de la photographie de la grand-mère en jeune fille.

Mais qu’au lieu de notre oeil, ce soit un objectif purement matériel, une plaque photographique, qui ait regardé, alors ce que nous verrons, par exemple dans la cour de l’Institut, au lieu de la sortie d’un académicien qui veut appeler un fiacre, ce sera sa titubation, ses précautions pour ne pas tomber en arrière, la parabole de sa chute, comme s’il était ivre ou que le sol fût couvert de verglas.

Proust, 1988 439

La photographie, par son caractère impersonnel en même temps que par sa reproduction exacte, a pu être considérée, depuis Daguerre, comme un document fiable, rappelle Kracauer. Même Baudelaire, qui la méprisait, lui reconnaissait le mérite de prendre place « dans les archives de notre mémoire » par sa capacité d’enregistrement et de conservation, surtout des phénomènes transitoires. En écho à son texte de 1927, Kracauer décrit maintenant une grand-mère qui, en feuilletant l’album de famille, revit son voyage de noces, tandis que ses petits-enfants regardent avec curiosité et étonnement la mode d’antan, les voitures et tous ces visages jeunes des vieilles personnes. La photographie n’est une aide pour la mémoire que tant que les souvenirs qui s’y rapportent sont vivants. Elle assume alors une fonction de substitut. Plus l’image du souvenir pâlit, plus sa fonction documentaire devient primordiale. L’aspect de reproduction fidèle s’avère alors déterminant[4].

Nous sommes en présence d’un cas de figure très clair (et je dirais presque banal) : nous avons, d’un côté, la mémoire et l’activité du sujet, de l’autre, des données objectives, susceptibles de constituer des archives photographiques cumulatives, illimitées, une sorte d’hyper banque de données. D’ailleurs, le parallèle que Kracauer traçait déjà dans son texte de 1927 entre la photographie et l’historisme allait dans le même sens :

Pour l’historisme, il s’agit de faire une photographie du temps. Sa photographie du temps correspondrait à un film gigantesque qui représenterait sous tous leurs aspects les événements qui s’y trouvent liés.

1996 : 45

À l’exhaustivité de l’inventaire spatial de la photographie correspond l’exhaustivité chronologique de l’historisme. Ce qui est désinvesti par la conscience peut être stocké, inventorié. Mais si, en 1927, Kracauer s’accordait encore avec Proust pour considérer la photographie comme l’expression par excellence du désenchantement du monde, représentant le danger d’une société sans mémoire (réifiée), en 1960, dans la Théorie du film, il formule une critique, à l’adresse de Proust, qui condense son propre changement de perspective.

Le photographe de Proust, rappelle Kracauer, incarne le type d’artiste souhaité par les peintres réalistes dans leur manifeste de 1856. Son attitude devait être tellement impersonnelle devant la réalité qu’en peignant dix fois le même objet, il ne devait pas y avoir le moindre écart entre les dix reproductions. Le photographe de Proust « ressemble à un miroir qui ne discrimine pas ; il est identique à la lentille de la caméra. La photographie est […] le produit d’une aliénation complète » (TF : 15). Dans son commentaire des passages cités de la Recherche, Kracauer, après avoir rappelé que, pour Proust d’ailleurs, il s’agissait avant tout de décrire la violence avec laquelle des souvenirs involontaires brouillent les phénomènes extérieurs (les apparences) qui les déclenchent, objecte qu’un tel miroir n’existe pas, mais donne raison à Proust, dans la mesure où celui-ci rapproche la saisie photographique du monde d’un état d’aliénation. Kracauer cite alors l’historien de la photographie Beaumont Newhall, qui explique la qualité photographique de certains portraits par « la dignité et la profondeur de la perception ». Le photographe peut ainsi être comparé à un lecteur plein d’imagination qui s’efforce de lire, de décrypter un texte difficile. Intensité du regard, respect de l’objet qui est en face, de sa vraie nature, de sa réalité élémentaire : le photographe, grâce à la puissance révélatrice de la caméra, a quelque chose d’un explorateur.

Il mobilise toutes ses forces, non pas pour les décharger dans des créations autonomes, mais pour les dissoudre dans l’essence des objets qui viennent à son encontre. Encore une fois, Proust a raison : l’investissement subjectif avec ce médium est inséparable des processus d’aliénation.

TF : 16

C’est dans l’aliénation du photographe, la soumission de sa volonté artistique à son matériau, ce que Kracauer appelle la limitation de la tendance « formative » (formative tendency) au profit de la tendance « réaliste » inhérente au médium, que la Théorie du film voit le potentiel tant de la photographie que du film.

Dans le texte de 1927, le film, s’opposant à la photographie, était investi de la mission de recomposer par le montage les configurations spatiales de la photographie et de montrer par là leur caractère provisoire. Au-delà, il laissait entrevoir la possibilité d’une organisation meilleure « des restes enregistrés dans l’inventaire général » de la réalité désenchantée – en cela résidait alors son potentiel utopique. Désormais, film et photographie sont dans une relation de continuité. Leur qualité fondamentale et distinctive commune, la capacité singulière à reproduire et à révéler la réalité physique, détermine les affinités du médium avec ce qui est fugitif, fortuit, indéterminé et infini. La puissance mimétique du médium film chez Kracauer n’est pas celle d’un réalisme – quel que soit le sens prêté à ce mot – qui serait apte à fournir une représentation adéquate de la réalité historique et sociale supposée donnée, y compris d’un point de vue critique sur la dite réalité. Elle s’actualise, au contraire, dans la déstabilisation du réseau des significations et des représentations constituant notre image de la réalité, dans leur suspension, ce qui permet de libérer la perception pour saisir les apparences telles qu’elles sont.

L’exigence de Kracauer de montrer « le vrai visage des choses » pourrait être rapprochée du projet de Maurice Merleau-Ponty de faire retour au monde perçu dans sa pureté, de porter l’expérience muette à l’expression, l’accès à l’originaire n’étant aucunement une démarche immédiate. Elle rejoint également, par nombre d’aspects, l’entreprise bergsonienne. Mais, pour déployer la pensée de Kracauer, la mettre en perspective, c’est ici encore Proust, interlocuteur privilégié de ses dernières années, qui me servira de passeur.

L’impératif kracauerien de libérer notre perception et de rendre les choses à nouveau sensibles rappelle également les idées de Viktor Chklovski sur « l’art comme procédé » et sur l’estrangement. Chklovski est le point de départ d’une réflexion de l’historien italien Carlo Ginzburg sur l’estrangement. Le terme, qui donne son titre à l’essai ouvrant le volume de Ginzburg, À distance. Neuf essais sur le point de vue en histoire, a été retenu par son traducteur français pour rendre à la fois l’italien straniamento et le russe ostranienie. Il pointe ce qu’il y a de commun dans les termes allemands de Verfremdung et Entfremdung, contribuant à mettre entre parenthèses leurs connotations théoriques – se rendre étranger à soi-même, rendre lointain, étranger.

Après avoir rappelé que ce procédé littéraire a une longue histoire, dont il retrace les étapes importantes en remontant jusqu’à l’écrit autobiographique de Marc Aurèle (iie siècle après J.-C.), qui recommandait de se défaire de ses représentations (phantasein) afin d’atteindre une perception exacte des choses, Ginzburg se propose d’inscrire ce processus dans une perspective autre que celle de l’histoire littéraire. De Marc Aurèle à Tolstoï, la visée de l’estrangement a toujours été critique : il s’agissait d’oublier les « représentations fallacieuses », les « postulats qu’on croyait évidents », les « modes d’identifications rebattus et usés par les habitudes perceptives » (Ginzburg, 2001 : 21). Voir les choses signifiait les regarder comme si elles étaient neuves, parfaitement dénuées de sens. La libération de notre capacité de perception du poids des « normes culturelles et des traditions » qui la neutralisent – pour reprendre les mots de Kracauer (TF : 53) – fait de l’estrangement « un instrument de délégitimation à tous les niveaux, politique, social, religieux » (Ginzburg, 2001 : 29).

La dimension critique de l’estrangement comme procédé littéraire peut être rapprochée de la dimension critique des films, telle que Kracauer la décrit dans le sous-chapitre intitulé « Confrontations », qui suit immédiatement celui sur « La tête de Méduse ». Kracauer rappelle que les plans vraiment filmiques, dans la mesure même où ils montrent la réalité physique telle qu’elle est, mettent en cause nos représentations. C’est parce que, pour lui, de telles confrontations entre des représentations constituées et la réalité physique sont inhérentes au médium film qu’elles se retrouvent, ne serait-ce que faiblement, dans la plus grande partie de la production cinématographique[5]. Revenant indirectement sur son jugement enthousiaste de jadis, Kracauer estime, dans la Théorie du Film, que ce sont de tels moments qui sauvent encore les films d’Eisenstein et de Poudovkine des années 1920[6]. Dans ce même contexte, il mentionne un autre film de Franju, Hôtel des Invalides, comme un exemple virtuose de critique sociale. Ce film, écrit-il, « ne serait à première vue rien d’autre que la chronique d’une visite guidée à travers le bâtiment historique » des Invalides (TF : 307-308). Mais la synchronisation des images avec les « commentaires usés » des guides, eux-mêmes anciens combattants, vide leurs paroles de tout sens. Apparaît alors, dans et par les images, ce que le discours des guides ne voit pas, faisant du film une charge contre le militarisme et le culte des héros.

La visée critique soumet cependant les apparences des choses telles qu’elles sont à une fin, les réintégrant dans une vision du monde, dans un discours sur le monde. Dans la troisième partie de son essai, Ginzburg constate qu’une différence substantielle existe entre l’estrangement tel qu’il s’est présenté jusqu’à la fin du xixe siècle et l’estrangement tel qu’il est mis en oeuvre chez Proust. Il en propose une analyse à partir de quatre passages de la Recherche. Dans le premier, le narrateur y fait l’éloge de Madame de Sévigné, « parce qu’elle nous présente les choses dans l’ordre de nos perceptions, au lieu de les expliquer d’abord par leur cause », et il établit un lien entre celle-ci, le peintre Elstir et Dostoïevski (Ginzburg, 2001 : 31). Déjà ici, il s’agit de préserver les apparences des explications causales, « d’en garder leur fraîcheur », de permettre « l’expérience d’une immédiateté impressionniste » et non pas de faire une critique sociale ou morale. Dans le second passage, Proust procède à une description minutieuse des toiles d’Elstir qui s’efforce, dit-il, « de ne pas exposer les choses telles qu’il savait qu’elles étaient », ce qui revient à affirmer la « primauté de l’expérience vécue en deçà des formes préconstituées, des habitudes rigides, du “savoir” » (ibid. : 33). Mais « faire barrage aux formes de représentation préconstituées » n’est pas l’exclusive du champ pictural. Dans le troisième passage examiné, qui reproduit la série Madame de Sévigné-Elstir-Dostoïevski, le narrateur s’adressant à Albertine lui dit :

Il est arrivé que Madame de Sévigné, comme Elstir, comme Dostoïevski, au lieu de présenter les choses dans l’ordre logique, c’est-à-dire en commençant par la cause, nous montre d’abord les faits, l’illusion qui nous frappe. C’est ainsi que Dostoïevski présente ses personnages : leurs actions nous apparaissent aussi trompeuses que ces effets d’Elstir où la mer a l’air d’être dans le ciel.

Ibid. : 33-34

Proust, renvoyant par là à ses propres personnages, à sa façon de les présenter, à leur opacité, amplifie à un tel point l’ambiguïté de la voix narrative qu’une indétermination fondamentale s’instaure. Ici réside, pour Ginzburg, la différence substantielle entre « l’estrangement du xixe siècle à la Tolstoï » et « l’estrangement du xxe siècle à la Proust ». Le quatrième passage examiné, extrait du Temps retrouvé, permet à Ginzburg de donner les raisons de son intérêt, en tant qu’historien, pour cette notion chez Proust et de préciser le changement de perspective qu’il opère. Le narrateur y parle de Robert de Saint-Loup, mort peu avant la Grande Guerre, à Gilberte, sa femme :

Il y a un côté de la guerre qu’il commençait […] à apercevoir […], c’est qu’elle est humaine, se vit comme un amour ou comme une haine, pourrait être racontée comme un roman et que par conséquent si tel ou tel va répétant que la stratégie est une science, cela ne l’aide en rien à comprendre la guerre, parce que la guerre n’est pas stratégique.

Et il ajoute plus loin :

À supposer que la guerre soit scientifique, encore faudrait-il la peindre comme Elstir peignait la mer, par l’autre sens, et partir des illusions, des croyances qu’on rectifie peu à peu comme Dostoïevski raconterait une vie.

Ginzburg, 2001 : 35

Ginzburg fait alors remarquer que l’interrogation de Proust, qui ne porte plus sur l’art et la littérature, mais sur l’appréhension possible d’un grand événement historique, sur la connaissance que nous pouvons en avoir, dévoile que les enjeux cognitifs, épistémologiques de l’estrangement ont une portée générale[7].

Or, c’est justement sur le potentiel d’estrangement du médium film que s’étaye l’enjeu épistémologique de la Théorie du film, qui peut facilement être illustré par d’innombrables citations[8]. Kracauer partage avec Proust le refus de la pensée abstraite, la subordination du « savoir » à la primauté des apparences pour elles-mêmes. Au-delà, on retrouve, condensées dans la singularité de l’expérience cinématographique élucidée par Kracauer, et la perception aliénée de la grand-mère et l’expérience sensible de la madeleine qui déclenche le souvenir et l’écriture. Si la tension entre « tendance formative » et « tendance réaliste » est une des expressions de la présence de ces deux moments chez le cinéaste et le photographe, ils sont immanents à la forme du film et présents chez le sujet de la réception. Par le truchement de la « caméra-réalité », lieu de l’absence de significations, la perception tend à devenir une perception « pure » dans un mouvement qui matérialise (et déplace) le schéma bergsonien de Matière et Mémoire. Kracauer la nomme « correspondance psychophysique ». Point de rencontre entre le monde extérieur dans sa matérialité et la perception humaine, la « caméra-réalité » est aussi le lieu de réflexion du lien entre le physique, le corporel et le non-physique. Le spectateur, sujet de la perception, développe les traces des histoires imprimées sur la « caméra-réalité ».

L’immersion, comme dans un état de transe, dans un plan ou une succession de plans, peut à tout moment faire place à un rêve éveillé, qui s’éloigne des images qui l’ont provoqué. [...] [Le spectateur] oscille entre immersion en soi et abandon de soi.

Intériorité et extériorité ne cessent de se succéder, leurs frontières sont poreuses, indéterminées.

Les deux processus du rêve entrelacés entre eux forment ensemble un unique stream of consciousness dont les contenus – cataractes d’imaginations indistinctes et de pensées informulées – portent encore la marque des sensations corporelles dont ils émanent.

TF : 166

Ce stream of consciousness représente en quelque sorte un parallèle au flow of life, matière de prédilection du médium film[9]. Dans l’expérience du cinéma, la relation sujet/objet se transforme, en altérant aussi bien le sujet que l’objet. Suspension du sens, perte de soi dans les images qui défilent, le présent de l’identité se fissure, les choses et le sujet sont rendus au temps.

Après ce long détour, je voudrais maintenant revenir au Sang des bêtes, film tourné dans les abattoirs de Vaugirard et de La Villette, caméra à la main, illégalement, puisque Franju n’a jamais obtenu l’autorisation demandée auprès des autorités préfectorales, mais dont la bande-son a entièrement été composée après le tournage.

Franju, en écrivant pour obtenir l’autorisation de tournage, imagine en fait le film qu’il ne fera pas (mais qui aurait pu lui être commandé).

Je disais, explique-t-il, que je voulais faire un film à caractère scientifique sur le travail mal connu des ouvriers d’échaudoir – les tueurs – et que les images de ce film seraient traitées de façon artistique, à la manière des ombres et des lumières de Rembrandt.

Cité par G. Leblanc, 1996 : 83-84

L’argumentation conventionnelle – qui insiste sur le but pédagogique du documentaire – fait référence à deux discours institués, le scientifique et l’artistique. Les explications rationnelles, d’un côté, la beauté plastique des images, de l’autre, devraient rassurer, c’est-à-dire garantir que la violence serait rendue supportable, légitime socialement, qu’elle serait en somme recouverte. Dans un entretien donné en 1984, revenant sur sa première visite dans les abattoirs, Franju raconte : « Quand je suis allé la première fois là-dedans, je suis rentré chez moi, j’ai pleuré pendant deux jours, j’ai caché tous les couteaux, j’avais envie de mourir » (Franju, 1992 : 21). Écart déjà entre le discours de Franju destiné aux autorités et ce qu’il éprouve. La question va être : comment le fait de filmer se situera-t-il par rapport aux discours, comment cela va-t-il agir sur les discours institués ? Si nous suivons Gérard Leblanc[10], le « réel documentaire » est pour Franju la conjonction d’une forme d’organisation de la réalité et du discours, implicite ou explicite, que la société tient sur celle-ci. Filmer ne peut pas signifier saisir une réalité directement, mais décomposer le discours sur la réalité et ainsi l’altérer elle-même.

Le Sang des bêtes, film documentaire sur les abattoirs de Paris, s’ouvre sur des images du marché aux puces de la porte de Vanves, là où « il y a aussi les abattoirs de Vaugirard », comme le précise la voix féminine, l’une des deux voix du commentaire. Tout au long du film vont se succéder deux espaces auxquels correspondent les deux voix du commentaire : les extérieurs, Paris et la voix féminine ; les intérieurs, les abattoirs et la voix masculine. Au début, on pourrait croire à un montage alterné pour signifier une opposition, mais le film mine rapidement cette figure.

Aux portes de Paris, sur les terrains vagues, jardins des enfants pauvres, sont éparpillés les singuliers débris de vagues richesses. Tout un bonheur désassorti s’offre aux amateurs de brocante, aux poètes et aux amoureux de passage, à la limite de la vie des camions et des trains.

Les objets, sortis de leur contexte familier, dé-fonctionnalisés, dépouillés de leur sens quotidien, attendent, s’offrent dans leur singularité à l’imagination poétique ou à celle des enfants. Images qui, si elles ne frôlent pas la mièvrerie, en tout cas évoquent le cliché d’un certain cinéma de tradition bien française. La voix féminine nous conduit jusqu’au seuil des abattoirs. Nous entrons à l’intérieur accompagnés par la voix masculine qui nous donne des explications techniques précises sur les instruments utilisés dans la mise à mort des différentes bêtes. La mort d’un cheval blanc foudroyé par un coup de pistolet spécial semble vouloir illustrer ces propos. Mais déjà se manifeste le décalage entre le commentaire et les images, entre un discours technique, rationnel, expliquant l’opération d’abattage de l’animal, et l’émotion, l’affect que provoque la vue de cette même opération. Et cela d’autant plus efficacement que les ouvriers des abattoirs, dont certains sont présentés individuellement, font leur travail, en bons artisans qu’ils sont, avec précision, professionnalisme, et une parfaite indifférence face aux animaux. Au fur et à mesure que les scènes dans les abattoirs se succèdent, culminant avec la mort en série des moutons, le hiatus entre le discours social sur le fonctionnement, l’organisation des abattoirs, leur nécessité – « il faut bien manger tous les jours », rappelle la voix masculine – et la présence des images des corps dépecés, démembrés et s’agitant encore, ne cesse d’augmenter.

Et tandis que le décalage entre le texte du commentaire et les images grandit, la résistance des images se fait si forte qu’elles lui échappent et sapent sa rationalité. Le travail de composition plastique a comme effet d’arracher les opérations de mise à mort des animaux aux explications qui leur sont associées. Les gestes ne sont pas mis en scène – ils sont fonctionnels, mais ils apparaissent déconnectés de leur fonction, car le tout est soustrait au discours qui le réduit à la technicité fonctionnelle. Les conditions de lumière et de cadre, le montage des images et du son visent à faire apparaître quelque chose d’autre que le « réel documentaire ». Au lieu de l’opposition attendue de deux espaces, nous avons un processus de dissociation des discours et des images. Mais celui-ci est en même temps un processus de contamination : les deux mondes n’existent pas séparément, l’un est présent dans l’autre. Les voix et les discours s’avèrent être, eux aussi, instables. La voix féminine est moins innocente qu’elle ne paraît au début ; la voix masculine ne peut pas éviter de parler des moutons comme d’« otages » humains.

Nous sommes en présence d’une déstabilisation et de l’instauration d’une indétermination, car Franju se refuse à substituer aux discours déconstruits un autre discours, du moins immédiatement et totalement. Le cinéma de Franju intéresse tout particulièrement Kracauer[11] : en séparant les objets (les phénomènes) des représentations construites par les discours, il les arrache à leurs déterminations préalables pour les rendre à l’indétermination. L’image cinématographique devient, dans Le Sang des bêtes, et chez Franju plus généralement, le lieu où peut se montrer soit ce qui échappe au discours, soit ce que le discours se refuse ou s’interdit de désigner. L’image cinématographique permet une perception telle que le perçu ne soit pas investi de part en part par le déjà-connu, une perception qui peut aller jusqu’au vertige de l’indétermination. Ce qui met en oeuvre évidemment les frontières du visible et du non-visible. C’est ainsi que le cinéma de Franju peut être du côté de la pensée critique, en même temps que du côté de quelque chose qu’on pourrait qualifier d’a-rationnel (plutôt que d’irrationnel). Les films de Franju sont des saisies cinématographiques de la mort au travail – il suffit de penser à la décomposition à l’oeuvre sur les corps dans Les Yeux sans visage ; ils rendent visible ce que le discours exclut : le travail de mise à mort et la présence brute, immédiate, de la mort.

La puissance du cinéma en tant que médium photographique consiste précisément, selon Kracauer, « à nous mettre face à face avec des choses que nous redoutons » (TF : 305). Être mis en face du « fond de nature inhumaine sur lequel l’homme s’installe » – l’expression est de Merleau-Ponty (1966 : 28) –, face à ce qui, peut-être plus que les atrocités de la guerre, se situe au-delà de notre conscience, en dehors du sens, en même temps qu’il fait partie de notre vie quotidienne, c’est ce que fait le film de Franju. Mais il fait plus : il met en scène à la fois le mouvement permanent de recouvrement des choses par les discours et l’aptitude du médium à neutraliser ces discours. Il ne s’arrête pas à la critique du discours de la rationalité technique ou à celle du discours de l’intention artistique ; il ne cesse de rendre perceptible l’imperçu des discours en travaillant sur les rapports entre la bande-son et la bande-image, les deux éléments constitutifs du cinéma, réfléchissant ainsi sa propre capacité médiale. Si Kracauer a choisi de mentionner Le Sang des bêtes à cet endroit capital de son ouvrage, c’est bien parce que ce film démontre la capacité du médium de donner « l’image des choses dans leur apparence réelle », en même temps qu’il nous donne de telles images de l’abattage des animaux.

Le spectateur est affecté par cette expérience, son savoir ébranlé fait place à une autre forme de connaissance, une connaissance qui passe par les sens et qui est inséparable d’une expérience esthétique. Celle-ci est toujours, nous l’avons vu, une expérience de l’altérité, dans laquelle le spectateur ne peut plus s’affirmer comme sujet autonome. Dans le passage sur « La tête de Méduse », Kracauer peut envisager la réception des images de l’effroi comme une possibilité de perception de soi du spectateur et au-delà d’une perception de « l’humanité dans l’horreur », jusqu’aux limites de l’inhumain, ainsi que le formule Heide Schlüpmann dans un bref et pénétrant commentaire (2002 : 118), dans la mesure où il présuppose une forme filmique réalisant la potentialité d’estrangement radical du médium ; une forme qui ne recouvre pas ce plan de réalité, échappant à tout discours et résistant au sens[12].

Dans cette perspective, la portée théorique de la référence relativement longue au Sang des bêtes de Georges Franju, à côté de la mention des films documentaires sur les camps d’extermination nazis et dans le sillage des autres passages de la Théorie du Film où il est question de ces « réalités qui menacent notre conscience », telle la guerre, peut être explicitée. En effet, les deux pôles opposés de notre relation avec le passé peuvent être schématiquement représentés, d’un côté, par le savoir historique, détaché, de l’autre, par l’expérience vécue du passé, les traditions, rites, cérémonie, bref tout ce qui transmet la mémoire collective de chaque culture et qui, en fait, n’implique pas la conscience de la distance avec le passé. À cela, il faut aussi ajouter l’expérience historique propre de chaque individu, ce qu’il a vécu et ce dont il se souvient. La connaissance sensible que génère le film, et que Kracauer rapproche ici, par le choix même des mots, d’une « expérience » (TF : 306), prend place entre le savoir historique et l’expérience vécue des spectateurs en les affectant tous deux. L’expérience esthétique du cinéma se sur-imprime au savoir historique du spectateur et en fait un entre-deux : entre « savoir critique et contrôlable », pour reprendre l’expression de Roger Chartier (2002 : 8), et expérience vécue et donc reconstruction mémorielle, affective et émotionnelle de la réalité. En même temps, en tant que l’expérience esthétique du cinéma est à la fois expérience et perte de soi, elle va à l’encontre de l’expérience vécue du passé, transmise par la tradition et les rites, qui sert l’identité, puisqu’elle ouvre à l’altérité. Elle peut dès lors devenir un correctif de la mémoire historique, aussi bien individuelle que collective, d’une façon fondamentalement autre que le savoir historique auquel incombe habituellement cette tâche, jusque dans les discussions les plus récentes[13]. L’approche kracauerienne ouvre ainsi une perspective différente pour envisager les relations entre histoire et mémoire, dans la mesure même où elle esquisse la possibilité d’une mémoire historique sui generis constituée par l’intégration de l’expérience du spectateur. Si, dans un premier temps, celle-ci est une mémoire historique individuelle (celle du sujet-spectateur), s’ouvre, au moins potentiellement, la possibilité de la constitution d’une mémoire collective, en tant que le spectateur fait partie d’un public, conçu non comme la simple somme des spectateurs isolés, mais comme formé par l’expérience partagée du cinéma.

Cette mémoire historique sui generis constituée par l’intégration de l’expérience du spectateur de cinéma, entre mémoire individuelle et mémoire collective, entre savoir historique et expérience vécue, a toutes les caractéristiques d’un espace intermédiaire kracauerien. En cela elle est homologue à l’histoire, au double sens du terme, celui de la réalité historique et celui de l’écriture de l’histoire, telle que Kracauer l’appelle de ses voeux dans son ouvrage inachevé et posthume, History. The Last Things Before the Last. Homologie d’être entre la mémoire et l’histoire, qui permet de penser à la fois leur connivence et leur nécessaire asymétrie. Dans une telle mémoire historique, la raison ne dissipe plus progressivement l’ombre que l’horreur jette sur la vie. La Théorie du film est bien une esthétique du cinéma après Auschwitz, élaborée par Kracauer dans l’exil vécu comme condition de non-retour. Non-retour non seulement géographique, en Allemagne, en Europe, mais aussi dans la langue allemande, sa langue d’écrivain.