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Publié en 1980 en pleine dictature militaire argentine, le roman Respiration artificielle[1] de Ricardo Piglia situe le lecteur d’emblée au seuil de la perte et d’un possible salut. Sans doute, les cadavres qui flottent comme des bouées dans le récit (RA : 76) ne seront pas réanimés. Mais la lecture de ce roman pourra peut-être insuffler de la vitalité à l’histoire meurtrie par le discours officiel, ainsi qu’à ce corps social chez qui on peut déjà reconnaître les symptômes mélancolico-dépressifs dont souffre, selon Nelly Richards, le sujet postdictatorial : perte d’intensité, blocage psychique, retrait libidinal, « une paralysie de la volonté et du désir de la part du sujet qui se trouve sans énergie pour articuler une réponse par rapport à ce qu’il éprouve comme défaillance ou comme faillite du sens »[2].

L’épigraphe de T. S. Eliot, qui suit de près le titre du roman de Piglia, s’adresse à un tel sujet défaillant, « comme pour l’orienter » dans sa lecture : « we had the experience but missed the meaning/and approach to the meaning restores the experience » (« nous avions l’expérience mais le sens nous manquait/et l’approche du sens rétablit l’expérience »). La figure de T.S. Eliot, le citoyen des États-Unis qui devient plus « British » que les « British », celui pour qui être Américain, c’était avant tout, selon Pierre Nepveu, « manquer d’Europe »[3], et qui tente de pallier ce manque en retournant aux « origines », inscrit les pertes de sens et d’expérience dans une perte « initiale » liant les Amériques à l’Europe, ce qui serait symptomatique de la Modernité[4]. Effleurant déjà l’idée que la pensée moderne peine à incorporer et à transformer ces pertes, la citation d’Eliot n’est pas traduite et reste donc indéchiffrable dans la langue du roman de Piglia. Ainsi, le « manque de sens » est transmis, alors même que la nécessité de le combler est annoncée ; le sens premier que l’épigraphe devrait donner à la lecture à venir est à la fois indiqué et nié.

C’est en quelque sorte le même effet que rend l’épigraphe du roman fondateur de la littérature argentine, Facundo. Civilisation et barbarie, du héros national Domingo Faustino Sarmiento : « On ne tue point les idées ». À ce sujet, le narrateur principal du roman de Piglia, Emilio Renzi, dira que « c’est comme si on disait que la littérature argentine commence avec une phrase en français » (RA : 161), phrase qui serait, de plus, une citation mal attribuée, un emprunt frauduleux[5]. À l’origine de la littérature nationale, donc, il y aurait une « contrebande » de sens, une médiation du manque qui transmet le sens sans réussir à l’incorporer dans une économie propre : « En fin de compte, dira l’oncle de Renzi, ce pays doit son indépendance à la contrebande » (RA : 26). Les origines, qui devraient donner du sens, se révèlent intraduisibles dans l’avenir ; elles sont à la fois gardées sous forme d’épigraphe et « perdues » par leur illisibilité. Le manque reste « intraitable ».

Piglia n’abandonne pas pour autant l’espoir que les pertes entrelacées d’expérience, de parole, de sens, de corporéité – tous les processus d’abstraction des êtres humains ayant préoccupé tant de penseurs au xxe siècle – puissent être transformées par l’exercice d’une certaine qualité littéraire engageant le sens et les sens tout à la fois. Il reprend cette idée – cet espoir – dans un essai, « Fiction et politique dans la littérature argentine », lorsqu’il affirme que « la littérature construit l’histoire d’un monde perdu »[6]. L’essai débute par une comparaison entre, d’une part, le rôle du narrateur et celui de la fiction chez les Indiens Ranqueles qui habitaient la pampa avant d’être « massacrés » et, d’autre part, le rôle de la littérature et celui de la fiction dans la « civilisation ». Nous pouvons entendre, dans son propos, que la littérature porte en elle la mémoire du monde de l’oralité, et préciser, suivant Paul Zumthor, qu’elle nous rappelle la corporéité de la voix vivante. Cette idée est désormais courante dans la narratologie contemporaine : pour Monika Fludernik, par exemple, le paradigme de tout récit écrit est bien le récit oral, et tout récit mobilise les paramètres cognitifs du lecteur/auditeur, le « mettant au monde » corporellement[7]. Mais ce rappel de la corporéité prend de l’importance, pour Zumthor, face à la tendance des médias audiovisuels à effacer le souvenir de la voix vivante en la reproduisant, provoquant

[...] chez celui à qui le médium s’adresse [...] une aliénation particulière, une désincarnation dont probablement il ne se rend compte que de façon très confuse, mais qui ne peut pas ne pas s’inscrire dans l’inconscient.[8] 

La littérature – le texte poétique chez Zumthor – résisterait à ce processus « confus » de désincarnation en rappelant qu’il y a bel et bien de l’abstraction en cours, que le corps à corps de l’oralité n’a pas lieu, qu’il doit être construit dans la performance de la lecture.

Le principe selon lequel la littérature rappelle et convoque le monde de l’oralité plutôt que de le reproduire est clairement évoqué dans le roman de Piglia. L’histoire – « s’il y en a une », nous prévient-on d’emblée – commence lorsque Emilio Renzi reçoit une lettre et une photo de son oncle Marcelo Maggi, qui avait « disparu sans laisser de trace » (RA : 13), seul héros de la famille digne d’être rappelé. La lettre arrive en réponse aux efforts littéraires du narrateur et va donner lieu au récit de Respiration artificielle :

Alors je rédige ces interminables pages pour toi, my uncle Marcel, qui viens de si loin, d’un lieu si ancien, d’une époque si reculée de ma vie que ta réapparition (épistolaire) a été, ces mois-ci, le triomphe le plus pur de la fiction que je puisse exhiber (pour ne pas dire le seul).

RA : 44

Oncle et neveu engageront un échange qui créera des liens d’actualité entre eux, à tel point que Renzi s’engagera peu à peu dans les activités historiques et politiques de son oncle : il rendra visite à un ex-sénateur paralysé et parent d’Enrique Ossorio, exilé argentin du xixe siècle à propos duquel l’oncle mène une recherche historique[9] ; il recevra la visite d’une certaine Angela, « belle envoyée et/ou disciple » de son oncle, et suivra les « mystérieuses et passionnantes indications » qu’elle lui transmet (RA : 110). Pourtant, alors même que les liens se resserrent avec cet oncle réapparu, Renzi veut le rencontrer « pour qu’il cesse d’être une abstraction » (RA : 141). Il lui rend visite, prévoyant de s’entretenir « interminablement » avec lui (RA : 110), mais cet entretien n’a pas lieu parce que Marcelo Maggi disparaît encore une fois. À la place, Renzi rencontre Tardewski, un ami de son oncle, qui lui tient compagnie pendant une longue nuit d’attente (presque la moitié du roman), et qui finit par lui remettre des classeurs que son oncle a laissés pour lui, contenant les documents et les notes pour la recherche historique en cours[10]. En ouvrant au hasard l’un des classeurs, Renzi découvre la lettre de suicide d’Enrique Ossorio adressée « À celui qui trouve mon cadavre ». En définitive, Renzi aura réussi, par son activité littéraire, à donner une voix à la figure de l’oncle disparu, en confirmant toutefois son « abstraction » plutôt que de concrétiser sa présence. Ce n’est qu’en poursuivant la tâche dont il hérite qu’il pourra, peut-être, donner corps à son oncle.

Le « retour de l’homme concret », pour utiliser une expression de Zumthor (1990 : 69), est ici associé à une activité spécifique. En effet, parler de corporéité et de corps à corps dans leur relation avec l’oralité, c’est encore parler de manière abstraite – le corps lui-même étant, comme Zumthor le rappelle, un concept insaisissable. Ainsi, dans l’essai de Piglia mentionné précédemment, le monde de l’oralité, dont la littérature garde la mémoire, est celui où la narration est manifestement indissociable de l’exercice du pouvoir et où la corporéité se manifeste dans une relation spécifique au pouvoir – à l’autorité et au pouvoir faire. Piglia rapporte que, chez les Indiens Ranqueles, « le chef est le narrateur de la tribu » et qu’il n’a presque pas d’autorité : « il n’est jamais sûr que ses ordres seront exécutés » (RA : 128), ni, d’ailleurs, que ses propos seront même entendus. Tout dépendra de ses dons de narrateur et de ses capacités de persuasion. Pour commander, il doit pouvoir (et, ici, Piglia cite Mansilla) « transmettre au langage la passion de ce qui est sur le point d’advenir » (RA : 129). Piglia conclut que « le pouvoir octroyé à l’usage narratif doit être interprété comme un moyen qu’a le groupe de maintenir l’autorité à l’abri de la violence coercitive » (ibid.), puisqu’il faut à la fois convaincre pour commander et être convaincu pour obéir.

Dans la civilisation, et contrairement à la communauté des Indiens Ranqueles, la fiction persuasive « semble être antagonique à un usage politique du langage » (ibid.). L’État parle comme s’il parlait vrai, comme si les choses étaient ainsi, et la violence coercitive est là pour assurer qu’il dise vrai, pour faire en sorte que les choses soient ainsi. Avec l’avènement de l’État, la littérature prend en charge la fiction et, avec elle, la mémoire du chef narrateur sans autorité, rappelant qu’une société sans État est possible, qu’une autre société est possible. Il ne s’agit pas, de surcroît, d’un souvenir figé, mais d’une mémoire active qui établit une relation fondamentalement antagonique entre la littérature et l’État. Piglia développe ailleurs les raisons de cet antagonisme :

[...] l’État construit de la fiction et [...] on ne peut pas gouverner sans construire des fictions. Valéry dit des choses très intéressantes à cet égard et Gramsci l’a aussi signalé : on ne peut pas gouverner seulement avec de la coercition, il est nécessaire de gouverner avec les croyances ; une des fonctions de base de l’État, c’est de faire croire et les stratégies pour faire croire ont beaucoup à voir avec la construction des fictions [...].[11] 

C’est cet espace de croyance que la littérature, avec ses fictions, dispute à l’État, construisant même « un univers antagonique à cet univers de fictions de l’État » (ibid.). Plus précisément, Piglia ajoute qu’« il y a un réseau de fictions qui constitue le fondement même de la société, et le roman travaille ces récits sociaux, les reconstruit, leur donne forme »[12]. Par ces reconstructions et par ces transformations de fictions, la littérature rappellerait, d’une part, la nature imaginaire de la vérité de l’État et, de l’autre, elle montrerait – voire démontrerait – que le réseau imaginaire peut être changé, qu’il n’a pas d’autorité propre. Dans les deux cas, la littérature opposerait sa persuasion à la vérité coercitive – celle de l’État ou celle des imaginaires figés –, soulevant la question de sa propre sphère pratique. Cette question se pose, dans le roman de Piglia, à l’occasion de la réponse du neveu à l’héritage de son oncle disparu. Va-t-il lui donner suite ? Va-t-il l’entendre ? Et que va-t-il entendre ?

Si la littérature reprend les fictions de la société et de l’État, il n’y a pas de doute que le roman de Piglia reprend, quant à lui, dans la figure de l’oncle disparu à deux reprises, la fiction des disparitions, fiction qui a joué un rôle principal dans l’exercice coercitif du pouvoir pendant la dernière dictature argentine, mais qui a aussi nourri la résistance à la dictature et articulé les rapports antagoniques entre la société civile et les gouvernements démocratiques qui ont suivi[13]. Bien entendu, il ne s’agit pas d’une fiction au sens de la négation des disparus et de la disparition – qui s’apparenterait à une stratégie terroriste de l’État –, mais bien au sens où les séquestrés n’ont pas littéralement disparu, ne se sont ni évaporés ni dissous dans l’air (ils sont bien quelque part, morts ou vivants). Or, au-delà de l’espace de contestation qu’elle crée, la fiction de la disparition a une force particulière en ce qu’elle saisit et condense l’imaginaire de la perte qui a inspiré tant de penseurs : comme si la tendance à l’abstraction des humains s’était matérialisée dans les disparitions massives, geste par lequel les vainqueurs, pourtant, prétendaient immatérialiser les vaincus. Ainsi la perte, l’abstraction croissante et insensible prennent la figure du disparu, devenant visibles et concrètes en tant que perte et abstraction.

Il s’agit peut-être ici d’une instance du phénomène dont Marx parle dans ses Gründrisse, à propos du travail aux États-Unis :

[...] pour la première fois, le point de départ des sciences économiques modernes, à savoir l’abstraction de la catégorie du « travail », « le travail en soi », le travail pur et simple, devient vérité en pratique.[14]

Ce qui était une tendance généralisée identifiée par abstraction raisonnée, dans les termes de Marx, devient, à un moment donné, un fait spécifique et concret : soudain, la figure se retourne et devient fait. De même peut-on dire que les processus de perte de l’expérience, de parole, de corporéité et de corps, perte d’horizons politiques et sociaux, se cristallisent avec les disparitions massives et deviennent une vérité en pratique, à la fois fait et figure de disparition[15]. Or, la transition, depuis ce qui n’est encore perceptible que par l’abstraction jusqu’à ce qui s’impose comme fait incontournable (vérité en pratique), ouvre sur la possibilité du changement, parce qu’elle marque l’aboutissement d’un processus et le début d’un ou de plusieurs autres processus. Alors même que le fait s’accomplit, il y a un tournant : l’avenir émerge comme une tendance du présent, pas encore un aboutissement, pas seulement l’avènement du prévisible, mais plutôt ce qui peut être inventé et changé. Théoriquement, c’est le moment où le réseau de fictions, fondement de la société, peut être réorganisé, le moment où il importe que le chef narrateur parle passionnément, où la déclinaison du futur commence à être en jeu[16].

Dans le roman de Piglia, l’oncle deux fois disparu, figure où commencent sans aboutir les différents cheminements de la lecture, représente le personnage qui enseigne le principe du changement à partir des abstractions, y compris la sienne. Il s’agit littéralement d’un « homme de principes » (RA : 141, 236, 264), à qui « les idées abstraites [...] aidaient à prendre des décisions pratiques, ce qui faisait qu’elles cessaient d’être abstraites » (RA : 141). Il a « foi dans les abstractions », dira même son ami Tardewski, foi qui est fondée sur l’histoire, car il s’agit de quelqu’un qui peut « seulement penser depuis l’histoire » (RA : 236). Professeur d’histoire argentine pour des élèves particuliers et incrédules, l’oncle tient à leur apprendre ce qu’il appelle « le regard historique », qu’il explique comme suit à son neveu, au début de leurs échanges épistolaires : « Nous sommes une feuille qui flotte (boya) dans ce fleuve-là et il faut savoir regarder ce qui arrive comme si c’était déjà passé » (RA : 20). Ce regard à contretemps n’est pas sans rappeler les qualités du chef narrateur qui doit pouvoir donner à l’avenir la vivacité et la netteté de ce qui est déjà arrivé, dans le but de rendre possible le changement. Ce regard historique est donc un regard narratif qui devine l’avenir comme une tendance du présent à venir, et il s’en préoccupe en sauvegardant cette qualité passée : « Nous ne devons pas permettre qu’on nous change le passé » (RA : 19), écrit encore Maggi à Renzi ; « l’histoire est le seul lieu où je réussis à me soulager du cauchemar dont j’essaie de me réveiller » (RA : 21). Piglia commente ailleurs cette dernière phrase : « le cauchemar, sans doute, est dans le présent, en 1976. Et l’histoire est le lieu où l’on voit que les choses peuvent changer et se transformer »[17]. L’histoire donc – et ici nous entendons aussi le récit – est ce lieu depuis lequel il est possible de capter le changement et qui doit à son tour être préservé pour garder cette possibilité de changement.

Ce lieu de l’histoire est celui que Renzi découvre à l’occasion de la deuxième disparition de son oncle. Persuadé, au début du roman, qu’« après la découverte de l’Amérique rien n’est arrivé dans ces lieux qui mérite la moindre attention » (RA : 21), Renzi revient visiblement sur cette conviction lorsqu’il écrit ce qui deviendra en partie Respiration artificielle. Il y a lieu de croire que ce qui attire son attention sur les événements et les changements est précisément le fait que son oncle « avait tout prévu » (ibid.), que Renzi a donné corps à son regard historique et qu’il a participé, sans le savoir, à la construction du passé de sa vision. « S’il n’est pas venu, c’est parce que, au fond, ce n’était plus nécessaire », dira Tardewski à Renzi ; c’était plus important de lui laisser les classeurs, « de se décider à les abandonner » et de le choisir comme destinataire (RA : 275). Ainsi visé, comme dirait W. Benjamin, par le passé et le futur à la fois – des passés à accomplir et à sauvegarder –, Renzi pourrait bien s’exclamer, comme l’ami de l’ami de son oncle qui survit à un kidnapping : « il m’est enfin arrivé quelque chose » (RA : 30).

Avec les classeurs, Renzi reçoit un héritage qui est, dans un sens, très clair : faire aboutir le projet de son oncle, l’écrire et « le publier »[18]. Mais la tâche se complique dans la mesure où les documents que les classeurs contiennent portent sur Ossorio, figure à la fois familiale et historique, dont on dira qu’elle est la seule à n’avoir hérité de personne ; Ossorio est « le seul qui doit tout à lui-même... le seul de qui nous sommes tous débiteurs » (RA : 72), et qui écrit à son propre sujet « qu’il est déjà tous les noms de l’histoire » (RA : 83). C’est avec lui, Enrique Ossorio, que tout commence. Il se situe aux origines de l’histoire de la famille tout comme au début de l’histoire nationale ; il est considéré tantôt comme traître, tantôt comme héros. Avant de partir, l’oncle se défait très précisément des documents de la recherche sur l’histoire de ce parent, figure d’origine, dans un geste qui marque, selon Tardewski, son devenir libre : « le Professeur m’a laissé la seule chose dont il avait besoin de se défaire pour être libre [...], maintenant il n’a plus rien à craindre » (RA : 275). Il n’a, nous l’aurons compris, plus rien à perdre non plus ; il obtient sa liberté par un dépouillement qui admet plusieurs lectures.

Dès qu’il n’a plus rien à perdre, Maggi s’apparente, d’une certaine manière, à l’ancêtre du xixe siècle, celui qui ne doit rien à personne, qui est à l’origine. En même temps, Maggi nie la dette et le devoir transmis par la tradition. Finalement, en devenant celui qui ne doit rien à personne, il ne devient pas pour autant celui à qui tout le monde doit quelque chose : son geste suggère qu’il y a peut-être des médiations, des legs qui n’entraînent pas de dette, qu’une certaine attitude peut transformer l’obligation en liberté. Il est ainsi approprié que l’histoire que Maggi laisse à son neveu soit inachevée et sans structure établie. Il reviendra à Renzi de formuler et d’assembler les notes et les documents, laissant ouvert tout un spectre d’approches possibles. En l’occurrence, Renzi comprendra, comme le montre le roman, que l’histoire de l’ancêtre du xixe siècle n’est pas dissociable de celle du parent de 1976, sans pour autant que ces deux histoires soient en relation de continuité : comme l’oncle l’avait prévu, les documents « font la lumière sur le passé de notre infortunée république » aussi bien que sur « certaines choses qui arrivent ces temps-ci et pas loin d’ici » (RA : 87).

Dans l’histoire de l’oncle, qui se dépouille de ses écrits « pour être libre » et pour n’avoir rien à craindre, résonne une anecdote que Piglia raconte dans une de ses « Notes sur la littérature dans un journal ». L’anecdote, qui aurait été racontée à son tour par Brecht, est celle d’un homme de lettres, disciple de Simmel (auteur du célèbre traité sur l’argent), qui doit abandonner ses études pour le monde des affaires où il connaît beaucoup de succès. À l’âge de la vieillesse, il écrit un traité de morale qu’il oublie aussitôt dans un train. Alors l’homme

[...] recommence [à écrire son traité] et incorpore le hasard comme fondement de son système éthique. Faire de la perte le principe de restructuration de tout le système est (selon Brecht) une leçon qui peut s’apprendre seulement dans le monde des affaires [...][19]

conclut Piglia, laissant entendre qu’il ne partage peut-être pas l’avis de Brecht. Il est en effet possible que cette leçon puisse être apprise ailleurs, notamment dans le monde de la littérature, puisque celle-ci, rappelons-le, « construit l’histoire d’un monde perdu », c’est-à-dire qu’elle intègre la perte en la racontant. Constatons d’abord que, pour l’homme d’affaires, ce qui constitue une perte est intégré en tant que hasard par l’homme de lettres et que, tandis que la perte s’incorpore dans les affaires par la prévision et l’estimation, le geste de dépouillement de l’oncle suggère que c’est par la décision que le hasard acquiert de la valeur et du sens et s’incorpore à un système éthique. En effet, contrairement à l’homme d’affaires qui oublie son oeuvre dans un train, l’oncle se défait volontairement de ce qu’il a à perdre pour gagner sa liberté, investissant sa dépossession d’une valeur émancipatrice. En désignant son héritier, il pose les principes de ce qui pourrait devenir un système éthique, puisqu’il l’engage à prendre une décision à l’égard de ce qu’il fera des documents et du sens qu’il leur donnera : perte, dette, devoir ? Ou changement, réorganisation, renouvellement du sens ?

Le lien entre hasard et perte est aussi parcouru par l’immigré polonais Tardewski, ancien élève de Wittgenstein. Alors qu’il travaille à la Bibliothèque du British Museum, il reçoit, par un hasard « littéraire », au lieu du livre du sophiste Hippias, le Mein Kampf de Hitler. Il obéit, dit-il, à ce qu’il perçoit comme « un appel, un signal du destin ». En lisant le livre de Hitler, il se rend compte qu’il est « le revers parfait » ou « la continuation apocryphe » (RA : 241) du Discours de la méthode de Descartes, qu’il est même « la critique pratique et la culmination du rationalisme européen »[20] (RA : 246). Ce jour-là, la philosophie, « telle qu’on l’enseigne à Cambridge », prend fin pour lui : « je préfère être un raté qu’être complice » (ibid.), dit-il. Il abandonne ses études et quitte l’Europe, rejoignant finalement le camp des « perdants » de l’histoire – dont un poète, un comte russe exilé, l’oncle de Renzi – dans une petite ville argentine appelée Concordia, coin perdu en Amérique. Mais avant d’y arriver, un voleur rentre dans sa chambre d’hôtel et lui dérobe jusqu’au seul exemplaire de l’article que Tardewski venait de publier. Dépouillé de toute possession, même intellectuelle, celui-ci s’assied sur le lit « comme Descartes dans son fauteuil, face à sa cheminée philosophique en Hollande », et il réfléchit à sa situation :

Je pense, donc j’existe. D’accord, mais je n’avais pas un sou. Toutes les autres pertes avaient un sens tragique, une qualité, disons, symbolique : la langue maternelle, la patrie, les amis. Mais, et l’argent ? Sans argent, comment allais-je faire, non plus pour penser, mais, plus directement, pour exister ? Je me suis mis à réfléchir là-dessus, c’est-à-dire, je me suis mis à réfléchir (deuxième ligne de réflexion) à comment faire pour exister.

RA : 231

Le périple qui conduit Tardewski à l’échec « construit [...] laborieusement et hasardeusement au long de » sa vie, tel qu’il l’explique à Renzi, est encadré théoriquement par des propositions de Benjamin et de Brecht : le hasard lui révèle qu’il est complice des vainqueurs et, refusant de partager leur butin, il s’engage dans un long processus de dépossession qui devrait le mener à une re-formulation de son système éthique. Or que fait-il alors ? Il donne des cours privés de langue et de philosophie, devenant pour Maggi, l’oncle de Renzi, « la métaphore la plus pure du développement et de l’évolution souterraine de l’européanisme comme élément de base de la culture argentine depuis son origine » (RA : 139). Il fait la contrebande de l’européanisme, notamment de « cette théorie sur l’homme raté comme incarnation moderne de la philosophie », qui n’était pour Maggi « qu’une rationalisation. Un homme seul échoue toujours […]. La seule chose qui compte, disait-il, c’est se demander à quoi sert ou au service de quoi est cet échec individuel » (RA : 236). Que la perte et l’échec isolés ne comptent pas, qu’ils prennent de la valeur et du sens en relation à une économie ou à un projet donnés : voilà encore une leçon que l’élève de Simmel aurait été en mesure de donner.

Maggi, l’oncle disparu, émerge à la fin du roman comme l’équivalent de la critique pratique de son ami Tardewski, celui qui échoue dans son échec parce qu’il ne lui donne pas suite, ne le transforme pas en « principe », ne lui donne pas de la valeur. « Le Professeur et moi étions, l’un de l’autre, le propre antagoniste », expliquera Tardewski à Renzi :

[...] moi, l’incrédule, un homme qui sait seulement utiliser la pensée pour pouvoir survivre ; lui, un homme de principes, capable d’être fidèle dans sa vie à la rigueur de ses idées. Moi, l’exilé ; lui, un homme qui est né et qui va mourir dans son propre pays.[21]

RA : 274

En face de cet homme de principes, Tardewski se présente comme n’étant pas « la personne indiquée pour dire quoi que ce soit sur ce que le Professeur a décidé de faire de sa vie » (ibid.). Et pourtant, loin de le réduire au silence, cette comparaison entre sa personne et celle du Professeur, la récapitulation de leur « antagonisme », le fait justement parler de lui-même, de ses lectures et aussi du Professeur. Il insiste : le Professeur lui aurait confié l’exécution de sa dernière décision, parce que Tardewski est « celui qui ne peut rien dire sur [le Professeur] » (RA : 275). Et pourtant, ce que le Professeur a décidé de faire de sa vie est bien ce qui importe au-delà de son absence même : « il ne viendra pas ce soir, dit Tardewski à Renzi, cela n’a pas d’importance. Ce qui importe, c’est ce qu’un homme décide de faire de sa vie » (RA : 273). Remarquons que ce dont Tardewski ne peut parler n’est pas, comme on aurait pu s’y attendre, la disparition du Professeur. À propos de cette disparition, Tardewski ne peut en effet rien dire : elle tombe hors-récit, les faits manquent, ils ont été soustraits à l’histoire. Ce manque ne compterait pas, il serait dépourvu d’importance. Or, ce qui importe n’est pas plus racontable, mais cela fonctionne plutôt comme ce qui fait que le récit, qu’une narration, puisse avoir lieu.

L’attitude de Tardewski, à l’égard de l’importance des décisions de son ami, déplace et résout l’ambivalence qui entourait la citation de T. S. Eliot, envoyée au narrateur par l’oncle disparu « comme pour l’orienter ». Il était alors question du sens manquant qu’il faudrait approcher pour rétablir l’expérience, mais qui semble se dérober précisément à l’approche. Le dérobement du sens est mis en scène dans la non-traduction de la citation, comme pour signaler qu’il est ce qui pourrait être compris si traduction il y avait. Pour Tardewski, le principe de traduction résiderait dans la valeur : tout ce qui compte a du sens, tout ce qui importe peut être traduit, tout ce qui a une valeur donne à dire et à signifier. Mais que l’élément important donne à dire ne le concerne pas seulement lui-même : la valeur, comme l’échec, compte à l’égard d’autres valeurs, d’autres faits. Pour Maggi, ce qui comptait était de se demander « à quoi sert ou au service de quoi est cet échec individuel » (RA : 236). Lorsque Tardewski insiste que c’est ce qu’un homme décide de faire de sa vie qui lui donne de la valeur, il soulève à son tour la question : de la valeur pour qui[22] ? Dans le cas de Tardewski, il est clair que la figure de l’homme de principes qu’il dégage, en parlant du Professeur, lui permet de donner une forme à sa propre vie, d’en « faire » quelque chose qui, dans son rapport « antagonique » au Professeur, lui donnera, à son tour, de la valeur. La figure de l’homme de principes fonctionne, en un sens, comme l’épigraphe qui oriente la relecture de sa propre vie, de manière à ce que la perte du Professeur soit reconduite ou « traduite » dans la signification et la valeur des décisions de Tardewski. Pour Emilio Renzi, la traduction sera plus difficile, puisqu’il hérite de la tâche de récrire l’histoire argentine à partir des disparitions (« S’il y a une histoire, elle commence […] en avril 1976 » [RA : 13]) ou, plus précisément, à partir du regard de la figure de l’oncle disparu, ce « regard historique » qui transfigure les origines perdues en un avenir à transformer.

Dans ce processus de reconduction de pertes, la littérature a un rôle à jouer en ce qu’elle rappelle que toute décision est prise à l’égard de fictions qui peuvent être autres, qui ne sont pas jouées d’avance, et à l’égard de la « valeur » du lecteur/auditeur. Elle rappelle ainsi ce qu’elle n’a pas : le pouvoir de décision du lecteur/auditeur, le fait que c’est à lui de donner, oui ou non, corps à sa lecture, que le prochain mot lui revient au sujet de tout récit. C’est là un rappel, encore une fois, qui ne ressuscitera pas les morts, mais qui pourra peut-être animer les lecteurs essoufflés.