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Dans la foulée du Quatrième Colloque international du Centre de recherche sur l’intermédialité de l’Université de Montréal, intitulé Mémoire et médiations. Entre l’Europe et les Amériques[1] (octobre 2002), nous avons réuni un certain nombre d’analyses et de réflexions théoriques autour de la relation entre « mémoire » et « médiation ».

Le concept de médiation renvoie essentiellement à deux niveaux d’analyse. Dans un premier temps, on peut le concevoir, de façon très large, comme une opération qui consiste à « faire passer » ou à « prendre ensemble », au sens de la poétique. C’est ce dont il est question, par exemple, chez Paul Ricoeur, lorsqu’il interroge le travail de la métaphore ou celui de la mimésis, en se basant sur la poétique aristotélicienne qui définit le muthos dans les termes d’un « agencement de faits » (è tôn pragmatôn sustasis[2] ). La narration repose alors, selon Ricoeur, sur une opération de médiation qui consiste à faire passer un monde dans un autre, soit le monde de la praxis dans celui, imaginaire, du lecteur, par l’intermédiaire du (monde du) texte. Nous pourrions même ajouter, à rebours, que le monde de la praxis n’apparaît qu’en passant par des médiations. Le monde, en somme, est indissociable des médiations qui le font « épique » ou « romanesque ».

À un premier niveau, donc, la médiation est le processus qui consiste à assurer une transmission, un passage constitutifs du monde, tel qu’il nous apparaît à un moment donné dans l’histoire. À ce titre, la mémoire est médiatrice, comme le sont la narrativité et la tradition.

Mais à un second niveau d’analyse, on appelle médiation la matérialité des technologies assurant ce processus, soit les différents médias (oralité, image, archive sonore, écriture). Depuis les débuts de la réflexion portant sur la mémoire, on a associé celle-ci à des matérialités particulières : l’empreinte sur la tablette de cire ou la trace (dans Théétète de Platon, par exemple) ; le souffle des muses et le geste du griot, de l’aède ou du jongleur ; l’image dans le Ad Herennium. Les matérialités diverses, qui ont permis d’assurer la mémoire collective, ont eu une incidence importante sur le contenu de celle-ci, comme en font foi les événements relatés par la tradition épique, dont on attribue la valeur mémorielle particulière aux contraintes de l’oralité : l’exigence du présent qui est celle des cultures orales force à rejeter dans l’oubli les singularités au profit des modèles de « vainqueurs ». De la même manière, on peut conclure que les médiations actuelles transforment non seulement les opérations mémorielles, mais le contenu du souvenir. En ce sens, l’écriture romanesque d’un Carlos Fuentes devient emblématique de la relation tendue entre mémoire et médiation : l’histoire des vainqueurs est en quelque sorte exaltée et renversée par un travail textuel qui ne néglige aucune entrée dans le vaste répertoire des mémoires possibles (voir l’article de Julie Hyland). Les signes servant à transmettre la mémoire ne sont jamais effectifs sans cette matérialité qui en bouleverse la portée et le sens. En interrogeant «le pouvoir révélateur des instruments nouveaux » chez Pierre Perrault, c’est bien ce que Michèle Garneau montre : la mémoire dépend de la technologie qui la formule, si bien qu’elle ne capte pas une réalité préalable, mais la produit.

C’est donc la transformation du lien entre mémoire et médiation que ce numéro cherche à explorer, en offrant un espace de théorisation et d’application des concepts de mémoire culturelle et de médiation dans des contextes médiatiques et interculturels particuliers. Les diverses analyses se penchent donc sur différents médias « artistiques », parfois sur l’intermédialité de la mémoire : la littérature et la radio, le cinéma et l’oralité, la photographie et l’écriture, le film en tant qu’archive. Elles portent parfois sur des croisements : entre l’écriture de l’histoire et celle du roman, entre la photographie et le médium film.

À l’arrière-plan de ces réflexions, on trouvera le contexte des grandes migrations du XXe siècle. L’exil, le passage, l’interculturalité constituent un espace de recherche fondé sur la perte et le renouveau où les différentes matérialités des médias modèlent et transforment la mémoire. Ainsi, l’écriture migrante – loin de n’être que l’écriture d’immigrants qu’on ne saurait situer dans un espace national – réinscrit la migration dans le lieu même de l’écriture. Qu’en est-il du film, de la photographie ou de la vidéo ? Ces médiations en perpétuelle interaction ne transforment-elles pas la mémoire en témoignant autant du passage du temps que du temps passé ?

Au cours des deux dernières décennies, de nombreuses études ont porté sur la mémoire culturelle et les migrations dans le contexte du postcolonialisme. Cependant, il reste à interroger davantage le rôle des médiations et de leurs technologies dans la transmission et la construction de cette mémoire interculturelle complexe. C’est ce que propose de faire ce numéro de Protée. Le mouvement intercontinental produit une mémoire qui passe nécessairement par des formes de médiations spécifiques, par des matérialités distinctes qui s’entrecroisent néanmoins : celles de la voix, du livre, de la photographie, du film, de la vidéo, du multimédia. On ne peut penser la production du sens et l’organisation des pratiques signifiantes sans tenir compte de cet aspect qu’est la médiation à travers ses multiples réseaux. Dans cet espace intercontinental et intermédiatique que l’on désigne aujourd’hui de plus en plus comme un espace « global » (avec les euphories et les inquiétudes que cela implique), la mémoire fait signe autrement. L’espace intermédial et migratoire est redessiné par l’usage de nouveaux supports. Comme à rebours, notre artiste invitée, Nadia Myre, opère un mélange médiatique parfaitement contemporain en créant des liens avec la mémoire et la tradition.

Nous avons donc voulu aménager un espace critique pour discuter de la relation entre les médiations et la mémoire qu’induisent les passages d’un médium à un autre, les migrations et l’exil. En donnant pour exemple un film d’Alan Berliner, Roger Odin définit différents types de médiations convoqués par le contexte de l’immigration, impliquant toujours un rapport signifiant entre le film et son spectateur lorsqu’il s’agit de transmettre – au sens mémoriel du terme – une expérience. Dans un rare examen de la théorie du film de Siegfried Kracauer, Nia Perivolaropoulou se penche, pour sa part, sur un travail de mémoire où se révèlent les traces de l’expérience historique du nazisme et de l’exil.

Nous en venons à penser que dans toute médiation, comme dans tout passage entre deux pôles, quelque chose résiste, échappe ou manque. Les poétiques contemporaines, tant elles sont heurtées par les traumatismes de l’histoire, ne semblent plus effectuer de manière aussi harmonieuse le geste qui consistait, pour Aristote, à « saisir l’hétérogène ». Souvent, toutefois, le manque est cela même qui échappe, tautologiquement, à la mémoire, lui permettant justement de se constituer. Comme les Anciens l’ont déjà formulé, c’est bien l’absence qui constitue la mémoire, et non la simple présence, puisqu’il s’agit de comprendre comment ce qui n’est plus se manifeste encore, et sous quels rapports. Dans l’espace intermittent d’un « livre d’images », celui d’Ellis Island de Georges Perec et Robert Bober, entre le texte et les photographies, ce sont les traces de la disparition qui, ironiquement, « apparaissent » (Marie-Pascale Huglo). Incidemment, le paradigme de la disparition hante la relation entre mémoire et médiation. C’est encore le cas dans un roman de Ricardo Piglia analysé par Valeria Wagner, dont la mise en récit résiste au résumé. La matérialité de l’écriture est ici mise en évidence aux dépens de l’efficacité de la transmission. C’est elle qui devient, de manière plus que concrète, le support de la mémoire.

Si plusieurs des articles rassemblés dans ce numéro cherchent à préciser les concepts dont nous avons esquissé les contours, certains explorent de manière plus ponctuelle ces manques que vient à la fois combler et déclencher la mémoire.