Corps de l’article

“Problems cannot be solved by thinking within the framework in which they were created.”

Albert Einstein

1. La problématique

1.1 Introduction

C’est après une quinzaine d’années de pratique de la traduction, à l’occasion de mon initiation par Jeanne Dancette (2003) à l’exercice du « protocole de verbalisation », que j’ai décelé chez moi la présence de schémas comportementaux particuliers dans le traitement de certaines difficultés. Il est de fait apparu que, lorsque j’étais confrontée à un passage obscur, je commençais par explorer l’étendue sémantique de chacun des mots concourant à l’opacité du texte, puis j’abandonnais en général là ma réflexion pour traduire la suite, jusqu’à ce que, subitement, une solution me vienne comme spontanément à l’esprit. Intriguée par la récurrence du phénomène, j’ai décidé d’examiner un peu plus avant la manière dont j’aborde les difficultés de traduction.

1.2 Objectifs et délimitation de la recherche

J’ai donc entrepris de m’observer moi-même pour explorer comment, par mes ressources personnelles, je remédiais à des problèmes de reformulation ou à des insuffisances sémantiques du texte original et pour déterminer si l’opération comportait une dimension créative. Pour éviter que l’intervention de la créativité ne soit dictée par la nature du texte, je me suis limitée aux seuls textes administratifs, journalistiques et techniques, à l’exclusion des oeuvres littéraires.

Ainsi, c’est moi-même que j’ai choisi comme objet d’observation. De ce fait, les réflexions qui suivent, loin de prétendre à démontrer quoi que ce soit, visent uniquement à présenter dans le détail la démarche d’une traductrice parmi d’autres, sans exclure ni présumer qu’il puisse s’agir d’un cas particulier. Mon propos n’est pas d’établir s’il existe un ou plusieurs types de traducteurs[1] ou si des constantes seraient susceptibles de se dessiner dans le cadre d’une étude portant sur un nombre important de sujets. Je suis partie du principe que, quand bien même ma démarche traduisante relèverait tout à fait de l’exception, ma recherche pourrait présenter un intérêt, ne serait-ce qu’à titre comparatif.

Toute observation scientifique doit certes s’opérer dans des conditions aussi objectives que possible. Il m’est toutefois apparu que ma démarche trouverait une certaine légitimité dans la compréhension intime que l’observateur y aurait de son objet d’étude, une telle transparence étant difficilement envisageable dans le cadre d’une recherche portant sur une autre personne.

1.3 Hypothèse de travail et définitions

Je suis partie de l’hypothèse que le processus de traduction présente des moments de créativité distincts pour la résolution de problèmes de compréhension et pour le traitement des difficultés de reformulation.

Par problème de traduction, je désigne toute situation dans laquelle le traducteur se trouve dans l’incapacité de produire spontanément un équivalent du texte de départ en langue d’arrivée, dans la mesure où il prend conscience de cette incapacité et y remédie en passant par un processus de recherche de solution.

Par créativité, je désigne la capacité de « découvrir une solution nouvelle, originale, à un problème donné[2]. » Telle que je l’entends dans le contexte de la traduction, cette notion implique que le traducteur trouve une solution par ses propres ressources et non pas à la suite d’une recherche documentaire ou terminologique. À cette notion s’oppose celle d’automatisme, de réflexe et de mise à profit de l’expérience acquise[3].

Je reprends ainsi à mon compte la définition de la solution créative que donne Weisberg, avant d’ajouter la notion de créativité dans la formulation du problème :

A creative solution to a problem must meet two criteria : it must be novel and it must solve the problem in question. […] In well-defined problems, the characteristics of the solution are specified precisely at the beginning, so that the problem solver knows which criteria the solution must meet. […] In addition to the creative solution to a problem, one can also talk about the creative analysis or formulation of a problem, which involves approaching a problem in a different way from the approaches taken by others.

1986 : 139 ; 142

2. État de la question

2.1 Les études sur la créativité

La créativité a fait l’objet de nombreuses études théoriques et empiriques, menées pour la plupart en psychologie ou dans des domaines connexes, en particulier la gestion et la prise de décisions[4].

Wallas (1926) est à l’origine de l’un des premiers modèles du processus de créativité. Comme avant lui le philosophe et mathématicien Henri Poincaré, il associe la créativité à un processus partiellement inconscient. Selon Wallas, pensée créative et pensée analytique sont complémentaires. Son modèle comporte quatre phases :

  1. la préparation (définition, observation et étude du problème) ;

  2. l’incubation (mise de côté du problème pour un certain temps) ;

  3. l’illumination (émergence d’une idée nouvelle) ;

  4. la vérification (contrôle).

Pour sa part, Rogers (1954 : 300) définit trois caractéristiques des esprits créatifs :

  1. l’ouverture à l’expérience (la curiosité, la sensibilité esthétique, ainsi que la capacité d’accepter des incohérences, des contradictions, l’inconnu, l’ambigu, l’approximatif et l’incertain) ;

  2. une source interne d’évaluation (l’autonomie intellectuelle, la capacité de décider selon son propre jugement et d’évaluer selon ses propres critères, sans chercher à recevoir l’approbation d’autres personnes) ;

  3. l’aptitude à jouer avec les concepts (la fluidité et la flexibilité conceptuelles, ainsi que l’aptitude à générer une grande quantité et une grande variété d’idées).

Koestler (1964) crée le terme de bissociation pour mieux définir la pensée créatrice et l’opposer à la pensée « routinière », qui ne s’exerce que sur un seul niveau. Selon lui, la créativité fait intervenir le rapprochement de concepts jusque-là non associés. Il dresse en 1976 une liste de critères opposant la routine et l’originalité.

  • Aptitudes routinières (habitude)

  • association dans les limites d’un référentiel bien défini

  • influence de processus préconscients ou non conscients

  • équilibre dynamique

  • rigidité face aux variations

  • répétitivité

  • attitude conservatrice

  • Créativité (originalité)

  • bissociation de référentiels indépendants

  • influence de processus subconscients

  • activation de potentiels régénérateurs

  • hyperflexibilité

  • nouveauté

  • attitude destructivo-constructive

Deux notions importantes dans ce contexte aujourd’hui sont celles de « pensée divergente » et de « pensée latérale ». La « production divergente » (divergent-production), qui opère sur un mode intuitif, s’oppose à la « pensée convergente », qui travaille sur un mode rationnel (voir Guilford 1967). La « pensée latérale » s’oppose quant à elle à la « pensée verticale », qui suit un mode logique (voir de Bono 1970).

Guilford et Höpfner (1971 : 186-187) définissent six facteurs de pensée créative : sensitivity to problems, fluency, flexibility, originality, redefinition et penetration.

Osborne (1974 : 100-103) établit que « le procédé fondamental de [la] production d’idées, c’est l’association » et rappelle que les « anciens Grecs avaient posé les trois règles de l’association : la contiguïté, la similitude et le contraste. […] L’association trouve son meilleur terrain chez ceux dont l’énergie imaginative est la plus intense et dont l’esprit est le plus meublé. Plus la mémoire est vive, mieux elle se prête au processus de l’association ». « Notre production d’idées dépend du contenu de notre esprit ainsi que de la manière dont nous combinons ses ressources. Dans cette opération, l’association d’idées joue un rôle de catalyseur ».

Montuori et Purser (1995) estiment que les personnes créatives se caractérisent par leur tendance à se remettre en question et par leur perceptivité à leur environnement :

Creative individuals seek to understand their environment and are willing to put their own beliefs and assumptions into question in order to do so to a far greater degree than are persons who were not judged as being particularly creative. Creative persons are therefore constantly engaged in a process of self-renewal that draws on environmental factors for the destabilization of existing concepts, values, self-images and so forth.

Enfin, Gabora (2002) définit deux phases du processus créatif, qu’elle met en relation avec deux formes de pensée : l’une marquée par le mode suggestif, intuitif et associatif, l’autre par le mode convergent, analytique et appréciatif. Selon elle, l’esprit créatif passe d’un mode à l’autre selon les besoins.

The existence of two stages of the creative process is consistent with the widely-held view that there are two distinct forms of thought. The first is a suggestive, intuitive associative mode that reveals remote or subtle connections between items that are correlated but not necessarily causally related. This could yield a potential solution to a problem, though it may still be in a vague, unpolished form. The second form of thought is a focused, evaluative analytic mode, conducive to analyzing relationships of cause and effect. In this mode, one could work out the logistics of the solution and turn it into a form that is presentable to the world, and compatible with related knowledge or artefacts.

This suggests that creativity requires not just the capacity for both associative and analytic modes of thought, but also the ability to adjust the mode of thought to match the demands of the problem, and how far along one is in solving it.

2.2 Les théories sur la créativité dans le domaine de la traduction

2.2.1 Réflexions sur la créativité

Plusieurs théoriciens se sont penchés sur la question de la créativité en traduction. Leurs points de vue divergent cependant. Si certains, comme Mounin, opposent créativité à fidélité, d’autres, plus récemment (et selon moi plus judicieusement) la subordonne à la recherche d’une « plausibilité interindividuelle[5] ». Qianyuan (1995 : 138) postule que « la traduction est un acte essentiellement créateur au même titre que celui du peintre ou de l’écrivain. » Parmi diverses raisons, il invoque que « [l]es exigences posées à la traduction ne relèvent […] ni d’un “nombre égal” ni d’un “ordre de grandeur égal” mais d’un “même poids” et d’un “même effet”. Sans l’apport créatif du traducteur, aucune traduction ne saurait être conforme à ces attentes ». Ballard (1997 : 106) aboutit pour sa part à la conclusion que la créativité mérite d’être étudiée par la traductologie : « La créativité, comme la subjectivité, fait partie de l’opération de traduction et il faut intégrer ces éléments dans une démarche scientifique d’observation et d’exploration du phénomène, si l’on veut élaborer une traductologie réaliste et honnête. »

Plusieurs auteurs ont cherché à qualifier la nature de la créativité du traducteur. Wilss (1999 : 2) commence par la remettre en cause :

A translation is always a reaction to an existing text (the source text), which forms the basis on which the translator operates. Where there is no source text, there can be no translation (target text). The translator cannot act autonomously. That is why the much-discussed notion of “creativity” in the translation process is ambivalent if not problematical, and the elevation of the (literary) translator to the level of a “co-author” seems justifiable only in exceptional cases.

Il développe ensuite la notion de « message dérivé » :

Translators do not commit their own ideas to paper, but reformulate the ideas given to them by the author of the original text. They do not plan, organize or express an authentic message, but a “derived message”, in which three phases can be identified : preparation, formulation and evaluation of the translation. The decisive stage is that of formulation, the quality of which depends on the translator’s experience and knowledge, on his/her (re)creativity, problem-solving skills, routine and expressive abilities, perhaps even on his/her ethical approach. Translators operate in a grey zone between light and darkness.

Enfin, dans le cadre de l’enseignement, Lee-Jahnke préconise « des principes pédagogiques qui incitent à la créativité » (2001 : 259). La créativité est aussi l’un des trois paramètres qu’elle applique pour l’évaluation sommative. Dans son appréciation de la créativité, Lee-Jahnke prend notamment en compte les spécificités culturelles, les sociolectes, l’isotopie, le réseau sémantique, le registre de langue, les collocations, les métaphores, les jeux de mots, le style et les connotations (2001 : 267).

2.2.2 Élaboration de modèles de créativité propres à la traduction

Kussmaul, qui souscrit au processus de créativité en quatre phases défini par les chercheurs en psychologie (préparation, incubation, illumination et évaluation), consacre un chapitre intéressant à la créativité en traduction dans son livre Training the Translator (1995). Il avance l’idée (particulièrement intéressante dans le cadre de cet article) que la créativité intervient également dans le processus de compréhension :

We usually associate creativity with production. Thus within the field of language, saying things, writing and translating texts are typical creative activities. But what about comprehension ? Is there not something like creative comprehension ? We sometimes even talk of creative miscomprehension. […] Comprehension, as we have seen now in many instances, is not only guided by what we hear or read but also by our personal knowledge and experience. Understanding is not merely a receptive but also a productive process. […] It follows that when translating works of art creative understanding is part of the process. One might try to apply Guilford’s notion of divergent thinking […] to the comprehension process, and it would be interesting to see if these things can be observed in think-aloud protocols. For this purpose, however, one should perhaps use “more demanding” literary texts than the ones I have used so far. So at present, when observing creativity I have restricted myself to the reverbalization phase

Kussmaul 1995 : 41.

Reprenant plusieurs idées de Guilford, il suggère que la qualité fondamentale en matière de créativité pour le traducteur est la fluidité (fluency), qui contribue à produire en peu de temps un grand nombre d’idées, d’associations et de pensées pour un problème donné. Il illustre aussi par divers exemples de protocoles de verbalisation l’efficacité de la divergent production. Par ailleurs, il souligne que le processus créatif, comme la plupart des activités mentales, n’est pas seulement régi par l’intellect, mais aussi par les émotions :

The creative process, however, as most mental activities, is not only governed by intellect but also by emotion. Some neurologists have put forward the hypothesis that creative thinking is closely connected with the anterior hypothalamus in the brain, which is the centre of libido and lust and motivates not only sexual fantasies but fantasies and daydreaming of all types. Such fantasies seem to be important for creative thinking.

Kussmaul 1995 : 48

Selon lui, la confiance en soi et la conscience de soi (self-confidence et self-awareness) sont nécessaires pour une traduction féconde. Enfin, il estime qu’il est difficile de bien délimiter les diverses phases du processus de traduction (Kussmaul 2000 : 76) :

Wir haben die Illuminationsphase zusammen mit der Inkubationsphase beschrieben. Die Phasen gehen in der Wirklichkeit des kreativen Prozesses ineinander über. In der Kreativitätsforschung wird, wie schon gesagt, darauf aufmerksam gemacht, dass man generell damit rechnen muss, dass die einzelnen Phasen nicht streng chronologisch ablaufen, sondern dass es Vor- und Rückgriffe gibt, sozusagen gedankliche Schleifen, und dass manche Phasen mehrfach durchlaufen werden (vgl. Preiser 1976 : 48). Die Phasen sind Denkmodelle, mehr oder weniger theoretische Konstruckte, um die komplexe Wirklichkeit in den Griff zu bekommen.

C’est également l’avis de Neubert (1997 : 7), qui postule que les phases du processus de traduction s’interpénètrent :

The two stages of mediation are intricately intertwined. […] For instance, what has been found to be truly significant in quite a number of think-aloud protocols (TAPS) is the occurrence of TL stances in the mind of the person involved in the ideation and partial anticipation of the written or spoken target text (Krings 1986, 1988 ; Lörscher 1991). Even more indicative of the mental activity of the mediator is the relatively strong grip on the translation process exerted by the wording of the source text (Schönfeld, 1995). Even during the production of the target text, fragmentary recollections of the source text, which translators or interpreters cannot escape the influence of, continue to influence target text production.

Enfin, Lörscher, considérant qu’aucun des modèles qu’il a étudiés ne permet de reconstituer de manière satisfaisante le processus psychologique de la traduction, conclut entre autres que :

[…] none of the models of the translation process can account for the psychological reality of translating. No conclusions can be drawn from the models as to what goes on in the head of a translator when s/he renders a source-language text into the target-language. Nor do these models address the question whether the complex translation process consists of mental sub-processes, what their possible nature is, and how the translator integrates them during the process of translating. […] The components of the translation process and their assumed interplay, as outlined in the models, have been construed rationalistically, by logical deduction, not by empirical induction. Thus, the translation process appears to be completely rational, which, however, it is only in ideality, but not in reality.

Lörscher 1989 : 64

Lörscher préconise donc une investigation psycholinguistique du processus de traduction, fondée sur une étude empirique et sur « an analysis of translation performance ».

D’autres théoriciens mériteraient d’être cités ici, mais la taille de cet article ne le permet malheureusement pas.

3. Mes propres observations

3.1 Considérations générales

Dans ma pratique de la traduction, j’ai pu observer que la meilleure stratégie à adopter pour parvenir à une bonne compréhension du texte de départ est de remettre en cause ses propres certitudes, sans jamais se fier aux évidences, et de rester perceptif aux contradictions du texte.

Selon moi, la phase de préparation comprend des démarches aussi diverses que le tâtonnement, la réflexion sur le contexte historique, le repérage des rapports formels ou sémantiques entre les mots du texte de départ, la consultation de dictionnaires ou d’autres ouvrages, la traduction provisoire, les interrogations, les paraphrases et les associations conscientes.

La phase d’incubation fait intervenir, entre autres, la temporisation, l’inscription de plusieurs solutions, les changements de perspective (mouvement pendulaire ou cyclique), la concentration sur d’autres problèmes, l’alternance entre considérations sémantiques et syntaxiques et les interrogations simultanées.

Enfin, l’activité traduisante exige une évaluation quasi permanente et une vérification systématique des solutions produites.

Comme il m’est apparu que je traitais différemment les difficultés de compréhension et les difficultés de reformulation, je les aborde ici séparément.

3.2 Le traitement des difficultés liées à la compréhension du texte de départ

3.3 Le traitement des difficultés liées à la reformulation

3.4 Les émotions liées au processus créatif

Lors de la phase de préparation, j’éprouve soit une forme de curiosité enthousiaste, soit une certaine anxiété à la perspective de ne pas trouver de solution.

Pour que la phase d’incubation se déroule de manière satisfaisante, il est impératif que je sois détendue. Sous l’effet du stress, ma pensée s’enraie ou tourne douloureusement en rond : j’ai alors beau me concentrer sur les mots, lire et relire des phrases ou tenter de « passer à autre chose », rien ne se produit.

Dans la phase d’illumination, j’éprouve à la fois de la surprise et de la joie. Cette joie, qui est à la mesure de la difficulté du problème et de l’adéquation de la solution, semble de triple nature : intellectuelle, esthétique et existentielle. Je connais tout à la fois la satisfaction intellectuelle de résoudre un problème, le plaisir esthétique, quasi sensuel, de trouver une forme harmonieuse et, enfin, une joie existentielle à « laisser une trace », à penser que moi, traductrice, personnage de l’ombre, ai momentanément échappé à mon insubstantialité pour figer quelque chose de moi-même dans le texte.

Laukkanen (1996 : 270) postule que des facteurs affectifs influencent le processus décisionnel de la traduction :

[A]ffective and attitudinal factors should not be ignored when translation processes are scrutinized. It seems worthwhile to do further research on both practising professional translators’ and translation students’ performance to find out, for example, how attitudes could and perhaps should be influenced during translator training.

De nombreux psychologues ont établi que le stress fait obstacle à la créativité. Ma propre expérience tend à confirmer que, lorsqu’il est préoccupé, obnubilé par les exigences qui lui sont imposées, le traducteur ne peut s’abandonner à la pensée divergente.

Dans la vie professionnelle (et dans le cadre des études), j’ai pu constater que certains réviseurs (et enseignants) déstabilisent les traducteurs (et étudiants) au point de leur faire perdre toute créativité. Or le processus de traduction, dès lors qu’il est confiné aux phases de préparation et de vérification, perd non seulement de son sel, mais aussi de son efficacité.

Selon Osborn (1974 : 263-266), qui s’est intéressé à « la nature émotionnelle des impulsions internes », « la coercition ne peut que paralyser l’imagination ». Au sujet de la peur, il estime que « les idées produites sous son influence sont mises en action sans recourir à l’évaluation ». Par ailleurs, « lorsqu’une passion violente prend possession de notre être, notre imagination a une tendance excessive à s’exalter et à négliger tout jugement ». Enfin, « des expériences psychologiques ont confirmé le principe selon lequel la plupart des gens réfléchissent mieux lorsqu’ils ne sont pas soumis à une pression excessive ».

3.5 Commentaires sur les résultats

Dans les exemples qui précèdent, les démarches sémiasologique et onomasiologique comprennent toutes deux une phase non contrôlée par l’esprit analytique, assimilable à une forme de pensée latérale ou de production divergente, avant que n’émergent des propositions, puis que celles-ci soient rigoureusement évaluées pour être soit sélectionnées, soit rejetées.

Face à une difficulté de compréhension, je commence par me pénétrer de tous les sens potentiels du passage concerné, en me concentrant successivement sur chacun des mots et sur leur charge dénotative, connotative et associative avant de laisser mon esprit traiter inconsciemment ces informations (en les recombinant sous diverses formes) jusqu’à ce qu’il produise des propositions. Ces propositions, absurdes pour certaines puisqu’elles sont le fruit d’une pensée de type associatif, sont alors soumises à une évaluation rigoureuse (s’articulant autour des critères d’équivalence standard) jusqu’à ce qu’une solution satisfaisante soit trouvée.

Dans la phase de préparation, pour mieux « fouiller » toutes les facettes des unités sémantiques, il me faut « lâcher la bride » et recenser, en faisant taire mon sens critique, tout ce qui se présente à mon esprit comme associé aux mots du texte. Ce moment de réflexion, parce qu’il part du texte, mais passe par toutes les évocations qu’il fait naître en moi, prend un caractère autoréflexif. Lors de l’incubation, les propositions semblent germer dans le champ sémantique préalablement esquissé et se développer de long de l’axe de plausibilité défini par le contexte, comme s’il s’opérait une forme d’inférence inconsciente.

En revanche, lorsque la difficulté réside dans la reformulation en langue cible d’un sens bien perçu, je n’amorce ma « recherche d’inspiration » qu’après avoir défini les critères auxquels devra répondre ma traduction. Je laisse alors dériver ma pensée selon les mouvements qui lui sont propres, et dont le principe m’échappe, jusqu’à ce qu’elle produise des propositions, qui sont évaluées à mesure sur la base des critères préalablement établis. La pensée divergente peut soit m’accaparer pleinement, soit passer en quelque sorte au second plan, pour s’exercer parallèlement à mon traitement de la suite du texte.

C’est là assurément un aspect complexe du traitement des difficultés. Alors que je suis absorbée dans la perception de la suite du texte, que je cherche donc à le comprendre intellectuellement, mais aussi à le ressentir dans toutes ses aspérités, tout son volume, toutes ses nuances formelles et suggestives, il semble bien que la recherche par pensée divergente se poursuive en moi, puisque c’est bien souvent alors qu’émerge la solution du problème rencontré précédemment. Cela revient à dire qu’il est possible de traiter, à différents niveaux de conscience, plusieurs problèmes simultanément.

De même, lorsque je suis aux prises avec un problème de reformulation, deux mouvements antagonistes de la pensée semblent simultanément à l’oeuvre : tandis que ma pensée dérive tous azimuts à la recherche de l’inspiration, chaque solution qui me vient à l’esprit est rigoureusement examinée. Le flot ininterrompu de la pensée évocatoire et associative semble filtré à mesure par mon esprit critique, selon des critères d’acceptabilité formelle et sémantique.

Au cours du processus de traduction, le sens ne semble pas nécessairement faire escale dans un no language’s land comme le suggère la théorie de la déverbalisation. Il transiterait plutôt par un espace mental dans lequel est brassé, sous forme déstructurée, tout ce que le traducteur a « perçu » dans le texte, une forme de bouillon de sens, de mots, d’associations, d’émotions et d’évocations.

Compte tenu de la nature des diverses phases du processus de créativité, il me semble que c’est sur la préparation et la vérification que devrait porter l’enseignement de la traduction. Pour optimiser la phase d’incubation, c’est, comme le préconise Kussmaul, ladite fluency qu’il convient de renforcer. Or la fluidité se développe selon moi essentiellement par la lecture et d’autres activités extérieures à l’exercice de la traduction.

4. Conclusion

L’observation de ma propre pratique de la traduction tend à confirmer que le processus de résolution de problème peut s’opérer différemment selon que la difficulté relève de la compréhension ou de la reformulation du texte, même s’il intervient dans les deux cas une phase de pensée latérale ou divergente au cours de laquelle l’esprit s’engage dans une dérive associative en quête de solutions. Dans la démarche sémasiologique, la pensée divergente s’appuie sur une pluralité de sens possibles, qu’elle va librement combiner avec les éléments du contexte jusqu’à faire émerger une solution plausible, qui paraît inférée des données fournies au départ. Dans la démarche onomasiologique, en revanche, des critères sont définis avant de donner libre cours à la pensée divergente et le processus est essentiellement associatif.