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Il y a vingt ans, dans son numéro daté du 1er juillet 1984, le Journal of Immunology publiait un article signé par Curt Civin et ses collègues du John Hopkins Oncology Center [1]. L’article décrivait un nouvel anticorps monoclonal, MY10, et le profil d’expression de l’antigène reconnu. L’anticorps monoclonal MY10 avait été produit en immunisant des souris Balb/c avec le sous-clone KG1a d’une lignée dérivée d’une leucémie aiguë myéloblastique humaine ; les cellules présentaient une morphologie « indifférenciée », suggérant qu’elles pouvaient représenter l’équivalent d’un stade précoce de l’hématopoïèse. L’antigène reconnu a rapidement été « clustérisé » sous le nom de CD34 par le Human leukocyte differentiation antigen workshop.

CD34, marqueur des cellules souches et progénitrices

CD34 est une molécule de surface exprimée sur une faible proportion des cellules hématopoïétiques de morphologie indifférenciée, en particulier d’origine médullaire. Les cellules morphologiquement reconnaissables, précurseurs des lignées myéloïdes et érythroïdes, en particulier, n’expriment pas cette molécule. Les différentes populations de progéniteurs hématopoïétiques, identifiables dans des tests fonctionnels, sont au contraire majoritairement ou exclusivement présentes au sein de la population CD34+. Les premières explorations fonctionnelles des cellules exprimant l’antigène CD34 ont rapidement montré que les progéniteurs clonogéniques de type CFU-GM (colonies contenant à la fois des cellules de la lignée neutrophile et de la lignée monocytaire), BFU-E (amas de cellules érythroblastiques) et BFU-MK (précurseurs mégacaryocytaires) étaient présents au sein de la population CD34+ et absents au sein de la population CD34-. De même, les LTC-IC (long-term culture initiating cells), progéniteurs qui re-initient l’hématopoïèse dans les systèmes de culture médullaire à long terme, sont présents dans la population CD34+. Par la suite, les modèles de xénogreffe de progéniteurs hématopoïétiques humains, soit dans diverses souches de souris immunodéficientes, soit dans des foetus ovins, ont révélé que ces progéniteurs, dénommés SCID repopulating cells ou SRC dans le cas des modèles de xénogreffe dans les souris NOD-SCID, étaient majoritairement présents dans la population des cellules médullaires CD34+. L’ensemble de ces observations abondantes suggère que la population CD34+ est enrichie en progéniteurs et cellules souches, et au contraire déplétée en précurseurs et cellules matures.

CD34 et cellules souches

Naturellement, la reconnaissance de la valeur de CD34 comme « marqueur de cellules souches hématopoïétiques » s’est également accompagnée de la perception que la population CD34+ était en réalité hétérogène, associant des progéniteurs tardifs, au potentiel de différenciation limité, et de véritables cellules souches, qui ne sont que très minoritaires. Si la distinction entre cellules exprimant fortement et faiblement CD34 est une première étape dans la résolution de ce problème, elle n’est pas suffisante, et doit être complétée par l’utilisation conjointe d’autres marqueurs phénotypiques, conduisant l’investigateur à des stratégies complexes d’identification et de sélection de populations cellulaires rares définies par de multiples paramètres. Parmi les plus utilisés sont l’absence d’expression de l’antigène CD38, l’expression de CD90 (Thy1) et l’absence d’expression d’antigènes exprimées aux stades tardifs de la maturation des différentes lignées hémato-lymphoïdes (lineage negative, Lin-). Ainsi, la population CD34+/CD38- qui ne représente que moins de 5 % de l’ensemble des cellules CD34+ est enrichie en progéniteurs immatures de type LTC-IC ou SRC, et déplétée en progéniteurs clonogéniques ; cette population reste néanmoins elle-même hétérogène. Des récepteurs membranaires possédant une fonction tyrosine kinase comme kit, le récepteur d’une cytokine dénommée stem cell factor dans certaines publications, ou comme KDR/Flk-1, l’un des récepteurs du VEGF (vascular endothelial growth factor), sont exprimés aux stades précoces de l’hématopoïèse et permettent ainsi de mieux identifier les progéniteurs les plus immatures au sein de la population CD34+. Un antigène d’intérêt particulier, CD133, présent sur les cellules exprimant le plus fortement CD34 [2], permet d’identifier des progéniteurs endothéliaux partageant avec les progéniteurs hématopoïétiques l’expression de CD34 [3].

Comme le montre l’exemple ci-dessus, l’expression de CD34 n’est pas restreinte au tissu hématopoïétique. Quelques populations de cellules non hématopoïétiques expriment l’antigène CD34. C’est le cas en particulier des cellules endothéliales [4] dont l’origine à partir d’un progéniteur commun avec les lignées hématopoïétiques est aujourd’hui avérée. Au cours de l’ontogenèse, l’expression de CD34 apparaît dans des cellules détectables au niveau du premier site intra-embryonnaire d’hématopoïèse, la région aorto-gonado-mésonéphrotique [5]. Mais le système hématopoïétique servant aujourd’hui de système « modèle » pour d’autres tissus dérivant des trois feuillets de l’embryon, l’expression de CD34 sur les cellules souches et progéniteurs de ces tissus représente une préoccupation d’actualité [6]. Cependant toutes les populations de cellules souches identifiées sur la base de tests fonctionnels n’expriment pas CD34 ; ainsi les MAPC (multipotent adult progenitor cells) récemment décrites, n’expriment pas CD34 [7].

Plus récemment, la mise en évidence dans plusieurs espèces de mammifères, incluant l’homme [8, 9], d’une population minoritaire de cellules n’exprimant pas l’antigène CD34, mais exprimant le potentiel fonctionnel de cellules souches hématopoïétiques a contribué aux interrogations sur la valeur de CD34 comme « marqueur de cellules souches ». En particulier, le modèle de xénogreffe chez les souris NOD-SCID a permis d’identifier des SRC au sein de la population CD34- humaine, et les modèles de transplantation classiques ont montré l’existence chez la souris de cellules capables de reconstituer l’hématopoïèse d’un animal receveur ayant subi un traitement myélo-ablatif. Cette population reste peu importante chez l’homme, mais est quantitativement plus représentée chez la souris adulte ; cette différence tient à des différences dans la régulation de l’expression des gènes CD34 chez l’homme et chez la souris [10] et témoigne également des modifications du profil d’expression de CD34 au cours de l’ontogenèse du système hématopoïétique [11]. Ces observations suggèrent que l’expression de l’antigène CD34 n’est pas indispensable pour qu’une cellule possède les propriétés fonctionnelles d’une cellule souche. Les éléments contrôlant l’expression du gène codant pour CD34 ont été partiellement identifiés chez l’homme [12].

Fonctions de CD34

Parallèlement à sa valeur comme marqueur phénotypique des cellules souches et progénitrices hématopoïétiques, l’intérêt des investigateurs s’est porté sur la fonction potentielle de CD34. Les scientifiques ont longtemps recherché le rôle que la molécule CD34 pourrait jouer dans les interactions des progéniteurs hématopoïétiques avec leur environnement, en particulier avec le stroma médullaire. CD34 est une glycoprotéine transmembranaire fortement glycosylée dont le poids moléculaire est voisin de 115 kDa, qui appartient à une famille de sialomucines structurellement apparentées, incluant la podocalyxine et l’endoglycane [13]. Le domaine intracytoplasmique de CD34 s’associe à la protéine adaptatrice CrkL [14], et, dans un modèle de lignée cellulaire, la fixation d’anticorps spécifiques sur l’antigène CD34 induit une phosphorylation des protéines tyrosine kinases intracytoplasmiques Syk et Lyn [15]. Les multiples anticorps monoclonaux produits contre CD34 reconnaissent soit des épitopes du core protéique (anticorps de classe III comme HPCA-2 ou IMU-1333 largement utilisés en pratique diagnostique), soit des épitopes du domaine extracellulaire correspondant à des sites de glycosylation sensibles à la glycoprotéase ou à la neuraminidase (épitopes de classe I ou II). La recherche des ligands de CD34 s’est avérée difficile, si l’on excepte l’identification de la L-sélectine pour ce qui concerne CD34 exprimé sur les cellules endothéliales, en particulier au niveau des veinules lymphatiques [16, 17] ; la spécificité de la liaison de CD34 à la L-sélectine pourrait dépendre de la nature des sucres présents à l’extrémité aminoterminale de la molécule, et donc de l’expression au niveau « d’environnements endothéliaux » de molécules dont l’activité enzymatique est précisément de glycosyler CD34, et donc de « spécifier » sa capacité de reconnaissance [18, 19]. Les résidus glycosylés pourraient donc jouer un rôle dans « l’adressage » et les interactions des cellules CD34+ vers leur environnement. Les observations sont cependant rares in vitro qui suggèrent le rôle attendu de CD34 dans les interactions cellulaires [15, 20]. Les approches expérimentales classiques, incluant deux modèles d’inactivation du gène par recombinaison homologue chez la souris, n’ont pas révélé le rôle fonctionnel majeur de CD34 qui semblait naturellement devoir être associé à sa valeur comme marqueur. Les souris dont le gène codant pour CD34 a été invalidé naissent vivantes et ne présentent pas de déficit hématopoïétique majeur, réparant même les conséquences d’un stress infligé au tissu hématopoïétique tel qu’une irradiation à dose sub-létale, et ce malgré l’existence d’une diminution de la clonogénicité des progéniteurs hématopoïétiques aux stades embryonnaires et adultes [21]. Une deuxième équipe a rapporté des anomalies du recrutement des polynucléaires éosinophiles en réponse à un allergène [22], une observation qui souligne à nouveau le rôle potentiel de CD34 sur les cellules endothéliales dans les phénomènes de migration. L’inactivation du gène codant pour la podocalyxine se traduit par des anomalies rénales [23], mais pas par des anomalies hématologiques, et ne fournit donc que peu d’éclaircissements sur la fonction potentielle de CD34, alors que la podocalyxine est exprimée par les progéniteurs hématopoïétiques. Il est possible que des molécules de structure voisine puissent se substituer fonctionnellement l’une à l’autre au niveau de certains tissus [22] ou que ces molécules ne soient actives qu’au sein de complexes multimoléculaires dont l’organisation affecte la fonction, et qui est variable en fonction de la population cellulaire considérée. Finalement, une publication très récente [24] vient conforter l’hypothèse du rôle probable de CD34 dans les phénomènes d’adhérence cellulaire : des souris dont les gènes codant pour CD34 et pour une autre sialomucine, CD43, ont été invalidés présentent une agrégation augmentée des mastocytes in vitro, un déficit de la migration des mastocytes, et leurs cellules s’avèrent incapables de reconstituer le compartiment mastocytaire de souris W/Wv, qui, porteuses de mutations du récepteur c-kit, sont elles-même déficientes en mastocytes.

CD34, sélection cellulaire et transplantation

La démonstration selon laquelle les cellules « souches » hématopoïétiques CD34+ possèdent la capacité de reconstituer l’hématopoïèse d’un receveur ayant reçu un traitement myélo-ablatif est venue d’expériences de transplantation, d’abord réalisées chez des primates non humains, dans un modèle allogénique, en tirant parti de la réactivité croisée d’un anticorps monoclonal qui reconnaît CD34 chez certaines espèces de singes [25]. L’expérience clinique fut mise en oeuvre presque simultanément, avec la mise à disposition, auprès de la communauté médicale, de dispositifs bio-médicaux de sélection des cellules CD34+. Ces dispositifs ont rapidement fait la preuve de leur capacité à concentrer les cellules CD34+ et à dépléter l’ensemble des populations de cellules accessoires, en particulier les lymphocytes T, ou d’éventuelles cellules tumorales contaminantes pour ce qui concerne les greffons autologues. L’intérêt clinique de réaliser cette concentration en cellules CD34+ et cette déplétion en cellules accessoires ne s’est pas encore imposé, ni en situation autologue (« purge tumorale ») [26, 27], ni en situation allogénique [28], de sorte que l’usage de ces dispositifs bio-médicaux est aujourd’hui limité [29]. L’existence de ces outils représente néanmoins la possibilité de développer in vitro des manipulations plus complexes du compartiment des progéniteurs humains, par exemple leur amplification en culture (« expansion in vitro » [30]), leur différenciation (en cellules dendritiques [31]), leur manipulation génétique pour corriger un gène altéré [32] ou leur conférer une propriété fonctionnelle nouvelle.

Au-delà de son intérêt comme outil de sélection cellulaire, CD34 est devenu un outil d’une importance considérable dans les pratiques cliniques de transplantation. Le compte des cellules CD34+ est aujourd’hui le critère de qualité le plus utilisé pour les greffons autologues comme pour les greffons allogéniques ; cela est particulièrement vrai pour les greffons sanguins, majoritairement utilisés depuis l’introduction du rhG-CSF (recombinant human granulocyte colony-stimulating factor) dans l’arsenal thérapeutique. Ce test diagnostique qui utilise la cytométrie en flux, donc une technique rapide, en grande partie automatisée et accessible à la standardisation, s’est substitué aux cultures clonogéniques, test fonctionnel handicapé pour les applications cliniques par son délai de réponse (la lecture s’effectue 14 jours après la mise en culture) et son absence de reproductibilité. Plusieurs fournisseurs ont aujourd’hui enregistré auprès des autorités de régulation sanitaire des États nord-américains ou européens des trousses diagnostiques incluant l’ensemble des réactifs biologiques, mais aussi les « grilles » informatisées d’analyse pour l’évaluation du pourcentage et du nombre absolu des cellules CD34+ (/CD45+ et viables) au sein d’un échantillon, et par calcul du prélèvement dont il est représentatif. La numération des cellules CD34+ circulantes est un facteur prédictif de la qualité de la collecte, et est un paramètre utilisé en pratique médicale quotidienne par les unités de prélèvement pour décider du moment le plus approprié pour débuter les cytaphérèses chez un patient candidat à une autogreffe, ou chez un donneur volontaire dans le cadre d’une greffe allogénique. Bien entendu, c’est aussi le critère prédictif principal de la qualité d’un greffon sanguin autologue [33] et un critère important pour la qualité d’un greffon allogénique, sanguin ou placentaire [34].

CD34 et leucémies

CD34 est exprimé sur une proportion importante de leucémies aiguës lymphoblastiques et non lymphoblastiques. Comme cela est rappelé ci-dessus, c’est d’ailleurs en immunisant des souris avec une lignée dérivée d’un patient atteint de leucémie aiguë myéloblastique que l’anticorps monoclonal MY10 a été produit. Cependant, contrastant avec les connaissances acquises en matière d’anomalies cytogénétiques ou moléculaires, la valeur diagnostique et pronostique de CD34 n’apparaît pas clairement aujourd’hui [35], même si certaines études ont pu suggérer l’existence, sur cette mucine, d’anomalies de la glycosylation que pourraient distinguer des anticorps monoclonaux dirigés contre des épitopes du core protéique ou correspondant à des sites de glycosylation [36].

Conclusions

Une recherche rapide sur la base bibliographique de la National Library of Medicine fait apparaître plus de 10 000 citations incluant le terme « CD34 » dans le titre ou le résumé de l’article. Cette abondance de publications témoigne de l’intérêt considérable qu’a suscité cette molécule, tant comme outil, que comme objet d’étude. CD34 reste le prototype du stem cell marker malgré toutes les restrictions qui peuvent être apportées à cette définition simpliste. Néanmoins, beaucoup d’inconnues existent encore concernant cette molécule, en particulier sur son rôle physiologique : nul doute que CD34 stimulera encore l’intérêt des scientifiques, à l’ère des études génomiques et post-génomiques !