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Introduction

Les biens de famille ont toujours fait l'objet d'une attention particulière de la part des personnes apparentées comme de la part des pouvoirs publics. En témoignent les valeurs attribuées aux héritages et à ses règlements, les règles de protection des biens et des personnes ainsi que les politiques publiques d’assistance et de protection sociale. Dans le circuit des échanges familiaux sont entremêlés les dons en services, en finances et d’autres biens selon des principes qui différencient les places et les rôles : ceux attendus des femmes et des hommes, ceux attribués à l'ordre dans la lignée et ceux dévolus aux héritiers en fonction des types de biens (l'entreprise, la maison de famille, la mémoire familiale et toute autre forme de bien symbolique). Quand bien même la loi définit les obligations des enfants à l'égard de leurs ascendants selon le principe d'égalité, leurs différences de situations socio-économiques sont prises en compte pour évaluer leurs contributions respectives en tant que « débiteurs d’aliments ». Dans le même sens, si les divers « arrangements de famille » règlent les services du soutien filial en mettant souvent en avant le principe d’équité, les modalités de son application continuent à distinguer les pratiques des enfants selon leur sexe et tout autant selon le niveau de leurs revenus.

Notre analyse porte sur les différentes logiques familiales en présence dans les rapports normatifs organisant la régulation entre les obligations filiales et les obligations collectives publiques. Prenant appui sur les configurations familiales au sein desquelles les ascendants vivent des situations de handicaps qui nécessitent des services, nous cherchons à préciser comment y sont décidées les formes de soutien, privées et publiques, et comment sont traitées les questions relatives aux coûts des actions réalisées. Deux séries d’études sont principalement sollicitées dans ce texte. La première série porte sur les différences de positionnements filiaux à l’égard du soutien aux ascendants (Pennec, 1998, 1999) et sur les transformations induites lorsqu’une rémunération est attribuée à un enfant pour son travail filial (Pennec, 2002, 2003a, b). La seconde série d’études concerne la responsabilité juridique exercée par un enfant en tant que tuteur ou curateur de son parent placé sous mesure de protection de justice (Le Borgne-Uguen, Pennec, 2004a, b). Dans les deux cas, l’administration de l’argent et des biens de famille est mise en jeu par les politiques publiques et négociées entre les apparentés de plusieurs rangs.

Ce texte présente en premier lieu les effets de l’introduction de la rémunération du travail filial en distinguant les différentes logiques relationnelles en présence entre les enfants et les ascendants et au sein de la fratrie des descendants. En second lieu, les mesures de protection de justice qui conduisent les enfants à assurer au plan juridique les fonctions de tuteur ou de curateur à l’égard d’un ascendant. Enfin, la place des familiers non apparentés est rapidement évoquée à partir d’une situation dans laquelle c’est une voisine-amie qui interroge la mise sous tutelle de sa voisine pour laquelle elle est productrice de soin. Trois contextes qui montrent la complexité de la question des « avoirs » et de leurs retentissements sur les personnes les plus âgées confrontées à divers handicaps et dépendantes des représentations et des pratiques d’autres personnes pour leur vie au quotidien. Autrui familiers, qu’ils soient ou non membres de la famille, et autrui représentants du monde public et de ses règles, les professionnels du droit et les professionnels du travail social et de santé.

Les services des enfants et leur monétarisation

En France, une mesure publique particulière retient notre attention en ce qu’elle donne la possibilité aux enfants de devenir les employés de leurs ascendants, instituant une apparence de statut salarial entre employeur-parent et travailleur-enfant. Or, par ailleurs, la monétarisation de ces prestations de soin filial est refusée au titre de « l’accueil familial », appellation utilisée pour l’hébergement de personnes âgées en situation de handicaps accueillies par des particuliers, service pour lequel ces « familles d’accueil » sont rémunérées. Paradoxalement, les enfants qui hébergent chez eux leurs ascendants ne peuvent accéder à cette mesure qui exclut tout lien de sang entre accueillant et accueilli, et bien que ce statut soit plus rémunérateur que celui d’employé de son parent. Par ailleurs, il est à noter que les proches du voisinage peuvent entrer dans ces deux formes de rémunération en tant qu’employé ou en tant qu’accueillant à leur domicile. Nous ferons état du dispositif introduisant le statut d’enfant employé avant de présenter les caractéristiques socio-économiques des personnes rémunérées et des ascendants employeurs de leurs enfants en nous arrêtant sur les modalités de ce type d’emploi. Cet exposé est suivi de la présentation des trois profils de filiation et de l’analyse des effets produits par la rémunération du travail filial.

Les dispositifs favorisant l’embauche de l’enfant par son parent

La France a mis en place une politique de « prise en charge des personnes âgées dépendantes » pour répondre aux souhaits de maintien à domicile des personnes âgées en situation de handicap ainsi que pour faire face à l’augmentation de la demande de services dans ce domaine y compris en établissement. Nous analysons plus précisément les mesures récentes qui, après une courte période d’expérimentation, ont été instaurées en 1997 par la « Prestation Spécifique Dépendance » (PSD). Le dispositif prévoit l’établissement d’un plan d’aide médico-social individualisé qui définit un financement attribué selon l’évaluation des niveaux de handicap et selon les revenus des individus. La règle d’attribution consiste dans le remboursement des frais engagés sur présentation des dépenses et non plus dans le versement d’une somme affectée à la personne en situation de handicap. Dans le cadre de cette mesure, la PSD, les sommes attribuées étaient susceptibles d’être récupérées par l’Etat au moment du décès des personnes, au-delà d’un certain volume financier du montant de la succession.

En 2001, la PSD sera transformée en « Allocation Personnalisée à l'Autonomie » (APA)[1] qui va supprimer cette mesure de récupération sur les successions, favorisant ainsi le développement de l’usage du dispositif. Dès l’expérimentation de cette prestation, en 1996, la possibilité va être faite aux enfants de devenir employés de leurs ascendants. Est ainsi instituée une relation de travail particulière où l’employeur-parent se trouve en situation de dépendance à l’égard de son employé-enfant, tant au plan des soins que de ses affaires de papiers et d’argent. Dans le point qui suit nous allons voir comment ces configurations vont principalement concerner certaines femmes et certains groupes sociaux.

Caractéristiques des enfants-employés de leurs ascendants et du statut de leur travail

Pour les enfants-employés, leur part a été évaluée à près du quart des emplois rémunérés lors de l’expérimentation de la « prestation dépendance » (Jourdain et al., 1996). Par la suite, cette part a baissé de plus de moitié dénotant les difficultés d'une telle position pour les femmes employées de leurs ascendants. Par exemple, l’investigation menée ultérieurement sur plusieurs territoires, urbains et semi-urbains, situait l'emploi filial aux alentours de 15%. Nous nous appuyons plus particulièrement sur trois études exploratoires que nous avons dirigées et qui ont été menées auprès d'une trentaine de personnes employées de leurs ascendants dans des territoires urbains et semi-ruraux (Pirou, 1997; Gaudin, 1999; Pinvidic, 2001). Plus récemment, l’étude des plans d'aide à domicile réalisée par la Drees (Mette, 2004) fait état de 10% des personnes pour lesquelles existe une rémunération des membres de l'entourage. Reste que l’intervention de ces derniers est considérable, leur temps d'aide dépassant de beaucoup la durée des horaires rétribués, tout particulièrement en situation de cohabitation. « Les proches rémunérés qui vivent avec les bénéficiaires de l'APA interviennent plus tôt et finissent plus tard. Les bénéficiaires rémunérant un proche déclarent être quatre fois plus aidés que ce que prévoyait le plan d'aide… » Ces travaux sont complétés par les résultats de recherches menées auprès de familles dont l'un des membres (âgé de plus de 60 ans) souffre de handicaps ou de pathologies invalidantes (Le Borgne-Uguen, Pennec, 2000). Enfin, l’étude en cours auprès des bénéficiaires de l’Allocation Personnalisée d’Autonomie à l’échelle d’un département breton, laisse entrevoir des spécificités territoriales montrant des pourcentages des enfants-employés plus élevés dans certains secteurs géographiques (Pennec, Cardon, 2004).

Ascendants employeurs et enfants employés : leurs caractéristiques sociales

La présentation des caractéristiques sociales des ascendants et des enfants qu'ils emploient nous semble nécessaire pour prendre la mesure des rapports sociaux en jeu avant de centrer notre propos sur les situations individuelles. Dans une première série d'études (Pirou, 1997; Gaudin, 1999; Pinvidic, 2001), trente situations ont été analysées dont nous présentons les caractéristiques dans le relevé suivant. Le groupe d'enfants-employés de leurs ascendants est composé de 29 femmes (23 mariées, 2 veuves, 2 divorcées, 2 célibataires), dont 27 filles et 2 belles-filles, et d'un fils célibataire. La majorité (13) est âgée de 46 à 55 ans, 9 personnes ont plus de 55 ans et 8 personnes moins de 45 ans. Les activités professionnelles des femmes sont ou étaient les suivantes : 5 employées de maison, 4 agricultrices, 3 employées (vendeuse, serveuse), 2 "femmes de" (artisan et commerçant), 2 ouvrières, 2 agents d'entretien et une infirmière. Mais, 10 sont au chômage et 3 ont cessé totalement leur travail pour s'occuper de leurs ascendants tandis que 6 n’exercent plus qu’à temps partiel. 10 femmes sont classées sous l'appellation "au foyer" sans précision particulière sur leurs activités temporaires. Le fils est au chômage et vit chez ses parents. Quant aux conjoints, leurs activités professionnelles sont les suivantes : 10 ouvriers, 5 agriculteurs, 2 artisan et commerçant, 2 employés, 1 officier de marine, 1 au chômage (sans autre précision); 5 d'entre eux sont retraités.

Les données concernant les ascendants seraient, elles aussi, à approfondir, retenons qu'il s'agit majoritairement de catégories modestes. Les personnes aidées sont principalement des mères (21 dont une en couple), trois pères (2 en couple) et deux belles-mères. Lorsque les ascendants vivent en couple, l'aide concerne toujours les deux personnes et dans un des cas l'ascendant est aidé par deux enfants. Ce sont, pour les deux tiers, des cohabitations, principalement au domicile des enfants : 19 cas, et 5 chez les ascendants. Le relevé de ces données montre l’importance des déterminations sociales en jeu dans la prise en charge des ascendants par certains enfants. Elles montrent clairement l'assignation au soutien domestique des femmes dans les milieux sociaux où il s’avère indispensable de faire soi-même et bien plus difficile de faire faire. Dit autrement, à défaut de pouvoir payer une autre personne, généralement une autre femme, il faut payer de sa personne.

Pseudo salariat ou "allocation filiale" ?

Les conditions d'un tel emploi pour les filles qui l'exercent méritent examen. S’agit-il d’un véritable emploi salarié ou d’une allocation filiale déguisée ? Les quelques études menées sur ces situations évoquent plutôt "les leurres d'un pseudo salariat" (Gaudin, 1999). Plusieurs éléments en ce sens sont alors relevés : absence de congés de fin de semaine ou de vacances, absence de remplacements en cas de maladie, absence de reconnaissance professionnelle de l’ancienneté et de promotion, etc. L'instauration d'un tel « salariat » au sein des relations familiales constitue de fortes injonctions faites aux femmes de maintien prioritaire dans les rôles familiaux, plus particulièrement pour certains groupes sociaux comme nous l'allons vu. Véritables permanentes des carrières familiales mais intermittentes du salariat, le prix à payer par ces femmes se révèle bien coûteux : perte de qualification, horaires partiels et contraints, absence de carrières… Situation qui les conduit encore trop souvent à une vieillesse financièrement dépendante.

En outre, une des conséquences notables de cette « salarisation filiale » a été la baisse ou la suppression de l'intervention des aides ménagères, induites par le contenu même des dispositifs. Quand ces interventions ont été maintenues, ceci a souvent donné lieu à une déqualification des professionnelles par leur passage au statut d'employée de maison et non plus d’employée d’un service à domicile, toujours pour des raisons de moindre coût. De ce fait, le travail filial est conduit à s'exercer de plus en plus dans une proximité renforcée sans médiations de professionnel(le)s et parfois avec une réduction de l’intervention de l'entourage.

La diversité des positionnements filiaux face à la rémunération du travail filial

Les questions qui nous intéressent ici concernent les processus selon lesquels les biens de famille font ou défont les liens dans ces circonstances et les modalités selon lesquelles les divers liens de famille envisagent le traitement des biens lorsque interviennent de nouvelles règles publiques. Au-delà des déterminants sociaux et politiques précédemment évoqués, des différences de positionnement sont exprimées par les enfants confrontés au soutien envers leurs ascendants. L'étude d'une centaine de configurations familiales nous a conduit à présenter trois modalités d’expression des rapports de filiation selon les conceptions du soutien filial et de l'action publique et selon la répartition du soin entre les pratiques privées et professionnelles (Pennec, 1998). Ces trois positionnements : « la perpétuation familiale », « la recherche d'une filiation idéalisée » et « la délégation aux professionnels » font apparaître des rapports normatifs dans lesquels les individus se réfèrent aux valeurs qui leur semblent devoir faire loi lorsqu’il s’agit des modes de prise en soin de leurs ascendants. Or, contrairement aux normes exprimées par les individus, on trouve dans ces trois cas de figure des enfants employés de leurs ascendants, selon les conditions socio-économiques présentées précédemment. Pour autant, la transformation du service filial en prestation rémunérée soulève des questions qui s’avèrent, pour partie, fort différentes selon chacune des logiques considérées. Nous allons le préciser en situant tout d’abord les caractéristiques propres à chaque positionnement filial pour envisager par la suite les transformations induites par la rémunération des services filiaux.

« Les soignantes familiales de carrière » et la rémunération du travail filial

Ce positionnement est exprimé et pratiqué exclusivement par des femmes. Inscrites dans la perpétuation des modèles familiaux, ces « soignantes familiales » font rarement appel aux services professionnels puisque, à leurs yeux, sont en jeu simultanément des affaires de famille et « leur travail de femme ». Elles n'ont pas spontanément recours au statut, ni au qualificatif, d'employée. Certaines vont jusqu'à récuser cette appellation parce que "ce qu'on fait pour son parent on ne le fait pas pour de l'argent" ou que "on fait bien plus que ce qui est payé". Par ailleurs, certaines d'entre elles ont bénéficié de « l'allocation compensatrice », indemnité financière attribuée à leur ascendant au titre de leur handicap avant l’application des mesures PSD puis APA. Ces mesures impliquant dorénavant des remboursements sur présentation de factures des services réalisés leur font regretter la situation précédente (attribution d’une allocation directe à la personne âgée) parfois financièrement plus favorable (Pirou, 1997). Auparavant, la reconnaissance du travail filial et son indemnisation étaient régulées selon les types d'arrangements familiaux entre parents et enfants et au sein des fratries. Le consensus autour des compétences attribuées à une fille conduit à faire perdurer les règles antérieures pour que les unes fassent et les autres moins, considérant que l’activité professionnelle des autres membres de la fratrie les éloigne d’un tel investissement filial. Ici, la monétarisation publique des services n’est pas dans le ton qui orchestre l’harmonie familiale, surtout si cette monétarisation risque de déréguler le partage des biens au moment de la succession. Aussi, passer du statut de destinataire, pour tout ou partie, de l’allocation attribuée au parent, à celui d’employée de celui-ci peut n'être vécu que comme une simple obligation administrative ne changeant rien au cours des choses.

Cependant, les changements bien que qualifiés de purement « administratifs », transforment la place occupée par cette fille qui s’est vouée, ou a été vouée, au soutien de ses ascendants et éventuellement d’autre membre de la parenté : grand-parent, frère ou soeur handicapés, etc. Les affaires familiales vont se situer alors au plan public et mettre en évidence les rétributions attachées aux pratiques. Certains effets peuvent en découler, par exemple l’estimation que le salaire couvre l’intégralité du travail nécessaire au parent et que ce travail est désormais totalement dévolu à l’enfant salarié. Si le sentiment de compétence de cet enfant se trouve renforcé, c’est le collectif d’échanges au sein de la fratrie qui se trouve parfois remanié. Plusieurs femmes expliquent comment, depuis ce pseudo-salariat, les autres membres de la fratrie sont devenus moins disponibles pour les suppléer, ou que le remplacement par ceux-ci suppose actuellement une indemnisation qui n’existait pas auparavant. Le soutien familial s’en trouve réduit à la mobilisation de la conjugalité et de la descendance de ces femmes, ainsi plus responsabilisées encore.

Dans de tels cas, les femmes établissent fréquemment les constats de différences entre, d’une part, ce statut d’employée et les statuts habituels du travail salarié et, d’autre part, leur propre travail et place d’enfant et ceux de leurs soeurs et frères. Ainsi cette femme dont la soeur exerce le métier d’aide soignante dans une maison de retraite et qui compare les différences de rémunération, de temps et de conditions de travail (Gaudin, 1999). Enfin, les seuls avantages mis en avant par ces femmes concernent les droits espérés en matière de retraite, ce qui s’avère peu probable compte tenu de l'insuffisance de durée d’inscription dans l'exercice professionnalisé et, plus généralement, de l'absence de toute reconnaissance de la carrière de soin privé exercée au long cours.

Rechercher une filiation idéalisée et vouloir être l’employé de son parent

De telles positions peuvent être présentées par des fils et par des filles, exerçant ou non une activité professionnelle, les femmes étant certes les plus nombreuses. Lorsque ces personnes sont en activité, la priorité donnée à l’exercice de la filiation conduit à recourir à des modulations du temps de travail. Des priorités en ce sens sont également établies au niveau conjugal et parental, de manière temporaire. Dans ces situations où le dialogue face à face avec l’ascendant est recherché, l’enfant semble poursuivre une véritable quête identitaire dont est attendue la ré-attribution d’une meilleure place dans l’ensemble familial élargi. Pour certaines personnes, cette réhabilitation s’étend à l’appartenance communautaire au sein de laquelle c’est toute l’histoire familiale qu’il s’agit de revalider, à travers un rôle d’enfant rédempteur. La recherche d’électivité susceptible de conduire au statut du meilleur des enfants, manifeste dans ce type de cas, existe aussi mais suivant d’autres modalités dans les logiques évoquées par les filles assignées à la perpétuation familiale.

Dans ces situations de quête filiale, il s’agit pour l’enfant d’une affaire personnelle plus que d’une affaire de famille élargie. L’accent est mis sur le fait de faire plus et mieux que le parent lui-même ne l’a fait auparavant. Devenir employé de son parent peut alors tendre à renforcer cette relation duelle et conduire à un enfermement dans ce champ clos où les autres enfants sont confinés aux marges face à l’accaparement de l’ascendant par l’un des enfants. L’investissement dans la relation au parent dépendant s’accroît d’autant plus fortement que le sentiment d’une situation d’irréversibilité est prégnant. L’accompagnement du parent devient alors « son oeuvre », dans une réécriture de l’histoire familiale et une très grande personnalisation des relations aux ascendants et aux professionnels[2]. L’attribution du statut d’employé(e) vient alors entériner la spécialisation de cet enfant et contribue à affaiblir encore la présence de médiateurs constitués auparavant par d'autres proches et les professionnels. Les enfants employés risquent dans le même temps de devenir "captateurs" de leurs ascendants par rapport aux autres enfants, et captifs de leur histoire, situation renforcée par ce statut d’employé(e).

Dans certains cas, les difficultés à prendre du recul, avec la mère principalement, sont renforcées par les situations économiques précaires de la mère et de la fille et par les propositions des travailleurs sociaux qui entérinent, voire renforcent, les situations de cohabitation contrainte. Par exemple, pour répondre à la demande de travail d’une femme disposant du Revenu Minimum d’Insertion (RMI) ou d’une femme veuve, il leur sera proposé de devenir employée de leur mère, accentuant leurs difficultés sur le plan de l’insertion professionnelle et dans la prise de distance avec leurs ascendants (Pennec, 2003a).

Souhaiter une prise en charge professionnelle et devenir néanmoins employé de son parent

Pour les filles -encore ici très majoritaires- ainsi que les fils regroupé(e)s dans cette catégorie, la logique dominante conduit à souhaiter la professionnalisation des réponses aux besoins des ascendants. Ceux-ci sont volontiers assimilés aux « personnes âgées dépendantes » pour lesquelles sont revendiqués un accroissement des services et une médicalisation des établissements. L’aide aux ascendants est assimilée au soutien moral et affectif ainsi qu’à la sélection et la gestion des services. Pour ces enfants, l’absence de spécialisation des rôles filiaux, et plus précisément de centration de cet exercice sur l’un des enfants, est revendiquée au nom du principe d’équité de répartition de la prise en soin par tous les enfants. Le partage des tâches entre les enfants s’avère cependant difficile à réaliser de manière satisfaisante et c’est souvent par l’intermédiaire de l’usage de services spécialisés que s’établit la participation sélective de chacun. Dans ce cas de figure, le soin direct envers ses ascendants est considéré comme « contre nature ». Dans ces conditions, il peut sembler probable qu’aucun des enfants n’accepte de devenir employé de son ascendant. Pourtant il en existe, pour des raisons économiques principalement, du côté des parents et du côté des enfants, par exemple en situation de chômage, ou encore dans le cas d’un coût de l’hébergement collectif considéré trop élevé par l’ensemble des membres de la famille. Le statut d’employé s’exerce alors dans un contexte contraint et paradoxal à plusieurs titres. En premier lieu, l’absence d’activité salariée ne « protège » pas ici de l’inflation des obligations filiales et, de plus, l’insuffisance des ressources y conduit. En second lieu, leurs pratiques filiales leur semblent être exercées sans compétence particulière et non reconnues par les autres membres de sa famille, dérogeant alors des souhaits d’une prise en charge plus égalitaire. Enfin, ce rôle tenu est en contradiction avec leur opinion que « les personnes âgées dépendantes » doivent relever de soins professionnalisés spécialisés. Pour les personnes de ce groupe, le soutien de leurs ascendants est estimé devoir se limiter aux conduites d’affection et d’organisation centrée sur la sélection de la qualité des services professionnels. Or, être employé de son parent comporte nombre d’actes de soin en particulier corporels.

Dans ces configurations où une répartition égalitaire est souhaitée au sein de la fratrie et recherchée au travers de l’appel aux professionnels, le statut contraint d’employé va compliquer les relations aux frères et soeurs et le rapport même aux ascendants. Sont ainsi présentées des situations d’excès des demandes parentales à l’égard de l’enfant soignant, s’appuyant sur le nouveau statut de salarié de ce dernier, crédité par le parent employeur. Par ailleurs, certains parents considèrent que la rémunération attribuée à cet enfant employé constitue un avantage par rapport aux autres enfants envers lesquels ils réalisent différents dons en guise de compensation, cette fois sans prestation de travail obligé. Le déséquilibre entre les souhaits d’équité et les pratiques publiques et privées est alors exacerbé, au détriment des filles les moins dotées.

Plus globalement, les employé-e-s de la filiation se recrutent principalement dans un vivier de descendantes ou de belles-filles de conditions modestes dont les relations à l'emploi sont précaires, précarisation maintenue et renforcée par ces emplois familiaux aux franges du salariat. Pour ces femmes, renvoyées aux obligations familiales, nous pouvons qualifier les leurres de leur pseudo-statut salarial comme "un marché de dupes", pour reprendre l'expression utilisée par T. Angeloff (2000) à propos du travail à temps partiel. En outre, ce statut tend à renforcer la concentration des tâches et de la charge mentale sur un seul enfant et sa propre famille, là encore, au détriment d'une certaine répartition du soutien aux ascendants étendu auparavant aux membres de la fratrie et de la famille élargie (Lavoie, 2000; Pennec, 1998). Par ailleurs, cette rémunération filiale associée spontanément au travail des filles, ne permet pas de concevoir et d'accompagner les modes de filiation masculins existants. Or, les premiers résultats de la recherche (Pennec, Cardon, 2004) que nous réalisons actuellement auprès de personnes bénéficiaires de l’Allocation Personnalisée d’Autonomie, font apparaître plusieurs situations dans lesquelles ce sont des fils célibataires qui sont les employés de leur ascendant. Enfin, les mutations de la famille contemporaine, au plan de la conjugalité comme des relations parentales et filiales, conduisent probablement aux renouvellements des formes de soutien assurées par les filles et par les fils.

La protection des biens et des personnes par les mesures de protection de justice

Les mesures de protection de justice entraînent l’usage et le maniement de l’argent du « majeur protégé », soit par un professionnel soit par un membre de la famille désigné pour cet exercice par le juge. Les personnes protégées sont alors mises et tenues à distance de la gestion de leurs biens et des questions d’argent à travers diverses manières de faire qui divergent selon les personnes exerçant la tutelle. Dans ce texte, il n’est fait état que des référents familiaux exerçant ces mesures de justice à l’égard de leurs ascendants. Par rapport aux situations d’enfant-employé de leur parent, la différence tient ici à l’attribution par la loi de la responsabilité de l’usage des biens de l’ascendant. Ces deux fonctions, enfant-employé et enfant tuteur ou curateur, pouvant être cumulées[3]. La recherche principale à laquelle fait référence ce propos concerne 300 majeurs protégés dont 180 ont plus de 60 ans (Le Borgne-Uguen, Pennec, 2004). L’étude s’appuie sur le traitement de 300 dossiers[4] et sur une centaine d’entretiens menés à partir de 37 situations pour lesquelles ont été rencontrées 32 personnes destinataires de la mesure, 20 professionnels tuteurs, 17 représentants familiaux légaux et 32 autres parents n’exerçant pas la mesure de la protection.

Afin de préciser dans quels contextes les ascendants peuvent être soumis à des mesures de protection de justice nous présentons tout d’abord trois situations particulières permettant de mieux situer les conditions de vie et les contraintes qui conduisent certains descendants à devenir employés de leurs ascendants et, si nécessaire, responsables au plan juridique.

Trois situations entre soutien filial et souci de préserver les biens de famille

Dans le premier cas, il s’agit d’un fils qui vit avec sa mère dans une ferme. En arrêt maladie de longue durée, il déclare à propos de cet arrêt et en parlant de sa mère, "J'ai pété les plombscar il faut toujours faire attention à elle", propos conforté par sa soeur qui vient régulièrement le "soulager" pour "la surveillance". Cet homme de plus de 50 ans espère pouvoir bénéficier de nouveaux arrêts de travail ou de "droit à quelque chose pour s'occuper de la mère". Cependant, il cherche à s'assurer qu'une prestation éventuelle ne comporterait pas un recours sur succession, susceptible d’entamer le patrimoine dont il bénéficie au travers de la cohabitation de toujours avec sa mère, patrimoine qu'il compte conserver pour partie au-delà du décès de celle-ci. La crainte d’entamer ce bien conduit les deux enfants, et ce fils plus précisément, à restreindre l'usage des services professionnels attribués au titre de l'aide sociale et, par conséquent, à accroître la part des soins du fils et de sa soeur.

Prenons une configuration différente dans laquelle une fille, anciennement en Contrat Emploi Solidarité dans une maison de retraite et dépendante de petits boulots tout comme son concubin, cohabite avec sa mère dans la maison de celle-ci. Cette fille s'abstient elle aussi de solliciter les mesures publiques (PSD comme protection de justice) afin de préserver son patrimoine. Elle assure au quotidien l'accompagnement de sa mère qui souffre de troubles psychiques et de lourds handicaps moteurs en réglant le degré d’intervention des professionnels selon qu’elle se trouve en emploi ou au chômage. Dans la mesure où le dispositif APA lève le risque de recours sur succession d’une part, et que cette fille exerce ponctuellement des emplois de remplacement en maison de retraite, les incitations à son engagement dans la rémunération en tant qu’employée de sa mère sont fortes de la part des services médico-sociaux chargés d’établir les plans d’aide (Pennec, 2003b). Si, en apparence, il peut sembler qu’une telle rémunération ne fait qu’entériner une situation antérieure de fait, le risque principal est ici celui de la suppression d'une grande part des interventions extérieures. Cette tendance à la fermeture sur l’univers domestique est déjà en oeuvre dans le cas évoqué à travers l’élimination progressive des membres de l’entourage de la mère, les voisines, les amies et la famille élargie.

La troisième situation retenue est celle d’une petite-fille d’une trentaine d’années qui, à la suite de la mort de son père, assure la coordination des interventions auprès de sa grand-mère qui vit seule dans un quartier où réside également un autre fils et sa famille. Le père de cette jeune femme était auparavant venu cohabiter avec sa mère. Cette petite-fille refuse d’entrer dans le dispositif d’employée familiale rémunérée pour « ne pas confondre les rôles… je le fais parce que c’est ma grand-mère et que j’ai envie qu’elle reste chez elle ». Conjuguant différents petits boulots, elle intervient auprès d’autres personnes âgées dans des situations similaires soit dans le cadre de remplacements de salariées, soit dans des relations de gré à gré. Elle déclare « pointer au RMI » à d’autres moments. Pour cette petite-fille et pour l’ensemble des apparentés, le maintien de l’appartement dans la famille semble important compte tenu de l’investissement ancien aussi bien matériel que symbolique et du fait de l’attachement au quartier. La fin de la mesure de récupération sur succession introduite dans l’APA va présenter un nouveau contexte susceptible de faire rentrer cette petite-fille dans le travail filial rémunéré, et ceci sous l’influence des mesures d’insertion comprises dans le Revenu Minimal d’Insertion, d’une part, et par la levée des craintes relatives aux héritages, d’autre part.

Gérer les biens de ses ascendants par mandat juridique

L’appel à des mesures de protection de justice à l’égard de la population la plus âgée est formulé généralement par les descendants, en particulier lorsque l’entrée des ascendants en établissement est engagée. Plus globalement, la mise sous tutelle ou curatelle est envisagée lorsque le développement de troubles psycho-cognitifs conduit à faire craindre aux membres de la famille et aux professionnels une atteinte aux biens de la personne. Nous verrons dans le dernier point comment les professionnels peuvent penser légitime l’instauration de ce type de mesure. Dans le cas des ascendants, les ressources accumulées sur la longue durée vont alors être mobilisées ou immobilisées selon des objectifs qui font l’objet d’appréciations parfois contradictoires entre la personne protégée, son curateur ou tuteur et d’autres parents. Pour certains, il peut être question de sauvegarder les biens de famille pour l’ensemble des descendants, pour d’autres il peut s’agir prioritairement d’ordonner les différences de places et de rôles en les rendant visibles et en les confirmant par la justice.

Dans les situations plus consensuelles, le choix du tuteur familial confirme une compétence filiale, conforte une relation privilégiée entre l’un des enfants et l’ascendant concerné et, le plus souvent, une confiance accordée par la fratrie. Deux dimensions relatives aux usages des biens des ascendants et aux objectifs visés sont précisées les points suivants. La première révèle les différences relatives aux types de biens et à leurs usages, la seconde montre la répartition de l’exercice de la mesure entre fils et filles et l’existence de pratiques sexuées spécifiques.

Les usages différenciés des disponibilités financières des ascendants

Outre les différences perceptibles dans la manière de prendre en considération les besoins et les demandes des personnes concernées, une distinction d’usage apparaît qui renvoie à la nature des biens gérés. Les revenus mensuels de retraite ou d’allocations propres au parent sont différenciés des revenus fonciers ou de placements accumulés au cours de la vie de ce parent et de son conjoint. Les revenus propres du parent sont considérés comme devant contribuer à sa qualité de vie quotidienne même si les usages précis peuvent faire l’objet de débats entre celui qui exerce la protection juridique et les autres parents proches. Les négociations s’avèrent plus complexes lorsqu’il s’agit de mobiliser une épargne ou des biens accumulés par le couple des ascendants au cours de la vie active et lors de transferts patrimoniaux hérités. L’enfant institué représentant de son parent, enfant unique ou en présence de sa fratrie, est conduit à hiérarchiser et à anticiper la mobilisation des différents biens. L’ordre suivi pour la vente des biens ou l’utilisation d’une épargne, s’effectue en fonction des attachements et des règles que le parent lui-même énonce à ce propos, ou de la mémoire de ce qu’il a pu dire auparavant à ce sujet. L’usage de ces biens et épargnes de longue date, nécessité par exemple par le financement d’un hébergement, est chargé des enjeux mis en question par la transition entre le domicile, parfois identifié à la vie du couple et de la famille, et l’entrée en maison de retraite. Les avis des différents enfants à ce sujet peuvent diverger et l’enfant devenu curateur ou tuteur va devoir négocier un consensus dans la fratrie et dans la famille, au nom de la responsabilité privée et publique qu’il a accepté de tenir face à l’Etat et face à ses proches. Négocier le choix dans l’utilisation de certains biens du parent jusqu’à l’usage de tous les biens, et, la préservation ou bien la vente d’autres biens en indivision entre les enfants.

Définir des normes de contributions équitables entre les enfants pour les coûts soit de l’hébergement, soit de la mise en place de plusieurs services, et pour les achats plus personnalisés, mais également pour les prestations en nature des uns et des autres, compensant éventuellement d’autres prestations financières en particulier. Ce sont les valeurs et les normes de chaque membre de la famille qui vont structurer les attitudes et les pratiques familiales en attente de jugements officiels établissant les contributions des différents obligés alimentaires. Plus les tensions entre les parents comme entre ces derniers et certains professionnels sont fortes mais peu explicitées, plus le tuteur est conduit à n’envisager que les dépenses matérielles les plus ordinaires destinées à régler le quotidien du parent en évitant de s’engager dans des acquisitions plus spécifiques destinées au confort de ce dernier. Comme dans la rémunération du travail filial analysée précédemment les arrangements de famille vont le plus souvent être validés par la loi, mais, à défaut d’entente suffisante aux yeux du juge et de certains apparentés, les liens de famille peuvent être récusés au profit d’une gestion professionnelle des mesures de protection des biens et des personnes.

Des pratiques sexuées dans la responsabilité exercée au nom de l’ascendant

La prise en considération de la dimension sexuée de l’exercice familial des mesures de protection de justice est fort intéressante en ce qu’elle révèle un travail filial exercé au masculin qui atteint, en nombre, celui exercé par les filles, contrairement à ce que montre le travail filial d’employé de son ascendant. Néanmoins, si le nombre de fils exerçant les fonctions de représentant attribuées dans le cadre des mesures est aussi élevé que celui des filles, des différences entre les hommes et les femmes sont perceptibles sur plusieurs plans. Représentés en nombre équivalent, les fils et les filles appliquent la mesure de manière spécifique, ces dernières privilégiant les affaires du quotidien et de santé. Pour la majorité des enfants tuteurs ou curateurs, l’appel à la mesure révèle la volonté de préservation des biens des ascendants et de suppléance de ceux-ci, mais les hommes se distinguent par la gestion du patrimoine selon un modèle comptable tandis que les femmes s’attachent plus précisément aux questions de santé, de confort et de maintien des habitudes de vie au quotidien. Globalement, pour certains enfants c’est la préservation des intérêts patrimoniaux qui semble déterminante, pour d’autres c’est l’indépendance monétaire du parent qui est à privilégier à différents titres. Cette dernière attitude privilégie le maintien de l’identité et de l’autorité parentale mais elle permet aussi de protéger l’égalité des enfants face aux risques perçus de l’obligation alimentaire rapportée aux différences de revenus.

D’autres enfants, plus fréquemment les filles, tiennent à l’évaluation de la régularité et de la qualité des services assurés auprès du parent, exerçant leurs fonctions de référent familial comme un travail de soin et d’accompagnement plus que comme un travail de gestion qu’elles assurent cependant. Les mesures de protection de justice mobilisent également les normes des autruis significatifs qui observent ces pratiques, les proches de la famille et les différents professionnels avec lesquels il est nécessaire de négocier et par rapport à qui il faut justifier de ces pratiques. Les logiques repérées précédemment dans le travail filial peuvent être retrouvées dans les rôles des référents juridiques familiaux, néanmoins les pratiques des fils sont plus nombreuses lorsqu’il s’agit d’un tel exercice de gestion des biens et du patrimoine et dans les objectifs de sa préservation. L’intrication des rôles sexués au sein des fratries peut ainsi donner lieu à des situations dans lesquelles un fils exerce la mesure de justice et décide des affaires de papiers et d’argent tandis qu’une fille exerce les activités d’entretien et de soin comme employée de l’ascendant.

Le statut de membre de la famille, fait le plus souvent fonction de crédit attribué à la pratique familiale pour servir ses ascendants et pour gérer leurs biens. Bien que d’autres proches puissent être plus familiers de personnes âgées en situation de handicap, le rôle de gestion des biens semble leur être plus difficilement accordé, son existence induisant plutôt des réactions de défiance comme nous l’évoquons dans le point qui suit.

L'argent dans les liens de voisinage : la préservation des biens vue par les professionnels

Parmi les pratiques de voisinage ayant fait l’objet d’études (Pennec, 2002, 2003c), une situation particulière peut être retenue pour donner à comprendre les relations d’argent dans les pratiques de voisinage et les représentations que peuvent en avoir les responsables professionnels des services à domicile. Dans le cas cité, la voisine-amie s’occupe de sa voisine malade et s’entend avec la belle-soeur de celle-ci pour collaborer avec les professionnels au point d’ordonner le travail de l'ensemble des personnes qui interviennent professionnels et parents. Cette organisation va être remise en cause au plan financier : Ah ! avant, j’avais procuration mais maintenant on a été obligé d’en venir… comment vous dirais-je… à cause des comptes. On voulait la mettre sous tutelle. C’est le service à domicile qui a fait les démarches pour la mise sous tutelle, mais elle ne voulait pas. Elle préfère que ce soit sa belle-soeur qui s’occupe de l’argent. Elle sera sa tutrice, les papiers sont en cours. Avant quand sa belle-soeur était absente, avec son accord je retirais l’argent quoi…, j’ai une procuration. Sa belle-soeur, il faut bien aussi qu’elle aille voir ses enfants. »

Ce rôle, fréquent dans le statut « d’aidant familial » semble poser question lorsqu'il est tenu par une voisine bien qu’amie et faisant fonction de principale intervenante. L'argent fait alors problème tout particulièrement lorsque la voisine-amie aidée souffre de troubles psycho-cognitifs. Or, ces situations de procurations à l’égard de proches du voisinage et du réseau amical ne sont pas rares, tout comme l’attribution du chéquier pour retirer de l'argent ou pour réaliser les courses et signer en place du détenteur. Ces usages étaient relativement courants jusqu’à une période récente, notamment chez les personnes sans enfants.

Il semble que s’étendent aujourd’hui des normes de sécurisation des biens des individus pour éradiquer ces pratiques en considérant qu’elles donnent lieu à divers abus. Ces questions méritent pourtant que l’on considère de plus près certains points. Tout d’abord on peut relever quelques paradoxes entre l'incitation actuelle des personnes du voisinage à être rémunérées dans le cadre des plans d'aide, et les craintes formulées envers les interventions de l'entourage dès lors que les personnes gèrent leurs prestations mutuelles par des échanges de diverses natures, y compris financières. Au mieux, de telles réticences peuvent être comprises comme la manifestation du souci de préservation des spécificités des apports de chaque partenaire compte tenu des registres relationnels distincts dans les différents rôles. Tout laisse pourtant à croire qu’il s’agit plutôt de semi-professionnaliser le secteur des services aux personnes, entrevu comme « gisement d’emploi ». En second lieu, la tentative de faire disparaître les relations d’argent entre les personnes, aux fins de protéger la personne affaiblie, présente aussi le risque d’ôter à cette personne un des seuls moyens d’échange et de pouvoir encore à sa disposition. Souvent dépourvues des capacités à entretenir la part du don et une position donatrice au travers de produits fabriqués ou choisis et achetés, ces personnes se trouvent en outre démunies de leur plaisir à faire acheter, pour elle et pour autrui, à partir de la manipulation et de la transmission de leur chéquier, porte-monnaie, etc. Ainsi, dans l’exemple précédemment exposé, la mise sous tutelle vient limiter l’attribution du billet de banque qui signait la reconnaissance des liens et vient interdire la poursuite du rituel de la bouteille d’apéritif offerte chaque année au conjoint de la voisine pour service accompli dans l’entretien du jardin. Le souci de la protection des biens peut alors tendre à régler les mises à disposition des finances des personnes à domicile selon l’ordonnance de « l’argent de poche » trop longtemps connue en établissement.

Conclusion

Les cas étudiés présentent des situations dans lesquelles les règles de fonctionnement des mesures publiques conduisent à faire faire par les enfants un grand nombre d’actes de gestion des affaires concernant leurs ascendants. Aux arrangements de famille doit alors succéder la transparence des relevés de compte imposés par les divers registres publics. L’accroissement du travail de papiers et de paiements conduit ainsi nombre des enfants à prendre en main le maniement des affaires d’argent, de chèques et cartes bancaires, et ce, d’autant plus fréquemment que sont par ailleurs régulièrement diffusés envers ces personnes les appels à la prévoyance et à la sécurisation de leurs biens et argent détenus à domicile. Cette tendance s’étend à l’ensemble des relations d’entourage, voisins et amis compris, dans un souci de rationalisation et de sécurisation au risque d’une certaine imposition de transparence publique faisant peu de cas des valeurs privées et du souci de confidentialité.

Dans un tel contexte, les personnes en situation de handicap peuvent se trouver démunies de moyens d’échange et de tout moyen de s’assurer par elles-mêmes qu’il leur reste bien suffisamment d’argent pour vivre. Dans notre pays, pour certaines personnes très âgées, ce transfert d’autorité sur les biens et l’argent s’est accru à l’occasion du passage à l’euro. Comme le déclare une femme nonagénaire  « On ne sait plus compter et on ne compte plus » et, de fait, il ne lui reste plus de sous à manier : ni chèques ni monnaie… Elle pourrait cependant raconter l’histoire des différentes monnaies qu’elle a connues, les différentes cachettes utilisées auparavant et tant d’histoires d’argent…