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Les plus récentes données statistiques sur la mortalité le prouvent, la population d’Okinawa, l’une des 47 préfectures japonaises formées, au nord de Taiwan, de 44 îles où vivent un peu plus d’un million trois cent mille habitants, est celle qui présente la plus forte espérance de vie. Les femmes, surtout, y jouissent d’une espérance de vie qui dépasse 86 ans en 2000, selon les dernières tables de mortalité par préfecture au Japon (Ministry of Health, Labour and Welfare, Tokyo, Japon). Ce niveau d’espérance de vie dépasse celui de 85 ans, considéré il y a deux décennies par Fries (1980) ou, plus récemment, par Olshansky et al. (1990) comme une valeur limite. Le tableau 1 propose quelques données internationales qui mettent en évidence la situation exceptionnelle d’Okinawa.

Tableau 1

Comparaison internationale des espérances de vie à la naissance en 2000

Comparaison internationale des espérances de vie à la naissance en 2000
Source : instituts nationaux de statistique.

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La longévité exceptionnelle de la population d’Okinawa ressort également de la proportion de centenaires qui y vivent. Comme l’ont montré récemment Robine et al. (2003), le nombre de centenaires augmente au Japon. Cette tendance paraît encore plus manifeste à Okinawa si l’on compare l’évolution de la prévalence des centenaires au Japon et à Okinawa (figure 1; on trouvera les données détaillées à l’annexe 1).

Un niveau dépassant en 2003 le seuil de 40 centenaires pour 100 000 habitants, eu égard à seulement un peu plus de 15 dans l’ensemble du Japon, confirme l’existence d’une situation exceptionnelle puisqu’il n’est pas question de 20 ou 50 pour cent de plus, mais bien d’un facteur 3. Cela concorde parfaitement avec le constat précédent sur les écarts d’espérance de vie. En outre, la différence entre hommes et femmes est manifeste; comme le montrent les données de l’annexe 1, le rapport de masculinité des centenaires dépasse 8 femmes pour un homme à Okinawa alors qu’il est de 5 pour l’ensemble du Japon et dans la plupart des pays à faible mortalité.

Néanmoins, le calcul de la prévalence apparaît bien souvent comme un indicateur biaisé du niveau de la longévité car le nombre de centenaires est rapporté à l’effectif total d’une population qui, au cours du siècle précédent, a subi de fortes fluctuations dues à la fécondité et à la mortalité, mais aussi à d’importants courants migratoires. Dans un souci de comparaison, il convient par conséquent de retenir un autre indicateur, l’indice de longévité, qui rapporte le nombre de personnes ayant atteint l’âge de 100 ans au sein d’une cohorte de nouveau-nés à l’effectif initial de la cohorte (Poulain et al., 2004). Cet indice de longévité inclut tous les centenaires nés au sein de la population étudiée, qu’ils soient en vie ou non à un moment déterminé, pour autant qu’ils aient atteint l’âge de 100 ans. Si leur existence est connue, on prend en compte les centenaires qui sont nés au sein de la population, ont émigré et ont fêté leur 100e anniversaire ailleurs. Par contre, on exclut les centenaires observés qui sont nés en dehors de la population étudiée. Ainsi, l’indice de longévité ne souffre d’aucune surestimation; tout au plus pourra-t-on considérer une légère sous-estimation dans la mesure où tous les centenaires décédés à l’étranger ne sont pas identifiés[1]. Le tableau 2 propose une comparaison de l’indice de longévité pour les mêmes cohortes de nouveau-nés observées selon la même méthode en Belgique, au Japon, en Sardaigne et à Okinawa.

Figure 1

Comparaison de la prévalence des centenaires au Japon et à Okinawa

Comparaison de la prévalence des centenaires au Japon et à Okinawa
*

En nombre de centenaires pour 100 000 habitants. Depuis 1963, une liste des personnes âgées de 99 ans et plus est publiée par le Ministry of Health, Labour and Welfare au mois de septembre de chaque année pour l’ensemble du Japon. À Okinawa, cette liste est diffusée dans les médias à l’occasion du « Respect-for-the-Aged Day » (15 septembre).

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Tableau 2

Comparaison de la prévalence des centenaires en 2001 et de l’indice de longévité calculé pour les générations de nouveau-nés des années 1899 à 1903

Comparaison de la prévalence des centenaires en 2001 et de l’indice de longévité calculé pour les générations de nouveau-nés des années 1899 à 1903

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La population d’Okinawa est bien consciente d’être exceptionnelle en termes de longévité. Dès le début des années 1970, Suzuki et al. (1985) ont entamé une analyse approfondie des centenaires d’Okinawa, et les recherches scientifiques de plus en plus nombreuses sur ce thème ont été rassemblées dans un programme de recherche intitulé Okinawa Centenarian Study (www.okinawaprogram.com). En outre, la perception d’une longévité exceptionnelle s’est traduite en août 1995, à l’occasion du 50e anniversaire de la fin de la guerre du Pacifique et de la bataille d’Okinawa (qui a fait plus de 200 000 victimes), par la proclamation solennelle d’Okinawa comme Region of Longevity. Le texte de la proclamation (voir encadré) confirme la volonté de la population d’Okinawa de devenir « a peaceful and healthy aged society » et met en évidence les efforts déployés par la population compte tenu de l’importance des dommages subis pendant la Seconde Guerre mondiale.

Pourquoi la longévité est-elle plus élevée à Okinawa ?

De nombreux démographes ont voulu cerner les raisons pour lesquelles l’espérance de vie s’est accrue si fortement au Japon au cours des dernières décennies (Horiuchi et al., 1998; Kono et al., 1989; Wilmoth, 1998; Yanagishita et al., 1988). Toutefois, à l’exception de Takahashi (1993) et de Kono (1998), les démographes n’ont guère analysé la mortalité à Okinawa. Ce sont les gérontologues, médecins, nutritionnistes, généticiens et autres chercheurs du domaine de la santé publique qui ont tenté d’expliquer pourquoi la mortalité est plus faible à Okinawa qu’au Japon. Les facteurs explicatifs sont, nous le verrons, à la fois génétiques, diététiques, climatiques, culturels et sociaux. Tous sont susceptibles d’expliquer une partie de l’écart entre la longévité moyenne du Japon et celle d’Okinawa. La véritable explication se trouve probablement dans la conjonction de ces différents facteurs.

Comme nous l’avons signalé, la population d’Okinawa a conscience du caractère exceptionnel de sa longévité, dont l’étude a été entreprise dès le début des années 1970 par Suzuki et al. (1985), dans le cadre du programme Okinawa Centenarian Study. Depuis 1987, le ministère japonais de la Santé publique, du Bien-être et du Travail soutient financièrement les projets généraux d’analyses scientifiques de la longévité, qui ont pour but de contribuer à l’amélioration des conditions de vie et de santé des personnes âgées. Des recherches pluridisciplinaires dirigées par Matsuzaki et al. (1988, 1989) et par Sakihara (2004) relient la longévité à Okinawa à des facteurs alimentaires et climatiques, ainsi qu’à des facteurs socioculturels et psychologiques spécifiques à l’île, telle l’intégration sociale des personnes âgées. Une enquête auprès de nonagénaires menée en 1995 dans le même cadre[2], sous l’égide de la préfecture d’Okinawa, a mis en évidence la faible dégénérescence et le haut niveau d’immunisation des personnes enquêtées, qu’elles expliquaient par une alimentation saine et un régime équilibré, la douceur du climat, des relations intergénérationnelles excellentes et la considération de l’ensemble de la société envers les gens très âgés.

Okamoto et Yagyu (1998) et Okamoto et Sasaki (1995) se sont intéressés à la distribution des centenaires entre les préfectures japonaises. Par une analyse multivariée appliquée à des données agrégées, ils ont mis en évidence les facteurs le plus souvent associés à une forte proportion de centenaires. La clémence du climat et de la température[3] précède, dans l’ordre, le niveau de revenu, la proportion de personnes travaillant dans le secteur tertiaire et le nombre relatif de places disponibles dans les maisons de repos pour personnes âgées. On notera que dans cette étude la durée journalière moyenne de travail est corrélée négativement, à l’inverse du temps moyen consacré aux loisirs.

Avec une approche similaire, Cockerham et al. (2000) ont établi une corrélation positive entre le niveau de développement socio-économique des préfectures japonaises (mesuré par le revenu moyen par habitant) et l’espérance de vie de leur population. Or, la préfecture d’Okinawa présente à la fois le plus haut niveau de longévité et le revenu le plus faible. Selon les auteurs, il faut prendre en considération les facteurs nutritionnels et les manières de vie spécifiques à Okinawa pour mieux comprendre la longévité exceptionnelle dont elle bénéficie malgré son développement économique moindre.

Pour de nombreux auteurs, l’alimentation est la cause principale de la plus faible mortalité des Japonais. Les recherches mettent en évidence le rôle bénéfique de la trilogie « poisson-riz-soja » ou, de façon un peu contradictoire, celui de l’occidentalisation de l’alimentation, notamment de la consommation accrue de nourriture de source animale. Takahashi (1993) et Goldman et Takahashi (1996) attribuent également au régime alimentaire l’avantage d’Okinawa au chapitre de la longévité. Okinawa, expliquent-ils, a connu un développement historique et culturel complètement différent de celui du Japon; durant l’ère Tokugawa, du début du 16e siècle à la moitié du 19e, les populations d’Okinawa consommaient de la viande, alors que le reste du Japon s’en abstenait, conformément aux traditions bouddhistes. Éloignée des îles principales du Japon, Okinawa est restée à l’écart des préceptes du bouddhisme, qui professe de ne pas tuer les animaux. On y consomme la viande de porc en quantité raisonnable, dégraissée (mijotée plutôt que grillée, la viande perd ses graisses mais non ses protéines). Selon les chercheurs, cela contribue à la prévention des maladies artério-cérébrales. Or celles-ci sont une des principales causes de mortalité au Japon (15 % des décès), mais elles sont nettement moins fréquentes à Okinawa que sur le reste du territoire japonais. La consommation modérée de sel est également à mettre à l’actif de la cuisine d’Okinawa. Alors que la moyenne quotidienne est de 13 grammes au Japon, elle n’est que de 8 grammes à Okinawa. Le sel a une incidence sur l’occurrence des cancers de l’appareil digestif ainsi que sur l’hypertension, qui sont deux facteurs importants de mortalité au Japon, beaucoup moins à Okinawa. Rappelons que des plantes comme les algues « Kombu » et les courges « Goya » font partie des habitudes alimentaires à Okinawa, et qu’elles pourraient avoir un rôle déterminant pour contrer l’artério-sclérose et le diabète, grâce aux fibres végétales et aux minéraux qu’elles contiennent (Willcox et al., 2001).

Suzuki, dans le cadre des travaux de l’Okinawa Programme for Longevity (Suzuki et al. 1985, 1995; Willcox et al. 2001), a mis en évidence l’effet de facteurs héréditaires et génétiques, de même que celui des facteurs environnementaux. À ces facteurs explicatifs s’ajoutent le développement de mesures préventives en santé publique, l’amélioration des habitudes alimentaires, la diminution des facteurs de stress et l’adoption d’un style de vie plus sain. La plupart de ces facteurs sont probablement liés à des habitudes culturelles, ce qui permet de conclure à l’influence du style de vie traditionnel observé à Okinawa sur la longévité exceptionnelle de ses habitants. Dans la même ligne, une analyse approfondie sur le village d’Ogimi, au nord de l’île d’Okinawa, met notamment en évidence le rôle essentiel des habitudes de vie (Taira et al., 2002; Arakawa et al., 2002).

Les plus récentes données sur les indices standardisés de mortalité pour les principales causes de décès confirment les risques de mortalité plus faibles de la population d’Okinawa, en particulier des femmes (figure 2). Cela ressortait déjà des travaux de Kuroishi, Hirose et Tominaga (1985) mais est également attesté par des analyses plus récentes relatives tant à Okinawa qu’à l’ensemble des préfectures japonaises (Ishihara et al., 1998; Muraki, 2003; et Takeda, 2003).

Figure 2

Comparaison des indices standardisés de mortalité par groupe de causes de décès entre Okinawa et l’ensemble du Japon pour 2000

Comparaison des indices standardisés de mortalité par groupe de causes de décès entre Okinawa et l’ensemble du Japon pour 2000
Source : Ministry of Health, Labour and Welfare, Tokyo, Japon.

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Évolution de la mortalité par âge et sexe

En mettant en parallèle l’évolution de l’espérance de vie à la naissance pour les hommes et les femmes à Okinawa et au Japon (tableau 3), on constate une réduction de l’écart, principalement pour les hommes, depuis le milieu des années 1980. Les indices standardisés de mortalité présentés à la figure 3 autorisent le même constat, que confirme un examen approfondi des données de mortalité rassemblées annuellement par la préfecture d’Okinawa pour les années 1973 à 1992[4]. L’ajustement polynomial à partir des écarts relatifs entre les niveaux standardisés de mortalité (figure 4) montre aussi que les écarts de mortalité entre Okinawa et le Japon diminuent dès le milieu des années 1980, tant pour les hommes que pour les femmes. D’autre part, en examinant les évolutions par cause de décès (figures 5 à 7), on se rend compte que les gains de longévité, aussi bien à Okinawa que dans l’ensemble du Japon, ne concernent pas les décès par cancer, où l’avantage d’Okinawa reste stable. Par contre, pour ce qui est des maladies du coeur et des maladies cérébro-vasculaires, les gains sont manifestes au cours de la dernière décennie. Ils sont toutefois moins grands à Okinawa que dans le reste du Japon, de sorte que les taux standardisés correspondants se rapprochent sensiblement, tout en restant inférieurs pour Okinawa.

Tableau 3

Évolution de l’espérance de vie par sexe à Okinawa et pour l’ensemble du Japon (1921-2000)

Évolution de l’espérance de vie par sexe à Okinawa et pour l’ensemble du Japon (1921-2000)
Source : Ministry of Health and Welfare, Tokyo, Japon.

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Figure 3

Comparaison de l’indice standardisé de mortalité selon le sexe entre Okinawa et le Japon de 1965 à 2000

Comparaison de l’indice standardisé de mortalité selon le sexe entre Okinawa et le Japon de 1965 à 2000
Source : Ministry of Health and Welfare, Tokyo, Japon.

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Figure 4

Écarts relatifs entre les niveaux standardisés de mortalité à Okinawa et au Japon de 1973 à 1992

Écarts relatifs entre les niveaux standardisés de mortalité à Okinawa et au Japon de 1973 à 1992
Source : Okinawaken ni okeru seijinbyo shibo no ekigaku chosa [recherche épidémiologique sur les décès survenus par maladie (cancer etc.) dans la préfecture d’Okinawa], documents disponibles à l’adresse internet suivante : http://c-okinawa.co.jp/eikanken/index.htm.

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Figure 5

Évolution des taux standardisés de décès par cancer, selon le sexe, Okinawa et Japon, 1975 à 2000

Évolution des taux standardisés de décès par cancer, selon le sexe, Okinawa et Japon, 1975 à 2000
Source : Ministry of Health, Labour and Welfare, Tokyo, Japon.

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Figure 6

Évolution des taux standardisés de décès par maladie du coeur, selon le sexe, Okinawa et Japon, 1975 à 2000

Évolution des taux standardisés de décès par maladie du coeur, selon le sexe, Okinawa et Japon, 1975 à 2000
Source : Ministry of Health, Labour and Welfare, Tokyo, Japon.

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Figure 7

Évolution des taux standardisés de décès par maladie cérébro-vasculaire, selon le sexe, Okinawa et Japon, 1975 à 2000

Évolution des taux standardisés de décès par maladie cérébro-vasculaire, selon le sexe, Okinawa et Japon, 1975 à 2000
Source : Ministry of Health, Labour and Welfare, Tokyo, Japon.

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À la fin de 2002, la publication du classement des préfectures japonaises selon les espérances de vie masculine et féminine[5] a suscité de vives réactions, car l’espérance de vie masculine pour la préfecture d’Okinawa, 4e en 1995, y figurait en 26e position. L’espérance de vie féminine restait, quant à elle, en première place. Cette nouvelle a ébranlé la population et les autorités d’Okinawa au point qu’on a parlé de « choc 26 ». Le 3 septembre suivant, le quotidien d’Asahi publie un article (Oomura, 2003) présentant les résultats d’une enquête de santé effectuée après le « choc 26 » ainsi que les commentaires du Dr M. Suzuki et du prof. B. J. Willcox. Ceux-ci estiment que « l’automobilisation » (entraînant le manque d’exercice physique), la perturbation des habitudes alimentaires[6] et la plus forte consommation d’alcool sont les principales causes de la moindre amélioration de la longévité à Okinawa, comparée à l’ensemble du Japon.

En 1987, Kaneko (1987) a comparé la mortalité standardisée par préfecture et par groupe d’âge pour l’ensemble du Japon et mis en évidence la mortalité relativement élevée à Okinawa chez les 15-19 ans, les 25-29 ans et les 30-34 ans pour les hommes, et chez les 15-19 ans et les 20-24 ans pour les femmes. Beaucoup plus récemment, le même auteur, comparant les espérances de vie par préfecture à divers âges, remarque que la longévité exceptionnelle à Okinawa est d’abord due à l’espérance de vie très élevée à 65 ans et plus. À l’inverse, précise-t-il, c’est à Okinawa que la probabilité de survie entre 20 et 40 ans (l40/l20) est la plus mauvaise, pour les deux sexes. En ce qui concerne la probabilité de survie entre 40 et 65 ans (l65/l40), elle est également moins élevée à Okinawa qu’au niveau national, pour chaque sexe (Kaneko, 2003).

L’enquête sur la longévité à Okinawa réalisée par la préfecture à l’occasion de la proclamation de 1995 mettait également en évidence l’évolution de la mortalité aux âges moyens. Elle introduisait une distinction entre deux groupes de générations en précisant : « Certains résultats constituent un avertissement en ce qui concerne la longévité à venir dans cette préfecture. En situant l’âge moyen à 50-55 ans, on constate que le taux de mortalité y est inférieur à la moyenne nationale pour les générations plus âgées, et supérieur pour les plus jeunes. Cet état de choses s’explique par une morbidité accrue à l’âge adulte — par exemple l’apparition de cancers et de maladies cardiaques et cérébro-vasculaires, tous liés à l’occidentalisation du mode de vie et du régime alimentaire — et par un accroissement, dans les jeunes générations, de la mortalité due (notamment) aux accidents de la route. Pour renverser cette tendance, il importe d’intervenir auprès des générations nées après la guerre, pour améliorer leurs connaissances en matière de santé »[7].

Un examen comparatif des quotients de mortalité par âge et par sexe pour Okinawa et l’ensemble du Japon en 2000 (figure 8) laisse nettement percevoir cette surmortalité jusqu’à 50 ans pour la population d’Okinawa, qui se traduit graphiquement par un croisement des courbes de mortalité aux environs de 60 ans. Ce croisement, opposant les générations nées avant la Seconde Guerre mondiale et les générations nées après, apparaît également sur la figure comparative basée sur les données de 1990 proposée par Takahashi (1993), sans que celui-ci relève son caractère particulier. Il va retenir notre attention.

Comment rendre compte de ce croisement de mortalité ?

Coale et Kisker (1986) constatent que dans des populations soumises à des conditions de vie défavorables on observe, de façon assez surprenante, des quotients de mortalité très bas pour les générations âgées et très âgées eu égard aux niveaux de mortalité constatés aux plus jeunes âges. Si l’on reporte sur un graphique les quotients de mortalité de ces populations à faible mortalité aux âges élevés et ceux d’une population jouissant de meilleures conditions matérielles, on obtient un croisement des courbes de mortalité (mortality crossover).

Figure 8

Croisement de mortalité entre Okinawa et le Japon en 2000

Croisement de mortalité entre Okinawa et le Japon en 2000
Source : Ministry of Health, Labour and Welfare, Tokyo, Japon.

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Dans leur analyse, les chercheurs proposent deux pistes d’explication pour rendre compte de ce croisement. En premier lieu, il existerait une moindre fragilité des populations très âgées lorsque, dans leurs générations, les niveaux de mortalité aux jeunes âges ont été plus élevés; il y aurait en somme un effet de sélection, associé à une plus forte hétérogénéité de la fragilité à l’échelle individuelle au sein de la population. De fait, une génération composée de personnes aux fragilités très différentes verra disparaître les plus faibles aux jeunes âges, alors que les survivants, moins nombreux, présenteront des niveaux de mortalité nettement inférieurs aux âges élevés (Vaupel et al., 1979). Si cette hypothèse est juste, la position du croisement de mortalité correspondrait à l’âge sous lequel les niveaux de mortalité sont relativement plus élevés, en raison de la disparition des plus faibles, et au-dessus duquel des survivants plus robustes présentent des niveaux de mortalité relativement bas.

Parallèlement, Coale et Kisker émettent l’hypothèse de l’exagération des âges pour les personnes âgées. Plus simplement, une mauvaise estimation des âges avancés se traduirait par une erreur aléatoire tantôt positive, tantôt négative. Comme le démontrent Preston et al. (1999), cela suffit pour générer des taux de mortalité moindres aux âgés élevés. Certes, les situations varient selon la façon dont les données sur l’âge sont recueillies. À l’occasion d’un recensement, la source de l’information peut être une simple déclaration faite par le chef de ménage pour l’ensemble de sa maisonnée. Souvent, on demande l’âge et non la date de naissance, laquelle, de toute façon, est rarement vérifiée sur la base de documents probants. Dans tous les cas, la déclaration de l’âge au décès doit faire l’objet d’une investigation particulière, au même titre que doit être examinée la fiabilité de l’âge dans la population soumise au risque. Les personnes très âgées sont toujours les plus touchées par cette mauvaise estimation de l’âge et, par le biais de la mortalité croissante, le risque que les survivants aient un âge exagéré s’accroît avec l’âge. En conséquence, comme le montrent Coale et Li (1991), lorsqu’on les calcule en rapportant le nombre de décès enregistrés à la population soumise au risque observée dans le recensement, les taux de mortalité à chaque âge sont systématiquement sous-évalués pour les âges élevés. Preston et al. (1999) confirment ce fait en dressant un tableau plus large de tous les effets possibles des erreurs d’âge sur les estimations du niveau de mortalité aux âges élevés.

Discussion

L’analyse approfondie de la spécificité de la mortalité au sein de la population d’Okinawa a mis en évidence une longévité exceptionnelle et les facteurs susceptibles de l’expliquer. Au-delà de ces résultats largement connus et médiatisés, la comparaison d’Okinawa avec l’ensemble du Japon fait apparaître un croisement des courbes de mortalité qui révèle des schémas de mortalité franchement différents pour les générations nées à Okinawa avant et après la Seconde Guerre mondiale, 1940 étant l’année charnière. Comment expliquer cette différence dans les schémas de mortalité d’une même population ? Il faudra encore de nombreuses recherches pour le savoir, mais déjà certaines pistes paraissent intéressantes. Ainsi, les générations nées avant la Seconde Guerre mondiale pourraient présenter des niveaux de mortalité nettement plus bas pour deux raisons : tout d’abord, elles ont subi une forte mortalité infantile et juvénile qui aurait largement sélectionné les survivants sur la base de leur moindre fragilité. Par ailleurs, pendant et immédiatement après la guerre, elles ont subsisté à même un régime plus faible en calories, propice à la longévité (Weindruch 1996). À l’inverse, les générations nées après la Seconde Guerre mondiale n’ont pas été confrontées à l’effet sélectif d’une forte mortalité infantile et juvénile. En outre, l’américanisation de l’alimentation les a marquées, surtout entre le moment où Okinawa est passée sous tutelle américaine, à la fin de la guerre, et 1972. De façon plus générale, il est évident que l’American way of living touche principalement les générations d’après-guerre.

Enfin, on perçoit la nécessité impérieuse d’analyser définitivement le problème de la qualité des données en ce qui concerne la validation des âges des personnes âgées à Okinawa. Certes, les sources japonaises, plus particulièrement le Koseki, sont considérées comme hautement fiables (Willcox et al., 2001; Robine et al., 2003), mais, comme l’ont montré Coale et ses collaborateurs, l’exagération des âges ou tout simplement l’imprécision des âges entraîne en soi une sous-estimation des taux de mortalité aux âges élevés, et par conséquent fait apparaître des espérances de vie plus longues, voire exceptionnelles.