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If ye would live long, choose well thy ancestors.

David W. E. Smith (Human Longevity).

La citation de Smith en exergue de ce texte témoigne d’une croyance populaire entourant la longévité humaine. Qui ne s’est pas déjà fait demander à quel âge étaient décédés ses parents ou ses grands-parents ? Sous-entendu : le fait de vivre jusqu’à un âge avancé serait spécifique à certaines familles, et pourrait être fonction de facteurs génétiques. Ces familles seraient exemptes des gènes qui prédisposent à certaines maladies courantes, ou encore se transmettraient un gène de la longévité. Les spéculations sont ouvertes et les recherches dans ce domaine abondent. Si vous lancez une recherche sur Internet avec les mots « secret » et « longévité », les résultats seront plus que nombreux. Toutes sortes de sites dévoilent des secrets de longévité, en rapport avec l’alimentation, l’activité physique, l’air pur, l’eau de source, le cadre familial et affectif… Des secrets s’abriteraient aussi sous le ciel de certaines régions, telles la Sardaigne ou l’île d’Okinawa, au Japon : l’air des montagnes et un régime alimentaire spécifique seraient propices au grand âge (Deiana et al., 1999; Lio et al., 2003). Bref, la liste des causes supposées de la longévité est vaste et les études variées, quoique pas toujours sérieuses. Mais un consensus se dégage sur un point : l’environnement et la génétique joueraient tous deux un rôle dans l’atteinte d’une certaine longévité.

La longévité est étudiée depuis des décennies, et même depuis plus d’un siècle (Beeton et Pearson, 1901; Bell, 1918; Pearl, 1931; Pearl et Pearl, 1934). Elle a intéressé de nombreuses disciplines : sociologie, démographie, sciences médicales, génétique, sciences biologiques notamment. Dès le début du 20e siècle, l’analyse d’histoires familiales inspira à Beeton et Pearson (1901) l’idée d’un lien entre les durées de vie des parents et des enfants, ainsi que des frères et soeurs. Une autre recherche marquante (Pearl et Pearl, 1934) aboutit à des conclusions qui allaient dans le sens du caractère héréditaire de la longévité humaine. Aujourd’hui, des chercheurs ont même identifié sur des chromosomes (le quatrième, en l’occurrence) des particularités qui permettraient de croire que la longévité s’explique essentiellement par la génétique : « Ce résultat témoigne de façon significative de la probabilité qu’un ou plusieurs gènes exercent une forte influence positive sur la capacité d’atteindre un âge exceptionnellement avancé[1] » (Perls et al., 2002 : 8447). Les gens très âgés pourraient être porteurs de gènes prédisposant à la longévité. L’étude de Perls et al. représente la suite logique des nombreux travaux qui ont été consacrés au caractère familial de la longévité dès qu’on eut pris conscience de celui-ci, à la fin du 19e siècle. Ainsi, Guillerme écrit, en 1964 :

Il n’est par ailleurs guère niable que la longévité ne fasse figure de bien de la famille : on pourrait citer plus d’un cas de familles à nonagénaires et à centenaires. Ce fait inspire des chercheurs soucieux d’y reconnaître une autre emprise que celle du hasard.

Guillerme, 1964 : 81

Carey et Judge font une affirmation comparable en 2001 :

Bien que les études aient démontré que seule une fraction relativement modeste (entre un quart et un tiers) de la variance de la longévité soit d’origine génétique, un des concepts les plus tenaces et les plus répandus de la gérontologie est celui d’une longévité commune aux personnes apparentées, en particulier entre parents et enfants et entre enfants de même parents.

Carey et Judge, 2001 : 38

La plupart des études recensées concluent donc à un lien entre l’âge au décès des parents et celui des enfants, particulièrement chez ceux qui ont atteint des âges très élevés (Pearl et Pearl, 1934; Swedlund et al., 1983; Desjardins et Charbonneau, 1990; Bocket-Appel et Jakobi, 1990 et 1991; Gudmundsson et al., 2000; Cournil, 2000; Carey et Judge, 2001; Gavrilov et Gavrilova, 2001a; Westendorp et Kirkwood, 2001). De nombreuses tentatives pour déterminer l’importance respective de l’apport environnemental et de l’influence génétique (Jacquard, 1982; Bocket-Appel et Jakobi, 1990 et 1991; Herskind et al., 1996; Chesnais, 1998; Carey et Judge, 2001; Gavrilov et Gavrilova, 2001a; Perls et al., 2002) n’ont produit aucun consensus. On ne s’entend même pas sur une définition de la longévité (Kirkwood, 1996; Gudmundsson et al., 2000; Gavrilov et Gavrilova, 2001b). Il est d’ailleurs difficile de comparer les études recensées, en raison de la diversité des approches et des multiples définitions de la longévité utilisées. La difficulté est accentuée par la qualité déficiente de certaines sources et le manque de données.

La longévité est un phénomène complexe et de nombreux facteurs peuvent l’influencer, dont l’héritabilité. Cela signifie que le phénotype observé est une combinaison de l’interaction entre l’environnement et l’hérédité génétique : « Le concept d’héritabilité repose sur le postulat qu’on peut exprimer un phénotype quantitatif (P) sous la forme d’une fonction linéaire où s’additionnent des composants génétiques et des composants environnementaux[2] » (Christensen et Herskind, 2000).

Nous allons examiner ici la ressemblance des âges au décès au sein des familles, à l’aide de la technique de l’étude traditionnelle des familles, qui consiste à mettre en rapport les durées de vie des parents et celles de leurs enfants, ainsi que les durées de vie des frères et soeurs. Ce genre d’étude suppose une observation longitudinale assez étendue pour inclure les décès des parents et de leurs enfants. La principale faiblesse des études antérieures tient à l’absence de données permettant une longue observation. Le Registre de la population du Québec ancien (RPQA) comble cette lacune.

Nous avons testé un certain nombre d’hypothèses. En premier lieu, une analyse de la ressemblance des âges au décès des parents et des enfants a permis de vérifier l’existence d’une relation entre eux. Nous avons ensuite analysé la ressemblance des âges au décès au sein des fratries. Enfin, pour cerner le rôle respectif de l’environnement et de la génétique, nous avons examiné la relation entre les âges au décès des conjoints, car ceux-ci partagent, à l’instar des membres d’une famille, le même environnement et les mêmes habitudes de vie, mais ils ne partagent pas de façon aussi importante leur patrimoine génétique.

Sources

Le Registre de la population du Québec ancien est une base de données constituée des dossiers biographiques des individus de souche européenne qui ont vécu dans la vallée du Saint-Laurent aux 17e et 18e siècles (Desjardins, 1998). Il résulte du dépouillement exhaustif des registres paroissiaux du Québec ancien par le Programme de recherche en démographie historique de l’Université de Montréal (PRDH). Les personnes sont identifiées et les biographies établies par l’attribution systématique des actes de baptême, mariage et sépulture aux individus qu’ils concernent : par la méthode de la « reconstitution des familles » (Henry et Fleury, 1965), effectuée sur la base des noms et des relations de parenté. Cette banque de données couvre la population québécoise de 1608 à 1799. Elle contient plus de 712 000 actes, soit l’ensemble des actes des registres paroissiaux du Québec antérieur à 1800.

L’analyse intergénérationnelle implique que les individus du fichier de données constitué à partir du RPQA répondent à des critères précis qui maximisent l’observation sans introduire de biais de sélection. Ont été retenus les individus nés avant 1705 et décédés au Canada dont on connaît la date de naissance et la date de décès, de façon à établir l’âge au décès avec précision. Échappent à l’observation les quelques éventuels individus décédés à plus de 95 ans chez les derniers-nés, dont le nombre extrêmement faible ne peut influencer les résultats. Manquent aussi ceux dont le décès ne nous est pas parvenu; causée par la perte de certains registres, cette lacune présente un caractère aléatoire et n’introduit pas de biais dans les âges au décès. Enfin, il a paru opportun de limiter l’étude à la mortalité à compter de 50 ans, car les décès survenus plus tôt, en couches notamment, n’ont pas à voir avec les facteurs de longévité qu’il s’agit d’identifier ici. Le fichier définitif comprend 9388 individus : 4446 hommes et 4942 femmes.

Choix d’un seuil pour la longévité

Dans les pays développés, les femmes et les hommes n’ont pas la même espérance de vie. Au Québec ancien, la situation était sensiblement la même, surtout après la période critique de la maternité. Il importe donc de considérer séparément la mortalité des hommes et celle des femmes. Si nous avions fixé les seuils de longévité sans tenir compte du sexe, un biais manifeste aurait été inclus, car la queue de la distribution des âges au décès risque d’être surtout composée de femmes. Des âges différents ont donc été associés à l’atteinte d’un seuil de longévité. L’âge est différent mais les seuils sont les mêmes selon le sexe. Les âges où 80 % et 90 % des décès de la distribution des décès après l’âge de 50 ans ont eu lieu ont été calculés par sexe. Ainsi, seront considérés comme longévites (Henry, 1981) les individus qui font partie des 20 % et 10 % plus âgés dans la distribution des âges au décès de chacun des sexes. La figure 1 illustre les courbes d’âge au décès après 50 ans des hommes et des femmes.

Figure 1

Distribution des décès survenus à 50 ans et plus par année d’âge selon le sexe (1675-1799)

Distribution des décès survenus à 50 ans et plus par année d’âge selon le sexe (1675-1799)

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L’âge moyen au décès après 50 ans est de 69,6 ans pour les deux sexes, de 70,2 ans pour les femmes et de 68,9 ans pour les hommes. Les courbes permettent de définir les cas à considérer comme hors du commun parmi les personnes décédées après l’âge de 50 ans. Sur la courbe des femmes, les traits verticaux pointillés désignent les âges seuils où 80 % (79 ans) et 90 % (83 ans) des décès ont eu lieu. Les traits pleins représentent les seuils où 80 % (78 ans) et 90 % (82 ans) des décès masculins ont eu lieu.

Lorsque les analyses ne permettaient pas d’utiliser les seuils de longévité comme variable dépendante, les âges moyens au décès ont servi de base. Cette technique a été utilisée dans certaines autres études (Cournil, 2000; Gavrilov et Gavrilova, 2001a et 2001b).

Méthodes

La plupart de nos analyses ont été effectuées avec un test de différence de moyenne (t de Student). Nous avons retenu un niveau de signification de 5 %. Pour l’étude des ressemblances familiales, nous avons aussi réalisé des courbes de survie, à l’aide de la technique Kaplan-Meier, en considérant comme événement la mort de l’individu. Il n’y avait pas de troncature car l’âge au décès de tous les individus est connu. La durée de l’événement est la durée écoulée entre l’âge de 50 ans et l’extinction, c’est-à-dire l’âge au décès. Les filles et fils nés de parents décédés tardivement ont été comparés aux enfants de parents morts plus jeunes. Les tests statistiques de significativité comportent le log des rangs (Mantel-Haenzel) et le Breslow.

En ce qui concerne les frères et soeurs, nous avons calculé un écart moyen entre les âges au décès en les appariant deux à deux, selon le sexe, puis comparé cet écart à un autre calculé pour des couples d’hommes et de femmes appariés mais qui ne sont pas frères ou soeurs. La relation entre les âges au décès des conjoints a également été testée par des régressions linéaires et non linéaires et le calcul d’un coefficient de corrélation.

Résultats : comparaison parents-enfants

Transmission parentale

Précisons en premier lieu que l’âge au décès de la mère est connu pour 78,5 % des femmes et 80,5 % des hommes, et l’âge au décès du père pour 73,8 % des femmes et 76,9 % des hommes. La relation entre l’âge moyen au décès des mères et des pères et degré de longévité des fils et des filles ressort des données du tableau 1.

Tableau 1

Âge moyen au décès de la mère et du père selon le sexe du sujet et le fait d’être longévite

Âge moyen au décès de la mère et du père selon le sexe du sujet et le fait d’être longévite

Le test t de Student a servi à calculer les différences de moyenne.

Niveau de signification : * p ≤ 0,05; ** p ≤ 0,01; *** p ≤ 0,001.

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L’âge au décès de la mère est toujours plus élevé lorsque les enfants ont atteint un des seuils de longévité. Les écarts sont significatifs pour les deux seuils. La relation est moins claire pour l’âge du père, qui est également plus élevé lorsque les enfants ont atteint un seuil de longévité, mais l’écart est significatif seulement pour le seuil de 10 %, pour les fils et les filles.

Prenons maintenant l’angle inverse, et comparons l’âge moyen au décès des enfants selon le groupe d’âge au décès des mères et des pères. On constate que l’âge moyen des enfants au décès tend à augmenter à mesure que l’âge au décès de la mère augmente (tableau 2). La plus grande différence d’âge sépare les personnes dont la mère s’est éteinte avant 50 ans et les personnes dont la mère est morte à 80 ans ou plus; l’âge moyen au décès de ces dernières, tant hommes que femmes, est significativement plus élevé que l’âge moyen total.

Examinons plus précisément la relation mère-fille. En comparant l’âge moyen au décès des filles dont la mère est morte à moins de 50 ans et celui des filles dont la mère est décédée à 80 ans et plus, on voit que les filles dont la mère a vécu plus longtemps meurent plus tardivement.

Tableau 2

Âge moyen au décès selon le sexe et le groupe d’âge au décès des parents

Âge moyen au décès selon le sexe et le groupe d’âge au décès des parents

Le test t de Student a servi à calculer les différences de moyenne.

Niveau de signification : * p ≤ 0,05; ** p ≤ 0,01; *** p ≤ 0,001.

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L’âge au décès des mères influence l’âge au décès des fils de la même manière. En moyenne, les hommes dont la mère n’a pas atteint 50 ans meurent plus jeunes que ceux dont la mère est décédée à 80 ans ou plus.

L’âge moyen des enfants au décès tend également à s’élever à mesure que l’âge au décès du père augmente, mais cette relation n’atteint pas le seuil de signification dans le cas des fils. L’âge moyen au décès des femmes qui ont vu leur père mourir à 80 ans ou plus est statistiquement plus élevé que l’âge moyen au décès de l’ensemble des femmes. Les filles dont le père est mort avant 50 ans meurent à des âges statistiquement moins élevés que les filles nées de pères décédés à 80 ans ou plus.

Analyse de survie

Pour approfondir nos analyses, nous avons tracé des courbes de survie Kaplan-Meier, c’est-à-dire que nous avons établi des tables d’extinction, en distinguant l’âge au décès des filles et des fils selon l’âge au décès des parents. Pour vérifier la linéarité des relations, nous avons réalisé les différentes courbes de survie par groupe d’âge au décès des parents (moins de 50 ans, 50-59 ans, 60-69 ans, 70-79 ans et 80 ans et plus). Seuls les groupes d’âge 70-79 ans et (surtout) 80 ans et plus ont présenté des courbes qui se démarquaient des autres. L’âge seuil de 75 ans a donc été retenu. Nous avons réalisé les analyses en comparant la mortalité des enfants dont les parents sont décédés à 75 ans ou plus à celle des enfants dont les parents sont décédés avant 75 ans. Ce choix est légitimé par la plus forte différence entre les courbes obtenues pour les groupes d’âge au décès 80 ans et plus et les courbes établies pour 70-79 ans. Les huit courbes ainsi créées apparaissent aux figures 2 à 5.

Il semble bien exister une différence dans la survie des filles selon que leur mère ou leur père a, ou non, atteint un âge avancé (figures 2 et 4). Ainsi, les filles meurent plus tard lorsque les mères sont décédées à 75 ans et plus (n = 1147) que lorsque les mères ont vécu moins longtemps (n = 2735). Les deux courbes sont statistiquement différentes.

L’influence de l’âge de la mère au décès s’exerce aussi pour les garçons, dans le même sens, comme le montre la figure 3, où apparaissent la courbe de survie des garçons dont la mère a atteint ou dépassé 75 ans (n = 1006) et la courbe des garçons dont la mère est décédée avant 75 ans (n = 2573).

En ce qui concerne l’influence de l’âge au décès du père, la relation est similaire pour les filles (figure 4) à la relation observée pour l’âge au décès de la mère. Les pères décédés à 75 ans et plus (n = 943) ont eu des filles qui ont vécu plus longtemps que les filles dont les pères (n = 2705) sont morts plus jeunes.

La relation paraît autre pour les fils. Les courbes ne sont pas statistiquement différentes. L’âge au décès des fils n’est pas influencé par l’âge au décès du père comme il l’était par l’âge au décès de la mère. La figure 5 illustre la courbe de survie des fils dont le père est mort à 75 ans et plus (n = 923) et celle des fils dont le père est décédé avant 75 ans (n = 2495). L’âge au décès du père ne semble exercer une influence que lorsque les fils ont atteint 70 ans; sous ce seuil, les courbes se chevauchent. L’âge au décès du père n’a donc pas le même effet pour les fils que pour les filles, ni la même relation avec la longévité des enfants que l’âge au décès de la mère.

La relation entre l’âge où meurent les parents et celui où meurent les enfants ne serait donc pas linéaire. Il y aurait un seuil au-delà duquel l’âge au décès des parents influence celui des enfants de façon plus marquée et accroît la probabilité que ces derniers atteignent un des seuils de longévité. Un second effet de seuil s’exercerait pour la relation plus complexe entre l’âge au décès des pères et celui des fils : cette relation se vérifierait seulement pour les fils ayant atteint l’âge de 70 ans.

Figure 2

Courbe de survie des filles selon l’âge au décès de la mère

Courbe de survie des filles selon l’âge au décès de la mère

Les deux courbes sont significativement différentes (Breslow = 15,30, p ≤ 0,001; M - H = 14,25, p ≤ 0,001).

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Figure 3

Courbe des survie des garçons selon l’âge au décès de la mère

Courbe des survie des garçons selon l’âge au décès de la mère

Les deux courbes sont significativement différentes (Breslow = 14,79, p ≤ 0,001; M - H = 17,00, p ≤ 0,001).

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Figure 4

Courbe de survie des filles selon l’âge au décès du père

Courbe de survie des filles selon l’âge au décès du père

Les deux courbes sont significativement différentes (Breslow = 9,22, p ≤ 0,01; M - H = 9,17, p ≤ 0,01).

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Figure 5

Courbe de survie des fils selon l’âge au décès du père

Courbe de survie des fils selon l’âge au décès du père

Les deux courbes ne sont pas significativement différentes (Breslow = 2,46, p = 0,1166; M - H = 8,49, p = 0,061).

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Ces résultats corroborent ceux de nombreuses études qui ont conclu à une relation positive entre l’âge au décès des parents et celui de leurs enfants (Beeton et Pearson, 1901; Bell, 1918; Pearl, 1931; Pearl et Pearl, 1934; Bocket-Appel et Jakobi, 1990 et 1991; Desjardins et Charbonneau, 1990; Cournil, 2000; Gavrilov et Gavrilova, 2001a; Carey et Judge, 2001). Plus les parents vivent vieux, plus la probabilité que leurs enfants en fassent autant est grande. Cependant, contrairement à d’autres chercheurs (Gavrilov et Gavrilova, 2001a), nous avons constaté une relation avec l’âge au décès de la mère plus forte que la relation avec l’âge au décès du père. Nous avons également observé une relation différente pour les garçons et pour les filles. La relation est plus forte dans le cas de ces dernières, particulièrement avec l’âge du père au décès. Pour les fils, la relation avec l’âge du père au décès est même non significative.

Ressemblance de l’âge au décès dans la fratrie

Les données du RPQA présentent un avantage certain par rapport aux données généralement disponibles, car elles permettent d’appréhender la composante familiale en comparant les durées de vie au sein des fratries. Si l’âge au décès des parents influence positivement les âges au décès de leur progéniture, ceux-ci devraient se ressembler. Même si, dans notre analyse, nous avons supposé que la mortalité avait été sensiblement la même au long de la période étudiée, l’examen des fratries a l’avantage de porter sur des individus de la même génération, contrairement à la comparaison entre parents et enfants.

La technique utilisée dans l’article de Desjardins et Charbonneau (1990) est reproduite ici pour l’analyse de la ressemblance des âges au décès au sein des fratries. Un écart moyen est calculé entre l’âge au décès des frères et des soeurs pris séparément selon le sexe. Puis cet écart est comparé à celui qu’on obtient pour un échantillon de garçons sans lien de parenté et un échantillon de filles également non apparentées. Nous avons eu la chance de disposer d’un échantillon plus considérable que Desjardins et Charbonneau, qui ont travaillé avec 318 paires de frères et 262 paires de soeurs. Tous les appariements possibles de frères et de soeurs décédés après l’âge de 50 ans ont été formés pour notre analyse, ce qui donne 3727 paires de soeurs et 3114 paires de frères ayant vécu 50 ans ou plus. De façon à éliminer le plus possible les variations aléatoires, nous avons constitué dans notre échantillon témoin d’individus non apparentés (c’est-à-dire n’ayant pas le même père ni la même mère) un nombre cinq fois plus élevé de paires que le nombre de paires de frères et de soeurs, soit 19 764 paires de filles non apparentées et 17 776 paires de garçons non apparentés.

Tableau 3

Écart moyen entre les âges au décès des frères et soeurs et ceux des individus non apparentés

Écart moyen entre les âges au décès des frères et soeurs et ceux des individus non apparentés

Le test t de Student a servi à calculer les différences de moyenne.

Niveau de signification : * p ≤ 0,05; ** p ≤ 0,01; *** p ≤ 0,001.

a

L’échantillon correspond au nombre d’appariements effectués.

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Le tableau 3 présente les écarts moyens entre les âges au décès des frères et des soeurs ainsi que de femmes et d’hommes non apparentés. Rappelons qu’il s’agit d’écarts moyens calculés pour des individus ayant atteint au moins 50 ans.

D’après le test t de différences de moyennes, les moyennes obtenues pour les écarts entre les âges au décès sont statistiquement différentes à un niveau de confiance de 95 %. Même si les différences sont faibles, le fait qu’elles aillent toutes deux dans le même sens — il y a une différence des âges au décès plus faible chez les frères et chez les soeurs que chez les individus non apparentés — tend à confirmer l’existence d’une composante familiale.

Par ailleurs, d’après la différence entre les écarts, il y aurait une relation plus claire pour les frères que pour les soeurs, l’écart étant plus grand. Cela corrobore le constat de Desjardins et Charbonneau (1990 : 612) : « La corrélation ressort avec plus de netteté pour les frères que pour les soeurs ». Les deux chercheurs expliquent en partie cette ressemblance plus prononcée entre les frères par une plus forte similitude dans leurs styles de vie que chez les soeurs.

Relation entre les conjoints

Dans cette partie, nous présentons les résultats de nos analyses concernant la relation entre les âges au décès des conjoints. Selon plusieurs auteurs (Gudmundsson et al., 2000; Westendorp et Kirkwood, 2001), le fait de partager sa vie (donc son environnement) avec la même personne pendant des années peut entraîner une ressemblance des âges au décès. De plus, selon la théorie de l’homogamie sociale, les conjoints proviennent souvent du même milieu socio-économique, lequel pourrait également, de l’avis des auteurs recensés, influencer la longévité. Une relation entre les âges au décès des conjoints pourrait signifier que l’environnement partagé influence la relation entre les âges au décès des parents et des enfants.

Pour effectuer les analyses, nous avons sélectionné les personnes qui n’ont été mariées qu’une fois pour être certains que le conjoint de référence était celui avec qui l’individu avait passé la plus grande partie de sa vie. Nous voulions écarter le risque de biais associé, par exemple, au choix de sujets remariés tardivement et dont la dernière union aurait été brève : l’influence de l’environnement durant la vie adulte aurait alors perdu de son importance. Les personnes remariées après un veuvage précoce ont donc été éliminées. Comme nous l’avons dit, la mortalité avant l’âge de 50 ans est souvent accidentelle ou due à la maternité, et n’a pas à voir avec l’environnement. Par ailleurs, nous avons dû faire les analyses en distinguant les hommes des femmes puisque, souvent, mari et femme étaient tous deux présents dans notre fichier.

Malgré ces restrictions, les âges moyens au décès ne sont pas modifiés outre mesure et sont assurément encore représentatifs de notre population. Les femmes ont maintenant un âge moyen au décès de 70,1 ans au lieu des 70,2 ans du fichier de base, tandis que chez les hommes, l’âge moyen au décès est de 68,7 ans au lieu des 68,9 ans du départ.

La question posée ici est : existe-t-il une relation entre les âges au décès des conjoints ? Nous avons d’abord repris l’analyse de Desjardins et Charbonneau (1990) pour vérifier si nos résultats concordaient avec les leurs. Comme dans le cadre des analyses de la ressemblance des âges au décès au sein des fratries, nous disposons d’un plus grand nombre de cas par rapport à l’étude de 1990. Dans cette dernière, les chercheurs étudiaient 159 hommes et leur conjointe et 142 femmes et leur conjoint; nous travaillons avec 5803 couples (3026 femmes et leur conjoint et 2777 hommes et leur conjointe). Le tableau 4 présente les âges moyens au décès des époux des individus du fichier, par sexe, selon le groupe d’âge au décès.

On constate ici une relation entre les âges moyens au décès des conjoints. L’âge moyen au décès de l’un s’accroît à mesure que le groupe d’âge au décès de l’autre augmente. L’âge moyen au décès est de 66,3 ans pour les époux des femmes décédées entre 50 et 54 ans. Il passe à 69,0 ans pour les conjoints des femmes décédées à plus de 85 ans, soit un écart de 2,7 ans. La relation semble encore plus claire pour les hommes avec leur conjointe. L’écart entre l’âge moyen au décès des épouses des hommes décédés à 50-54 ans et l’âge moyen au décès des épouses des hommes décédés à plus de 85 ans est de 4,3 ans.

Tableau 4

Âge moyen au décès des époux selon le sexe et par groupe d’âge au décès de leur conjoint

Âge moyen au décès des époux selon le sexe et par groupe d’âge au décès de leur conjoint

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Pour vérifier la forme de la relation, nous avons effectué des régressions linéaires et non linéaires et calculé un coefficient de corrélation indiquant le sens et la qualité de cette relation.

Les régressions linéaires confirment l’existence d’une relation statistiquement significative. Pour la relation des femmes avec leur conjoint, nous obtenons la droite de régression suivante, qui signifie que chaque année de vie supplémentaire augmente en moyenne de 0,08 année l’âge au décès du conjoint : Y = 62,68 + 0,08X.

La relation des hommes avec leur conjointe prend la forme suivante, qui signifie que chaque année de vie supplémentaire chez un homme augmente en moyenne de 0,12 année l’âge au décès de la conjointe : Y = 59,36 + 0,12X.

Ce résultat atteste une corrélation positive dans les deux cas. Pour vérifier la qualité de cette relation, nous devons calculer le coefficient de corrélation des âges au décès de nos individus avec leur conjoint. Nous avons d’abord analysé l’âge au décès des femmes de notre fichier avec l’âge au décès de leur conjoint, et refait ensuite l’analyse pour les hommes avec leur conjointe. Les coefficients de corrélation obtenus sont tous deux près de 0 (femmes, r = 0,065; hommes, r = 0,100), mais tout de même statistiquement significatifs.

L’existence d’une relation qui serait plutôt de type quadratique a aussi été testée, mais la courbe obtenue n’est pas représentative de la relation, le R2 étant très faible pour les deux sexes.

Ces résultats nous amènent à conclure qu’il existe bel et bien une relation qui pourrait être linéaire entre les âges au décès des conjoints. Cependant, d’après le coefficient de corrélation, cette relation est faible, quoique statistiquement significative (p ≤ 0,001). Ces résultats diffèrent de ceux de Desjardins et Charbonneau (1990) et de Gudmundsson et al. (2000), selon qui il n’y a pas de relation entre les âges au décès des conjoints. Ici, cette relation existe et elle est positive, c’est-à-dire que plus l’âge au décès d’un des époux augmente, plus l’âge au décès de l’autre est élevé. L’environnement partagé semble donc avoir une certaine influence sur l’âge au décès.

Discussion

Cette analyse démontre que l’âge au décès des parents influence l’âge au décès de leurs enfants. Plus les mères ont vécu longtemps, plus leurs enfants font de même; cependant, cette influence semble modulée par un effet de seuil, car elle est plus importante une fois que les mères ont atteint l’âge de 75 ans. L’effet de seuil existe également pour les pères, mais seulement en ce qui concerne leurs filles. Dans le cas des fils, la relation est moins nette. Ces résultats confirment ce qu’a constaté Cournil dans son étude : l’effet de la composante familiale semble plus fort chez les femmes que chez les hommes, particulièrement pour l’influence de l’âge du père : « Il semble que plus la mortalité tardive est prise en compte, plus les tendances vont dans le sens d’une héritabilité plus forte chez les femmes par rapport aux hommes » (Cournil, 2000 : 94).

Toutes choses étant égales par ailleurs, la mortalité des hommes à l’époque de la Nouvelle-France présentait un caractère différent de celle des femmes. Les hommes étaient plus sujets à mourir de façon précoce ou accidentelle en raison de leurs activités ou déplacements, même après 50 ans. Cette différence s’exprime évidemment à son maximum dans une comparaison qui implique à la fois les pères et les fils, en augmentant la part aléatoire dans la distribution des âges au décès. Cela pourrait expliquer nos résultats. Par contre, on ne peut écarter la possibilité que l’éventuelle héritabilité s’exprime de façon différentielle selon le sexe.

Les analyses effectuées ici semblent robustes étant donné le grand nombre de cas. Par plusieurs techniques, les mêmes relations ont été mises en évidence et ont souvent confirmé les résultats de diverses études. Effectivement, comme plusieurs autres chercheurs (Pearl et Pearl, 1934; Swedlund et al., 1983; Bocket-Appel et Jakobi, 1990 et 1991; Desjardins et Charbonneau, 1990; Cournil, 2000; Gudmundsson et al., 2000; Carey et Judge, 2001; Gavrilov et Gavrilova, 2001a; Westendorp et Kirkwood, 2001), nous obtenons des résultats qui démontrent que l’âge des parents au décès influe sur l’âge au décès de leurs enfants, particulièrement chez ceux qui ont atteint des âges très élevés.

Dans des analyses à venir, il serait particulièrement intéressant, à partir des analyses de survie, de s’attarder sur l’effet de seuil identifié ici. Il faudrait estimer plus rigoureusement les âges seuils à partir desquels les pères et les mères influencent plus fortement l’âge au décès de leurs enfants.

Les écarts moyens entre l’âge des frères et celui des soeurs, comparativement aux écarts calculés entre les non-frères et les non-soeurs, tendent aussi à confirmer l’existence d’une composante familiale. En effet, il semble qu’il y ait une ressemblance plus forte de l’âge au décès dans la fratrie que chez des individus non apparentés.

La conclusion la plus étonnante est celle d’une corrélation entre les âges au décès des conjoints. Peu d’études ont obtenu un tel résultat. Une relation linéaire significative et positive entre les âges au décès des conjoints a été constatée, c’est-à-dire que plus l’âge au décès de l’un des époux augmente, plus l’âge au décès de l’autre est élevé. Il serait intéressant de pousser les analyses selon le nombre d’années que les conjoints ont partagées et de considérer ceux qui se sont mariés plusieurs fois. Les analyses devraient aussi tenir compte de l’écart entre les décès des conjoints, car la mortalité par contagion, fréquente à l’époque, pouvait causer le décès des deux conjoints et ainsi contribuer de façon significative à la corrélation observée.

Il serait en outre particulièrement pertinent d’effectuer une analyse de régression multiple qui permettrait d’introduire toutes les variables analysées ici dans un même modèle. Par ce type d’analyse, nous pourrions déterminer l’influence relative de chacun des facteurs sur l’âge au décès. De plus, dans ce modèle, nous pourrions introduire d’autres facteurs qui ont déjà été suggérés comme pouvant influencer la longévité et auxquels nous avons accès dans le RPQA, soit le mois de naissance, l’âge des parents à la conception (ou le rang de naissance) et le nombre d’enfants par famille.

À la lumière de nos résultats, une conclusion va de soi : il existe bel et bien une composante familiale à la longévité. L’impossibilité d’évaluer la part de l’environnement et la part de la génétique dans cette composante est une lacune inhérente à ce type d’étude. Néanmoins, le fait de trouver une relation significative entre les âges au décès des conjoints signale une fois de plus qu’on ne peut faire abstraction des facteurs environnementaux.