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Il y a plus de soixante ans que la paramécie a pris rang parmi les systèmes génétiques modèles. Eucaryote unicellulaire, facile à cultiver, sa taille permet de suivre, à faible grossissement, cycle cellulaire, conjugaison, comportement, sécrétion et morphogenèse, et de cribler visuellement des mutations touchant une gamme de fonctions cellulaires. Plusieurs particularités biologiques en facilitent l’étude génétique. D’une part, le processus d’autogamie, qui produit des clones 100 % homozygotes, simplifie l’analyse génétique et permet l’expression de mutations récessives à l’issue d’une mutagenèse. D’autre part, lors d’un croisement, la descendance de chaque couple de conjugants présente simultanément le résultat des deux croisements réciproques (Figure 1). Ce modèle, apprivoisé par Jennings au début du siècle dernier, fut véritablement lancé par T.M. Sonneborn, qui décrivit les types sexuels, entama l’étude génétique de cet organisme prometteur… et découvrit que plusieurs des caractères qu’il étudiait ne suivaient pas les lois de Mendel, mais une hérédité de type cytoplasmique. Et tandis que la communauté des généticiens se focalisait sur l’étude de la structure et de la fonction des gènes, T.M. Sonneborn et ses collaborateurs s’attachèrent à débusquer, beyond the gene [1], les déterminants héréditaires responsables de cette phénoménologie. Jusque vers la fin des années 1960, les phénomènes décrits chez la paramécie (transmission cytoplasmique du caractère killer, du type antigénique, du type sexuel, de l’organisation corticale) faisaient partie du bagage de l’étudiant en génétique. Puis la paramécie s’est marginalisée [2], en relation avec le développement des modèles eucaryotes supérieurs, mais aussi sans doute à cause de la nature même des phénomènes non orthodoxes offerts par ce protozoaire sympathique, mais « bizarre » avec son architecture cellulaire byzantine et son dimorphisme nucléaire.

Figure 1

Analyse génétique chez la paramécie.

Analyse génétique chez la paramécie.

La conjugaison est un processus de fécondation réciproque. Dans un couple de conjugants (encart), chaque partenaire subit la méiose, et un seul des noyaux haploïdes produits dans chacune des deux cellules survit. Celui-ci subit alors une mitose qui aboutit à la formation de deux noyaux gamétiques identiques dans chaque cellule post-méiotique. L’un de ces noyaux haploïdes migre alors vers le partenaire (pronucléus mâle), tandis que l’autre demeure dans la cellule d’origine (pronucléus femelle). Cet échange de noyau s’effectue, en règle générale, sans échange de cytoplasme. Dans chaque cellule, la fusion du noyau résident et du noyau migrateur venant du partenaire forme le noyau zygotique diploïde : les deux conjugants auront donc des noyaux zygotiques identiques, hétérozygotes si les partenaires avaient des génotypes différents. Après leur séparation, chacun des ex-conjugants reprend la multiplication végétative, ce qui donne naissance à deux clones F1 qui sont génétiquement identiques, mais possèdent des cytoplasmes différents. Ainsi, une différence phénotypique (rose/bleu) entre les parents, qui est maintenue en F1, témoigne d’un phénomène d’hérédité « cytoplasmique » et ne peut pas être déterminée par le génotype nucléaire. Le noir et le blanc symbolisent deux allèles du génome micronucléaire (voirFigure 4). L’autogamie est un processus d’autofécondation qui survient en l’absence de partenaire sexuel : comme dans le cas de la conjugaison, le noyau haploïde qui survit après la méiose subit une mitose, mais les deux produits frères de cette mitose fusionnent pour redonner un noyau diploïde : la cellule se trouve alors homozygote pour tous ses gènes. La survie d’un seul des produits de la méïose s’effectuant au hasard, l’autogamie d’un clone F1 hétérozygote donnera des descendants F2 homozygotes qui ont une probabilité égale à 50 % de garder l’un ou l’autre des allèles F1. Dans le cas des caractères soumis à une hérédité cytoplasmique, aucune ségrégation n’est observée.

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Maintenant que rebondit l’intérêt pour l’épigénétique, la paramécie, son génome complètement séquencé, redevient un modèle attractif. Il est donc intéressant d’évoquer les apports de cet organisme à l’évolution des concepts et à l’analyse des mécanismes épigénétiques.

Épigénétique et hérédité cytoplasmique

L’hérédité cytoplasmique d’un caractère ne préjuge pas de son déterminisme génétique. Le caractère killer de certaines lignées vis-à-vis d’autres dites sensibles se révéla associé à une bactérie endosymbiotique se multipliant dans le cytoplasme. Le phénomène rentrait finalement dans l’orthodoxie génétique, comme divers caractères à hérédité cytoplasmique décrits chez des végétaux, des insectes ou des champignons, et qui se révélèrent déterminés par des gènes mitochondriaux ou chloroplastiques, ou par un virus. Mais d’autres phénomènes ne pouvaient s’expliquer sans de nouveaux concepts.

C’est le cas du type antigénique, correspondant à l’expression exclusive, parmi un répertoire de protéines de surface (antigènes), de l’une ou l’autre d’entre elles. Si l’on croise deux clones exprimant de manière stable des antigènes différents, A et B, les deux clones ex-conjugants, bien que génétiquement identiques, continuent à exprimer l’antigène de leur parent cytoplasmique. La stabilité et l’héritabilité de phénotypes alternatifs chez deux lignées de même génotype inspira à M. Delbrück, en 1949 [3], le modèle dit « d’équilibres de flux » : deux voies métaboliques a1-a2-a3 et b1-b2-b3 peuvent produire deux états stables alternatifs si le produit b2 inhibe la formation de a2 et le produit a2 inhibe la formation de b2. Première conceptualisation d’un mécanisme épigénétique, ce modèle schématise un mécanisme ne touchant pas à l’information génique, et qui assure l’auto-entretien d’un phénotype. Un tel mécanisme peut aussi impliquer une boucle de rétrocontrôle positif ou négatif agissant au niveau transcriptionnel [4], post-trancriptionnel [5] ou traductionnel [6], ou encore un changement conformationnel de type prion. La caractéristique commune de tels systèmes est que, une fois établi, accidentellement ou en réponse à des changements de l’environnement, le nouveau phénotype se maintiendra par continuité cytoplasmique au cours des divisions cellulaires et des processus sexuels, autogamie ou conjugaison. De plus, le nouvel état peut être « contagieux » en cas de fusion cellulaire et mélange de cytoplasme : c’est ce que l’on observe pour les prions de levure ou de P. anserina (pour revue, voir [7]) et, chez la paramécie, pour l’hérédité du type antigénique ou du type sexuel lorsqu’un pont cytoplasmique s’établit entre les conjugants [1].

L’hérédité cytoplasmique de caractères affectant deux particularités de la paramécie, la complexité de son architecture corticale et celle de son macronoyau, ont permis la mise en évidence de nouveaux mécanismes épigénétiques.

Hérédité de structure

Quatre mille cils jalonnent la surface d’une paramécie. La complexité apparente de son cortex se résout en fait en l’arrangement régulier de motifs répétitifs, les unités corticales, arrangées en files parallèles à l’axe antéropostérieur de la cellule (Figure 2A). Une unité comporte un ou deux cils, chacun issu d’un corps basal (centriole) flanqué d’appendices cytosquelettiques (Figure 2B). Le cortex dans son ensemble montre une asymétrie droite-gauche, présente aussi dans chaque unité, et une polarité dorso-ventrale. La duplication des corps basaux, comme celle des centrioles, est couplée à la division. Pour restituer aux deux cellules filles ces asymétries, un véritable processus de développement est nécessaire dont les deux moteurs sont la duplication des corps basaux, chaque nouveau s’insérant à l’avant de son père (Figure 2B) et, comme dans le cas d’un oeuf mosaïque, une contribution différentielle programmée des différents territoires de la cellule mère au développement des cellules filles [8].

Figure 2

L’organisation corticale et son hérédité.

L’organisation corticale et son hérédité.

A. Vue des surfaces ventrale et dorsale d’une paramécie sauvage. L’immunomarquage des corps basaux (petits cercles jaunes) et de la racine ciliaire émanant de chacun d’eux (flèches blanches) révèle l’organisation générale du cortex en rangées parallèles de corps basaux. La face ventrale est marquée par l’ouverture de la cavité buccale, dans l’axe d’une ligne de suture ; ce méridien oral définit une asymétrie droite/gauche (D/G). Sur la face dorsale, les rangées parallèles s’étendent d’un pôle à l’autre sans discontinuité. B. Duplication des corps basaux et croissance du cortex. Chaque unité est sous-tendue et entourée par des réseaux cytosquelettiques formant des mailles ou des écailles, schématisées ici par un carré. Au centre, chaque corps basal (cercle vert) est flanqué, sur sa droite, d’une racine ciliaire (mauve) et de 2 « rubans » de microtubules (verts). Toutes les unités corticales ont les mêmes polarités, alignées sur les polarités antéropostérieure et droite-gauche de la cellule. Au moment de la division cellulaire, la duplication des corps basaux suit une géométrie stricte : chaque nouveau corps basal se positionne à l’avant de son père et nuclée des appendices de mêmes polarités que dans l’unité parentale. Pendant la division, la croissance est essentiellement longitudinale et, dans les cellules filles, anciennes et nouvelles unités alternent donc le long de chaque rangée longitudinale. C. Surface dorsale d’une paramécie présentant des rangées d’unités corticales à polarité inversée. Les corps basaux (en rouge) sont marqués par un anticorps monoclonal anti-tubuline et les racines ciliaires (en vert) par un anticorps polyclonal spécifique. Sur la surface dorsale, la régularité du profil cortical est interrompue par deux discontinuités (flèches blanches) dues à l’intercalation de rangées à polarité inversée. C’. Organisation dans une région d’inversion de la polarité des unités corticales. L’agrandissement montre que, dans les rangées inversées (I), les racines ciliaires pointent vers l’arrière et la gauche de la cellule, tandis que, dans les rangées normales (N), les racines pointent vers l’avant et la droite de la cellule, ici vue de dos. L’organisation des unités corticales au niveau des zones d’inversion est schématisée au-dessous.

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L’étonnante reproductibilité d’une organisation si complexe conduisit T.M. Sonneborn à en examiner le déterminisme [9] chez des « doublets », issus de la fusion accidentelle de deux conjugants et pourvus d’un double jeu de toutes les structures corticales. Leur analyse génétique montra que le déterminisme du caractère « doublet », transmis au cours des divisions et hérité maternellement lors du croisement avec un « simplet », se localisait dans le cortex lui-même. T.M. Sonneborn appela « cytotaxie » le processus interactif par lequel l’assemblage de nouvelles structures est guidé par l’organisation préexistante [9]. Cette cytotaxie opère en fait au niveau de l’unité corticale : si une cellule sauvage reçoit un petit greffon cortical inséré en polarité antéropostérieure inversée, les unités corticales greffées se dupliquent en conservant leur polarité inversée et forment, après quelques divisions, des rangées à polarité inversée d’un pôle à l’autre de la cellule, parallèles aux rangées normales (Figure 2C-C’), sorte de situs inversus cellulaire. Comme dans le cas des doublets, cette modification de l’architecture corticale peut se maintenir à travers des centaines de divisions cellulaires et s’hérite maternellement au cours des croisements [10].

Cette hérédité de structure n’est pas une curiosité zoologique, mais bien le révélateur de mécanismes généraux établissant une mémoire cellulaire à différents niveaux. Au niveau moléculaire, la variation héréditaire observée ne concerne que l’organisation spatiale d’édifices protéiques, comme dans le phénomène prion [7]. Au niveau subcellulaire, l’hérédité corticale traduit directement les propriétés de la structure centriolaire, fortement conservée au cours de l’évolution [11] : capacité de duplication et transmission des polarités au cours de la duplication [12]. Ces propriétés jouent sans doute un rôle majeur dans la division et la différenciation cellulaires comme dans le développement : certains ARNm s’associent au centrosome et sont transmis avec lui de manière semi-conservative à l’une des deux cellules filles [13] ; au cours de l’ovogenèse de la drosophile, l’origine de la polarité de l’embryon se précise : le fusome, structure émanant du centrosome, transmet la polarité du cystoblaste à l’ovocyte [14]. Chez le trypanosome, une spectaculaire transmission d’information structurale s’effectue par le flagelle, issu du corps basal : une liaison étroite entre le nouveau flagelle en croissance et l’ancien flagelle assure l’hérédité de la forme cellulaire et de sa polarité [15]. Une mémoire structurale est également à l’oeuvre dans la reproduction d’autres organites subcellulaires : le centromère, qui se comporte comme un complexe protéique autoréplicatif résidant sur l’ADN, mais non déterminé par lui [16], ou le Golgi, dont la reconstitution à l’issue de la mitose impliquerait la rémanence de composants spécifiques et non une redifférenciation de novo à partir du réticulum [17].

Enfin, au niveau cellulaire, l’hérédité corticale révèle que l’organisation globale n’est pas « génétiquement programmée » dans les détails : la cellule utilise des éléments structurés et des marqueurs de polarité existants. Ainsi, la géométrie des réseaux microtubulaires dépend de la localisation d’un centre de nucléation et d’interactions avec d’autres structures dans la cellule [18]. Chez la levure, des protéines comme Rax2p marquent de manière stable le site de formation des bourgeons successifs [19]. Comme les cailloux blancs du Petit Poucet, la cellule utilise des éléments structurés et des marqueurs de polarité, stables ou relayés au cours des divisions, pour localiser et orienter complexes supramoléculaires et édifices subcellulaires. Cette utilisation des structures existantes offre une certaine flexibilité à l’hérédité cellulaire.

Hérédité macronucléaire

D’autres phénomènes d’hérédité cytoplasmique dépendent de la différenciation, à chaque génération sexuelle, de deux types de noyaux, les micronoyaux germinaux et le macronoyau somatique, qui se forment tous deux à partir de produits de mitose du noyau zygotique (Figure 3A). Les micronoyaux diploïdes assurent par la méiose la transmission du patrimoine génétique, mais leur génome n’est pas exprimé pendant la croissance végétative. À l’inverse, le macronoyau polyploïde est responsable de l’expression des gènes, mais le macronoyau parental est perdu après la fécondation et remplacé par le macronoyau zygotique nouvellement différencié. Certains caractères, tels que les types sexuels (désignés O ou E), sont déterminés au cours de la différenciation du macronoyau à partir d’un génome micronucléaire totipotent [20]. Transplantations nucléaires et fusions cytoplasmiques ont depuis longtemps révélé le rôle déterminant du macronoyau maternel[1], encore présent dans le cytoplasme à ce stade : dans chaque cellule conjugante, il oriente la différenciation du nouveau macronoyau vers le même type sexuel, assurant ainsi l’hérédité maternelle (cytoplasmique) du caractère.

Figure 3

Cycle sexuel et réorganisation macronucléaire.

Cycle sexuel et réorganisation macronucléaire.

A. Événements cellulaires. 1. La paramécie en croissance végétative possède deux micronoyaux diploïdes (mic, en rouge) et un macronoyau (mac, en bleu) polyploïde (800 à 1 000 n). Des conditions de jeûne modéré induisent la réactivité sexuelle : en présence d’un partenaire de type sexuel complémentaire, la cellule conjuguera ; sinon, elle subira l’autogamie. 2-3. Conjugaison et autogamie déclenchent la méiose des micronoyaux, aboutissant à 8 noyaux haploïdes dont 7 dégénèrent et un seul survit, tandis que le macronoyau entame un processus de fragmentation. 4. Le noyau haploïde survivant subit une mitose. 5. Dans le cas de l’autogamie, les produits de cette mitose fusionnent ; dans le cas de la conjugaison, il y a échange réciproque de l’un des produits de cette mitose et fusion dans chaque conjugant pour donner un noyau zygotique diploïde. 6-7. Le noyau diploïde subit deux mitoses post-zygotiques. Le macronoyau a achevé sa fragmentation. 8. Les deux noyaux localisés au pôle postérieur de la cellule se différencient en macronoyaux. 9. À l’issue de ces processus sexuels, lors de la première division, les deux macronoyaux nouvellement formés sont répartis entre les deux cellules filles, tandis que les deux micronoyaux subissent chacun une mitose. Lors des divisions suivantes, le macronoyau se divise en même temps que les micronoyaux, tandis que les fragments de l’ancien macronoyau, qui ne répliquent plus leur ADN, sont répartis au hasard dans les cellules filles, et finalement dégradés. B. Événements moléculaires. La différenciation des nouveaux macronoyaux implique l’amplification du génome micronucléaire de 2n à 800n, ainsi que deux types de réarrangements reproductibles qui surviennent après quelques cycles de réplication. Le premier est l’élimination imprécise de relativement grandes régions du génome germinal contenant des séquences répétées telles que transposons et minisatellites. Faute de religation des séquences flanquantes, ce processus provoque généralement la fragmentation des chromosomes micronucléaires (en rouge) en « chromosomes » macronucléaires (en bleu) plus petits et acentriques, dont les extrémités sont réparées par l’ajout de novo de télomères. Le deuxième type de réarrangements est l’excision, précise cette fois, de plus de 50 000 courtes séquences non codantes (en jaune), sorte d’introns d’ADN qui interrompent fréquemment gènes et régions intergéniques. Chacune de ces IES (internal eliminated sequences) semble présente en copie unique dans le génome haploïde.

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La biologie moléculaire a permis de préciser les mécanismes mis en jeu dans ce type d’hérédité, baptisé hérédité macronucléaire, en montrant que le génome macronucléaire, qui gouverne le phénotype, est une version réarrangée du génome micronucléaire [21]. Il en diffère par l’excision précise d’un grand nombre de courtes séquences non codantes qui interrompent fréquemment gènes et régions intergéniques, et par l’élimination des séquences répétées (transposons, minisatellites) par un mécanisme imprécis qui provoque généralement la fragmentation des chromosomes (Figure 3B). Ces réarrangements programmés permettent une certaine flexibilité des relations génotype/phénotype car, bien que reproductibles, ils ne sont pas strictement déterminés par la séquence du génome micronucléaire.

La capacité du macronoyau maternel à déterminer, à travers le cytoplasme, le choix de réarrangements alternatifs fut tout d’abord établie par l’étude d’une souche variante incapable d’exprimer l’antigène de surface A (Figure 4). Les analyses moléculaires montrèrent que le gène A était délété dans le génome macronucléaire de cette souche [22]. Pourtant, la génétique indiquait un génome micronucléaire entièrement sauvage, la délétion macronucléaire étant héritée de manière cytoplasmique, et non mendélienne, dans les croisements avec la souche sauvage [23]. De plus, la réintroduction du gène A par micro-injection dans le macronoyau mutant permettait de restaurer l’amplification du gène dans le macronoyau de la génération sexuelle suivante, après méiose des micronoyaux sauvages [24].

Figure 4

Effets maternels dépendants de l’homologie contrôlant les réarrangements du génome.

Effets maternels dépendants de l’homologie contrôlant les réarrangements du génome.

A. Réarrangements de la région chromosomique du gène A dans la souche sauvage. Lors de la reproduction sexuelle, le micronoyau (cercle rouge) de la génération n donne naissance aux nouveaux micronoyaux et macronoyau (cercle bleu) de sa descendance cytoplasmique, génération n+1. Au cours du développement macronucléaire, le chromosome portant le gène A est réarrangé dans une région située en aval du gène : l’élimination de longueurs variables de séquences germinales aboutit à la fragmentation du chromosome et à la formation de télomères (boîtes rouges) dans trois régions alternatives, qui sont fidèlement reproduites de génération en génération. B. Réarrangements de la région chromosomique du gène A dans la souche variante. Dans cette souche, le chromosome est réarrangé de manière différente, bien que le génome micronucléaire de cette souche soit strictement identique à celui de la souche sauvage : les séquences germinales éliminées sont plus étendues et englobent le gène A, de sorte que les télomères qui marquent l’extrémité du chromosome macronucléaire se forment en amont du gène, qui est totalement absent du génome macronucléaire. Comme dans la souche sauvage, le réarrangement alternatif est fidèlement reproduit de génération en génération. Il s’agit donc d’une mutation purement somatique, cependant héritable (en lignée maternelle) dans les générations sexuelles suivantes. C. Réversion expérimentale de la délétion somatique du gène A. La réintroduction du gène A par micro-injection directe dans le macronoyau mutant permet, après induction de la méiose dans le clone transformé, de restaurer l’amplification normale du gène A dans la génération sexuelle suivante, lorsqu’un nouveau macronoyau se différencie à partir du micronoyau sauvage. Cette expérience montre que le gène A n’est maintenu dans le macronoyau zygotique en cours de différenciation que si ce même gène est déjà présent dans le macronoyau maternel.

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D’autres expériences ont montré que ce phénomène ne dépend pas d’une particularité du gène A, mais témoigne d’un contrôle général des réarrangements par des effets maternels dépendants de l’homologie [25, 26]. De telles délétions macronucléaires peuvent être créées expérimentalement pour à peu près n’importe quel gène : il suffit pour cela d’induire son extinction par interférence par l’ARN[2] avant la méiose, par exemple en nourrissant les cellules avec des bactéries produisant de l’ARN double-brin homologue de ce gène. Le silencing végétatif s’accompagne de l’accumulation de petits ARN double-brin d’environ 23 nucléotides (siRNA, short interfering RNA) qui sont apparemment capables, après la méiose, de cibler la délétion du même gène dans le nouveau macronoyau de manière dépendante de l’homologie [27].

Une fois induites expérimentalement, ces délétions macronucléaires sont reproduites spontanément dans les générations sexuelles suivantes, toujours suivant la même hérédité maternelle. Pour programmer les réarrangements du génome dans le macronoyau en développement, la paramécie semble donc comparer la séquence du génome micronucléaire à la version précédemment réarrangée contenue dans le macronoyau maternel. Une telle comparaison de séquences entre différents noyaux a également été proposée chez le cilié apparenté Tetrahymena thermophila pour expliquer des phénomènes similaires, et fait probablement intervenir une autre classe de petits ARN, distincts des siRNA précédemment cités parce qu’ils ne dépendent pas d’un phénomène de silencing et parce qu’ils sont produits par le génome micronucléaire au cours de la méiose [28]. Ces scnRNA (scan RNA) seraient exportés dans le macronoyau maternel où ils seraient triés par des appariements avec les séquences du génome réarrangé : ceux qui n’y trouvent pas de séquence homologue, c’est-à-dire ceux qui correspondent à des séquences spécifiquement micronucléaires, seraient réexportés vers le nouveau macronoyau en développement pour y cibler les délétions. Ce ciblage se fait vraisemblablement par l’intermédiaire de la formation d’hétérochromatine (méthylation de l’histone H3 sur la lysine 9), puisqu’il a été montré chez T. thermophila que cette modification est nécessaire et suffisante pour programmer l’élimination d’ADN pendant le développement macronucléaire [29]. Une partie de ces mécanismes n’est pas propre aux ciliés : de petits ARN produits par interférence par l’ARN ont récemment été impliqués dans la formation d’hétérochromatine chez de nombreux autres eucaryotes [30]. Ainsi, le rôle de l’interférence par l’ARN dans la programmation épigénétique des réarrangements génomiques chez les ciliés semble être un aspect particulier d’un mécanisme conservé qui assure plus généralement la régulation épigénétique de l’expression du génome.

Conclusions et perspectives

La paramécie n’a pas encore livré tous ses secrets, et certains cas d’hérédité cytoplasmique demeurent inexpliqués. L’héritabilité du type antigénique au cours de la reproduction sexuelle, par exemple, ne semble pas, dans le cas général, faire intervenir de réarrangements alternatifs des gènes concernés : lorsque tous les gènes d’antigènes sont présents dans le nouveau macronoyau, seul sera exprimé celui qui était exprimé dans le macronoyau maternel. Mais qu’il s’agisse de régulation de l’expression des gènes ou, à l’extrême, de délétions des gènes dans le noyau somatique, l’état transcriptionnel des gènes maternels (production d’ARN messager ou silencing par des petits ARN) semble jouer un rôle majeur dans la programmation épigénétique du génome zygotique de la paramécie. L’idée commune qui émerge de ces observations est celle d’une héritabilité cytoplasmique du transcriptome, qui impliquerait divers types d’ARN non codants agissant de manière dépendante de l’homologie et qui serait tout aussi essentielle que l’héritabilité mendélienne du génome lui-même. Les particularités des ciliés rendent cette double hérédité très visible, et l’hérédité de structure y rajoute une troisième composante, que l’on pourrait appeler le « structurome ». Il reste à voir dans quelle mesure ces mécanismes non mendéliens permettront de mieux expliquer l’héritabilité des caractères phénotypiques chez les autres eucaryotes.