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Les neurones sensoriels olfactifs (NSO), à l’origine de la perception des odeurs, présentent la particularité d’être perpétuellement renouvelés chez l’adulte. La différenciation des NSO néoformés, caractérisée notamment par la croissance d’un prolongement axonal guidé vers les neurones cibles du bulbe olfactif, pose la question des mécanismes contrôlant ces phénomènes développementaux perdurant chez l’adulte. Parmi les gènes potentiellement impliqués dans ces processus, figurent les gènes de développement codant pour les homéoprotéines, des facteurs de transcription caractérisés par la présence d’un homéodomaine, motif de liaison à l’ADN très conservé au cours de l’évolution. En effet, les homéoprotéines jouent des rôles fondamentaux dans le développement embryonnaire du système nerveux, non seulement au cours des étapes précoces de sa régionalisation, mais aussi pendant les phases plus tardives de différenciation neuronale. Par exemple, l’homéoprotéine Emx2 est nécessaire à l’établissement des frontières entre le mésencéphale et le diencéphale [1], elle contrôle la prolifération des cellules de la zone ventriculaire et l’établissement des aires corticales [2] et est aussi impliquée dans le développement des projections des neurones pyramidaux de l’hippocampe [3]. Bien que les mécanismes d’action d’Emx2 dans ces processus soient encore très mal compris, la localisation nucléaire de cette protéine et son statut de facteur de transcription laissent penser qu’elle agit probablement en contrôlant l’expression d’autres gènes.

Un partenariat Emx2/eIF4E dans les axones des neurones sensoriels olfactifs

Au cours de l’analyse, chez la souris, de l’expression d’Emx2, déjà connue pour perdurer chez l’adulte dans deux régions cérébrales neurogéniques, l’hippocampe et la zone sous-ventriculaire [4], nous avons observé sa présence dans les NSO de l’épithélium olfactif. De manière surprenante pour un facteur de transcription, cette homéoprotéine est localisée non seulement dans le noyau des NSO, mais également dans leur axone, jusque dans leurs terminaisons situées, à distance, dans le bulbe olfactif [5]. Dans ce compartiment axonal, Emx2 est associée à des structures denses, non vésiculaires, rappelant d’un point de vue biochimique les granules transportant les ARNm dans les prolongements neuronaux. Par ailleurs, nous avons montré la présence du facteur d’initiation de la traduction se liant à la coiffe des ARNm - eIF4E - dans les fractions biochimiques contenant Emx2, ainsi que l’interaction, probablement directe, de ces deux protéines dans les axones des NSO. Or, il existe, dans la région aminoterminale d’Emx2, un site présomptif d’interaction avec eIF4E (YxxxxLϕ, où ϕ désigne un acide aminé hydrophobe et x un acide aminé quelconque). En général, les protéines possédant un domaine d’interaction avec eIF4E de ce type (par exemple, les eIF4E-BP) inhibent la traduction d’ARNm en bloquant de façon compétitive la fixation d’eIF4G sur eIF4E, une étape nécessaire à l’initiation de la synthèse protéique. Emx2 pourrait donc avoir une fonction régulatrice de la traduction dans les axones des NSO. Cette hypothèse est particulièrement séduisante lorsque l’on sait, d’une part, l’importance de la traduction locale dans les processus de guidage axonal [6] et, d’autre part, la présence dans les axones des NSO des ARNm codant pour les récepteurs des molécules odorantes, dont le rôle clé qu’ils jouent dans le guidage des axones des NSO vers leurs cibles bulbaires a été démontré [7]. Le lien fonctionnel entre l’interaction Emx2/eIF4E, la traduction locale d’ARNm axonaux et le guidage des axones des NSO au cours du développement du système olfactif et de son renouvellement chez l’adulte reste donc à déterminer.

Les homéoprotéines, des facteurs de transcription qui contrôlent également la traduction ?

Cette interaction avec eIF4E et des fonctions régulatrices de la traduction sont-elles généralisables à d’autres membres de la famille des facteurs de transcription à homéodomaine ? Nous avons observé que deux autres homéoprotéines exprimées dans le système nerveux, Otx2 et Engrailed-2, interagissent également avec eIF4E [5], et des analyses in silico ont montré la présence d’un site YxxxxLϕ dans près de 200 homéoprotéines référencées dans les bases de données [8]. Par ailleurs, une interaction avec eIF4E avait déjà été observée pour deux autres homéoprotéines, PRH et Bicoïd, dans des contextes cellulaires très différents puisqu’il s’agissait de cellules myéloïdes humaines pour PRH [8], et de l’embryon de drosophile pour Bicoïd [9]. Dans ce dernier cas, Bicoïd inhibe sélectivement la traduction de l’ARNm caudal par le biais d’interactions directes, d’une part avec eIF4E (via une séquence de type YxxxxLϕ dans sa séquence aminoterminale) et, d’autre part, avec une séquence BRE présente dans la séquence 3’UTR de l’ARNm caudal, via son homéodomaine [9]. Ce mécanisme permet une inhibition de la traduction de façon très sélective, ciblée sur un ARNm possédant une séquence reconnue par l’homéodomaine (Figure 1). Il est encore trop tôt pour savoir si les autres homéoprotéines interagissant avec eIF4E sont douées d’une telle sélectivité et si elles sont capables de contrôler la traduction de façon restreinte à certaines classes d’ARNm. Cependant, l’ensemble de ces travaux démontre que les homéoprotéines pourraient exercer, au-delà de leurs fonctions transcriptionnelles, des fonctions régulatrices de la traduction dans des types cellulaires variés. Dans les neurones en particulier, pour lesquels la localisation non nucléaire de plusieurs protéines à homéodomaine a été observée, ces fonctions pourraient s’exercer localement dans des compartiments dendritiques ou axonaux. Au cours des phases de croissance neuritique, des homéoprotéines localisées dans les prolongements neuronaux pourraient participer à la régulation de leur guidage. Dans des réseaux matures, elles pourraient moduler la traduction locale dendritique, dont on sait qu’elle joue un rôle crucial dans la plasticité synaptique [10].

Figure 1

Modèles d’inhibition de la traduction par des facteurs de transcription à homéodomaine.

Modèles d’inhibition de la traduction par des facteurs de transcription à homéodomaine.

Pendant l’embryogenèse de la drosophile, l’homéoprotéine Bicoïd réprime de façon sélective l’initiation de la traduction de l’ARNm caudal. Ce processus fait intervenir une fixation de Bicoïd, d’une part sur eIF4E (via une séquence YxxxxLϕ) et, d’autre part, sur une région BRE (Bicoïd response element) située dans la séquence 3’ non traduite (3’UTR) de l’ARNm caudal (via l’homéodomaine, HD). Dans ce complexe ternaire, la fixation de Bicoïd sur eIF4E bloque l’interaction initiatrice de la traduction entre eIF4E et eIF4G, alors que l’interaction avec l’ARNm permet de cibler cette régulation sur l’ARNm caudal. Emx2, par sa capacité d’interagir avec eIF4E par une séquence similaire, pourrait également inhiber la traduction de certains ARNm transportés dans les axones des neurones sensoriels olfactifs. Nous ne savons pas à l’heure actuelle si la capacité de se lier à des séquences d’ARNm est une propriété conservée des homéodomaines et, dans le cas d’Emx2, si cette protéine interagit directement avec des ARNm.

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