Corps de l’article

Introduction

Pendant longtemps, l’espace marin s’est avéré comme étant la propriété presque exclusive des pêcheurs. Dans la plupart des cas, ils exploitent l’espace marin selon des règles et des valeurs développées de manière informelle au fil des époques. Toutefois, la mise en place d’espaces marins protégés amène une redéfinition du droit de propriété sur les ressources. C’est l’effet historique qui se dégage de l’implantation progressive de l’aquaculture au Nouveau-Brunswick, tout particulièrement à Caraquet, dans le comté de Gloucester. Il s’agit ici d’illustrer comment une société qui fait usage d’une zone marine pour en exploiter la ressource — les huîtres — réagit à l’intervention de l’État et à la volonté de privatisation d’une partie de ces mêmes zones. Cette recherche s’inscrit dans un projet d’équipe plus vaste, sur l’évolution des droits de propriété liés au développement de l’aquaculture.

Cadre théorique

Selon Santopietro (1986), les pêcheries sont traditionnellement abordées et analysées à titre de ressource accessible à tous puisque cette activité est rarement organisée en fonction de droits de propriété privée. Dans sa thèse doctorale, Santopietro examine différents types de structures de droits de propriété. Il trace une histoire économique des droits de propriété sur les bancs d’huîtres de la baie de Chesapeake en Virginie, à compter de 1607. Notre recherche s’inscrit dans ce même champ d’intérêt puisqu’elle tente d’expliquer le déclin de l’industrie des huîtres, la réglementation qui en découle et l’évolution vers l’adoption d’une notion plus précise des droits de propriété, ceci par le biais des allocations de baux privés pour exploiter les huîtres et faire de l’aquaculture. Notre territoire à l’étude est la province du Nouveau-Brunswick, mais tout particulièrement la baie de Caraquet.

La question du déclin de la ressource des huîtres en Amérique du Nord a déjà fait l’objet de quelques travaux. Par exemple, Morse (1971) estime que ce phénomène débute dès le milieu des années 1850. Les battures deviennent alors exploitées à la fois pour la consommation humaine et comme source d’engrais agricole. Pour sa part, MacKenzie (1996) explique qu’avant 1850, les huîtres sont surtout consommées par des personnes bien nanties, surtout en milieu urbain, et par les résidents des communautés productrices. Par après, et surtout à compter du milieu des années 1880, l’augmentation de la production d’huîtres — et le prix abordable — permet à toutes les classes sociales d’en consommer.

Pour Taylor (1989), les techniques et les outils de pêche d’avant 1850 datent pratiquement de l’âge de bronze. Avec l’accroissement de la demande vient l’augmentation de l’effort de pêche, qui résulte en un déclin de plusieurs bancs d’huîtres naturels. Durant la deuxième moitié du 19e siècle, diverses techniques de pêche font passer cette opération du stade de la cueillette à celui d’élevage agricole. Par exemple, la montée de l’industrie des huîtres à Long Island, bien qu’ayant ses propres particularités locales, s’inscrit dans un phénomène nord-américain plus large. Le développement de nouveaux types de production des huîtres dans l’hémisphère ouest, peut être mieux compris à partir d’une perspective globale. Il s’agit aussi d’un phénomène d’adaptation aux changements des paramètres écologiques et économiques de l’espèce et de l’industrie. L’augmentation de la demande s’accompagne d’un épuisement de la ressource qui, à son tour, force l’homme à inventer de nouvelles manières d’interagir avec la nature. Cette évolution n’est alors pas unique à une région ou à l’industrie huîtrière. Elle s’inscrit dans un développement économique et industriel des ressources naturelles. L’adaptation, elle, semble se faire au niveau local, où les individus et des groupes apprivoisent des types d’environnements spécifiques.

Une ressource en danger : premiers essais d’aquaculture et de privatisation

Dès 1828, des contemporains signalent le déclin de la production d’huîtres à Caraquet. Il faut dire qu’en 1827, les habitants en exportent sur une vingtaine de goélettes et qu’en conséquence, on craint maintenant pour l’existence de la « faune sous-marine » [2]. À l’époque, le capitaine Pierre Fortin, à l’emploi du gouvernement du Canada-Uni, est lui aussi préoccupé par le déclin des bancs d’huîtres[3] et mène quelques travaux d’aquaculture entre 1858 et 1868. Par exemple, en 1859 il tente de transplanter 300 boisseaux d’huîtres de Caraquet dans le bassin de Gaspé[4]. Par la suite, il en sème d’autres aux îles de la Madeleine, à New Richmond et au Bic[5]. Ces expériences semblent vite oubliées, car en 1886, un fonctionnaire fédéral avoue que son Ministère a vaguement entendu parler d’essais infructueux tentés à Caraquet et à Gaspé[6]. En fait, cette technique est déjà employée au Connecticut par des pêcheurs d’huîtres qui déposent, au moment propice, des milliers de coquilles vides sur les fonds près des estuaires, permettant ainsi de créer leurs propres bancs d’huîtres, ou encore ils transfèrent des huîtres d’un endroit à un autre pour leur permettre de mieux croître (Taylor, Ibid.).

Au Nouveau-Brunswick, en 1865, le gouvernement vote une loi permettant l’ensemencement de battures d’huîtres[7]. Ainsi, le Gouverneur en Conseil peut concéder des baux ou permis d’occupation pour une période n’excédant pas dix ans. Ces zones se limitent à la partie frontale des côtes et s’étendent jusqu’à la ligne qui marque la marée basse. Ces espaces loués peuvent aussi se situer à l’intérieur des baies, des goulets, des havres ou des rivières de la province. Chaque fois qu’une demande de bail est reçue par la province, on doit vendre cette zone à l’encan, dans un délai de 21 jours après la publication de l’annonce de l’encan dans la Gazette Royale. Les détenteurs de baux détiennent le droit exclusif de déposer, de cultiver et de prendre des huîtres à l’intérieur des limites spécifiées. Toute personne prenant des huîtres dans ces espaces sans la permission du propriétaire encourt des amendes allant de 4 $ à 20 $ pour chaque infraction. Les coupables peuvent être poursuivis devant un juge de paix du comté où le délit est commis[8]. À ce jour, il n’est toujours pas possible d’obtenir de l’information permettant d’évaluer le degré de succès de cette démarche. Nous ne sommes donc pas en mesure de juger de l’intérêt que cette loi suscite auprès des particuliers.

À Long Island aux États-Unis, l’avènement de l’aquaculture se situe vers 1851 alors que des entrepreneurs demandent la privatisation de certains fonds marins. Éventuellement, même si ce n’est pas l’intention de départ, des zones marines passablement étendues se retrouvent sous le contrôle de quelques grands exploitants d’huîtres. Plusieurs de leurs voisins demeurent des pêcheurs d’huîtres à temps partiel qui pêchent surtout le printemps et qui vendent leurs prises aux colons (Taylor, Ibid.). Mais la réussite des magnats des huîtres est également redevable à leurs investissements dans de plus grands vaisseaux, à partir desquels ils achètent les prises d’autres pêcheurs pour les amener sur les marchés. Il est actuellement difficile de déterminer si les exploitants de l’industrie huîtrière du Nouveau-Brunswick ou de Caraquet se subdivisent en classes sociales comme celles de Long Island, mais il est indéniable que les propriétaires de goélettes qui achètent les huîtres des simples pêcheurs pour les acheminer vers Québec et Montréal peuvent être qualifiés de barons des huîtres à l’échelle locale.

Au moment de la Confédération canadienne de 1867, la loi des Pêcheries établie par le Gouvernement Fédéral comprend des dispositions pour « granting licences or leases for the exclusive right of fishing oyster beds in any of the bays, inlets, harbours, creek, rivers, or between any of the islands of the coast of Canada » (Morse, Ibid.). Dans cette loi de 1867, on prévoit une somme maximale de 1 000 $ par année pour le développement de battures d’huîtres et l’ensemencement de bancs épuisés. Mais pas plus que la loi provinciale du Nouveau-Brunswick, celle du Fédéral ne semble stimuler l’exploitation de baux dans la baie de Caraquet même si, en 1867, le déclin de la production des bancs d’huîtres de Caraquet représente déjà une préoccupation majeure du ministère fédéral des Pêches. Dès lors, l’inspecteur Miller souligne l’importance d’implanter sans tarder des règlements pour empêcher l’entière destruction de cette pêche à Caraquet. Avec l’augmentation de la demande sur les marchés, les battures sont plus draguées que jamais et, en continuant à exporter 3 000 barils et plus par année, ces pêcheries risquent de s’épuiser rapidement[9]. Le Fédéral réagit par un arrêté en conseil du 28 mai 1867, imposant un arrêt de la pêche en juin, juillet et août[10]. Mais en 1869, un inspecteur fédéral dénonce le fait que dans la grande région de Caraquet, « l’inobservation de la fermeture a toujours été habituelle ici » [11]. Il semble que 1870 soit la première année où l’on respecte réellement la période de clôture, du moins partiellement.

Un peu plus tard, en 1873, W.H. Venning suggère que le meilleur moyen de mettre un frein au déclin des bancs d’huîtres naturels est de louer tous les espaces favorables à leur croissance[12]. Il est convaincu qu’une telle démarche va encourager des particuliers « débrouillards » à y investir des capitaux, comme cela se fait dans d’autres pays. De toute manière, même des mesures de conservation très sévères ne sont pas aussi efficaces que la location de baux à des intérêts privés[13]. Il faut dire que des membres de l’élite acadienne tels H.A Sormany de Lamèque, le sénateur Pascal Poirier de Shédiac et le politicien Onésiphore Turgeon de Bathurst, deviennent eux-mêmes sensibles au sort de l’industrie huîtrière au Nouveau-Brunswick. Par exemple, en 1870, Sormany publie une série d’articles dans le Moniteur Acadien sur les caractéristiques biologiques de l’huître, sa surexploitation ainsi que certaines propositions relatives à l’organisation de « plantations d’huîtres ».

Au sud-est du Nouveau-Brunswick, en 1886, le ministère fédéral des Pêches considère déjà que les bancs de Shédiac et des localités avoisinantes sont épuisés en raison d’un « raclage continu et aveugle » [14]. Pour Morse (Ibid.), les seules battures de Gloucester et de Northumberland sont alors considérées rentables puisqu’en 1887, Caraquet et Baie du Vin produisent la majorité des huîtres du Nouveau-Brunswick. D’ailleurs, rendu en 1890, le Canada ne fournit même pas le tiers des huîtres qui y sont consommées[15]. Lui-même originaire de Shédiac, Pascal Poirier mène sa propre croisade en faveur d’un meilleur encadrement de la pêche aux huîtres. Par exemple, il démontre à ses collègues sénateurs à Ottawa que la qualité des huîtres du Nouveau-Brunswick n’a rien à envier à nulles autres au monde. Par contre, Poirier déplore la faible valeur de la production d’huîtres canadiennes par rapport à celle des voisins américains. C’est ainsi qu’en 1888, les principales pêcheries du golfe Saint-Laurent rapportent 18 millions de dollars alors qu’aux États-Unis, les huîtres seules génèrent au-delà de 13 millions $[16].

Impact de la Commission Royale d’enquête de 1887 sur la réglementation

C’est peut-être en raison des interventions de Poirier qu’en 1887, une Commission Royale d’enquête (Ogden-Deacon-Duvar) évalue entre 20 000 et 30 000 barils la quantité de petites huîtres détruites annuellement, sans aucun bénéfice pour personne. La réglementation régissant cette pêche se résume alors à une saison fermée à la pêche du 1er juin au 15 septembre (Stafford, 1913). À l’époque il est difficile d’évaluer de manière précise l’étendue des lits d’huîtres existant ou potentiellement exploitables par l’ostréiculture, puisque le Ministère n’a ni carte ni plan permettant de les identifier. Comme on peut s’en douter, les positions gouvernementales ne trouvent pas toujours une oreille favorable auprès des pêcheurs. Le Courrier des Provinces Maritimes avance que d’anciens pêcheurs d’huîtres de Caraquet estiment que « l’augmentation de l’espèce dépend beaucoup d’une pêche constante pendant toute l’année » [17].

Toujours en 1887, lors de la visite de la Commission Ogden à Caraquet, quelques témoignages de personnes impliquées dans la pêche aux huîtres confirment la forte diminution des débarquements depuis 1860. Par exemple, James Blackall, qui achète les huîtres à Caraquet depuis 1851, estime que la batture a diminué de moitié[18]. Un autre homme d’affaires et politicien célèbre de Caraquet, Robert Young, pense que les bancs sont surexploités. Également, des essais d’ensemencement d’huîtres menés par des particuliers dans une partie de la baie de Caraquet s’avèrent être un échec. Par exemple, M.G. Cormier attribue cela à un fond composé d’une vase molle et puante[19]. Selon lui, durant les années 1850 et 1860, les bancs de Caraquet sont quatre fois plus productifs et les huîtres sont alors beaucoup plus grosses, alors que maintenant, elles sont pratiquement trop petites pour l’exportation. Cormier parle de récoltes annuelles d’environ 16 000 barils[20]. C’est finalement le 5 novembre 1887, à Shédiac, que la Commission Ogden rend ses recommandations publiques. On peut en identifier une douzaine qui s’appliquent à l’ensemble du littoral des Maritimes. Toutefois, nous ne pensons pas approprié de s’y attarder dans le cadre de cette recherche.

Il semble bien que les recommandations de la Commission Ogden constituent un fondement important des législations et des démarches fédérales qui visent à mieux gérer et à réglementer la pêche aux huîtres jusqu’aux années 1940. On constate aussi que les recommandations 9, 10 et 11 concernent plus particulièrement l’implantation d’une politique de baux à des privés. Au nord-est de la province, le Courrier des Provinces Maritimes est plutôt favorable aux recommandations de la Commission, entre autres sur l’implantation d’un « système libéral » qui encourage les particuliers à exploiter cette ressource[21]. D’ailleurs, en 1889 et en 1890, le CPM rapporte que les huîtres sont très rares sur les battures de Caraquet. En moyenne, les pêcheurs ne prennent que la moitié de la quantité ordinaire. En 1890, le même journal parle d’une pêche presque nulle et plusieurs intervenants prédisent la disparition complète de l’huître dans cette région[22]. Faut-il rappeler qu’aussi tard qu’en 1890, sauf pour la loi sur la saison prohibée du 1er juin au 15 septembre, n’importe qui peut pêcher des huîtres où bon lui semble et de n’importe quelle manière ?

Bien qu’aucun amendement à la loi fédérale des pêcheries ne suive le rapport de la Commission Ogden, ses recommandations refont surface en 1891 lors d’un colloque réunissant plusieurs inspecteurs de pêche à Ottawa. Les huit grandes recommandations qui émanent de ces délibérations s’inspirent nettement de celles de la Commission Ogden. On peut signaler quelques nuances dont celle voulant que l’on renonce — du moins pour un temps — à imposer un coût de 1 $ pour enregistrer les embarcations. Également, on recommande une saison fermée à compter du 1er mai plutôt que du 1er juin. Les recommandations 6 et 7 sont les plus importantes, puisqu’elles suggèrent de faire revivre les anciennes battures sous la supervision du fédéral et d’accorder des permis aux personnes désireuses de cultiver les huîtres là où il n’existe pas de bancs naturels[23].

Des démarches concrètes : les débuts du système fédéral de baux et l’appréhension des pêcheurs

Peu à peu, d’autres recommandations du colloque de 1891 sont entérinées. En 1892, un ordre en conseil du Fédéral défend la pêche aux huîtres à travers la glace. Cela s’explique par le fait qu’en hiver, les pêcheurs ont l’habitude de percer des trous dans la glace, de sortir les huîtres de l’eau et, après en avoir retiré les plus belles, laissent les autres mourir sur la glace[24]. Le journal francophone de Bathurst estime que ce règlement impose une contrainte sérieuse à l’industrie, mais qu’en revanche, il faut admettre que plusieurs personnes pensent que c’est là une manière d’empêcher l’épuisement complet des bancs d’huîtres[25].

La même année, une autre recommandation est mise en vigueur avec l’embauche d’experts d’Angleterre dans la culture des huîtres pour examiner l’état des bancs des Maritimes[26]. Ernest et Frederick Kemp ont déjà travaillé pour la prestigieuse Whitstable Oyster Company de Grande-Bretagne. Les premiers travaux de ces deux experts se déroulent à Shédiac en juin de la même année. Les services de Ernest Kemp sont d’abord retenus pour un premier contrat de trois ans et ensuite on l’embauche sur une base permanente. Il se montre très optimiste quant à l’avenir de l’industrie puisque la population des Maritimes désire tout apprendre sur l’aquaculture, en autant qu’elle reçoive l’assistance matérielle du Gouvernement Fédéral par le moyen des baux à des privés. Pour lui, le jour n’est pas si loin où tout le littoral est du Nouveau-Brunswick, de Caraquet à la Baie Verte, pourra être exploité[27]. C’est donc sous la bienveillance de Kemp que le Gouvernement Fédéral met en vigueur sa politique de location de baux à des privés. Les permis coûtent 1 $ l’acre, calculés par rapport à la profondeur à marée basse[28].

Afin de faciliter le processus d’allocation des baux, le Fédéral entérine une autre recommandation découlant de la Commission Royale de 1887 et du colloque d’Ottawa de 1891. En 1890, le Parlement accorde une somme de 5 000 $ pour un arpentage des battures d’huîtres et le Ministère commence à louer des espaces en 1892. Ce n’est toutefois que le 1er avril 1897 que le ministère des Pêches fait connaître ses directives aux arpenteurs responsables, fait préparer les plans et la description pour les demandes des permis de pêche aux huîtres ou « Oyster Fishing Licenses ». À la fin de 1897, 1 684 acres sont déjà loués dans les Maritimes. Par contre, peu de ces permis conduisent à un effort d’exploitation et de culture systématique. Selon le Ministère, l’incertitude légale persistant sur la juridiction des bancs entre le Gouvernement Fédéral et les provinces est à blâmer. À n’en pas douter, ce litige a certainement pour effet de rendre plus difficile le travail de l’historien sur l’évolution de toute la question des baux à des privés[29].

Il est également important de mentionner que la législation fédérale régissant l’industrie des huîtres est en constante évolution et provoque parfois des mécontentements dans la population. En 1894, une mise à jour des règlements sur la pêche aux huîtres vise à apporter davantage de précisions aux articles des versions antécédentes de 1887 et de 1891. Si l’on examine la version détaillée publiée dans l’Ordre en Conseil du 3 février 1894, l’on est à même de constater l’interaction existant entre la juridiction fédérale et celles des provinces Maritimes et du Québec. Cette nouvelle loi s’inscrit dans le chapitre 95 des « Revised Statutes » de la loi des pêcheries et fait référence à des lois provinciales. Les articles de cette nouvelle loi qui semblent créer le plus de remous sur la côte est du Nouveau-Brunswick, ont rapport à l’obtention de permis de même qu’à l’enregistrement et à l’identification des bateaux. Tout d’abord, personne ne peut pêcher ou prendre des huîtres sans un bail ou un permis du ministère fédéral des pêches. Tout bateau doit être muni d’un permis, dont la demande est faite au bureau du garde de pêche local. Sans ce permis, un bateau peut être confisqué avec les huîtres s’y trouvant. Chaque bateau pêchant les huîtres doit avoir un numéro d’enregistrement correspondant à celui du permis, peint sur l’avant du bateau en lettres blanches sur fond noir, avec la lettre initiale du port auquel il appartient[30]. Durant les années subséquentes, de manière générale, les formulaires de demande de permis sont acheminés aux inspecteurs de pêche locaux pour qu’ils les remettent aux pêcheurs. Chaque inspecteur doit rapporter au Ministère le nombre de pêcheurs d’huîtres de son district de même que les surfaces exploitées[31].

L’exploitation des bancs publics, de 1893 à 1897, suscite un mécontentement dans la population de l’est du Nouveau-Brunswick. D’abord, on prétend qu’en raison du règlement interdisant la pêche à travers la glace, les huîtres sont maintenant très rares sur le marché. Les restaurants des grandes villes telles que Halifax et Saint-John doivent même en importer de qualité inférieure des États-Unis[32]. Également, au printemps 1894, le journal francophone de Bathurst dénonce le fait que les habitants du bas de Gloucester soient obligés de payer un permis de 2 $ par bateau pour pouvoir pêcher[33]. À l’automne, le Courrier des Provinces Maritimes estime que ce sont des frais inutiles pour les pauvres pêcheurs, au point où cela pourrait les exclure de la pêche et les empêcher « d’obtenir du pain pour leurs familles ». Le journal relate les événements de la mi-septembre 1894, lorsque les pêcheurs d’huîtres de Caraquet sont interpellés par le garde-pêche Joseph Haché, alors qu’ils se rendent sur les battures. Après avoir été informés des règlements, les pêcheurs se sentent « très indignés et se sont rendus sur la batture malgré tout ». Mais plusieurs, craignant d’être punis, ne mettent pas leur bateau à l’eau[34].

En 1897, sans doute dans l’espoir d’éviter d’autres désordres et de veiller à l’application des règlements, le Gouvernement Fédéral délègue l’officier de pêche Thomas Canty à Caraquet pour examiner certaines infractions à la loi sur la pêche aux huîtres. Quelques pêcheurs refusent de se conformer aux articles de la loi relativement aux permis[35]. Au début de novembre, les pêcheurs d’huîtres de Caraquet et de Maisonnette refusant de payer le permis requis par la loi doivent comparaître devant l’inspecteur R.A. Chapman à Caraquet[36]. Ils sont condamnés à payer une amende de 10 $ ou à purger 20 jours de prison. Mais Chapman fait appel à leur sens du compromis en suspendant leur condamnation, à condition qu’ils acquittent les frais de la comparution et paient leurs permis[37]. On peut donc constater qu’il y a encore passablement de chemin à faire du côté des pêcheurs avant qu’ils acceptent de se conformer à un système de permis et d’enregistrement. Il est permis de douter qu’ils soient bien disposés envers l’implantation d’un système de baux à des privés. Le nouveau mode de gestion et de production qu’on veut mettre en place ne favorise pas les habitants qui n’ont pas les moyens d’y adhérer. De plus, ils craignent de se voir évincés de cette activité d’appoint dans leur milieu. Dans ce contexte, il est permis d’établir un rapport avec la situation prévalant encore aujourd’hui dans toute la question de l’accès à la ressource pour différents groupes de pêcheurs.

Pour placer la question des permis en contexte, il est possible d’examiner quelques données pour la période 1903-31 (tableau 1). Pour l’ensemble du district 2, soit tout l’est du Nouveau-Brunswick, le nombre de permis de bateaux de pêche aux huîtres atteint 700 en 1905 et 1 021 en 1931. On peut donc en conclure que les pêcheurs semblent apprendre à vivre avec ce qu’ils estiment être un accroc à leurs droits d’accès à la ressource. Dans la région de Caraquet, on en accorde 30 en 1905, 50 en 1906, 72 en 1910 et 105 en 1909[38].

Tableau 1

Nombre de permis de pêche aux huîtres dans la subdivision 2 (côte est du Nouveau-Brunswick), de 1903 à 1931

Nombre de permis de pêche aux huîtres dans la subdivision 2 (côte est du Nouveau-Brunswick), de 1903 à 1931
Source : Marine & Fisheries Annual Reports, 1903-1931.

-> Voir la liste des tableaux

Quelques noms de famille prédominent chez les détenteurs de permis de pêche aux huîtres à Caraquet. C’est ainsi qu’en 1909-1910, les Gionet comptent pour 23,8 % des détenteurs, suivis des Albert et des Lanteigne à 14,9 %, les Thériault à 11,9 %, les Hébert à 10,5 %, puis les Doiron, les Cormier et les Godin.

Pour une cogestion de la ressource : un imbroglio fédéral-provincial

Si l’on revient sur le terrain de l’imbroglio juridique quant au pouvoir de gestion des bancs d’huîtres, on constate que le problème persiste encore à la fin du 19e siècle. En 1898, le Imperial Privy Council rend une décision qui, selon les fonctionnaires du ministère de la Marine et des Pêcheries, ne règle en rien la question et empêche les deux paliers de gouvernement d’accorder des baux de location selon des conditions suffisamment avantageuses pour les locataires[39]. Morse (Ibid.) pense que l’imbroglio se situe autour de l’interprétation des sections 91 et 92 de l’Acte de l’Amérique du Nord Britannique. La section 91 stipule que le fédéral détient la juridiction exclusive de légiférer sur tous les aspects concernant les « Sea Coast and Inland Fisheries ». Mais la section 92 donne aux provinces le pouvoir exclusif d’émettre des permis « to provide funds for provincial revenue ». Les dispositions des sections 91 et 92 soulèvent théoriquement la possibilité d’une double imposition pour les pêcheurs d’huîtres.

Morse (Ibid.) est d’avis que l’aspect le plus important du jugement du Conseil privé de Londres, est que l’Acte de l’Amérique du Nord britannique ne transfert pas au Dominion du Canada les droits de propriété dans les pêches mais seulement le droit de la législation juridique sur les pêches. Par conséquent, ce droit de législation fédéral affecte les droits de propriété des provinces à presque tous les niveaux, sauf quand vient le temps de les transférer à des particuliers. Malgré cet inconvénient juridique, un certain nombre de baux est accordé. Les provinces n’en réclament pas moins le droit de propriété des bancs d’huîtres et, par le fait même, le privilège d’être les seules habilitées à les gérer. Étant donné que le Fédéral défend une position contraire, les baux d’exploitation accordés avant 1898 viennent à expiration[40].

Malgré ces problèmes de juridiction, des hommes d’affaires s’intéressent au concept de l’exploitation par baux dans les Maritimes. L’un de ceux-là est J.A. Paulhus de Montréal. En juin 1900, il communique son plan à Louis Henry Davis, ministre fédéral des pêches. Il désire se lancer dans l’aquaculture et le commerce des huîtres dans une zone à environ sept milles de Caraquet, dans des eaux où il n’y a aucune huître. Paulhus mentionne que le ministère fédéral des pêches semble avoir cessé d’émettre des permis, en raison d’une impasse avec les provinces. Il demande néanmoins la permission d’explorer la zone en question et d’y semer des huîtres, comme cela se fait aux États-Unis. Il représente une compagnie prête à construire des infrastructures et à utiliser des vaisseaux et souhaite que le fédéral n’interfère pas dans l’entreprise. Le mois suivant, le Fédéral lui répond qu’il doit s’adresser au gouvernement du Nouveau-Brunswick pour louer une zone d’exploitation d’huîtres[41]. L’entreprise représentée par Paulhus revient à la charge en 1905, en démontrant qu’elle est bien documentée sur l’industrie des huîtres à l’extérieur du Canada et qu’elle a un plan de partenariat bien précis à soumettre au Ministère.

Dans un premier temps, cette entreprise souligne que l’industrie des huîtres connaît une expansion très importante en Europe et ce, en raison des efforts de culture des huîtres. Aux États-Unis, les huîtres cultivées représentent un des secteurs les plus rémunérateurs de l’industrie des pêches alors qu’au Canada, cette industrie décline rapidement. La production au début des années 1890 représente le double de celle du début du 20e siècle. Encore en 1900, des goélettes chargées d’huîtres provenant des baies de Miramichi, de Caraquet, de Saint-Simon, de Bouctouche et de Shédiac sont acheminées vers les ports de Montréal et de Québec, mais les bancs d’huîtres de Caraquet sont pratiquement éteints. Un autre exemple frappant est celui de l’île-du-Prince-Édouard, dont la production se chiffre à 40 000 barils vers 1885, et à peine de 10 000 barils en 1905.

La raison de la production accrue d’huîtres en Europe relève du fait que l’industrie est presque entièrement entre les mains du secteur privé. Aux États-Unis, un système public et un système privé fonctionnent ensemble. Le système public opère surtout au Maryland, en Virginie et en Caroline du Nord, alors que le système privé est avant tout présent au Rhode Island, au Connecticut, dans l’État de New York et au New Jersey. Selon les données de Paulhus, il y a environ 3 000 milles carrés de zones pertinentes à la culture des huîtres dans les Maritimes, dont 700 à l’île-du-Prince-Édouard, 900 au Nouveau-Brunswick, 800 dans la baie des Chaleurs et 600 en Nouvelle-Écosse. L’entreprise de Paulhus demande 50 milles carrés à un prix nominal de 1 $ par année pour 25 ans, avec le privilège exclusif d’y cultiver des huîtres sans être soumis à la réglementation s’appliquant aux bancs publics. De ces 50 milles carrés, 20 milles se trouvent dans la baie des Chaleurs.

La compagnie garantit de faire revivre cette industrie sans demander de subvention, en plus de défrayer les coûts d’arpentage et d’exploitation. Elle s’engage également à présenter des conférences ou à distribuer de la documentation appropriée à la population. Une fois la compagnie en position de présenter des résultats concrets au Ministère, elle s’engage à lui remettre des quantités de naissains d’huîtres pour qu’il puisse re-cultiver les bancs ruinés ou en créer de nouveaux[42]. Les arguments de Warren et Paulhus trouvent des échos très favorables auprès du ministère fédéral des Pêches. En fait, depuis 1895 au moins, Ernest Kemp réitère l’importance d’impliquer le secteur privé dans la relance de l’industrie des huîtres, mais tant que la question n’est pas réglée avec les provinces, rien ne peut être fait[43].

Toutefois, en 1910, le ministère fédéral des Pêches se dit déterminé à briser l’impasse juridique avec les provinces en signant un accord de modus vivendi. Les deux parties s’entendent sur le fait que tant et aussi longtemps que le litige n’est pas réglé, le Gouvernement Fédéral l peut administrer les bancs d’huîtres. Dans l’éventualité où le différent se règle en faveur des provinces, ces dernières peuvent être compensées en recevant une part substantielle des frais de location des bancs et de vente des permis de pêche collectés par le Gouvernement Fédéral. Cette même année, la loi fédérale des pêcheries est amendée pour permettre aux provinces de louer des battures d’huîtres pour la culture et la production. Le problème demeure entier puisque le Gouvernement Fédéral est responsable de gérer la ressource, alors que les provinces doivent déterminer quels espaces peuvent être exploités et émettre des baux de location[44].

À l’époque, la situation des huîtres dans les Maritimes est passablement précaire. Dans les trois provinces, environ 10 550 acres de bancs naturels sont productifs, soit 5 000 au Nouveau-Brunswick, 4 300 à l’île-du-Prince-Édouard et 1 250 en Nouvelle-Écosse. Mais selon le Gouvernement Fédéral, des dizaines de milliers d’acres du littoral peuvent supporter la culture artificielle. On présente des exemples en ce sens qui s’avèrent de beaux succès dans d’autres pays. Certes, c’est une entreprise quelque peu risquée financièrement pour un particulier, mais qui, à moyen et long terme, est plus rémunératrice que la pêche sur les battures publiques. Avec la demande croissante sur ces marchés, les bancs naturels ne suffisent plus et le nombre croissant de pêcheurs met la ressource en danger[45]. Au Nouveau-Brunswick, des bancs d’huîtres naturels existent dans les baies de Caraquet, de Saint-Simon, dans le havre de Shippagan, dans le goulet de Tabusintac, à Burnt Church, à Baie du Vin, à la baie de Miramichi, à Kouchibougouac, à Richibouctou, à Bouctouche, à Cocagne, à Shédiac et à Baie Verte. Mais ces bancs sont plutôt petits et il est pratiquement impossible d’y limiter le nombre de pêcheurs. Également, la pêche aux huîtres se pratique six semaines pendant l’année, à une période durant laquelle d’autres personnes que des pêcheurs à temps plein peuvent s’y adonner.

En raison du déclin continu de la ressource, l’effort de pêche augmente afin de maintenir le même niveau de production. Bien que défendue par les règlements fédéraux depuis la fin du XIXe siècle, la pêche à travers la glace continue d’être pratiquée, ce qui a pour conséquence de briser la surface des lits d’huîtres et de causer des amoncellements de boue et de coquilles directement sous l’ouverture découpée dans la glace. Toutes les huîtres jugées trop petites pour le marché sont alors condamnées à mourir sur la glace[46]. Au début du XXe siècle, les fonctionnaires fédéraux accordent peu de chance de succès à certains remèdes proposés au siècle précédent, comme fermer les bancs publics pour qu’ils se repeuplent ou encore, pratiquer une pêche alternative sur des bancs subdivisés en sections. Bref, si les bancs naturels sont laissés à eux-mêmes, ils ne peuvent plus répondre à la demande croissante des marchés. La seule avenue viable à long terme est la privatisation d’une partie des bancs d’huîtres pour en faire la culture.

Le compromis de 1912 et la situation au Nouveau-Brunswick

Suite au compromis de 1912 entre le Gouvernement Fédéral et les provinces productrices d’huîtres, le Nouveau-Brunswick adopte sa propre loi en 1913[47]. Par ce compromis, le gouvernement de la province est autorisé à concéder des baux de bancs d’huîtres le long du littoral, dans les baies, les goulets, les havres, les cours d’eau et estuaires de son territoire. La province doit décider des endroits jugés aptes à servir à la culture et à la production d’huîtres. Tous les profits provenant de ces locations reviennent à la province. L’accent est placé sur la location des fonds improductifs afin que la culture les rende actifs. Un arpentage de ces fonds est fait avant de commencer la location. Par fonds improductifs, on entend ceux où on ne trouve pas d’huîtres naturelles ou vivantes au moment de la demande de location. Les représentants de la province doivent installer des marques afin de délimiter les espaces loués. Toutes les huîtres semées, déposées, cultivées ou produites sur ces sites demeurent la propriété des locataires. Comme dans la loi provinciale de 1865, toute personne trouvée coupable de vol d’huîtres sur ces bancs privés est passible d’arrestation et d’amende par les magistrats de comté, amende pouvant atteindre un maximum de 50 $ ou un mois d’emprisonnement.

À la veille de la Première Guerre mondiale, deux importantes entreprises d’exploitation par baux au Nouveau-Brunswick sont la Canadian Oyster Co. et la Shemogue Oyster Ltd. En 1914, la Canadian Oyster Co., une compagnie incorporée par le Parlement du Canada et dont le siège social est à Toronto, fait une demande de location pour des fonds ne contenant pas d’huîtres au Nouveau-Brunswick, dans la Baie Verte, entre le village de Baie Verte et l’embouchure de la Rivière Tidnish. Cette compagnie s’engage à débourser au moins 10 000 $ par année jusqu’en 1920. Cette somme doit défrayer les coûts de préparation, de culture et permettre de rendre productifs au moins 100 acres par année. Elle s’engage aussi à payer des droits sur toutes les huîtres commercialisables, extraites de ses bancs à compter de janvier 1920. Le droit minimum payable à la province se situe à 500 $ par année. Le gouvernement du Nouveau-Brunswick semble alors déjà intéressé à accorder un bail de 20 ans à la compagnie pour une superficie de 15 000 acres. Après la location accordée à la Canadian Oyster Co., une deuxième location de site aquacole est accordée à la Shemogue Oyster Ltd, qui s’étend de l’embouchure ouest de Great Shemogue, en direction sud-est jusqu’à l’entrée de Little Shemogue, pour une superficie de 6 950 acres, dans les eaux du détroit de Northumberland. Cette année-là, 2 000 barils d’huîtres de semence sont déposés sur ces fonds. Cela peut représenter des revenus additionnels pour la province et de l’emploi dans la région. Pas surprenant qu’une pétition des citoyens et des propriétaires riverains encourage le gouvernement à accorder cette concession[48]. Il s’agit ici d’une forme d’appropriation des bancs d’huîtres par des intérêts ou capitaux externes, phénomène qui n’est toutefois pas contesté par les résidents locaux en quête de travail et de sources additionnelles de revenus.

Un bilan de 1914 montre qu’il existe alors quatre sites en opération dans la province, dont deux alloués par le gouvernement fédéral et deux par le provincial. Dans un rapport d’activité déposé par la Shemogue Oyster Co., on explique qu’en juin 1913, elle a embauché le capitaine Samuel F. Bowden de la Shellfish Commission du Rhode Island pour effectuer un relevé des fonds improductifs loués à la compagnie par la province. Il y a consacré 20 jours, avec des bateaux à moteur et quelques hommes. Le bilan est positif puisqu’une bonne quantité d’acres semble favorable à la culture. Du 1er octobre au 10 novembre, Bowden sème 5 258 boisseaux d’huîtres provenant des rivières Richibouctou et Aboujagan. Cet expert pense que les huîtres à coquille molle prélevées de ces rivières sont possiblement plus prolifiques que celles provenant de l’eau salée.

Il semble que la période du début mai au début d’octobre soit le temps favorable de l’année pour l’ensemencement puisqu’en prélevant des huîtres si tard dans la saison, le risque de perte est moindre[49]. En 1914, la compagnie n’est pas en mesure de commencer son ensemencement en mai et juin tel que désiré, puisqu’elle est incapable d’obtenir le permis nécessaire au prélèvement des huîtres avant le 1er octobre.

La Shemogue Oyster Co. continue ses activités de plus belle en 1915. Durant le mois de juin, elle prépare 5 165 boisseaux d’huîtres de semence déposées à différents endroits dans la rivière Richibouctou. Si les prévisions s’avèrent fondées, la compagnie prévoit que, pour 1915, l’ensemencement va couvrir au moins 40 acres de fonds improductifs. Elle estime que ces huîtres ont besoin de quatre ans pour atteindre leur taille commerciale. Si l’expérience de la rivière Richibouctou s’avère positive, Shemogue Oyster Co. aura alors résolu son problème d’approvisionnement en huîtres de semence pour les fonds improductifs[50].

Au Nouveau-Brunswick, le registre des données quantitatives du système provincial de baux à des privés démontre que de 1923 à 1940, il y a au moins 122 baux en opération[51]. Par contre, on n’en compte seulement un d’actif par année de 1923 à 1929. C’est plutôt à compter de 1932 que l’on dénote une augmentation substantielle avec 12 baux en opération. Les meilleures années sont de 1938 à 1940 avec 15, 21 et 22 baux actifs (tableau 2). En ce qui a trait à la quantité d’huîtres produites sur ces bancs privés, on parle de 7 231 barils de 1926 à 1938 pour une moyenne annuelle de 556. Les meilleures années se situent entre 1927 et 1933.

Tableau 2

Revenus et production des baux d’huîtres au Nouveau-Brunswick 1923-1940

Revenus et production des baux d’huîtres au Nouveau-Brunswick 1923-1940
Source : Journals of the House of the Assembly of New Brunswick, 1923-1940

-> Voir la liste des tableaux

On retrouve très peu de noms acadiens chez les locataires jusqu’en 1939, bien que quelques-uns exploitent des baux dans la baie de Saint-Simon[52]. Si l’on désire connaître les principaux exploitants des baux provinciaux, il faut plutôt parler de la Barnes Oyster Co., ou encore de la W.S. Loggie. Ainsi, Barnes récolte 5 951 barils sur ces baux, soit une moyenne de 457 par année de 1926 à 1938 et W.S. Loggie vient deuxième avec 835 barils. Ces chiffres signifient que Barnes verse en moyenne 106 $ de redevance à la province chaque année. On note aussi l’existence de la Bay du Vin Oyster Co.

Les effets de la Commission Duncan : transfert progressif au Fédéral

L’existence de ce programme provincial émanant du compromis de 1912 ne semble pas régler la question du chevauchement des juridictions. Dans son rapport annuel de 1928-29, le ministère fédéral des Pêches souligne à nouveau que « Difficulty in dealing with the oyster industry has existed because of conflict on the question of proprietorship of the oyster bed by the Provincial Governments or the Dominion Government, and that conflict still exists in the case of beds in Nova Scotia and New Brunswick »[53]. Mais au printemps de 1930, la Chambre de commerce de Shédiac envisage de demander au gouvernement du Nouveau-Brunswick de transférer les bancs d’huîtres et de coques au gouvernement fédéral, comme c’est le cas à l’Île-du-Prince-Édouard depuis 1915.

L’initiative de la Chambre de commerce de Shédiac s’inspire des recommandations de la Commission Duncan visant à éliminer l’anomalie voulant que si les provinces possèdent les bancs, c’est le Gouvernement Fédéral qui exerce le droit de réglementer leur exploitation. En 1928, cette commission recommande effectivement l’affermage des bancs à des particuliers et à des sociétés, sous réserve d’un droit de location raisonnable et qu’à chaque année, une certaine somme de travail soit accomplie sur les bancs sous la surveillance du ministère fédéral des Pêches. Elle recommande aussi de réserver certaines étendues pour usage public et d’en réglementer l’exploitation. On donne deux exemples de bancs privés fonctionnant sous le régime de double juridiction provinciale-fédérale : Barnes à Bouctouche (12,5 acres) et William Monbourquette à Orangedale, en Nouvelle-Écosse (102 acres)[54].

On sait aussi qu’à compter de 1915, à l’Île-du-Prince-Édouard, l’aquaculture commerciale est menée avec succès par le ministère fédéral des Pêches et plus tard, dans les années trente, en Nouvelle-Écosse. Dans ces deux provinces, le contrôle des bancs d’huîtres est transféré au Gouvernement Fédéral par les gouvernements provinciaux. Au Nouveau-Brunswick, ce n’est pas encore le cas sauf à partir de 1931, pour « a small strip of coast where areas have been transferred by the Provincial Government to the control of the Dominion of Canada in order that certain investigation might be carried on »[55]. Needler (1932) avance qu’il s’agit probablement des bancs d’huîtres de Shédiac. C’est alors le Biological Board du Canada qui entreprend une étude dans la région afin d’évaluer le potentiel pour la culture des huîtres.

Dans ses démarches, la Chambre de commerce de Shédiac bénéficie de la présidence du prestigieux Dr Clarence Webster, qui tente d’obtenir la coopération du Dr Cyrus MacMillan de l’Université McGill, ancien membre de la Commission des pêcheries des Provinces Maritimes. On souhaite aussi gagner l’appui d’autres chambres de commerce pour demander le transfert de la gestion des bancs d’huîtres au Gouvernement Fédéral[56]. Toutefois, un éditorial d’Alfred Roy, du journal l’Évangéline, explique la réticence des pêcheurs face à ce projet. Ces derniers, qui tirent une bonne partie de leur subsistance des bancs d’huîtres depuis des années, trouvent injuste qu’on leur enlève ces bancs pour les remettre à quelques particuliers et qu’on leur défend d’y pêcher. Mais Roy explique que l’affermage consiste plutôt à remettre des bancs improductifs à des particuliers voulant pratiquer l’aquaculture. Pour éviter d’enlever des bancs productifs aux pêcheurs, il faut simplement surveiller les transactions afin d’éviter les plaintes entendues à Baie Sainte-Anne. On peut aussi créer des coopératives pour impliquer les pêcheurs et non pas tout laisser à des particuliers. De grands groupes de pêcheurs se retrouvent ainsi « propriétaires collectivement » et ont tout intérêt à exploiter les bancs selon les conseils des experts du Gouvernement Fédéral[57].

Éventuellement, le 20 septembre 1930, une rencontre réunissant une centaine de pêcheurs d’huîtres se tient à Baie Sainte-Anne. Ils s’opposent à l’affermage aux particuliers des bancs d’huîtres en état de production. Les pêcheurs contestent le fait que depuis quelques années, des particuliers obtiennent des concessions de bancs d’huîtres auprès du ministère des Terres et Mines du Nouveau-Brunswick et ce, surtout dans la région de Baie du Vin, où les pêcheurs les soupçonnent de vouloir s’accaparer d’autres terrains « rémunérateurs »[58].

Mais au milieu des années trente, d’autres types de réglementation sont également jugés restrictifs dans le Nord-Est de la province. Par exemple, les règlements en vigueur en 1934 défendent de pêcher des huîtres de taille inférieure à 3,5 pouces[59]. Pour un leader acadien tel que le politicien Pierre J.Véniot, ce règlement nuit aux pêcheurs de la baie de Caraquet. Il explique que l’huître de Caraquet n’atteint pas sa grosseur normale de 3,5 pouces aussi vite que les huîtres rondes, ailleurs dans la province. Dans les parcs aquacoles des baies de Bouctouche, de Shédiac et de Shemogue, on dépose d’abord les naissains dans l’eau fraîche, afin que leur croissance se fasse plus rapidement. Cela permet de les transférer dans l’eau froide plus tôt qu’on ne le fait pour les huîtres de Caraquet. Dans le nord du Nouveau-Brunswick, l’aquaculture ne se fait pas de cette façon : les huîtres de Caraquet et de Saint-Simon « n’ont pour atteindre leur taille normale que les moyens fournis par la nature ». Il faut trois ou quatre ans de culture avant de pouvoir mettre sur le marché l’huître cultivée tandis qu’il faut un an ou deux de plus pour l’huître ronde.

À la fin des années trente, les pêcheurs d’huîtres de Kent et de Westmorland tiennent à nouveau des réunions publiques pour décider si la juridiction des battures d’huîtres doit passer au Gouvernement Fédéral ou rester au provincial. Selon eux, le provincial n’a pas les ressources voulues pour développer de nouvelles battures et enrichir celles qui existent déjà. À l’île-du-Prince-Édouard, où les bancs sont transférés au Gouvernement Fédéral en 1929, la loi fixe un maximum de cinq arpents par concessionnaire et on réussit à remettre en « plein état de production » des battures mortes depuis des années[60]. Selon l’Évangéline, la loi d’affermage des bancs propres à l’aquaculture du Nouveau-Brunswick comporte une lacune : elle ne limite pas l’étendue des concessions. De cette manière, la seule compagnie Shemogue Oyster Co. obtient la location d’une superficie de 2 500 acres. Du côté de Northumberland, il se trouve des fermes de 10, 12, 19, 22 et 57 acres. Mais le pauvre pêcheur, lui, n’a pas les moyens d’entreprendre la culture des huîtres sur une aussi grande échelle. Il craint que bientôt, les meilleurs bancs propres à la culture des huîtres soient la propriété de quelques gros hommes d’affaires, appelés à devenir les maîtres de l’industrie. En somme, c’est le phénomène de la capitalisation qui se manifeste dans l’industrie. Au Nouveau-Brunswick, la loi de 1913 sur l’affermage des bancs ne donne pas d’aussi bons résultats. En 1939, on estime à une trentaine le nombre de fermes en opération. Étrangement, cette loi ne s’applique pas au comté de Kent[61].

Selon un pêcheur de Shédiac, accordant une entrevue à l’Évangéline en décembre 1939, il semble que la province ait des objections à ce transfert. Elle se dit persuadée qu’elle en a déjà assez cédé au Gouvernement Fédéral et que si le système actuel dure depuis 1909, c’est justement parce que les pêcheurs ne veulent pas qu’il change. On dit aussi que le pêcheur n’a pas confiance dans le système des battures privées et qu’il faut se souvenir des vives protestations au moment de l’adoption de la loi de 1913. D’ailleurs, on dénonce le fait qu’il n’y a jamais eu de campagne d’information sur la loi de 1913 pour rassurer les pêcheurs[62]. Ce que certains pêcheurs dénoncent dans cette loi, ce sont les avantages dont bénéficient les propriétaires de baux. Ainsi, le propriétaire d’une batture la cultive et est libre d’en faire ce qu’il veut. De cette manière, il échappe à des règlements que le ministère fédéral des Pêches doit imposer pour la conservation des huîtres sur les battures publiques. Également, sur les battures publiques, la pêche est interdite dix mois par année alors que sur les battures privées, elle est permise neuf mois par année. À l’automne, la pêche sur les bancs privés commence trois semaines avant les autres et leurs huîtres arrivent ainsi sur les marchés les premières. Mais même si les pêcheurs ont de sérieux préjugés contre l’affermage, la plupart sont assez ouverts d’esprit pour constater ce que certains propriétaires arrivent à faire avec sept ou huit arpents[63].

Malgré cette ouverture d’esprit chez les pêcheurs, il ne semble pas qu’elle soit répandue au point de créer une vague de soutien au projet de transfert des battures d’huîtres du provincial au Gouvernement Fédéral, sauf à Shédiac, où ce transfert est accompli[64]. À Shippagan, une industrie aquacole débute vers 1937 et, selon un rapport de 1943, les huîtres cultivées y sont de bonne qualité (Medcof, 1943). Au début de 1940, lors d’une grande assemblée de pêcheurs d’huîtres à Bouctouche, le ministre des pêcheries, J. Enoil Michaud, souligne les progrès de la culture des huîtres à Malpèque (île-du-Prince-Édouard) depuis le transfert des bancs au Gouvernement Fédéral. Il se dit convaincu que plusieurs particuliers peuvent retirer de grands bénéfices en transplantant des huîtres dans des endroits convenables pour établir « leurs propres battures vivantes ». Ces pêcheurs sont alors en mesure de recevoir de l’aide des experts du Gouvernement Fédéral. Un représentant de la province déplore que les pêcheurs semblent soupçonner un complot visant à leur enlever leurs battures d’huîtres et que, de toute manière, le provincial n’a pas les moyens de s’occuper convenablement de la culture des huîtres. Mais le provincial n’entend pas céder les battures d’huîtres au Gouvernement Fédéral sans le consentement des pêcheurs eux-mêmes[65]. Finalement, en 1944, les battures d’huîtres du comté de Gloucester sont transférées sous contrôle fédéral (Morse, Ibid.).

Conclusion

Que peut-on retenir d’essentiel de ce long parcours vers l’implantation d’une politique de baux privés dans l’exploitation des huîtres au Nouveau-Brunswick ? Dans un premier temps, la vulnérabilité de la ressource face à l’effort de pêche croissant nécessite une réglementation plus sévère. Mais les difficultés relatives à l’application de la réglementation forcent les autorités à considérer la mise sur pied d’une industrie dont l’exploitation se ferait à la fois sur des bancs publics et des bancs privés, comme en Europe et aux États-Unis. La reprise de la production dans ces pays démontre alors que les exploitants de baux, à l’opposé de ceux des bancs publics, ont davantage tendance à se plier à la réglementation pour conserver la ressource puisqu’il en va de leur intérêt.

Mais deux embûches se dressent devant les intentions du Gouvernement Fédéral, soit l’opposition des pêcheurs des bancs publics, qui craignent une prise de contrôle de tous les bancs par des intérêts privés, et celle des provinces qui tiennent à conserver un droit de regard incontournable sur l’exploitation de leurs littoraux. Éventuellement, le conflit connaîtra un dénouement marqué par des ententes de cogestion, d’une part et, d’autre part, les opposants au régime des baux constateront les avantages à en tirer.

Nos recherches à venir auront comme objectif d’évaluer les succès ou échecs de la politique de baux privés du Gouvernement Fédéral dans le comté de Gloucester, surtout à Caraquet et à Shippagan. Également, il faudra voir si la cohabitation entre les exploitants privés et ceux des battures publiques se déroule en harmonie. Finalement, est-ce que la production d’huîtres à compter de 1940 va bénéficier de cette cohabitation ? Notre analyse démontre au moins une augmentation incontestable du nombre de baux à compter de 1938. Dans un article antérieur, nous avions démontré une reprise de la production d’huîtres dans le comté de Gloucester à la même époque (Landry, 2003).