Corps de l’article

Introduction

Des études récentes ont confirmé l’importance des cinq premières années de la vie pour le développement des capacités de l’enfant, pour sa santé et son bien-être. Il en a résulté un intérêt croissant pour la petite enfance de la part des gouvernements, des organismes communautaires et des instances scolaires. Cet intérêt est manifeste au sein des communautés francophones et acadiennes vivant en situation minoritaire au Canada, qui accordent aux services à la petite enfance une signification d’autant plus grande que leur portée sur le développement de l’identité culturelle dès le bas âge a aussi été démontrée, sans parler des effets qu’on leur prête en ce qui a trait à la maîtrise de la langue et à l’intégration à l’école. Des services à la petite enfance en français ne seraient-ils pas la solution à plusieurs des problèmes que rencontre l’école de langue française ? De fait, il y a un consensus de plus en plus large dans la francophonie canadienne autour de l’idée que c’est au palier préscolaire que se joue l’avenir de l’école de langue française.

Le dossier de la petite enfance suscite énormément d’intérêt au sein des communautés francophones et acadiennes du pays. Les services d’accueil et d’éducation à la petite enfance, en tant qu’ils préparent les jeunes enfants francophones à apprendre et qu’ils leur permettent de mieux s’intégrer à l’école, sont désormais considérés comme faisant partie d’une vision globale de l’éducation en français en milieu minoritaire. Or, le bilan que trace une étude que nous avons dirigée sur la petite enfance en milieu minoritaire francophone au Canada a permis de constater que leur développement est fragile, qu’il s’agisse des services destinés aux jeunes de cinq ans (maternelle), des services destinés aux trois et quatre ans (pré-maternelle) ou des services visant les plus jeunes et leurs familles. Les communautés n’ont accès qu’à une gamme limitée de services, ceux-ci sont mal financés et leur avenir est loin d’être assuré. Les initiatives sont le plus souvent ponctuelles et il existe de fortes disparités dans l’offre de services, alors qu’elle varie considérablement selon les provinces et même à l’intérieur de celles-ci. La recherche a aussi démontré que les leaders des milieux de l’éducation et de la petite enfance sont unanimes à reconnaître la nécessité d’une plus grande institutionnalisation des services. Des intervenants que nous avons réunis pour débattre des moyens de l’assurer ont souligné le besoin d’intégrer les services à la petite enfance à l’école afin de s’assurer qu’ils soient accessibles au plus grand nombre, contrôlés par les francophones et conçus en fonction de leurs réalités propres, tout en maximisant les possibilités de la continuité entre les services offerts aux différents paliers de l’éducation.

Les résultats de cette étude ayant été exposés ailleurs (Gilbert, 2003), nous ne les reprendrons pas ici, sauf pour rappeler que, quel que soit l’angle sous lequel la question est abordée eu égard aux communautés francophones du pays, on arrive au même constat : celui du besoin d’une plus grande institutionnalisation des services. L’objectif de ce texte se veut en effet tout autre, en offrant, dans ces quelques paragraphes qui font en quelque sorte office de postface à notre rapport, quelques pistes de réflexion sur les enjeux soulevés par l’institutionnalisation des services à la petite enfance francophone à l’échelle du pays.

Après avoir fait état du développement des services aux jeunes enfants des minorités européennes tel que décrit dans la littérature, nous expliquerons, dans la première partie de cet article, comment la situation des communautés francophones du Canada que nous avons observée à la faveur de notre étude[1] diffère de celle de ces minorités, eu égard au contexte dans lequel se présente leur projet de se doter de structures solides et durables dans le dossier de la petite enfance. La deuxième partie de l’article discutera, à la lumière de ce contexte, des possibilités et limites des différentes stratégies qui s’offrent aux communautés francophones et acadiennes pour progresser vers une plus grande institutionnalisation des services à la petite enfance.

Le développement des services à la petite enfance en milieu francophone minoritaire au Canada : rappel du contexte

S’il suscite un intérêt partout, notamment au sein des minorités, où il est vu comme un moyen privilégié de renforcement de la vitalité des communautés, le développement des services à la petite enfance est loin de pouvoir profiter partout des mêmes politiques et programmes, des mêmes structures d’encadrement et des mêmes ressources. Les minorités ne jouissent pas par ailleurs du même statut politique. Un bref retour sur les expériences de certaines minorités européennes permet d’illustrer le contexte particulier de la mise en place de services à la petite enfance francophone au Canada et de leur consolidation. Nous avons trouvé l’expérience des minorités européennes particulièrement éloquente car, comme dans le cas des minorités francophones canadiennes, elles se définissent moins à travers l’idée du multiculturalisme que celle de minorité nationale ou territoriale.

1. À l’échelle internationale

Les services d’accueil et d’éducation à la petite enfance dans les pays de l’OCDE ont fait récemment l’objet d’une analyse exhaustive (OCDE, 2001). Celle-ci révèle un engagement beaucoup plus grand envers le développement de ces services dans presque tous les pays étudiés, sur lequel nombre de minorités européennes ont su capitaliser pour se doter de structures sur lesquelles la francophonie canadienne est loin de pouvoir encore compter[2].

Dans plusieurs pays de l’OCDE, l’accès à des services d’accueil et d’éducation à la petite enfance est un droit statutaire à partir de trois ans. Ailleurs, la tendance veut que l’on offre au groupe des trois à six ans au moins deux ans de services subventionnés gratuits avant que ne commence la scolarité obligatoire. Une approche universelle caractérise la très grande majorité des pays européens. Une approche davantage inspirée des lois du marché a dicté jusqu’ici le développement des services aux États-Unis, en Australie et au Royaume-Uni. Ceux-ci ouvrent de plus en plus leurs services à un accès sinon universel, tout au moins équitable, dans le but d’égaliser les chances des populations moins favorisées, au plan socio-économique, culturel et autre. Si les services pour les enfants de trois ans et moins y restent moins développés en général, plusieurs pays offrent des politiques généreuses de congés parentaux et d’autres programmes sociaux destinés à la famille. L’OCDE observe par ailleurs partout les signes d’une plus grande reconnaissance du rôle éducationnel de ces services, parmi lesquels le fait que de nombreux pays s’apprêtent à mettre en place des programmes pour les services visant les plus jeunes en plus des cadres pédagogiques pour les services destinés aux trois à six ans. Une attention particulière est placée dans ces cas dans la continuité dans l’apprentissage lors du passage des services préscolaires à l’école et on note les efforts de coordination qui sont faits entre les services à la petite enfance et le secteur de l’éducation afin de faciliter la transition à l’école. L’exigence de plus en plus répandue d’un diplôme universitaire d’au moins trois ans pour les personnes qui traitent avec les enfants d’âge préscolaire, qu’elles soient enseignantes ou autre, est une autre manifestation de l’importance que l’on prête aux services à la petite enfance.

Le développement des services à la petite enfance dans la langue et l’univers culturel de la minorité profite largement de celui qui prévaut dans le pays. C’est ainsi que les minorités linguistiques des pays scandinaves, par exemple, jouissent de tout un éventail de services à la petite enfance dans leur langue, financés entièrement par l’État (Gilbert et Maillé, 2002). C’est cependant le degré d’autonomie administrative de la minorité qui s’avère le facteur le plus important d’explication des différences observées. La Catalogne, l’Helgoade (Pays basque espagnol), la Galice ou encore le Pays de Galles ou la Corse bénéficient d’un statut qui leur a permis de faire de leur langue la langue d’enseignement, et ceci même au palier préscolaire. Au Pays basque français, qui ne jouit d’aucune autonomie en matière d’éducation, on n’offre de services en basque aux jeunes enfants que dans de rares écoles privées, qui privilégient par ailleurs une éducation bilingue. En Finlande, la minorité suédoise, qui gère son propre système scolaire, a accès à un système de garderies qui fonctionne, à l’instar du système d’éducation, sur un mode linguistique, même s’il relève des affaires familiales. Le peuple sami de Suède a aussi profité d’un système scolaire parallèle pour se donner des services à la petite enfance distincts. Enfin, si on note que le développement des services dans la langue et la culture de la minorité et gérés par elle est partout directement lié à l’engagement de la communauté, soit les parents et les enseignants, on observe aussi que l’État a joué partout un rôle de premier plan dans la consolidation des structures d’accueil et d’éducation aux enfants de la minorité.

2. Au Canada

Sauf pour le Québec, le développement des services d’accueil et d’éducation aux jeunes enfants est loin d’être aussi avancé au Canada. Le Plan national d’action pour les enfants n’en soulève pas moins beaucoup d’espoir, notamment au sein des communautés francophones du pays. Un rappel de ces quelques éléments de contexte s’avèrera utile à la compréhension des enjeux soulevés par l’institutionnalisation des services à la petite enfance chez ces dernières.

En 2001, au Canada, 82 % des enfants de moins de six ans n’avaient pas accès à un service de garde réglementé (jardins d’enfants, garderies, services de garde en milieu familial) (Campagne 2000, 2002). Dans les quatre provinces qui ont fait l’objet de l’étude de Campagne 2000 (Terre-Neuve, Ontario, Saskatchewan et Colombie-Britannique), la situation est aussi dramatique. En Ontario par exemple, seulement 17 % de tous les enfants ont accès à un service de garde régi, alors que 60 % des enfants de moins de six ans ont une mère active sur le marché du travail. Malgré le fait que le nombre d’enfants diminue et que le nombre de places en services de garde augmente, le manque à gagner reste dramatique. La majorité des services de garde réglementés destinés aux enfants d’âge préscolaire sont financés à même les frais des usagers. Or, dans toutes les provinces, leur coût sabre une bonne partie du budget familial. La différence entre la subvention maximale et les frais de garde est un autre facteur limitant l’accès pour de nombreuses familles moins favorisées.

Le gouvernement du Québec a créé son propre programme d’accueil et d’éducation des jeunes enfants. Depuis 1997, des services de garde éducatifs à contribution réduite (5 $ par jour) ont été mis en place pour les enfants de zéro à quatre ans. Le ministère du Revenu du Québec accorde un crédit d’impôt remboursable pour les frais de garde payés par les familles qui ne bénéficient pas de places dans ces services ou qui choisissent une autre formule de garde. On compte aujourd’hui environ 150 000 places à 5 $ par jour, l’objectif étant de 200 000 places pour 2005, un nombre jugé adéquat pour répondre aux besoins de toute la population québécoise. Les débats actuels quant à l’opportunité de maintenir un tel programme montre néanmoins sa grande fragilité.

Les premiers ministres des autres provinces ont conclu une entente sur le développement de la petite enfance en septembre 2000. En vertu de l’entente, le gouvernement du Canada transférait 2,2 milliards de dollars aux provinces et territoires, sur une période de cinq ans, pour atteindre 500 millions de dollars à compter de 2003-2004. Quatre champs d’action ont été ciblés : grossesse, naissance et intervention précoce; services de soutien aux parents et aux familles; développement de la petite enfance, services éducatifs à la petite enfance et soins prodigués aux enfants; et services de soutien communautaire. Par ailleurs, le gouvernement du Canada s’est engagé dans le discours du Trône de 2002, à mettre plus d’emphase sur les programmes et services de garde d’enfants visés par ce Plan d’action national pour les enfants. Il a développé au cours des derniers mois une stratégie à cette fin, de concert avec les provinces et territoires, pour accroître le nombre de places en garderie et dans les centres préscolaires, réduire le coût des services pour les familles à revenu faible ou modeste et améliorer la qualité des services. Le gouvernement leur fournira 900 millions de dollars au cours des cinq prochaines années (Gouvernement du Canada, 2003a).

Ce Plan d’action national pour les enfants a suscité tout un ensemble d’initiatives dans les différentes provinces. On lui reproche toutefois de ne stipuler ni la façon dont les priorités doivent être établies ou les services visés par chacun des champs d’intervention, ni les directives quant à la reddition des comptes. Les sommes investies apparaissent à plusieurs beaucoup trop faibles, compte tenu des besoins. On notera par ailleurs que selon la consultation effectuée par Égéria Conseils auprès des intervenants en petite enfance en milieu minoritaire, le Plan d’action national pour les enfants serait peu connu dans les communautés francophones du Canada (Égéria Conseils, 2000).

3. Dans la francophonie canadienne

L’analyse de la situation qui prévaut dans les communautés francophones du pays eu égard au dossier de la petite enfance révèle qu’aucune province n’a adopté de politiques visant la petite enfance francophone et qu’aucun programme ne concerne expressément le développement de services qui lui seraient expressément destinés (Langlais, 2002). Aucune enveloppe ne lui est réservée, sauf en Ontario où la communauté franco-ontarienne s’est assurée de recevoir une part du Fonds d’aide provincial au développement de la petite enfance équivalant au poids de sa population à l’échelle provinciale (5 %). Ceci a comme résultat qu’on n’a nulle part réussi à organiser des services structurés et complets, la tendance étant au développement d’initiatives ponctuelles, qui restent partout fragiles. La communauté franco-ontarienne fait figure d’exception, alors qu’elle offre à ses enfants de quatre et cinq ans des services d’éducation en français, intégrés au système scolaire. Celle-ci a dû faire preuve de beaucoup de créativité pour les financer jusqu’ici, si bien qu’on s’inquiète de leur durabilité. Même si on retrouve certains services dans toutes les provinces et dans tous les territoires, ceux-ci restent sous-développés. L’offre est très disparate, alors qu’elle varie considérablement selon les provinces, et même à l’intérieur de celles-ci. La maternelle pour les enfants de cinq ans est loin d’être accessible à temps complet partout au pays. Certaines régions n’ont pas de services de pré-maternelle, et les garderies à temps complet sont rares à l’extérieur des grandes régions métropolitaines.

Deux types d’initiatives prévalent eu égard aux services à la petite enfance en milieu minoritaire francophone : celles qui sont menées sous l’égide du système scolaire et celles, plus fréquentes, qui émanent des parents, généralement sous l’égide de leurs fédérations locales et provinciales. Même si la plupart des services mis en place par ces derniers sont logés dans les écoles, les liens restent le plus souvent ténus et l’échange de ressources est limité. La tendance veut toutefois que les services d’accueil et d’éducation qui ne relèvent pas du système scolaire se rapprochent partout de l’école, avec laquelle on cherche de plus en plus à développer des partenariats. Les exemples du Manitoba, de la Saskatchewan et de Terre-Neuve sont particulièrement intéressants à ce titre.

Plusieurs facteurs militent en faveur d’un tel rapprochement, parmi lesquels le fait que l’école française constitue le principal, et dans certains cas le seul, point d’ancrage de la vie française à l’échelle des communautés. Il y a des écoles françaises dans presque toutes les communautés francophones et elles sont accessibles à tous leurs membres qui ont droit à l’éducation en français, quel que soit leur statut économique, leur origine ethnique, voire leur degré d'aisance dans l’utilisation du français. L’école française est une institution entièrement de langue française, qui offre des services en français et qui est gérée par les francophones, qui en ont ainsi le plein contrôle. Mais surtout, l’école française dispose d’une protection constitutionnelle qui assure sa stabilité et sa durabilité.

Nous reviendrons dans la deuxième section de ce texte sur les enjeux et les limites d’inscrire la revendication pour des services en français à la petite enfance dans le contexte des lois linguistiques canadiennes. La francophonie peut cependant utiliser d’autres arguments dans le débat qui l’oppose à la majorité dans le dossier de la petite enfance. Nous en avons dégagé un certain nombre, à partir de notre étude (Gilbert, 2003). « En Ontario, l’un des groupes qui bénéficieraient le plus de l’éducation préscolaire est celui des Franco-Ontariens… », de dire les auteurs du Rapport de la Commission royale sur l’éducation, paru en 1994 (Gouvernement de l’Ontario, 1994, p.19). Ils reconnaissaient ainsi le fait qu’à l’exception de quelques communautés privilégiées, les familles francophones vivent dans des milieux dominés par l’anglais. Les couples exogames sont de plus en plus nombreux, et la plupart adoptent l’anglais comme langue du foyer. Dans ce contexte, une proportion de plus en plus grande des jeunes qui arrivent à l’école française n’a pas les habiletés nécessaires pour bien s’y intégrer. Des services à la petite enfance en français feraient beaucoup pour changer cette situation. Ils permettraient à l’enfant de développer ses capacités en français à un moment crucial de sa vie. Celui-ci acquerra les connaissances linguistiques nécessaires pour débuter avec confiance l’école en français, tout en se familiarisant avec la culture française. Le fait qu’il y socialise en français contribuera par ailleurs à son appartenance à la communauté.

Ces constats entérinent les résultats des études menées par les sociolinguistes dans le contexte de l’apprentissage des langues en milieu minoritaire. Pour contrer les risques d’assimilation ou tout simplement d’une faiblesse dans l’acquisition de sa propre langue maternelle, ceux-ci préconisent l’immersion complète dès le jeune âge dans la langue maternelle (le modèle des balanciers compensateurs). Étant donné la forte influence de la langue de la majorité (en l’occurrence ici l’anglais), l’immersion complète précoce aura comme conséquence de permettre le passage d’un bilinguisme « soustractif », c’est-à-dire un bilinguisme à faibles habilités linguistiques dans la langue maternelle et souvent dans la langue seconde, à un bilinguisme « additif », c’est-à-dire à un bilinguisme où les capacités linguistiques de la langue maternelle peuvent être transférées à la langue seconde. En contexte minoritaire linguistique, les services à la petite enfance servent de balanciers compensateurs, ils donnent au jeune enfant un environnement linguistique stimulant que la société environnante est incapable de lui donner (Coglan et Thériault, 2002; Landry, 1993; Landry et Allard, 1999).

Les jeunes francophones doivent avoir des chances de réussite scolaire égales à celles des jeunes de la majorité. Or, un grand nombre d’entre eux ne bénéficient pas aujourd’hui d’une telle chance, alors qu’ils sont lourdement taxés par leur préparation insuffisante à l’école. L’éducation préscolaire est l’un des outils qui leur permettraient d’égaliser leurs chances, en leur fournissant le bagage dont ils ont besoin pour atteindre les résultats attendus à l’école. C’est là une autre justification d’une action vigoureuse dans ce dossier. De nombreuses évaluations montrent que les élèves francophones obtiennent des résultats inférieurs à ceux de leurs camarades anglophones en mathématiques, en sciences, en lecture et en écriture, et en communication. Leur manque de compétence en français, tel qu’évoqué plus haut, conjugué à celui de leurs parents qui éprouvent de grandes difficultés à renforcer l’éducation de leurs enfants même s’ils décident de les envoyer dans une école française, figure parmi les facteurs les plus souvent invoqués pour expliquer leurs résultats plus faibles. Des services en français à la petite enfance francophone, en contribuant à mieux préparer les enfants à l’école française, constituent une des principales réponses au problème de leur taux de succès plus faible. En favorisant chez eux une plus grande maîtrise de la langue et en moussant leur identité culturelle, ils développeront leurs aptitudes à bien profiter des apprentissages qu’ils réaliseront à l’école et ils y auront plus de succès, tel que le démontrent des études (Gouvernement de l’Ontario, 1994). L’éducation préscolaire en français apparaît comme un des moyens les plus susceptibles d’assurer une équivalence de leurs résultats scolaires avec la majorité.

Enfin, et de façon plus large, on peut aussi faire ressortir qu’en jouant un rôle inestimable dans la transmission de la langue et de la culture françaises d’une génération à l’autre, des services en français aux jeunes enfants s’avèrent un des meilleurs moyens d’assurer la survie de la communauté. L’éducation préscolaire serait un des facteurs premiers du maintien et de l’épanouissement des communautés francophones, et on devrait mettre en place toutes les mesures nécessaires pour la développer. Or, le gouvernement du Canada adoptait il y a près de 15 ans une loi qui réaffirmait que la dualité linguistique est bel et bien un élément fondamental de l’identité canadienne. En effet, avec la partie VII de la Loi sur les langues officielles de 1988, le gouvernement fédéral s’engage à favoriser l’épanouissement des communautés de langue officielle et à appuyer leur développement. Plus récemment, dans le discours du Trône de janvier 2001, le gouvernement affirmait que « la dualité linguistique du Canada est au coeur de notre identité et constitue un élément clé de notre société dynamique ». Enfin, le Plan Dion, déposé en avril 2003, reconnaissait le rôle primordial joué par les services à la petite enfance dans le développement des communautés francophones du pays : « il faut aider davantage les parents avant même que leurs enfants n’atteignent l’âge scolaire » (Gouvernement du Canada, 2003b). Ce sont là des engagements sur lesquels la francophonie canadienne devrait nul doute capitaliser.

Le développement des services à la petite enfance en milieu francophone minoritaire au Canada : éléments de stratégie

L’urgente nécessité des services à la petite enfance en milieu minoritaire francophone démontrée, par quels moyens y arriver ? Nous l’avons déjà souligné, l’enjeu de la petite enfance a ici ses particularités. Même si l’on considère partout les services à la petite enfance comme partie intégrante du processus d’éducation dans son sens large, ceux-ci sont loin d’être encore politiquement reconnus comme tels. Plusieurs parents, comme plusieurs gouvernements, considèrent cette tranche éducative comme émanant prioritairement de la responsabilité des familles. D’où les réticences, tant à l’échelle des provinces canadiennes qu’au sein du gouvernement fédéral (à l’exception toujours du Québec) à développer des politiques universelles envers la petite enfance, comme celles que nous venons de rappeler en Europe. Diverses recommandations ont certes été faites en ce sens, notamment en Ontario, où le Groupe de référence sur la petite enfance, co-présidé par M.N. McCain et J.F. Mustard, proposait en 1999 au gouvernement d’instituer un réseau de Centres d’éducation parentale et de puériculture à travers la province, qui répondraient aux besoins des jeunes Ontariens de zéro à cinq ans ainsi qu’à ceux de leurs parents (McCain et Mustard, 1999). Mais peu de progrès ont été faits à ce chapitre, et la petite enfance reste encore largement une responsabilité familiale en Ontario et ailleurs au Canada.

1. Une difficile judiciarisation

Une telle particularité a des conséquences sur les stratégies disponibles aux communautés minoritaires pour acquérir de tels services. Nous pensons particulièrement à l’outil juridique, qui fut le moyen privilégié au cours des vingt dernières années — depuis 1982 notamment — par les francophones minoritaires pour que leur gouvernement leur accorde une éducation en langue française et la gestion de leurs établissements scolaires. Ces gains, par les moyens juridiques, reposaient sur le droit à l’éducation et à ses institutions reconnu par l’article XXIII de la Charte canadienne des droits et des libertés. L’article XXIII, qui garantit l’éducation dans la langue de la minorité, ne vise toutefois que l’éducation élémentaire et secondaire, si bien que toute la jurisprudence existant autour de l’interprétation de cet article ne concerne que ces paliers du système d’éducation — ce qui distingue encore ici le préscolaire canadien de l’expérience minoritaire européenne où le préscolaire est reconnu comme élément constitutif du système éducatif. Ni les services à la petite enfance, ni l’éducation post-secondaire ne sont nommément reconnus comme faisant partie du système « d’éducation » et ils ne peuvent donc pas se prévaloir, du moins directement, d’un tel droit. Par ailleurs, la reconnaissance du droit à l’éducation préscolaire aux minorités linguistiques en vertu de l’article XXIII aurait comme effet d’étendre ce droit à l’ensemble de la société canadienne, ce que les tribunaux hésiteraient fortement, il nous semble, à faire.

Le fait que la revendication de services généralisés et publics à la petite enfance ne soit pas déjà un acquis pour la majorité pose d’autres limites à la possible judiciarisation de cette question. Dans des causes récentes, les tribunaux et même la Cour suprême ont statué en faveur d’une interprétation généreuse des lois linguistiques, c’est-à-dire une interprétation qui contraint les gouvernements non pas uniquement à respecter les lois linguistiques mais les force à agir pour mettre en place les institutions nécessaires à cette réalisation. C’est le cas en éducation où la Cour suprême (Arrêt Cameron-Arsenault RSC 768) a entériné une décision des tribunaux inférieurs contraignant une commission scolaire provinciale à établir une école dans la communauté (par opposition à faire voyager les élèves dans une localité voisine), de manière à offrir un service égal à celui reçu par la majorité. Une même interprétation généreuse a même été étendue à des institutions qui ne sont pas nommément couvertes par l’article XXIII, au nom de l’importance que jouent ces institutions dans le maintien de la vitalité communautaire, comme le jugement sur l’hôpital Montfort à Ottawa l’a démontré (Campagne 2000, 2002). Toutefois, que ce soit pour obliger les gouvernements à établir une nouvelle institution — école (Arrêt Cameron-Arsenault) — ou à maintenir une institution existante — hôpital (le jugement Monfort) — les cours ont toujours établi une comparaison avec les institutions de la majorité. Or, il serait difficile dans le cas de la petite enfance de revendiquer un service comparable à celui de la majorité, que ce soit au niveau de son accessibilité, de son étendue ou de sa qualité. Et les communautés francophones du Canada ne pourraient alléguer un traitement inégal à celui dont jouit la majorité. Comme on l’a déjà souligné, contrairement à ce que l’on peut observer dans la plupart des autres pays d’économie avancée, le Canada ne dispose pas lui-même de services publics et universels à la petite enfance. En fait, le principe d’égalité au coeur de la logique du droit libéral rend difficile la formulation juridique d’un problème qui relève ultimement d’une question d’équité plus que d’égalité.

2. Vers la reconnaissance politique d’une spécificité

Tous ces obstacles ne sont certes pas insurmontables et nul doute que les argumentations de nos plus savants juristes pourraient ultimement arriver à les éliminer. Il reste toutefois que la solution juridique devrait être, dans nos sociétés, un élément de dernier recours. Elle a comme inconvénient principal d’imposer une solution au lieu de participer à l’élaboration politique d’une décision sur un problème particulier. Alors que le droit tranche et impose, la politique tente de convaincre et d’aboutir à des compromis entre des intérêts divergents. C’est pourquoi la décision juridique est ultimement sans appel — elle dit la victoire ou la défaite définitive d’une position — alors que la victoire comme la défaite en politique sont des évènements toujours susceptibles d’être remis en question.

Les milieux minoritaires francophones sont aujourd’hui enthousiasmés par l’interprétation généreuse que les cours ont donnée à leurs droits linguistiques. Tout cela participe d’ailleurs d’une judiciarisation généralisée de nos sociétés où le droit tend à se substituer à la politique. Ce que l’on mesure souvent mal dans ces avancées du droit, c’est que les gains ainsi acquis ne se sont pas réalisés dans le cadre d’une délibération où le majoritaire a été convaincu de la justesse du point de vue du minoritaire. Au contraire, en imposant le droit l’on participe à un durcissement des positions où l’autre ne bouge que si la cour lui impose de le faire. C’est manifestement le cas de l’hôpital Montfort, où la majorité n’a pas été convaincue du bien fondé des services en français, qui lui ont été imposés. Les décisions des cours deviennent ainsi les limites inférieures et supérieures de ce que les gouvernements sont prêts à accorder, peu importe les besoins sociaux ou la force politique du groupe. Cet aveuglement devant l’asymétrie des situations est heureuse pour des revendications minoritaires quand l’interprétation de la cour est généreuse et applique la limite supérieure. Elle est désastreuse quand elle applique la limite inférieure, ce qui fut le cas, rappelons-le, dans le domaine de l’éducation jusqu’aux années quatre-vingt.

Il n’est donc pas souhaitable que la stratégie première en faveur d’un service généralisé à la petite enfance prenne le chemin prioritaire de la revendication juridique. Les milieux minoritaires doivent plutôt en faire un cas d’espèce visant à démontrer les particularités de leur situation minoritaire. C’est parce qu’ils sont minoritaires, en situation d’assimilation, que les gouvernements doivent intervenir. C’est à l’intérieur d’une politique de promotion de la francophonie qu’une telle revendication doit prioritairement s’inscrire. Le gouvernement fédéral notamment, par la Loi sur les langues officielles, a l’obligation de voir à « l’épanouissement des communautés de langues officielles et d’appuyer leur développement ». Ce n’est pas un régime d’exception mais d’équité qui est ainsi exigé. Pour que la minorité francophone puisse s’épanouir, des mesures particulières, qui ne sont pas essentielles à la majorité anglophone, lui sont nécessaires : un service à la petite enfance, dès le plus jeune âge, est l’une de ces mesures. En exigeant un tel service qui répond à leurs besoins particuliers les communautés francophones et acadiennes du Canada participeront à faire accepter politiquement, comme l’une des composantes essentielles de la société canadienne, leur singularité sociétale.

C’est cette spécificité de la francophonie minoritaire qui doit être reconnue dans le Plan d’action national pour les enfants, quitte à lui octroyer des fonds supplémentaires dans la mouvance du Plan Dion, qui reconnaît déjà l’importance première de la petite enfance dans le développement des communautés minoritaires. C’est cette même spécificité qui doit être reconnue aussi par les gouvernements provinciaux, qui devront intégrer, pour les communautés francophones, la programmation préscolaire au système d’éducation. L’éducation étant de compétence provinciale, c’est à eux qu’il revient en effet d’élaborer les politiques dans ce domaine et d’offrir les services afférents. Notre étude a démontré que c’est par l’intermédiaire des conseils scolaires que devrait se faire l’institutionnalisation des services à la petite enfance en milieu minoritaire. Or, ceux-ci ne bénéficient encore que d’une capacité limitée d’agir dans ce domaine. C’est une situation qui doit être renversée, en s’assurant que les conseils scolaires soient clairement mandatés comme responsables de l’éducation préscolaire en français et qu’ils reçoivent de leur gouvernement respectif les fonds nécessaires pour s’acquitter de leur mission. Les conseils sont déjà profondément engagés dans la mise sur pied de tels services partout au pays. L’objectif visé est de s’assurer qu’ils bénéficient, ainsi que les organismes de la communauté qui participent avec eux à la planification et à la gestion des services — on pense notamment aux associations de parents, de qui ont relevé jusqu’ici la plupart des initiatives — de tout l’encadrement attendu des gouvernements pour mener à bien leur projet de doter tous les milieux francophones du Canada de la gamme la plus large possible de services en français aux jeunes enfants de la minorité.