Corps de l’article

Ranger Ernst Jünger parmi « les écrivains qu’on voudrait oublier » est pour le moins paradoxal. Aux approches de son centenaire et dès les années 1980, chacun de ses nouveaux livres a été commenté d’abondance, les plus anciens réédités (du moins en France), des études d’ensemble, des numéros de revue lui ont été consacrés. Recevant Mitterand et Kohl dans sa maison de Souabe, reçu à l’Élysée, récipiendaire de prix prestigieux, Jünger n’a pu souhaiter de son vivant plus grande reconnaissance et plus d’honneurs. Et pourtant les attaques n’ont pas manqué tout au long de sa carrière d’écrivain, visant son passé militaire et sa pensée qui, aux yeux de certains de ses compatriotes ou de Français, faisait le lit du nazisme[1]. Dans son pays même, il risque d’être rejeté ou occulté pour avoir appartenu à une génération dont l’héritage intellectuel et moral est refusé.

Jünger a-t-il besoin d’être défendu, justifié dans ses positions idéologiques, dans ses actes, dans ses silences ? Chaque génération voit se lever dans la littérature ses grands inquisiteurs : l’esprit de dogme, l’autoinvestiture proclamée ne sont pas l’apanage des années 1930 et 1940 où se sont concentrées les accusations sur Jünger, et l’ère des procès n’est pas révolue. L’objet en est parfois la conception même de la littérature — plus spécifiquement du roman — au nom de la ligne dominante du jour, d’une orthodoxie comminatoire ou d’une mode fluctuante mais impérative. Après l’engagement dans l’époque qui a tant échauffé les lettres, et sans que la page soit vraiment tournée, est en cause plus récemment le rapport de l’écrivain avec le langage, le pur travail langagier évacuant à la limite le référent et une vision globale du monde. Mais on continue de scruter les complaisances politiques d’un écrivain, suspicion et anathème toujours en réserve. Et quelle tentation d’envoyer rétrospectivement à la géhenne celui qui a fait le mauvais choix, ou ce que nous croyons être le mauvais choix.

Ceci appelle au moins deux observations. D’abord, au nom de quelle autorité nous prononçons-nous ? (J’y reviendrai). Et dans quelle mesure pouvons-nous connaître les pensées véritables et les mobiles profonds d’un écrivain ? Interrogeons l’oeuvre, répondra-t-on ! C’est ce que j’entends faire ici à propos du Journal de guerre (Gärten und Straßen, Strahlungen) tenu par Jünger entre avril 1939 et avril 1945, autour de quelques points névralgiques dont le plus douloureux est évidemment la guerre elle-même.

Je le dis tout net : j’admire l’oeuvre pour son ampleur, sa richesse toujours renouvelée, son déploiement organique, pour son rayonnement qui m’atteint en des fibres profondes. J’admire son auteur de pousser l’expérience le plus loin possible et de poursuivre sa route contre vents et marées en demeurant fidèle à lui-même, de transmuer le vécu en une poussée vers la lumière de la conscience. Certes, des pans entiers de l’oeuvre me demeurent lointains, voire étrangers : maintes pages des essais théoriques, du Travailleur (Der Arbeiter) à L’état universel (Der Weltstaat), où les idées se décolorent à force de purification, où l’expérience s’abstrait presque totalement du contexte spatial et temporel pour se résoudre en aphorismes. Ici, à la différence des romans, des récits de voyage ou des « chasses subtiles », des journaux, l’oeuvre n’offre plus de prises sensibles. Je n’en accepte pas d’emblée toutes les propositions, je résiste, débats du litigieux, du problématique. J’avoue parfois mon incompréhension, voire mon ennui, devant cette plénitude intransigeante de la pensée et de la langue, qui se fait tension sans humour, devant l’absence subalterne de l’élément féminin. Mais je reviens. Jünger est pour moi un de ces écrivains qui accompagnent et avec qui l’on n’en a jamais fini. Un foyer qui éclaire — ou qui brûle.

Rappelons quelques temps forts d’une vie et d’une oeuvre qui couvrent tout le XXe siècle. En fait, Jünger semble avoir vécu plusieurs vies en une seule, non seulement à cause de sa longévité mais par la diversité et l’intensité des événements qui l’ont marquée. Une enfance bourgeoise à Heidelberg où il est né en 1895, puis à Hambourg. Alors qu’il a à peine dix-sept ans, il s’engage dans la Légion étrangère, se retrouve en Algérie. L’aventure tourne court mais un livre en sortira : Jeux africains (Afrikanische Spiele, 1936). La rupture, la fuite vers l’inconnu s’y affirment déjà. Elles traverseront comme un fil rouge l’oeuvre à venir pour réapparaître sous la figure du rebelle qui, tel le protagoniste d’un des derniers romans, Eumeswill (1978), a « recours aux forêts » quand les circonstances deviennent dangereusement pressantes. Friedrich-George Jünger, qui fut lui-même écrivain, a noté chez son frère un désir d’indépendance qui prenait parfois des allures farouches, une ironie coupante, un ton de commandement, un esprit toujours vigilant. Littérairement, ces traits se manifesteront dans la distanciation par rapport à l’objet, dans la netteté, voire la sécheresse stylistique.

En 1914, Jünger s’engage, fait la guerre en première ligne. Expert en coups de main, meneur d’hommes, blessé à plusieurs reprises, semblant ignorer la peur, il se distingue comme un combattant exceptionnel. En témoigne, sans forfanterie, Orages d’acier (In Stahlgewittern, 1920), récit de guerre qui a un immense succès.

Dans les années 1920, Jünger fréquente l’Université de Leipzig, étudie la zoologie — il observe en toutes circonstances les insectes avec une patience et une mémoire d’une prodigieuse précision. Il lit Nietzsche, Dostoïevski, Goethe, Hölderlin, Rimbaud, et se livre à une activité fébrile de journaliste. Il se définit comme « anarchiste-conservateur », vigoureusement, violemment nationaliste dans cette République de Weimar dont la déliquescence s’accentue avec la montée du nazisme. Mais il repousse les avances que lui fait le parti, avec dégoût, dira-t-il. Il fréquente des écrivains, entretient une correspondance abondante, avec Heidegger, par exemple, avec des anarchistes (ce qui lui vaudra ultérieurement des perquisitions de la Gestapo). Il voyage, parcourant au fil des années à peu près tous les continents. En 1932, il publie Le travailleur (Der Arbeiter) dont il dira qu’il fut source d’innombrables contresens et malentendus, où il montre les débuts d’une ère nouvelle, celle de la « Domination » planétaire de la technique. Les nazis, qui arrivent au pouvoir la même année, voudront y trouver une justification théorique de leur action. Jünger accentue ses distances, il se sent menacé, observe l’infamie grandissante de l’hitlérisme. Des voyages à Paris où il noue des amitiés (avec Gide notamment), des lectures abondantes (Léon Bloy, Rivarol, Léautaud et bien d’autres) témoignent de sa francophilie qui ne se démentira pas, même lorsque la guerre éclate.

Le 26 août 1939, Jünger reçoit l’ordre de mobilisation qui le convoque pour le 30 « […] je l’accueillis sans trop de surprise, car de mois en mois et de semaine en semaine l’image de la guerre s’était dessinée plus nettement[2] ». Il note que l’après-midi, il doit aller faire des emplettes à Hanovre, « rapporter du camphre pour [ses] collections ». Deux jours plus tard : la mobilisation se poursuit. « Il serait encore temps pour le deus ex machina. Mais qu’apporterait-il ? Tout au plus un sursis. Les sujets de querelle sont à tel point accumulés que seul le feu peut les résoudre. » Il se regarde dans le miroir en uniforme de lieutenant, « non sans ironie ». Il lui faut s’y habituer, mais sa promotion au grade de capitaine le réjouit visiblement : « Je le reçus comme un signe qui m’apprenait qu’Ariès, dans l’intervalle, ne m’avait pas retiré sa faveur ». Le 1er septembre, il mentionne les nouvelles qui lui parviennent : entrée des armées allemandes en Pologne, guerre déclarée avec la France et l’Angleterre.

C’est tout. Le Journal va se continuer pendant des semaines sur ce ton et avec ce contenu. Pas d’enthousiasme. Pas de triomphalisme lorsque la cause sera entendue, c’est-à-dire dès avant que l’unité de Jünger pénètre en France.

En cours de route, nous entendîmes, dans les villages et les bourgs, des hauts-parleurs annoncer les formidables succès de nos armées, ce dont je fus particulièrement surpris, moi pour qui la résistance extraordinairement tenace des fronts était devenue, après des centaines d’expériences, une sorte de dogme. C’est que cette guerre diffère décidément dans tous ses détails du schéma de la guerre précédente à laquelle je ne veux plus longtemps attacher mes pensées[3].

Une distance qui prend les allures de l’indifférence, comme si cette affaire ne le concernait pas, qu’elle se ramenait à une perturbation fâcheuse du quotidien, obligeant à changer rythme et occupations. De quoi surprendre — pour le moins ! — le lecteur d’Oragesd’acier, et de quoi faire bondir celui qui a vécu l’événement en même temps que Jünger et qui se souvient ! Se succèdent les détails sur la journée de l’officier, son service : veiller à ce que tout soit fait dans les règles, sans légalisme mais sans mollesse, cantonnements, marches, prise des positions, surveillance, tirs, veiller au bon état, voire au confort possible des troupes dont il a la charge, et en payant de sa personne. Il se promène dès qu’il peut, observe plantes et insectes, villes et monuments, il lit, prend des notes, savoure un bon vin avec d’autres officiers. La routine a donc à peine changé, si ce n’est que s’y ajoutent le compagnonnage et les marches — qui sont loin de lui déplaire. Peu à peu Jünger enregistre les indices tangibles de la guerre : premier blessé, premiers prisonniers belges ou français, premières destructions de maisons, de villages, d’animaux. De l’autre côté, qu’y a-t-il ? On ne voit que des fumées, des traces de mouvements derrière des abris. D’ennemi, point, et le mot n’est jamais écrit. Et puis les premiers morts. On se dit alors : enfin nous y sommes !

L’armistice est mentionné, et la défaite française. Le Journal ne se fait guère plus loquace sur les débuts de l’occupation militaire. À l’évidence il choisit le point de vue stendhalien face à l’événement. Jünger rapporte ce qu’il voit, ce qu’il fait, ce qui lui parvient. Ce n’est certes pas Fabrice le naïf à Waterloo qui s’étonne qu’on galope autour de lui ou qu’un boulet tombe à ses pieds, mais l’observateur hautement informé qui a l’expérience d’une autre guerre vécue sous le feu. Il se tient cependant à cette position, et manifestement se retient d’en sortir. Quand il le fait, nous comprenons juste assez son parti pris : le lecteur n’a d’autre choix que de le reconnaître et de l’accepter contre son gré. Alors surgit — pour le moins ! — notre impatience. Notre attente est trompée. Nous aimerions trouver des réactions de Jünger sur cette guerre que lui aussi sentait imminente, et il nous donne son emploi du temps. À la mobilisation générale il nous entretenait de son jardin…

Nous observons là une sorte de distorsion du récit. Le détail y est amplifié au point de prendre la plus large place, l’événement qui va embraser la planète est amenuisé, presque effacé. Que souhaiterions-nous en fin de compte ? Que Jünger condamne cette guerre. Qu’il se déclare contre ceux qui la veulent, Hitler et ses séides, contre leur volonté de dominer le monde par le fer et le sang, contre l’agression et l’invasion, contre ce nouveau déchaînement de violence, d’horreurs, de souffrance, comme lui, Jünger, en a déjà connu. Qu’il sorte de son quant-à-soi, de son égocentrisme, qu’il déclare ses couleurs. Qu’il s’interroge sur la responsabilité de ceux qui vont répandre partout la destruction et la mort. Jünger ne le fait pas dans ces pages du Journal. Il se tait.

Il est difficile de nous en tenir à la stricte neutralité de l’exégète : un homme est là, derrière ce texte, à qui nous aimerions demander des comptes, pour ce qu’il écrit et pour ses silences. Quand, après tant de lenteur dans le déclenchement de l’action véritable, Jünger avoue son désir « d’en être », le lecteur se rappelle irrésistiblement les récits d’Orages d’acier, l’ivresse dans le combat. Il se souvient aussi d’une phrase comme celle-ci dans Letravailleur : « Le plus profond bonheur de l’homme consiste à être sacrifié et l’art suprême du commandement à lui désigner des buts dignes de ce sacrifice[4]. » Héritage prussien, on le sait, et nietzschéisme dont il a fait profession au moment de la Première Guerre et après. Mais encore ? Avant d’invoquer la défense d’une cause, d’une philosophie, d’une éthique, ne faut-il pas d’abord à propos de semblables déclarations faire sa part à un désir viscéral, originel ? La part de l’ombre. Comment, bien sûr, ne pas penser à l’idée énoncée dans le même Travailleur d’un « Reich allemand indestructible » ? Le traducteur Julien Hervier montre ici le glissement de l’idée du royaume céleste luthérien à celle du Reich intemporel[5]. En 1932, en pleine déroute de la République de Weimar, alors que l’Allemagne était une « colonie de l’Europe » et que le mythe du Reich intemporel est en train de prendre dangereusement forme, Jünger fait de la restauration du rapport aux forces originelles une tâche majeure. « Dans le sentiment prussien du devoir s’accomplit le domptage de l’élémentaire[6]. » Ces forces sont représentées par « le croyant, l’artiste, le navigateur, le chasseur, le criminel, le Travailleur, le guerrier » (je souligne). Et encore plus explicite : « Le combattant allemand s’est révélé non seulement invincible mais immortel[7]. » En 1939, Jünger a-t-il renié ces positions, et ces phrases qui nous laissent dans la bouche un goût de cendre ? À la déclaration de la guerre on comprendrait mal qu’il la condamnât et qu’il donnât satisfaction au lecteur d’aujourd’hui, non seulement en dénonçant toute lutte armée entre les États, mais aussi l’idée qui fait de la guerre une voie de réalisation pour l’individu.

Les « apparences », c’est-à-dire un regard sur l’oeuvre d’avant 1939, ne parlent pas, c’est le moins qu’on puisse dire !, en faveur d’une défense inconditionnelle de la paix. Notre malaise nous pousse spontanément à refuser d’endosser des positions qui paraissent si ouvertement belliqueuses et qui placent l’héroïsme là où il ne devrait plus avoir à faire. Prenons cette réaction comme un indice, mais nous ne pouvons pas nous en tenir à une lecture au premier degré.

Sont à considérer plusieurs circonstances et raisons qui déterminent la substance du Journal au moins jusqu’en 1945. À commencer par l’élémentaire prudence. La parution de Sur les falaises de marbre (Auf denMarmorklippen) est toute proche (automne 1939). Malgré les mises au point de l’auteur, malgré la stylisation, l’atemporalité, l’épuration symbolique du récit, il était tentant d’y voir des références aux événements du jour, à ceux qui s’annonçaient et ne manqueraient pas de se produire. Jünger sait qu’on le surveille, que de hauts personnages de la hiérarchie du parti veulent sa tête — Goebbels en particulier, qui avait tenté de le gagner au nazisme —, on guette le moindre faux pas. Ses papiers ne sont pas à l’abri d’une fouille pendant l’occupation de Paris. D’où, bien sûr, les noms codés (le fameux Kniebolo, alias Hitler), les allusions elliptiques à des figures et à des événements. D’où certainement des silences. Même s’il bénéficie d’appuis en haut lieu, ces derniers peuvent d’un jour à l’autre faire défaut. Il pratique, peut-être dans son comportement quotidien, à coup sûr dans ceux de ses écrits qui risquent d’être lus, une sorte de camouflage par abstention dans lequel, plus tard, le narrateur d’Eumeswill passera maître. Nul doute que dans ces années de guerre Jünger ait beaucoup appris sur la proximité de l’écrivain avec le pouvoir…

Aussi, dès l’abord, le récit de la campagne militaire de 1939 a de quoi surprendre. Entre deux tournées d’inspection des positions, entre deux siestes et entre deux marches, nous avons vu Jünger herboriser, lire copieusement et profiter de toutes les bonnes fortunes gastronomiques. À Paris s’ajoutent aux mêmes activités les rencontres mondaines et littéraires. Il discute avec Jouhandeau de l’emploi du point-virgule, dîne à La Tour d’argent, bouquine sur les quais. On se dit que, pendant ce temps, la Gestapo… De ce Journal, du moins dans les premières années, sont remarquablement absents certains mots : occupation, résistance, arrestations, exécutions, torture, oppression, partisans, collaborateurs, vainqueurs et vaincus. En 1944, il note enfin, presque avec stupéfaction, les regards de haine que des jeunes femmes lui jettent alors qu’il se promène en uniforme dans les rues de la capitale.

En fait, la guerre paraît longtemps absente de ces pages. Introduite progressivement à mesure que Jünger approche de la zone des combats, elle demeure — si l’on peut dire — à l’état de traces. Le feu est lointain, en avant, à tel point que le lecteur et l’acteur-témoin-auteur lui-même doutent de son existence. L’impression s’accroît bien sûr pendant l’occupation de Paris où tous s’installent. L’État-major dont il relève a ses quartiers dans un confortable hôtel, le Raphaël (qui deviendra un des pôles de la lutte que se livreront l’armée et le parti). Notre impression tient également pour une part au choix dominant de la perspective narrative limitée, pour une autre à l’objet lui-même de la narration. Peut-être arrive-t-il à Jünger de rédiger son Journal non au jour le jour mais après coup, à partir de notes prises sur le vif. Il fait allusion à ce procédé à diverses reprises : ainsi, alors qu’il est confiné dans son village de Kirchhorst en 1945, il révise et retranscrit ses journaux de voyage au Brésil et à Rhodes. S’il donne à ces pages la forme littéraire souhaitée, il n’est pas exclu que Jünger ait coupé dans son Journalde guerre, ménageant ainsi des silences opportuns, ou au contraire ajouté, ou infléchi l’expression de son sentiment, de sa pensée, voire sa pensée elle-même quant à l’événement. Donc des impressions liées à celui-ci, déclenchées par lui, notées dans l’instant, mais peut-être ultérieurement retravaillées. Et des intuitions qui font éclater le cadre strictement circonstanciel seront, le moment venu, reliées, élargies, approfondies. Par exemple, le 23 mai 1940, alors que son unité n’est pas encore entrée en Belgique, entrevoit-il « la guerre totale qui nous menace en tous les points de l’existence, à la fois[8] ».

Incertitudes, flottements, doutes, interrogations, les nôtres, ne peuvent être balayés avec trop de hâte si nous voulons saisir la nature de ces pages et leur aura. Étrangement froide, d’ailleurs. L’auteur, dira-t-on, garde son quant-à-soi que lui permettent son grade, son prestige personnel, son art de se protéger et son appartenance à une armée victorieuse. Mais de cette marche de vainqueur jamais remise en cause se dégage — nous l’avons déjà noté — un sentiment d’irréalité. Cette campagne de France fut aussi pour le soldat allemand, comme pour son homologue français, « la drôle de guerre », où rien ne se passait comme prévu, c’est-à-dire selon le modèle de la précédente. À peine plus pendant des mois que la routine du service et des marches. Pour le côté français, le jeune officier protagoniste d’Un balcon en forêt de Gracq est plongé dans un climat analogue, à cette différence près qu’il est immobile, il attend et n’aura même pas à combattre, pas plus que ces milliers d’hommes qui, un matin, s’entendaient dire : « C’est fini ». Encerclés pendant la nuit, ils étaient prisonniers.

Irréalité aussi parce que, dans le temps même qu’il participe à l’événement, l’observateur en est détaché : sa conscience dégagée de la pression immédiate peut donc, toutes proportions gardées, se tenir au-dessus de la mêlée. Il y parvient aussi par sa pratique de l’observation et de la réflexion qui a nourri l’oeuvre antérieure, par l’exercice cultivé sans relâche de sa conscience propre et par son éthique. Et aussi par une poussée vitale, comme celle qu’il constate chez des paysans français qui, au milieu de la débâcle, cultivent leurs champs : « Est-ce confiance, est-ce un instinct d’insecte, qui pousse l’homme en pleine destruction à se remettre infatigablement à l’oeuvre ? Tout en notant cette pensée je me réponds à moi-même : Et toi, ne tiens-tu pas ton journal[9] ? »

Nous sommes tentés de considérer après coup cette guerre « à la mode de Jünger », sinon comme une guerre en dentelles, périmée depuis belle lurette, du moins comme prenant à partir de l’occupation de Paris les allures d’une guerre en chambre. Il est d’abord en position de force, bien conscient des privilèges (dont celui de pouvoir s’habiller en civil) et du confort dont il jouit. Nombre de biographes et de commentateurs ont insisté sur sa « correction » de soldat, son respect pour les vaincus — celui de « l’autre camp » plus que « l’ennemi » —, ses interventions en faveur d’hommes et de femmes arrêtés ou inquiétés par la Gestapo, et il sait parfois qu’il joue gros jeu. Le Journal est là-dessus allusif mais discret : son auteur s’engage et se protège. On le voit bien vivre là les expériences et chercher la formule éthique qui trouveront leur forme romanesque dans Héliopolis, Eumeswill, Les abeilles de verre (Gläserne Bienen).

La tâche devient de plus en plus ardue et dangereuse. La Première Guerre avait, dit-il, laissé chez les combattants des deux camps, de l’un à l’autre, un « sentiment de camaraderie ». Jünger l’a-t-il idéalisée, « mythifiée » alors même qu’il était le plus exposé et qu’il en a vu directement l’inhumanité ? Mais il était alors un guerrier. La Seconde Guerre n’a plus aucun trait commun avec ce qu’il a connu : « quoique je passe la plus grande partie de cette deuxième guerre mondiale entouré de toutes les apparences du confort, je vis dans un danger plus grand que pendant les batailles de la Somme et des Flandres[10] ». Dans la lutte sournoise et impitoyable que se livrent l’État-major dont relève Jünger et le Parti nazi, la menace constante vient des Lémures (comprenons la Gestapo). L’inhumanité de cette guerre n’est plus du même ordre, elle est dans le pourrissement des esprits et des coeurs. Pourrissement à l’oeuvre dans la délation, les prisons, les chambres de torture, les camps — dont Jünger n’ignore pas l’existence[11] —, les exécutions de masse, les viols, la chasse aux Juifs.

À partir de 1943, le Journal change radicalement de contenu et de ton. Même si l’auteur est encore physiquement à l’écart de ces réalités, la noirceur s’épaissit, les cauchemars se succèdent, l’angoisse monte en lui, qu’augmente encore la mission qui l’envoie au Caucase. Il apprend la chute de Stalingrad, les bombardements alliés sur les villes allemandes. La retenue de son Journal se relâche, les réticences à s’exprimer cèdent devant l’horreur qui s’étend sans limite et qui annonce une apocalypse. Elle est dite sans rhétorique, sans pathos, dans sa nudité. Les événements se précipitent alors, qui le touchent dans sa vie privée comme dans celle de son pays : mort de son père, arrestation de son fils Ernstel, débarquement allié en juin 1944, attentat raté contre Hitler en juillet, dont il savait qu’il se préparait et jugeait inutile, mais lui-même dès lors devenait suspect, voire complice. Quand il est mis en disponibilité et renvoyé dans son village, la sensation d’encerclement devient intolérable, les bombes écrasent Hanovre à quelques kilomètres, le phosphore brûle les habitants, l’enfoncement dans le cauchemar est sans rémission. La « vision prophétique du monde igné » qu’il avait eue avant la guerre se réalise[12]. Le coup de grâce survient le 11 janvier 1945 : « Ernstel est mort, tué à la guerre, mon brave enfant […] La douleur est comme une pluie, qui commence à tomber en trombe, puis pénètre lentement dans le sol. L’esprit ne la conçoit pas d’emblée. Nous voici entrés désormais dans la vraie, l’unique communauté de cette guerre, dans sa fraternité secrète[13]. »

Le rôle d’ancrage du Journal devient ainsi manifeste, sa rédaction est vitale. Il éclaire d’une lumière rétrospective plus nette les pages consacrées à la déclaration de la guerre et à l’occupation parisienne. Les descriptions d’une plante ou d’un insecte qui nous surprenaient, les récits des mondanités dans les salons de la capitale qui nous indignaient, se placent dans une perspective plus juste : ces moments ne témoignent pas d’une fuite ni d’un égotisme qui s’abrite, ce sont des oasis sans lesquelles la soif devient intolérable.

Qu’est-ce qui désormais peut et vaut encore d’être sauvé ? Rien. Si, cependant. Survivre au jour le jour, retrouver son centre, ne pas céder à l’immense emportement de la violence, de la bassesse, de la bestialité, à cet esprit démoniaque qui souffle en rafale sur tout le pays, sur l’Europe, ailleurs. Maintenir le mouvement de la vie. Oeuvrer pour que, tout doucement, elle continue. Tout doucement mais infatigablement, elle reprend, on ne peut l’arrêter. Jardiner, marcher dans la nature et l’observer, lire, écrire, se souvenir, aider les autres, ceux qui sont tout proches, se compter, se rejoindre comme les rescapés d’un naufrage ou du feu, panser les plaies, traverser le deuil.

Depuis longtemps Jünger a déchiffré les signes : une guerre ne peut plus être menée « correctement », la chevalerie, l’honneur des armes sont irrémédiablement abolis. L’issue dépend de la supériorité technique, ce qui confirme une des thèses du Travailleur. Il est significatif que les premiers signes tangibles que Jünger voit de la défaite sont des bombardiers puis l’entrée des colonnes blindées dans son village. Devant ce défilé mécanique, fantomatique et implacable, la réserve de l’écrivain cède :

Sans arrêt, lentement, mais irrésistiblement, le fleuve roule sous mes yeux ses flots d’hommes et d’acier. Les masses d’explosifs que transporte une telle colonne la nimbent d’un rayonnement terrible […] On ne se remet pas d’une telle défaite, comme on faisait jadis après Iéna ou Sedan. Elle manifeste un retournement dans la vie des peuples, et ce ne sont pas seulement d’innombrables existences humaines, mais aussi bien des valeurs dont notre être a été bouleversé qui vont périr dans ce passage. On peut voir le nécessaire, le comprendre, le vouloir, l’aimer même, tout en se sentant pénétré d’une douleur infinie[14].

Le pire sera encore à venir : les bombes sur Hanovre et Hambourg, mais aussi les réfugiés et les pillages, la sauvagerie des troupes russes, les récits horribles des rescapés des camps. Une souffrance vécue dans l’âme. Observer une fleur devient alors une conjuration, un geste pour entrer dans une zone de silence et de paix, pour préserver la vie dans les tenailles de la mort.

Elles se desserrent peu à peu. Les menaces déjà connues ne sont pas complètement dissipées, et s’y ajouteront çà et là des attaques personnelles que Jünger reçoit en tant qu’écrivain. La cabane dans la vigne, partie du Journal consacrée aux années 1945-1948, laisse plus d’espace à une réflexion synthétique sur l’époque, à des retours sur le passé (rencontres avec Goebbels, par exemple), sur les compagnons de route (dont Carl Schmitt, ou Ernst Niekisch, le militant socialiste brisé par les nazis). Jünger suit maintenant la destinée de son essai La paix (Der Friede). Il s’ouvre sur un tableau de la souffrance universelle, une sorte d’office des morts, mais dès les années 1943-1944 l’auteur tentait d’y poser les jalons pour un ordre vraiment nouveau. D’autres livres sont mis en chantier, prennent forme (Héliopolis). Une des dernières phrases du Second journal parisien posait la question : « Quelles sont, dans ce jeu, les douleurs de l’enfantement, et quelles sont celles de l’agonie ? Peut-être sont-elles identiques ; ainsi, quand le soleil se couche, il se lève en même temps sur d’autres mondes[15]. »

La question trouve sa réponse : l’oeuvre à venir, pendant un demi-siècle.

Ce coup d’oeil jeté sur le Journal de guerre soulève donc, nous l’avons vu, entre autres questions celle-ci : dans quelle mesure sommes-nous assurés que l’auteur y dit tout ? Outre la possibilité qu’une réécriture ait été pratiquée, il faut bien accorder à Jünger le privilège de nous livrer ce qu’il veut ! Ailleurs dans l’oeuvre autobiographique, des zones sont délibérément réservées et occultées, en particulier, même si le fils aîné et le père défunt ont parfois une place particulière, la sphère des relations affectives. Je ne peux me défendre du sentiment que, malgré les milliers de pages qu’il a publiées, Jünger n’a pas révélé le fond de son expérience intime, en ce qui touche non seulement la vie du coeur, mais aussi l’expérience des drogues et des états de conscience modifiés et l’expérience spirituelle : des pages du Journal, d’autres dans Le coeur aventureux ou Héliopolis entrouvrent des arrière-plans où l’allusion se résout en ellipse et en silence. L’oeuvre dans son ensemble peut être vue comme une série de coupes pratiquées dans un incessant monologue intérieur. Jünger parle de son « histoire secrète » et il se donne le droit strict de la garder secrète. Tout au plus accorde-t-il que,

considérée hors du temps, la vérité de ma vie ressemble à une racine largement ramifiée et qui se resserrerait en filaments toujours plus robustes, jusqu’à l’endroit où, perçant à la lumière, elle se concentrerait en un oeil. Ce qui se fera, je l’espère, à l’instant de ma mort[16].

Quelle que soit l’intention du diariste d’être sincère, la rédaction impose un filtrage inhérent à l’acte de l’écriture et à l’acte d’autoanalyse. Dans le grossissement de ce qui semble accessoire (les plantes, le jardin, les insectes) et la réduction relative des faits de guerre (du moins lors des séjours à Paris), il faut faire sa part à la volonté consciente du choix, mais encore, si contrôlé soit-il, au travail de l’inconscient. Certaines de ses manifestations, des rêves surtout, seuls notés, l’attestent, mais ne lui échappe-t-il pas inévitablement dans ses couches les plus profondes ? Aussi frappant est l’écart entre ce que nous trouvons dans ce texte autobiographique et ce que nous voudrions y trouver — c’est-à-dire nos désirs, nos refus, nos projections. Nous aimerions que l’écrivain se lève et qu’il dénonce, mais Jünger n’est pas Soljenitsyne ! Il faut nous résigner, nous lecteurs, à le suivre dans sa retenue, ses silences, et dans le discontinu qu’il nous présente. Et, enfonçons une porte grande ouverte !, nous touchons une fois de plus les limites du langage : qu’est-ce qui se passe entre ce qui est noté ? Que retient et que laisse passer le filet de l’écriture ? Faudrait-il que le diariste recommençât chaque jour l’impossible gageure joycienne d’Ulysse ? Et, parvenu à un certain point d’une expérience extrême, l’écrivain ne voit-il pas les mots se dérober ? Les rescapés des tranchées, des bombardements, des camps, lorsqu’ils acceptèrent de parler ont simplement déclaré : « Cela ne peut pas se décrire[17]. »

Ce que Jünger a vécu de la guerre, la Seconde, a été tellement long, profond, et, sans qu’il fût exposé aux combats du front, tellement violent qu’elle l’a conduit à un tournant décisif. Comme, dans sa vie affective, il y eut un « avant » la mort de son fils et un « après », il en fut sans doute de même quant à la guerre. Je laisse à ses meilleurs exégètes le soin d’en décider[18]. À coup sûr s’est accéléré un processus, une clarification s’est faite, peut-être une purification intérieure que révèle le Journal entre 1939 et 1945. Affronté à la mort venue de l’extérieur et à celle de l’intérieur, Jünger a éprouvé la valeur des recours, faits de distance critique et d’intériorisation, d’une observation non partisane et d’un mouvement vers la spiritualité dont témoignent de nombreux commentaires sur la Bible lue quotidiennement pendant ces années.

Après l’exaltation dionysiaque dans le combat trente ans plus tôt, il habite maintenant une cabane dans la vigne. Non que la fascination pour l’élémentaire se soit émoussée mais la destruction l’emporte sur l’autre versant, celui de la source de vie. Le vocabulaire nietzschéen qui traversait Le travailleur s’est effacé, on ne le voit plus convoquer le maître, l’esclave, le surhomme. En dépit de toutes les explications et justifications que les commentateurs — et Jünger lui-même — ont apportées sur ce livre, l’ambiguïté, pour ne pas dire l’équivoque, n’en était pas totalement absente. Certes, il analyse un mouvement de fond de notre civilisation, l’émergence du Travailleur en tant que « l’ordonnateur du monde comme un type impérieux doué d’une perfection dans la puissance qu’on n’avait qu’obscurément pressentie jusque-là[19] » dans les « Empires », la Russie postrévolutionnaire puis l’Allemagne hitlérienne en étant les réalisations concrètes. Constat, analyse, mais le constat et l’analyse ne glisseraient-ils pas au programme ? Autour de 1930 souhaitait-il ce passage, n’en voit-il pas dix ans plus tard les dangers terribles qu’il comporte ? Sur les falaises demarbre décrit une catastrophe. Et La paix, rédigé dès avant la défaite de l’Allemagne, met en garde contre la tentation pour les vainqueurs maîtres de la puissance technique de régler l’issue du conflit comme le précédent, dans un esprit de vengeance et de courtes vues nationalistes : l’auteur appelle à une transformation intérieure des hommes, à une nouvelle conscience planétaire et, appuyée sur l’Église chrétienne, à la constitution d’une « nouvelle théologie ».

L’accusation lancée contre Jünger d’avoir carrément, délibérément préparé et plus, d’avoir favorisé et propagé la doctrine nazie ne tient pas. Hannah Arendt, bien placée pour se prononcer, a dit sans ambages : « Jünger a été, du premier jusqu’au dernier jour, un opposant actif au nazisme[20]. » Ce qui gêne plutôt, aujourd’hui plus que jamais, c’est ce goût prussien pour l’ordre, la discipline, la hiérarchie, cet amour pour la chose militaire. Une fuite ou une abstention nourries en sous-main par un égotisme et un élitisme ? Non. Et il faudrait voir de plus près en quoi égotisme et élitisme saisis dans la perspective de Jünger seraient coupables. Sans fracas, sans parade, sans don-quichottisme, dans les circonstances où il fut placé, il a trouvé les meilleurs moyens pour préserver ce qui devait l’être : une intégrité morale, une fidélité, pour que soit encore possible l’exercice de la conscience.

L’exemple de Jünger invite à réfléchir sur le rapport d’amour-haine que nous établissons avec des écrivains, en petit nombre et les plus grands, ceux dont nous faisons nos références au long de notre vie. Ceux qui nous aimantent ou ceux qui nous servent de repoussoirs. Icônes auxquelles va notre vénération ou cibles de notre intolérance. Nous attendons de l’écrivain une rigueur, une lucidité, une droiture sans fléchissement, nous exigeons de lui l’infaillibilité. Non seulement qu’il nous comble esthétiquement mais qu’il soit un modèle moral — la morale pouvant bien sûr s’étendre au rapport global avec l’époque. Nous lui contestons, voire lui refusons le droit à l’erreur, au flottement, au changement, nous voulons le maintenir dans une pensée close, des attitudes qu’il a prises, que ce soit donc une fois pour toutes ! Et les pires erreurs que nous reprochons à un écrivain ne sont-elles pas de s’être trouvé politiquement du mauvais côté, c’est-à-dire pour le XXe siècle et selon les fluctuations de l’époque, trop complaisant envers le fascisme, le nazisme, le communisme stalinien, puis le maoïsme, avant, on peut le prévoir, de sacrifier au néolibéralisme et au culte de l’Amérique ? Jugés à cette aune, combien chez les écrivains nos contemporains de servilité, de reniements, que d’opportunisme, d’aveuglement, de silences quand il aurait fallu parler !

Les positions de l’écrivain, ses jugements dans ses écrits, ses actes face aux idéologies et aux événements de l’heure, face aux valeurs morales, nous renvoient avec une force, une brutalité dont nous cherchons à nous garantir, nous-mêmes, les lecteurs. L’écrivain pointe vers des zones douteuses en nous, et nous manoeuvrons pour en détourner notre regard.

Ce qui nous conduit à banaliser l’objet du malaise que provoque une oeuvre : l’expliquer et la justifier dans ce qu’elle a de plus indéfendable par le recours au contexte historique, à la cohérence thématique, aux fantasmes personnels de l’auteur. Ce qui, si je ne me trompe, a été fait pour Céline. Mais casser, ne serait-ce que littérairement, du Juif en 1938 demeure une infamie. Et la violence ordurière dans l’antisémitisme de Léon Bloy (auquel, curieusement, Jünger revenait, y trouvant, disait-il, une force vers la lumière proportionnelle à celle qui lançait Bloy vers la noirceur) ?

À l’opposé, chercher le bouc émissaire, c’est-à-dire projeter sur l’écrivain l’inacceptable en nous. Le procédé le plus simple de l’inquisition consiste alors à le juger — et prioritairement sa rectitude politique — sur le vu d’un livre, voire de quelques pages, d’une déclaration, d’une formule, et d’y réduire l’oeuvre, toute la pensée et les actes de son auteur. En l’occurrence, pour Jünger, d’avoir écrit par exemple « la guerre notre mère ». Simplifier donc, pour mieux condamner. Nous oublions à trop bon compte qu’il faut pour en approcher la signification avec quelque chance de justesse, mettre en résonance une page avec le livre, idéalement avec tous les autres, comme il faut mettre en résonance un acte avec toute une existence. Ainsi, pour nous en tenir aux seules prétendues compromissions collaborationnistes pendant la guerre, on verrait que pour Drieu la Rochelle, ce n’est pas aussi simple qu’on le croit, ni pour tant d’autres qu’à la Libération le Comité National des Écrivains a mis sur sa liste noire.

Et puis, j’y reviens, au nom de quelle autorité nous prononcer, de quelle investiture nous réclamer ? Qu’aurions-nous écrit, qu’aurions-nous fait à la place d’un jeune intellectuel dans l’Allemagne des années 1920 ou 1930, à la place de combien de Français, qui furent écrivains ou non, pris dans la broyeuse de l’Occupation ? « Hypocrite lecteur, mon semblable, mon frère… » : le pharisaïsme du lecteur a bien survécu à Baudelaire !

Si nous croyons surprendre un grand écrivain dans la complaisance, le voir s’exposer au danger de la statufication, nous voilà avertis ! Il nous offre des repos provisoires et illusoires : il brise lui-même l’image. Il nous enseigne l’exigence et il la relance. Le voilà parvenu là où nous ne l’attendions pas, plus loin. Il nous oblige à ne pas céder au confort intellectuel et moral, à ne pas nous contenter de notre émotion première, de notre impulsion, il nous oblige à avancer.

Contre notre empressement à faire le procès d’un écrivain, d’une oeuvre, à nous jeter sur l’hameçon des mots, je crois à la nécessité de nous souvenir que nous ne sommes pas seulement des exégètes, des commentateurs, des juges, ni seulement des lecteurs, mais des humains appelés à l’humilité, à la tolérance, à la compassion, toutes valeurs que nous avons exclues du vocabulaire critique et qui prêtent à sourire avec ironie et dédain lorsqu’on parle littérature. Le malaise, voire le trouble que suscite en nous tel aspect d’une oeuvre désigne un noeud qui nous paralyse, un conflit qui nous déchire. J’interroge Jünger ou Goethe, Dostoïevski, Soljenitsyne ou Bernanos, Yourcenar, Gracq ou Borges — curieux colloque… —, tant d’autres, avec l’espoir de me rapprocher de leurs sources profondes et, par eux, des miennes propres, de ma liberté. Avec l’espoir de saisir dans leurs parcours périlleux, courageux, immenses, les enjeux d’une création et d’une vie d’homme.

Ces écrivains encombrants nous sont infiniment précieux.