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Dans cette ethnographie, l’auteur s’intéresse à la pratique rituelle du kanaimà et aux praticiens qui en portent le nom. On la trouve non seulement chez les Patamuna, mais dans un ensemble de communautés autochtones appartenant au groupe des Caraïbéins. Ces peuples vivent dans la région montagneuse des Guyanes qui chevauche les frontières actuelles du Venezuela, du Brésil et de la Guyane.

Cet ouvrage consiste en une exploration des significations contemporaines de ce rituel qu’on a trop souvent limité à un simple système de vengeance et de règlement de comptes. Whitehead propose d’en faire l’analyse en déconstruisant cette interprétation qui s’est formée à partir des observations des missionnaires. Il s’appuie pour cela sur son expérience de terrain et sur les récits de personnes impliquées : des kanaimà eux-mêmes, des victimes qui ont survécu à leurs attaques, des familles des victimes et de témoins. Ces témoignages mettent en évidence l’insuffisance de la thèse faisant du kanaimà un simple rituel de vengeance dans le contexte actuel.

L’ouvrage est conçu selon le mode du dévoilement et de l’intrigue. Bien que sa composition suive une structure ethnographique classique, allant de la méthode à l’analyse en passant par les données, le livre conserve une grande originalité, car il met en scène le caractère énigmatique de la pratique rituelle du kanaimà. Comme phénomène d’une rare violence, il reste encore souvent incompris. L’auteur contribue à montrer que, par le biais de cette pratique et de ses praticiens, s’expriment une réappropriation des traditions autochtones locales, et une forme de résistance à la modernité. Ce rituel incarne ainsi une vision incorporée de l’histoire.

Le premier chapitre décrit le processus qui a conduit l’auteur à faire des séjours répétés sur le terrain de 1992 à 1997 en vue de cette recherche. Présenté comme une technique chamanique et plus précisément comme une forme de « chamanisme noir », le kanaimà consiste en des attaques meurtrières très codifiées (meurtres par empoisonnement et mutilation qui se déroulent toujours de façon identique). L’auteur ayant été lui-même engagé dans une attaque lors d’un premier séjour sur le terrain, cette expérience lui sert de point de départ pour analyser le fait que ces morts sont encore expliquées de nos jours selon les termes du kanaimà.

Si le motif de vengeance identifié par les missionnaires du 16e au 19e siècle, renseigne sur la fonction sociale du kanaimà (le « mobile » des crimes), elle n’explique pas les meurtres contemporains. Aujourd’hui en effet, les meurtres ne suivent pas nécessairement un modèle de dispute personnelle, le choix des victimes est davantage de nature arbitraire (p. 76).

En s’appuyant sur ses données de terrain, Whitehead revisite ainsi le lien entre ce rituel et la logique de vengeance. Pour cela, il s’appuie sur des témoignages pris dans la littérature ethnographique et sur ceux qu’il a recueillis en entrevues. C’est en s’attachant à la sélection arbitraire des victimes qu’il constate que les kanaimà ne tuent pas uniquement pour se venger mais chassent pour se nourrir (p. 91). Ce qui signifie que comme avec n’importe quel gibier, ils iront vers la proie la plus facile. L’enjeu du rituel n’est pas la mort d’une personne, mais bien plus la production rituelle de nourriture. La transformation du corps humain en nourriture divine s’inscrit dans un système d’échange entre animaux divins et humains ordinaires bien connu en Amérique du Sud et qui a été largement étudié à travers les liens entre cosmologie, chamanisme et prédation chez les peuples d’Amazonie (Descola 1996 ; Viveiros de Castro 1998). Cette fonction du meurtre par kanaimà prend ainsi une tout autre signification dès lors qu’on se réfère à la pratique du chamanisme et plus généralement à la cosmologie locale. Les attaques ne visent pas seulement à se venger, mais à maintenir le système d’échange entre humains et non-humains, entre humains et animaux.

S’intéressant ensuite à la relation entre le chamanisme et la guerre, Whitehead montre que le kanaimà relève d’une adaptation du chamanisme de guerre à la nouvelle réalité coloniale. Pour s’opposer au pouvoir des « Blancs », les Patamuna auraient eu recours au kanaimà pour ébranler la nouvelle autorité. De fait, la relation entre le kanaimà et la guerre serait un phénomène bien plus historique que rituel. Le kanaimà aurait emprunté cependant aux techniques de guerre certaines de ses composantes, comme l’attaque collective.

Dans la situation contemporaine, le kanaimà est devenu un symbole important de continuité avec le passé : « la violence du kanaimà est une forme authentique et légitime d’expression culturelle qui est reliée de façon mimétique à la violence du développement économique et politique » (p. 81).

En définitive, le kanaimà est une façon de donner un sens à la mort (thanatologie). S’il s’agit de construire de la différence ethnique ou d’appuyer des idées de tradition et de modernité, il s’agit également d’une façon de concevoir la violence et la mort, comme des catégories symboliques, culturellement mises en acte dans le rituel.

Cet ouvrage extrêmement riche montre bien le rapport complexe qui se construit par le biais du rituel entre les Patamuna et le kanaimà. En l’inscrivant dans une perspective historique, politique et culturelle, il montre que ce rituel condense et exprime la culture patamuna. Il ne fait pas que reproduire une série d’actes selon des logiques traditionnelles (chamanique et guerrière) mais renvoie à l’action des Patamuna sur leur propre culture et histoire. Il est à la fois un lien avec le passé mais également un acte de résistance et d’expression collective. L’auteur rejoint ainsi des problématiques très actuelles de l’anthropologie contemporaine.