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Voilà le paradoxe : comment devenir moderne et retourner aux sources ; comment revitaliser une vieille civilisation et prendre part à la civilisation universelle.

Ricoeur 1961 : 18 

Mon attirance pour les objets fonctionnels d’appartenance autochtone date de l’adolescence et son intensité n’a jamais pâli. Mon enseignement, mes projets de création artistiques et mes recherches sont tous dirigés vers les différentes façons de comprendre ces témoins matériels et de les mettre en valeur dans le contexte muséal ou ailleurs. Ma relation aux musées est ambiguë : d’une part, c’est là que j’ai pu découvrir les chefs-d’oeuvre de l’histoire du design autochtone et, d’autre part, ces institutions transmettent une image figée ne favorisant pas l’identification aux cultures autochtones actuelles. Aussi, quand est venu le temps d’exposer les travaux des jeunes Inuit ayant participé à nos ateliers créatifs, était-il impératif pour moi d’explorer d’autres lieux que le musée de la communauté.

J’ai toujours considéré les objets comme des médiateurs, des transmetteurs qui, comme un fil d’Ariane, nous offrent de fantastiques occasions de remonter vers des connaissances techniques, esthétiques, philosophiques et expériencielles reliées à une autre réalité, à un autre temps[1]. Comment faire émerger ces connaissances devint vite un but de recherche qui est à la base du projet Design et culture matérielle que je dirige depuis 1991[2]. Deux questions motivent les différentes expériences menées au sein du projet : comment faire en sorte que les témoins matériels de la culture autochtone, souvent conservés en musée, deviennent de véritables vecteurs de connaissances pour l’enseignement du design contemporain?[3] Comment insérer ces chefs-d’oeuvre de l’histoire du design dans la chaîne de la transmission vivante et de l’innovation contemporaine pour qu’ils participent à la valorisation identitaire et servent ainsi les communautés autochtones? C’est par la pédagogie, la création en design et la diffusion, entre autres par le médium exposition, que j’ai tenté de répondre à ces interrogations, espérant ainsi contribuer à diffuser et mettre en valeur la culture matérielle des sociétés autochtones, traditionnelles et actuelles[4]. Une question d’ordre existentiel motive également mes recherches : comment développer une pédagogie du design qui soit arrimée à ma condition métisse, ma mère étant d’origine wendate?

La pratique du design, l’activité par laquelle nous créons de la culture matérielle, est une des activités humaines les plus anciennes et il s’agit d’un champ de compétence dans lequel les cultures traditionnelles, plus particulièrement les cultures autochtones, ont excellé par le passé. Il semble que l’obligation de répondre à une image stéréotypée (Dickason 1993)[5], d’abord conçue par les non-autochtones en fonction de ce qu’ils voulaient que soit un Indien d’Amérique, ait en quelque sorte paralysé la capacité d’actualisation de la culture. Cela a entraîné de graves conséquences sur la création contemporaine, la reconnaissance identitaire (Simard 1988), la possibilité d’actualisation de la culture et des individus, plus particulièrement des jeunes qui ne se reconnaissent plus dans ce monde d’images pensées par d’autres (Trudel et Léger 1979 ; Vincent et Arcand 1979 ; Johnson 1987).

Une expérience récente m’a permis de constater encore une fois cette tendance. Dans une boutique d’artisanat située dans une communauté amérindienne, j’ai trouvé sur un étalage de colliers, à travers les pointes de flèches et les plumes sculptées dans du panache d’orignal, une minuscule motoneige réalisée à la perfection dans ce même matériau. J’ai voulu l’acheter puisqu’elle était une parfaite illustration de l’expression d’un vécu actuel réalisé dans un médium traditionnel. Le propriétaire de la boutique, surpris de mon intérêt, m’a dit avoir refusé que le jeune sculpteur lui apporte ses créations, comme s’il avait commis un sacrilège en exprimant autre chose que ce à quoi on s’attend, non pas de sa part, mais de ce qu’il représente. Cette attitude m’apparaît comme une volonté d’élimination, maintenant perpétrée de l’intérieur comme de l’extérieur des communautés autochtones. J’ai alors réalisé que ce jeune créateur était en fait en situation de double contrainte : impossible de s’exprimer dans la société dominante, et encore moins dans la sienne. Une situation intenable qu’accentue l’attitude des musées, cantonnés dans leur rôle de conservation plutôt que de transmission vivante.

Figure 1

le grand chef sur bûche, vendu dans toutes les boutiques de souvenirs d’Amérique du Nord

le grand chef sur bûche, vendu dans toutes les boutiques de souvenirs d’Amérique du Nord

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Lors de mon premier séjour de recherche à Inukjuaq, consacré à l’inventaire des objets d’une maison inuit, j’ai été surprise de constater qu’il n’était pas permis aux jeunes élèves de créer, mais seulement de reproduire des modèles d’objets traditionnels, ce qui semble être le cas pour l’ensemble des cours de culture des écoles inuit. Ces enseignements développent chez l’enfant une connaissance de l’histoire de sa communauté et une agilité technique et ils permettent en même temps de transmettre la culture. Pourtant, ces cours sont en voie de disparaître, car certains directeurs d’école les retirent du programme, les jugeant trop peu fréquentés. Il est pour moi évident qu’en imposant la reproduction de la tradition, on obtient l’effet contraire de celui qu’on recherche : ces jeunes n’ont plus aucun intérêt pour ce qui a trait au passé de leur culture. Faut-il sacrifier les individus pour sauver les traditions?

L’intérêt pour le passé se nourrit du sens qu’il peut prendre ici-maintenant, et le contenu actuel des cours de culture ne permet pas cette actualisation de l’histoire par le biais de l’acte de création, ce passage à travers soi qu’opère le projet de création[6]. Concevoir un nouvel objet en s’inspirant de données reliées au passé de sa propre culture permet de véritablement saisir les particularités inhérentes à cet autre temps ; il s’agit en fait de créer pour comprendre et pour mieux se comprendre[7]. Dans le cadre des ateliers Design et culture matérielle[8], je tente de redonner aux participants le droit à la création, en leur offrant la possibilité de réinterpréter le discours du passé. L’étape de la mise en exposition des créations est essentielle, car cette mise à l’épreuve sous le regard de l’autre confirme ou infirme une partie de la valeur des créations, tant pour le créateur et la communauté que pour les animateurs des ateliers. C’est aussi cette étape qui stimule la discussion autour de la tradition et de la modernité dans le domaine de la production d’objets.

Je présenterai ici une expérience qui eut lieu en territoire inuit, à Inukjuaq dans la Baie d’Hudson en octobre 1996 et mai 1997, de même qu’à Kangirsulujjuaq et Kangirsujjuaq dans la Baie d’Ungava en mai 2000[9]. J’aborderai les méthodes qui ont permis de créer des objets et des dispositifs d’exposition personnalisés, de même que leur insertion dans le tissu communautaire.

Des étapes clés

Le projet Design et culture matérielle tente donc d’enrichir les pratiques de design de regards interculturels et intergénérationnels. Cette volonté implique la création d’une approche particulière et d’outils méthodologiques adaptés au contexte de nos interventions. L’un de ces outils est la banque de données interactive Design et culture matérielle (1993)[10], qui a servi pour la première expérience d’enseignement en design à Inukjuak. Lors d’un précédent séjour, nous avions répertorié et intégré aux logiciels soixante-cinq objets encore utilisés aujourd’hui dans cette communauté. Cette partie de la recherche invitait les élèves à s’identifier au contenu de la banque de données, puisque des objets de leur propre quotidien y étaient intégrés. Cette incitation à l’identification est une étape clé de la méthode développée, qui garantit l’engagement des participants et leur permet de constater notre intérêt réel pour leur culture. Nous présentions à l’écran des objets usuels connus de tous, que l’on pouvait mettre en relation avec des objets traditionnels par le biais d’un appel de recherche. Cela conférait soudain une valeur particulière au vécu des participants, les mettait en confiance et permettait de profiler rapidement des liens entre passé et présent. Plusieurs autres stratégies, qu’il n’est pas pertinent de nommer ici, concourent à cette identification.

Le choix d’un projet de création s’inscrivant dans le domaine du design allait de soi au départ compte tenu de mon appartenance à cette discipline. C’est après les premiers ateliers que j’ai pu constater la pertinence plus large de ce choix. La conception d’un objet est une activité hautement intellectuelle, de nature abstraite, puisqu’elle exige la capacité de formuler par l’imagination, de projeter des solutions à un problème donné par l’imaginaire, et non seulement d’exprimer l’instant présent dans un geste de création spontané. Umberto Eco définit l’acte de design en exprimant la différence fondamentale qui le sépare du geste artistique :

Il s’agit d’un geste différent que de dessiner, qui suggère l’idée d’un profil, d’une esquisse, de quelque chose qui concerne davantage la forme extérieure d’un objet, que sa forme organique. Un dessinateur dessine la forme d’un cheval, mais un cheval en tant qu’objet de nature est le fruit d’un processus de design, c’est-à-dire qu’il est projeté selon un rapport entre intérieur et extérieur, selon une correspondance entre forme et fonction.

Eco 1989 : 7

Ce processus de conception est formateur au niveau intellectuel puisqu’il opère des allers-retours constants entre deux modes de saisie du monde, les modes scientifique-descriptif et intuitif-interprétatif. Le projet de design permet la transmission de valeurs identitaires et culturelles par sa fonction symbolique (expression artistique), mais aussi la transmission de savoir-faire et de modes de vie puisque la fonction nous indique « comment on faisait les choses » et « comment on accomplissait les actions ». La fonction, directement reliée à l’expérience, est souvent lisible dans la forme, ce qui n’est pas le cas pour un mot par exemple, puisque son sens découle d’une convention qu’il faut connaître.

Figure 2

Dessine un ou des objets que tu aimes beaucoup. « J’aime des saucisses et des guimauves que l’on fait griller sur un feu. »

Dessine un ou des objets que tu aimes beaucoup. « J’aime des saucisses et des guimauves que l’on fait griller sur un feu. »

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Nos ateliers sont axés sur la création de dispositifs servant à transporter (1996) ou à ranger (1997) un ou plusieurs objets en s’inspirant d’activités choisies par les élèves, donc reliées à leur vécu. La commande de design simule une situation : « où aimes-tu aller? », « qu’aimes-tu faire dans ce lieu? », « de quoi as-tu besoin pour faire cette activité? ». La formulation des réponses à ces questions se fait par dessins, procédé qui permet à l’enfant de se transposer dans l’expérience particulière qu’il a choisie et d’en communiquer l’essence par l’expression artistique. Une dernière commande est ensuite passée : « dessine une nouvelle façon d’amener les choses dont tu as besoin pour faire cette activité » ; il s’agit de l’étape de conception proprement dite.

Pour le second atelier de création, la commande s’articulait à partir de l’affection que portait l’élève à un objet personnel : « Dessine un objet que tu aimes beaucoup, ton objet préféré », « dessine une cachette pour mettre cet objet ». Les élèves imaginèrent un moyen de ranger des objets aimés dans un contexte relié à leur quotidien (la maison, la chambre, le salon, la tente etc.). Le thème de la cachette fut choisi parce qu’il permettait d’explorer les principes de rangement plutôt que de transport comme pour le premier atelier et qu’il intégrait un concept directement relié à l’expérience du territoire. En effet, le Land des inuit est parsemé de caches pour la chasse et les enfants connaissent bien cette stratégie.

Figure 3

Dessine une nouvelle façon de ranger tes objets préférés.

Dessine une nouvelle façon de ranger tes objets préférés.

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C’est seulement après l’étape de création que les élèves consultent la banque de données Design et culture matérielle pour observer des objets issus de différentes cultures autochtones, amérindiennes et inuit. Les pressions pour répondre aux stéréotypes formels sont très fortes et il est important, dès le début des ateliers, de restreindre ces influences. L’accès au contenu du musée virtuel permet d’achever la conception en découvrant des principes applicables à leur création comme les éléments servant d’attaches au corps, les assemblages entre les différentes parties de l’objet, les techniques d’ornementation, etc. Ce territoire virtuel permet aux jeunes concepteurs de découvrir des principes de design développés au cours de l’histoire par des designers de leur culture traditionnelle (identification) et d’autres cultures (comparaison). Nous abordons aussi les concepts de fonction (à quoi sert l’objet), d’expression (comment parle l’objet), d’histoire (de quel vécu parle l’objet) et de technologies (matériaux, méthodes de fabrication).

Figure 4

Boîte à pique-nique pour ranger mes saucisses et mes guimauves, carton-mousse, plastique, tissu. Cette boîte à pique-nique exprime bien l’importance et le plaisir de la vie sous la tente dans la toundra. Lyndsay a élaboré un objet de portage, dont on peut détacher un ceinturon à deux pochettes pour emporter de petits objets lors des déplacements autour du campement. Coopérative de Kangiksulujjuaq, mai 2000.

Boîte à pique-nique pour ranger mes saucisses et mes guimauves, carton-mousse, plastique, tissu. Cette boîte à pique-nique exprime bien l’importance et le plaisir de la vie sous la tente dans la toundra. Lyndsay a élaboré un objet de portage, dont on peut détacher un ceinturon à deux pochettes pour emporter de petits objets lors des déplacements autour du campement. Coopérative de Kangiksulujjuaq, mai 2000.

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Si l’identité se construit par la création et par l’affirmation face au regard de l’autre, c’est par la comparaison qu’elle se consolide. L’acquisition de connaissances sur les autres cultures du design, traditionnelles et contemporaines, permet aux participants des ateliers de définir les particularités de leur travail et de leur culture. Cette étape est en partie abordée à l’aide de la banque de données Design et culture matérielle, puisqu’au corpus d’objets traditionnels s’ajoutent les créations contemporaines réalisées dans le cadre des différents ateliers. En entrant lui-même les données relatives à sa création dans la banque de données, le concepteur inscrit son projet dans une lignée temporelle. La mise en relation de sa création avec des chefs-d’oeuvre de l’histoire de sa propre culture démontre à chaque participant que sa création mérite de côtoyer celles des anciens, opérant ainsi un lien intergénérationnel signifiant.

Figure 5

La tente dans le land, un mode de vie actuel.

La tente dans le land, un mode de vie actuel.

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Lors du second atelier, chaque élève cherche d’abord les informations concernant son travail dans la banque de données qui profile en fait une sorte de lignée généalogique des objets. Trouver sa propre création à l’intérieur du musée virtuel est un acte symbolique important permettant l’inscription au monde, à la fois comme être distinct (la création personnalisée), comme membre d’une lignée (la transmission des traditions dans l’objet créé) et comme citoyen du monde (la mise en contact avec les pratiques de design contemporaines et l’inscription de son travail dans une banque de données). Cette inscription est significative pour ces jeunes faisant souvent face à de graves problèmes existentiels[11], et cela les incite à entreprendre le deuxième atelier.

Être vu pour prendre forme

En plus de donner forme, l’acte de créer permet aussi et surtout de prendre forme comme être distinct. La mise à vue, la présentation de son oeuvre, participe au processus de valorisation et d’affirmation de l’identité entrepris par la création. Nous avons réalisé des ateliers avec diverses clientèles, et il est pour moi évident que les approches de présentation doivent être différentes avec les clientèles autochtones. Beaucoup plus réservés, souvent paralysés par le manque d’assurance, les participants montrent difficilement leur création aux autres membres du groupe au début de l’atelier. Pourtant, cette mise à l’épreuve par le regard de l’autre est essentielle à la valorisation du créateur et à la progression de ses compétences. La mise en exposition est donc un moment délicat du projet qui doit s’opérer progressivement de l’intérieur (l’individu) vers l’extérieur (hors du village)[12]. La mise en exposition permet un regard nouveau de l’enfant sur son travail en l’insérant dans un système plus grand, rendant ainsi manifestes ses particularités.

Figure 6

Charlie et sa ceinture pour transporter les bois de caribou que je ramène de la chasse. La séance de portraits de chaque enfant avec son objet est une étape signifiante en ceci qu’elle marque de façon explicite l’individualité de chacun et la fierté d’avoir réalisé un objet unique.

Charlie et sa ceinture pour transporter les bois de caribou que je ramène de la chasse. La séance de portraits de chaque enfant avec son objet est une étape signifiante en ceci qu’elle marque de façon explicite l’individualité de chacun et la fierté d’avoir réalisé un objet unique.

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Les ateliers en design comme vecteurs de transmission

Il faut s’assurer que le processus de création personnelle, qui permet de se transmettre, soit encore possible pour les participants lors de la réalisation de l’exposition. Le corpus de l’exposition met en valeur le langage plastique de chaque exposant en utilisant les dessins réalisés lors de la commande de conception comme panneaux d’exposition. En illustrant les motivations sous-jacentes au concept de design, ces dessins mettent en scène le lieu et la façon d’utiliser l’objet ; ils expliquent ainsi l’origine et les modalités d’utilisation de l’objet créé en illustrant son lieu d’utilisation, « où j’aime aller », l’activité qui fait naître le besoin, « ce que j’aime faire dans ce lieu », et les objets qu’il contient, « ce dont j’ai besoin pour réaliser cette activité ». En répondant par le dessin aux commandes de conception, l’enfant crée par le fait même le dispositif iconographique qui lui permettra de transmettre le processus d’élaboration de son oeuvre. L’élève comprend la double pertinence de ses dessins lorsqu’il peut répondre aux questions des visiteurs de l’exposition en faisant référence à ceux-ci.

Figure 7

Sac de Davidee pour transporter balles et harpon.

Sac de Davidee pour transporter balles et harpon.

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Figure 8

Vue d’ensemble de l’exposition « Les objets de la classe de Raymonde », premier atelier, 1996. École Innalik, Inukjuaq.

Vue d’ensemble de l’exposition « Les objets de la classe de Raymonde », premier atelier, 1996. École Innalik, Inukjuaq.

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L’étape de l’ornementation a permis aux élèves de faire parler leur objet. Celle-ci devient donc un dispositif muséographique dans le cadre de l’exposition, puisqu’elle confère à l’objet des qualités de communication qui en assurent l’intelligibilité. Ainsi, Nathaniel illustre comment utiliser son sac avec des appliqués en forme d’ulu et de couteau qui, par leur place sur le sac, démontrent à l’utilisateur comment y déposer les objets. Le lieu et l’activité dans lesquels s’inscrit l’objet sont également indiqués, comme l’ont fait Davidee et Lasarusi en illustrant l’activité (la chasse), le type de gibier chassé (phoque, morse, oie, caribou) et les méthodes de chasse (harpon et fusil). Les sacs de Jaebiddie et Allie, quant à eux, indiquent à l’utilisateur comment les porter sur le corps. Cette caractéristique est unique aux jeunes inuit, puisque les élèves non autochtones qui ont participé à nos ateliers ont plutôt orné leur création, indépendamment de la fonction de l’objet.

Les objets réalisés nous permettent d’évaluer à quel point cet exercice peut engendrer des créations qui relient le passé et le présent, la tradition et la modernité. C’est par la force de la synthèse créatrice que l’enfant amalgame ces connaissances issues d’époques historiques différentes. Les objets conçus à Inukjuak possèdent cette capacité à transmettre des savoirs ancestraux sous forme de fonctions, de symboles ou de principes.

Figure 9

Jeune visiteuse consultant la banque de données Design et culture matérielle. Coopérative de Kangiksualujjuaq.

Jeune visiteuse consultant la banque de données Design et culture matérielle. Coopérative de Kangiksualujjuaq.

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La valorisation inhérente à toute expérience de création, basée sur l’expression de soi, se combine avec la valorisation d’avoir créé un objet fonctionnel et un dispositif d’exposition « parlant ». À travers l’utilisation, la fonction, cet objet devient un outil d’autoconstruction, puisqu’il amène l’enfant à prendre conscience qu’il peut accomplir quelque chose, s’y reconnaître, et se construire dans chacune de ces minutes quotidiennes de réelle existence, c’est-à-dire d’existence créative. C’est pourquoi il est important, lors de l’exposition des travaux, d’expliquer la fonction de l’objet exposé. Il est également essentiel que les enfants expliquent eux-mêmes aux visiteurs comment utiliser les objets qu’ils ont conçus. Chaque enfant détermine l’emplacement de son objet dans l’exposition selon divers critères. À la coopérative d’Inukjuaq par exemple, Annie a choisi l’étalage des accessoires de chasse et pêche pour exposer son étui pour canne à pêche, privilégiant une association de fonctions ; alors que Lyndsay et Annie-Dow ont choisi l’étalage des pains pour leur sac à bannick, opérant plutôt une association de typologies (un type de nourriture). C’est grâce à l’un des exercices préliminaires que ces concepts de fonction générale, fonction spécifique et typologie furent abordés avec les enfants.

Les expositions comme expériences de muséographie communautaire

La mise en exposition atteint ses objectifs lorsqu’elle permet à la fois aux exposants de s’identifier aux éléments de la muséographie et aux visiteurs de s’identifier à son contenu. Les visiteurs parviennent à s’identifier à la démarche des ateliers parce qu’ils peuvent naviguer dans le musée virtuel pour visiter des témoins matériels de leur propre culture traditionnelle ; ils reconnaissent les références au mode de vie de la communauté grâce aux différentes mises en situation dessinées par les enfants ainsi que les techniques de fabrication ou les principes de design traditionnels utilisés pour des objets contemporains. L’inscription dans le territoire communautaire est ici essentielle, ce qui impose le choix d’un lieu d’exposition investi par les enfants et les membres de la communauté. Lors de la présentation à la coopérative d’Inukjuaq, le dispositif réussissait à rendre compte à la fois du territoire intime et du territoire collectif, car les dessins contextualisaient les objets et l’exposition avait lieu dans le magasin coopératif du village. C’était donc un contexte arrimé au réel qui favorisait la rencontre des créateurs, des chercheurs-animateurs et des membres de la communauté dans un cadre quotidien. À Inukjuaq, il aurait été possible de réaliser l’exposition au petit musée de cette communauté. Mais après une visite des lieux, il m’a semblé que ce choix irait à l’encontre de nos objectifs et qu’il était dangereux, à cette première étape de la formation en design, de faire peser le poids de la tradition sur la créativité des enfants. Il leur fallait un lieu qui leur ressemble, où ils se rendent chaque jour, un lieu de vie.

D’autres lieux pourraient être expérimentés, comme par exemple une tente dans le land ou encore la plage située au sein de la communauté, lieu des festivités. Ce qui importe est que le lieu choisi soit un territoire signifiant à la fois pour les exposants et les visiteurs et qu’il soit cohérent par rapport aux objets exposés; en fait, le lieu lui-même doit être un vecteur de transmission de la culture actuelle. Ainsi, être vu pour prendre forme, la dernière étape des ateliers, devient une expérience intégrée. Cette étape s’opère graduellement et presque naturellement, alors que la présentation d’un travail à l’ensemble de la communauté pourrait être vécue comme une expérience difficile si elle avait lieu dans un contexte désincarné, où l’appartenance n’est pas inscrite par et dans l’expérience.

Les objets réalisés par les élèves témoignent d’une véritable réussite, celle qui consiste à amener les enfants à créer un objet personnalisé, qui exprime leur vécu. Cette réussite est lisible au niveau de la fonction (mon activité préférée) ; au niveau de l’ornementation (ma vision de cette activité ou les objets dont j’ai besoin pour la réaliser) ; et au niveau de la réalisation (l’objet que j’ai fait). Grâce à l’approche employée et à la commande de création, les objets créés expriment à la fois l’individu, la communauté, la culture d’appartenance, le territoire et les activités accomplies en ce territoire. Ils expriment surtout la réalité actuelle des jeunes Inuit, qui connaissent une vie sédentaire (les dispositifs de rangement à vocation résidentielle) et semi-nomade (les dispositifs de rangement transportables pour aller dans le land).

Ce projet est essentiellement réussi parce que nous avons donné à l’enfant la possibilité de s’exprimer tout en exprimant son appartenance culturelle, constituée à la fois d’une relation au passé et d’un engagement dans le présent. L’approche confirme les enfants dans leur appartenance à plusieurs moments de l’histoire de leur communauté, permettant une projection vers l’avenir. Cette mise en relation entre les savoirs traditionnels et la création d’artefacts contemporains reflète la communauté inuit actuelle et démontre bien une des motivations de notre projet : savoir renouer avec la tradition, au présent, et assurer ainsi une pérennité de la culture.