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La communauté de Chisasibi est située à l’est de la baie James, au Québec. À l’embouchure de la rivière La Grande, elle est, avec la communauté de Grande Baleine qui se situe plus au nord, une des deux communautés les plus nordiques habitées par les Indiens Cris. La rivière La Grande et les rivières avoisinantes ont été l’objet d’un gigantesque complexe hydroélectrique développé dans cette région depuis les années 1970, qui a suscité une opposition de la part des Cris dès le début du projet. Un conflit en Cour avec le développeur Hydro Québec, le gouvernement provincial du Québec et le Canada, s’est terminé en 1975 par un traité des temps modernes, la Convention de la baie James et du Nord québécois. Ce premier règlement n’a pourtant pas, loin de là, apaisé toutes les controverses qui ont continué pendant plus de vingt ans à opposer l’État canadien, le Québec, le développeur et les Indiens Cris. En 2002, alors que le Parti québécois était au pouvoir, un nouvel accord a été signé entre le gouvernement du Québec et le Grand Conseil des Cris du Québec au nom de l’ensemble des Nations cries. Intitulé « la Paix des Braves », et négocié « de Nation à Nation », c’est un pas décisif dans la reconnaissance par le Québec du caractère de nation dont se prévalent les populations autochtones. L’accord entend développer un véritable partenariat équitable entre le Québec et les Cris sur la base du développement durable, en particulier dans le domaine de la foresterie.

Les 9, 10 et 11 Août 2001, la « Première Nation » de Chisasibi[1] est l’hôte d’une réunion de la Confédération de toutes les Nations Cries du Canada pendant laquelle plusieurs événements se déroulent simultanément durant quelques jours sur des scènes proches. En essayant ici de les décrire, nous visons à comprendre la richesse des différents référents qui se manifestèrent lors de cette présentation de soi-même de la communauté. Nous verrons comment l’on tisse aujourd’hui la construction de l’identité dans une communauté crie, à la fois dans l’échange entre Cris du Nord, Cris des plaines ou des bois, et dans la visée d’un nouvel espace politique à l’échelon national, ancré dans une réinterprétation du passé. Nous discuterons aussi de ce qu’est ou n’est pas un musée, de la réinvention de ce concept par les Cris de Chisasibi aujourd’hui, en passant par un questionnement sur les notions traîtresses de tradition et d’authenticité.

Je décrirai deux scènes qui se sont déroulées dans un même temps dans deux lieux spécifiques, tous deux au centre de la même communauté[2], Chisasibi. La première scène, politique et sacrée, s’est déroulée dans l’arena, transformée en grande salle de conférence, tandis que la scène muséale et aubergiste se jouait à l’extérieur, dans les trois tentes plantées sur une place centrale gazonnée. Entre les deux un intermède herbacé nous permettra de discuter de la notion d’hybridation dans la mise en scène du village et la présentation de soi. Nous nous contenterons ici d’évoquer en passant la troisième scène, culturelle et scolaire, qui se déroulait à quelques kilomètres du centre de la communauté.

Première scène : le politique et le sacré

Nous parlons ici de première scène, car elle fut majeure et initiale. Pendant les trois jours de la réunion, même si des événements parallèles se déroulaient dans les tentes érigées au centre du village et dans une habitation traditionnelle construite sur le bord de la route à un kilomètre du centre, les cérémonies officielles et publiques réunissant hôtes et invités d’autres communautés faisaient partie de cette scène qui se déplaça peu.

Les premières cérémonies se déroulèrent à l’extérieur, devant une tente où les Cris des plaines conservaient le feu sacré. Elles permirent d’ouvrir la réunion, de la placer dans un contexte spirituel, d’accueillir tous les participants d’un « voyage de la vie » qui avait amené une caravane de jeunes coureurs accompagnés d’Aînés depuis les territoires de l’Ouest canadien jusqu’à Chisasibi. Sur leur bannière solennellement déployée, on pouvait lire le nom des Nations cries participant à cette marche : Nisichawayasihk, Saddle Lake, Mistissini, Kehewin, Hobbema, Frog Lake, Mathias Colomb. Chacun s’exprima à son tour, depuis les jeunes coureurs qui avaient conscience de forger le destin d’une Nation crie et leur futur, en passant par les Aînés et Aînées, les chefs politiques, hôtes comme invités. Le caractère politique de cette réunion qui visait la renaissance de la Nation crie telle qu’elle existait avant la colonisation fut souligné par tous : « Nous sommes la Nation crie. Bientôt on ne dira plus je suis de telle ou telle communauté, mais seulement je suis de la Nation crie ».

Après l’ouverture de la réunion de la confédération, la conférence se déroula pendant les jours suivants dans la plus grande salle disponible à Chisasibi, celle qui est utilisée dans la communauté pour les concerts, les banquets, mais aussi pour les matchs de hockey, car sa fonction première est d’être une patinoire. Cette salle, qui fait face à l’école et au centre commercial, se nomme « le jardin de Job », en référence au film[3] où Job, Ancien respecté de la communauté aujourd’hui disparu, expliquait par une belle métaphore, dans le contexte de son refus du projet de barrage, comment les bois et la toundra étaient son jardin, le lieu qui lui procurait sa nourriture. Ultime tentative de lien avec un Autre qui pensait l’espace de la toundra comme un wilderness, un wasteland, un espace désert à développer, prolongée par cette inscription permanente sur le fronton de la salle de sports et de récréation du village[4].

Une grande table de conférence, digne d’une conférence internationale, avait été dressée sur l’estrade et décorée des armoiries de chaque Première Nation crie du Québec. Se succédèrent alors au micro pendant plusieurs jours tous les orateurs qui pouvaient apporter leur contribution à la construction de la Nation crie. Du côté des Cris des plaines, des maîtres spirituels, du côté des Cris du Nord, des hommes et des femmes politiques, des citoyens, des enseignants mirent en commun leur expérience et leurs savoirs. Plusieurs caméras enregistraient leurs témoignages qui étaient suivis par une assistance nombreuse et assidue.

Cette réunion de la Confédération crie détenait un caractère sacré dans le sens sociologique que Durkheim a donné à cette notion, car non seulement elle faisait prendre conscience à la collectivité qui y prenait part de sa propre existence, mais elle rappelait et commémorait également d’autres réunions qui s’étaient déroulées précédemment. Le sens sacré lié au sentiment d’appartenance collective était ici d’autant plus fort qu’il était mû par la volonté de réunir des communautés cries aujourd’hui séparées par des milliers de kilomètres, occupant des milieux fort différents, incluses dans des aires culturelles variées, mais que les concepteurs de la Confédération se représentent comme ayant été autrefois réunies.

La déclaration présentée en 1997 par des chefs du Manitoba lors d’une des premières réunions visant à la restauration de la confédération crie publiée sur le site de l’Assemblée des Premières Nations commence ainsi :

WHEREAS the Cree peoples and affiliated tribes of North America were placed on this sacred land by the Creator; and

WHEREAS since time immemorial, the Cree peoples and affiliated tribes of North America have believed that it is only in our individual and collective practice of our Sacred and Customary Laws that we will once again become healthy and strong in mind, body and spirit, and

WHEREAS the Cree peoples and affiliated tribes of North America never relinquished our sovereignty to, nor were we conquered by, the Settler Governments of this sacred land; and […]

L’ordre et le lien entre les propositions de cette résolution intitulée « Vision[5] d’une confédération nationale crie » sont significatifs. Tout d’abord les Cris ont été placés sur cette terre sacrée par le Créateur. Seule la pratique individuelle et collective de leurs lois coutumières et sacrées leur restituera la force intellectuelle, spirituelle et corporelle qu’ils avaient autrefois. Enfin les Cris, qui n’ont jamais renoncé de leur plein gré à leur souveraineté, n’ont pas été conquis. Il s’agit donc bien d’afficher sa souveraineté en appuyant la revitalisation de la Confédération crie sur un ordre divin ou spirituel. Le politique s’appuie sur le spirituel, et son support est le territoire donné par le Créateur aux ancêtres. C’est un argument que les Aînés développent toujours aujourd’hui à Chisasibi pour expliquer l’illégitimité de l’occupation de leurs terres par des barrages. Selon eux chaque peuple a reçu du Créateur un territoire, défini par sa spécificité mais aussi par le mode de vie qu’il appelle irrémédiablement. Il en va de leur droit, mais surtout de leur devoir sacré que de le transmettre à leurs descendants tel qu’ils l’ont reçu. Il est illégitime que ceux qui ont pour leur part des territoires propres à bâtir de grandes villes veuillent s’approprier les terres que d’autres peuples ont reçues du créateur pour y pêcher, chasser et vivre.

Mais les politiciens cris ne sont pas seulement ancrés dans une tradition recréée. Ils se meuvent avec aisance dans le monde moderne et ont acquis, dans les trente dernières années, une grande expérience nationale et internationale. Beaucoup des combats menés par les Autochtones ont avancé au Canada parce qu’ils sont sortis des frontières nationales, en faisant appel à la juridiction ou au soutien international. Les Inuit par exemple ont commencé par se regrouper au niveau régional, puis au niveau national, avant de créer en 1980 à Nuuk au Groenland, ICC, la Conférence Inuit Circumpolaire, organisme qui fait le lien entre tous les peuples du monde circumpolaire. Ils ont ainsi inventé un « peuple inuit » constitué de 130 000 personnes sur un territoire qui s’étend de la Russie au Groenland en passant par l’Alaska et le Canada (Morin 2001), qu’il leur faut maintenant construire comme un espace de sens, même si jusque là chaque groupe s’est toujours identifié à son propre territoire, un territoire particulier et restreint, sis dans un espace national.

Dans les années 1970, quand les Cris ont voulu s’opposer aux projets de barrages dont le gouvernement libéral de Robert Bourassa ne les avait même pas informés, aucune institution ne pouvait les représenter. Ils durent être soutenus en 1971 par l’Association des Indiens du Québec, les seuls alors à être organisés et à travailler avec des avocats. Un désaccord entraîne les Cris à créer en septembre 1974 leur propre organisation, le Grand Conseil des Cris du Québec, fédérant au niveau du Québec l’ensemble des neuf bandes cries qui revendiquent aujourd’hui chacune le statut de Nations. Ce Grand Conseil élu et dirigé par un grand chef est un véritable gouvernement qui a ses bureaux à Québec, à Ottawa et à Montréal, là où siège le pouvoir politique.

Au Canada, les Cris du Québec jouent également aujourd’hui un rôle important au niveau national autochtone. Le chef national de l’Assemblée des Premières Nations qui représente toutes les nations autochtones du Canada fut de 2000 à 2003 Mathew Coon Come, ancien grand chef du Grand Conseil des Cris. Rappelons que lorsqu’il était grand chef, Cris et Inuit de Grande Baleine se sont alliés pour mener une campagne internationale jusqu’à New York, Le jour de la Terre (The Earth’s Day). C’est grâce au lien avec les environnementalistes américains que les campagnes contre le barrage de la Grande Baleine ont provoqué l’annulation de plusieurs contrats d’achat d’électricité en provenance de la baie James (en particulier ceux de l’État de New York même), tarissant ainsi la demande d’achat à la source même. Les Cris ont su aussi créer des liens avec d’autres groupes autochtones à l’international. De fait, dès le regroupement de toutes les bandes cries du Québec, il a fallu une certaine imagination politique, certes quelque peu forcée par les circonstances et le sort commun que leur promettait le développement, pour qu’une seule communauté et un seul chef puissent émerger, à l’échelle de la région, de ces bandes de chasseurs, chacune liée à un territoire et en relation de proche en proche avec les autres bandes (voir Salisbury 1986). La Confédération crie représenterait un niveau politique de plus à l’échelle du Canada, et vise à consolider la position de toutes les communautés cries dans les rapports de force avec l’État. Tandis que les Inuit ont inventé un peuple inuk sous quatre drapeaux, les Cris visent à construire un espace de sens qui transcende, non pas les frontières nationales, mais celles des provinces. Selon les témoignages, la confédération vise à forger pour les nouvelles générations une nouvelle identité positive, et à oublier l’humiliation de se réveiller un jour en butte à un destin que l’on ne peut plus choisir. La re-conquête d’un pouvoir politique – la situation précoloniale étant toujours le référent – se fait en réaction avec le sentiment de n’avoir aucun poids dans son propre pays, sur son propre territoire.

Sur les sites web animés par des Cris, l’histoire imaginée de l’ancienne confédération est célébrée, son aire d’extension soulignée. Les nations cries les plus nordiques, dont le territoire est situé dans le subarctique, sont celles de l’est et de l’ouest de la Baie James, respectivement au Québec et en Ontario. Dans le subarctique de l’ouest, les Cris voisinent avec les Athapascans. On trouve également des Indiens cris dans les plaines canadiennes et aux États-Unis, à côté des Pieds-Noirs et des Sioux, dans l’aire culturelle qui incarne l’archétype de l’Indien à cheval tant représenté dans les westerns. En bref, les Cris sont présents dans tout le Canada, de l’est à l’ouest. Le site Internet d’un jeune Cri de la Baie James de douze ans démontre une vision de la confédération crie tout à fait en phase avec celle de la réunion de Chisasibi. Il y affirme qu’il y aurait entre les États-Unis et le Canada plus d’un demi-million de Cris! Le projet de revitalisation d’une Nation crie qui aurait eu une existence historique a l’objectif de bénéficier aux enfants, petits-fils et filles, et générations futures, et de permettre aux Cris de se dresser comme un seul peuple : « Les temps sont venus pour la nation crie de prendre à nouveau son éveil culturel, politique, social, économique et spirituel », peut-on lire sur ce site.

Le discours du dîner de clôture fut prononcé par une figure autochtone majeure du Canada, Elijah Harper, celui qui, tout seul, a provoqué l’échec de l’accord du lac Meech en tenant une plume d’aigle et en refusant la voix de sa province. L’assistance avait alors traversé la place gazonnée centrale pour se rendre de la salle du jardin de Job au miichuap (tipi, en cri du nord) en dur où les tables avaient été dressées en haut du bâtiment. Harper entama son discours par un rappel humoristique, se demandant comment il allait pouvoir s’exprimer en une heure seulement, alors qu’il lui avait fallu dix jours pour dire non! En 1990 en effet, alors que les provinces canadiennes se réunissaient pour amender la constitution en réponse à une demande du Québec, Harper, soutenu par l’Assemblée des Chefs du Manitoba et invoquant l’absence de la question autochtone dans ces accords, bloqua le passage de l’accord au Manitoba[6]. Sans considérer ici les conséquences politiques de l’échec de l’accord du Lac Meech, rappelons que ce fut un moment fort pour les politiciens autochtones, qui a sans doute contribué à un changement de la politique autochtone des provinces et de l’État fédéral. Depuis, Elijah Harper s’est lancé dans un autre projet en réunissant en 1995 à Hull une assemblée spirituelle de citoyens autochtones et non autochtones pour oeuvrer à la guérison des souffrances issues du traitement colonialiste des Indiens et élaborer une proclamation de réconciliation.

Sa présence comme invité d’honneur chez les Cris du Québec, à Chisasibi, peut être interprétée comme un symbole fort à un moment où la relation entre le gouvernement du Québec et les Cris était tendue, avant qu’elle n’ait débouché sur l’accord de la Paix des Braves. Elijah Harper est un leader politique autochtone, un Cri dont la stature politique est nationale. Tentant d’opérer une synthèse entre le politique et le spirituel, il a promu les valeurs autochtones. Dans son discours à Chisasibi, il rappela avec éloquence à l’assemblée qu’ils étaient un grand peuple, une grande nation, et que cette grandeur ne venait pas de leur pouvoir ni de leur compte en banque, mais de ce qu’ils étaient prêts à donner et à partager. Mettant ainsi en avant les valeurs cries par excellence, il s’exprima ainsi :

Nous sommes les peuples premiers, les premières Nations. Le Canada, c’est notre maison [il répéta à plusieurs reprises et avec force, « this is our home »]. Dans notre maison nous avons autorité sur cette terre, et nous avons la responsabilité de maintenir la paix et l’harmonie, parce que c’est chez nous.

Intermède, l’engazonnement : un fait social hybride?

Plusieurs semaines avant l’arrivée des invités cris de la Confédération, les préparatifs faisaient rage dans la communauté. C’est le moment où l’aménagement paysager du village fut effectué. Sous la direction d’un chef de chantier et maître d’apprentissage québécois engagé par le Conseil de Bande, une équipe de jeunes Cris ont alors déployé une intense activité pour mettre du gazon dans le village. Deux techniques étaient utilisées. L’une, au bord des routes, utilisait la machinerie lourde mise au point pour les bas-côtés des autoroutes qui projette un mélange de graines et de terre sur les talus où l’on veut faire pousser de l’herbe. L’autre technique, plus rapide, consistait, après avoir soigneusement préparé un terrain plan, à disposer des bandes de gazon déjà poussé pour recouvrir l’emplacement choisi. Cette technique de prêt-à-poser fut utilisée sur une zone centrale du village qui prit alors un véritable caractère de place principale.

Figure 1

La pose du gazon sur la place centrale. Au fond le bâtiment en forme de tipi abrite un restaurant et une salle de réunion.

La pose du gazon sur la place centrale. Au fond le bâtiment en forme de tipi abrite un restaurant et une salle de réunion.

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Il peut paraître surprenant qu’un village cri, qui s’apprête à recevoir d’autres Cris en provenance de tout le Canada pour consolider leur Confédération adopte à ce moment précis une esthétique qui à nos yeux l’occidentalise. Comble de l’artificiel puisqu’elle évite le semis et le temps de la pousse, cette technique se targue dans les publicités qui la décrivent de conjuguer légèreté, maniabilité, propreté et beauté. « Un brin de nature en rouleau », annonce un site français qui la propose. Ma première réaction à l’engazonnement de Chisasibi fut la surprise et le choc. Ce n’est que dans un deuxième temps que je compris que la mise en gazon, comme d’autres événements en apparence plus nobles, est un fait social total au sens où Mauss l’entendait, révélateur d’une logique d’hybridation qui n’est pas antinomique du caractère local et cri.

De l’herbe folle de l’île de Fort George au gazon « prêt à poser » de Chisasibi

En 1980 les habitants de Chisasibi ont dû précipitamment quitter leur village d’origine sur l’île de Fort George dans l’embouchure de la rivière La Grande, menacé d’érosion par la force des eaux en provenance des barrages. Un nouveau village leur a été livré clefs en main par le développeur en compensation du droit d’utiliser, pour y construire une centrale hydroélectrique, le site des premières chutes. Les plus proches de l’embouchure de la rivière, elles étaient traditionnellement un lieu de pêche et de réunion pour l’ensemble de la bande (Roué et Nakashima 1994). Le nouveau village flambant neuf, Chisasibi, fut établi sur la côte et ressemble sans doute plus à une banlieue nord-américaine qu’à ce que l’on imagine être un village autochtone. Du moins dans son urbanisme, car les signes d’identité crie y sont nombreux : structures de tentes en particulier, qui, si l’on vit dans des maisons, sont toujours utilisées pour la cuisine et les cérémonies. Le village est composé de groupes de maisons disposées en cercle, et possède une rue centrale. Le lieu d’attraction principal et le centre des déambulations de tous les habitants est le centre commercial, qui comprend au rez-de-chaussée deux magasins et une banque, au premier étage un hôtel et les bureaux municipaux. En face de ce bâtiment, un autre lieu imposant, l’école, elle aussi sur deux étages, est décorée d’un miichuap peint sur un de ses murs extérieurs. Entre ces deux bâtiments a été construit la Tour Eiffel de Chisasibi, un bâtiment moderne en forme de tente dont le sommet est visible de loin aux alentours. Il a été longtemps peu investi, mais on l’utilise de plus en plus. Il comprend, entre autres, un restaurant dont la carte se décline sur une image elle aussi en forme de miichuap. L’espace délimité par ces trois bâtiments est un rectangle vide, par lequel tout le monde passe, en particulier pour se rendre à l’école ou pour sortir du centre commercial par la porte de derrière. C’est là que le gazon a été posé. Sur ce gazon tout neuf et tout vert, trois miichuap ont été érigés pendant la réunion, tentes ainsi mises en scène au centre du centre. Avant d’en parler plus longuement, mentionnons qu’elles faisaient à la fois office de musée et d’auberge.

Pour comprendre cet aménagement paysager, il nous faut rappeler les témoignages que nous avons recueillis à Chisasibi. Ses habitants ont mal vécu l’abandon trop rapide de leur village d’origine. Certains, qui n’avaient pas compris ce qui se passait, ont alors dû quitter leur maison sur l’heure, sans avoir pu prendre quoi que ce soit dans leur habitation. Dans le même temps, les barrages ont profondément transformé le paysage et le mode de vie, noyant une partie des territoires de chasse et de pêche pour créer de gigantesques lacs de retenue. Ont suivi d’autres pénibles surprises, comme la contamination par le mercure des poissons qui auparavant représentaient une part importance de l’alimentation crie. Cette période de choc social a généré dépressions, violences, alcoolisme. « C’était le chaos », comme disent aujourd’hui les habitants de Chisasibi. Pour tous, le village sur l’île de Fort George est l’objet d’une grande nostalgie ; ils y reviennent chaque été pour une semaine de commémoration, le maamuwihtaau.

Dans le nouveau village, on se plaint du caractère inapproprié du site choisi. Quand le vent souffle, le sable se soulève dans les espaces non herbeux, tels la route ou le lieu de passage que nous venons de décrire. Les Chisasibiens en souffrent d’autant plus que l’île de Fort George qu’ils ont quittée était recouverte d’une végétation abondante : tapis herbacé certes, mais aussi véritables champs d’ombellifères[7], d’épilobées[8], sans compter les fraises des bois que les femmes et les enfants ramassaient au bord des chemins. Quand ils y retournent aujourd’hui et qu’ils admirent sa végétation, sans doute d’autant plus luxuriante qu’elle n’est que rarement foulée, ils souffrent de la comparaison avec leur village actuel où l’on traverse des espaces encadrés par des bâtiments massifs, balayés par le vent et le sable. Mais le temps a passé, celui de la souffrance et de la plainte aussi sans doute. Aujourd’hui chez les Cris comme chez d’autres groupes autochtones, un processus de guérison, « heal-ing », se met en place. Il s’agit pour la communauté de se prendre en charge pour panser les plaies, qu’elles soient anciennes comme celles du colonialisme, ou plus récentes. Dans ce contexte, mettre du gazon, c’est aussi prendre la décision d’arrêter de rêver stérilement à l’Eden perdu et de s’installer au mieux dans le nouveau village où sont nés les jeunes qui ont vingt ans. Le gazon de Chisasibi vient donc remplacer, pour le meilleur et pour le pire, l’herbe folle du village de l’île de Fort George. Cette restauration herbue est aussi un processus d’appropriation symbolique du nouvel environnement urbain par ses habitants. Il accompagne la reprise en mains politique de son propre destin.

Logique hybride et zone de contact

Il nous faut faire ici une parenthèse. Pourquoi nous a-t-il semblé si difficile d’admettre ce que nous avons ressenti tout d’abord comme paradoxal, à savoir la logique interne à une culture d’une décision qui utilise des techniques ultra-modernes en provenance d’une autre société? Notre hésitation dans l’interprétation entre une perte d’identité ou son contraire est troublante. Une des raisons de cette errreur commune, me semble-t-il, est que nous pensons cette intervention dans le contexte de notre propre société, où le gazon en prêt-à-poser prendrait le sens paradoxal du choix des dernières techniques de l’artificialité pour se conformer à une mode du naturel. Mais pour les Cris, qui empruntent chaque jour les techniques mises au point ailleurs, pour chasser, pour conduire, pour vivre dans leurs maisons, ce qui compte avant tout, c’est le but – avoir un village agréable où l’herbe pousse à nouveau – et l’efficacité. Emprunter les techniques de l’horticulture de 1960 ou de l’an 2000, pour eux, ne fait pas de différence, et ne les amène pas à s’approprier le contexte sémantique dans lequel nous pensons cette technique. Fins et moyens doivent être pensés de façon distincte.

Rappelons enfin que dans le cadre d’emprunts techniques, le premier entraîne souvent les autres par nécessité. Il fait système. En l’occurrence, vivre dans un village et rouler en voiture crée le besoin d’une place qui empêche les véhicules de rouler à grande vitesse à proximité d’une école. Ce qui démontre la grande vitalité de la société crie, c’est de recouvrir le gazon de la nouvelle place, le jour même où il est posé, de trois tentes traditionnelles, et de recréer sur la bordure en bois de la petite place un espace de sociabilité où l’on s’assied pour tailler un bâton, travailler des racines ou simplement parler.

Il y a longtemps qu’à la suite de Georges Devereux (1998) nous avons aussi admis que les emprunts sont souvent utilisés – c’est ce qu’il a heureusement appelé « l’acculturation antagoniste » – pour maintenir la survivance d’une culture menacée. Serions-nous prêts à l’admettre uniquement quand il s’agit de l’emprunt d’éléments beaucoup plus « nobles » dans une culture, par exemple au profit de la cérémonie de la danse du soleil, et décidés à le nier pour ce qui nous apparaît trivial? On sort alors de l’évaluation objective et scientifique. Sans doute faut-il voir dans cette surévaluation du rôle de l’emprunt technique un biais induit par la prévalence du matériel dans notre propre société. Ce regard ethnocentrique nous incite à supposer que, dans toutes les sociétés, l’essentiel et le coeur de l’identité résident dans la culture matérielle et la technologie.

Les sociétés autochtones, souvent à la pointe du progrès technique, sont alors perçues comme « acculturées ». Tout le débat qui fustige les droits de chasse des autochtones en les taxant de privilèges, mené en particulier par des chasseurs sportifs non autochtones, est entaché de cette erreur qui consiste à nier que la spécificité culturelle puisse survivre à un emprunt technique.

Engazonner, c’est aussi un outil de formation et d’emploi pour les jeunes chômeurs utilisé par une municipalité crie responsable. Mais il y a une autre logique, qui insère Chisasibi dans une réalité tout aussi présente, celle de la région appelée maintenant Jamésie par le développeur et où se côtoient dans une même unité administrative et une réelle proximité géographique, liés par la même route qui relie Chisasibi à Montréal, des villages québécois et des villages cris. Le maître d’oeuvre québécois qui a dirigé ce chantier est professeur dans un collège professionnel. Pour lui, l’engazonnement, ou plutôt l’aménagement paysager, c’est une démarche logique que toutes les communautés du Nord entreprennent aujourd’hui, que ce soient les villes frontières où vivent des Québécois qui ont autrefois répondu à l’appel du Nord pour coloniser ces terres, ou les villages cris. Selon lui, une certaine émulation règne, personne ne souhaitant une communauté plus laide, moins « propre » que celle du voisin. Il a donc mis au point avec ces communautés des outils « technico-naturels » et des outils administratifs pour les engazonner. Chisasibi profite ainsi de son expérience du gazon prêt-à-poser, « ready made ». La technique du naturel artificiel est assez complexe, puisqu’elle consiste à aller chercher la terre dans les tourbières, à laquelle on ajoute de la chaux, puis à acheter le gazon en rouleau à des agriculteurs qui se sont spécialisés dans cette production. Pour l’aspect financier et social, le montage consiste aussi à demander des fonds de formation à l’État. Les jeunes qui travaillent sur ce chantier pendant 930 heures ne sont pas de simples ouvriers : ce sont des hommes et des femmes du village en apprentissage qui acquièrent leur formation sur le tas.

Voir la mise en scène du village avant la Confédération crie comme un paradoxe de la modernisation à l’heure de la souveraineté eût donc été une vision superficielle. Nous pourrions, rejoignant en cela James Clifford, affirmer que cet acte l suit une logique hybride. J’exclus ici de parler de logique métisse dans la lignée de Bernand et Gruzinski (1993) ou Amselle (1990). Tant et aussi longtemps que les Cris peuvent continuer à déconstruire la réalité changeante dans laquelle ils se trouvent (le triste urbanisme d’une banlieue nord-américaine) pour reconstruire quelque chose d’unique, ils sont maîtres de leur identité. Parler de logique métisse constituerait d’ailleurs une impropriété dans le contexte canadien où les Métis existent et sont reconnus comme tels. Les Cris recréent ce que signifie être cri dans un monde contemporain. Ils sont les seuls à pouvoir décider qu’aujourd’hui, cela peut se traduire par une place centrale engazonnée sur laquelle on érige des tipis traditionnels.

On ne peut pourtant nier qu’ils empruntent une part des connaissances issues d’un autre monde (celles du professeur et maître d’apprentissage québécois, ou les images de villes qu’ils ont traversées). En utilisant le terme de processus hybride pour nommer cet acte social, je n’adopte pas pour autant l’ensemble du dispositif théorique de Clifford. Pour préciser ici mon acception du terme, elle vient non pas de l’usage métaphorique et quelque peu critique qui fait dire à Gide, cité dans Le Petit Robert, édition 1977, « une langue hybride et de séduction ambiguë », mais plutôt de la définition de l’hybridation que le même dictionnaire décline ainsi : « Biol. Croisement fécond, naturel ou artificiel (zootechnique, horticulture), d’animaux ou de plantes, de races ou de variétés différentes ». L’idée d’un croisement fécond me sied. Plus qu’au contexte parfaitement maîtrisé de l’hybridation des techniciens et biologistes, je pense ici à celle qui se produit sans que personne ne l’ait décidé, quand la proximité, une abeille, le vent, font qu’une plante est fécondée par le pollen d’une autre espèce ou variété.

Il pourrait être intéressant également d’emprunter le vocabulaire proposé par Mary Louise Pratt (citée par Clifford 1997), qui propose d’appeler « zone de contact » un lieu d’échanges entre cultures contemporaines, quel que soit le rapport au pouvoir de ces cultures. Cette notion s’est développée en particulier dans le cadre d’une nouvelle muséographie orientée vers la rencontre et tournée autant vers les groupes autochtones eux-mêmes que vers le public international. Elle permet de mettre l’accent sur les aspects dialogiques (Bakhtine 1970), et non pas acculturés, comme on l’aurait dit dans les années 1980, de la présentation de soi-même que les Cris sont en train d’inventer. La notion de « zone de contact » évoque celle de frontier telle que Turner l’avait définie après la conquête aux États-Unis, tout en tentant de dépasser le contexte colonialiste révolu dans lequel elle est née. Elle met en valeur les dimensions interactives et réciproques du contact entre cultures qui ont peut-être existé dans les rencontres coloniales, mais ont été largement ignorées dans les récits de conquête.

Deuxième scène – du musée à l’auberge

La deuxième scène s’est tenue sur la place gazonnée nouvellement créée que nous venons de décrire en face de la salle « Job’s garden ». Sur le gazon, les trois tentes avaient été plantées quelques jours avant l’arrivée des invités, chacune sous la responsabilité d’un groupe familial au sens large. Certains détails avaient été l’objet d’un souci d’authenticité que l’on ne pousse pas d’ordinaire à cette extrémité dans la vie quotidienne. Les liens de ficelle entre les perches qui forment l’armature de la tente avaient par exemple été remplacés par des racines séparées en fines lanières, comme tous le faisaient autrefois. Les tentes avaient été dressées comme il se doit, pourvues d’un foyer central entouré de sable et d’un tapis de sol formé de branches d’épinette. Une des tentes était la préfiguration du futur musée ou centre culturel. On pouvait y voir, avec des étiquettes explicatives, des objets de la culture matérielle traditionnelle que les Cris de Chisasibi avaient fabriqués à cette occasion et qui sont maintenant dans les vitrines du « Fort George Heritage and Cultural Center Project » : filet traditionnel de pêche ou couverture tricotée en fourrure de lièvre arctique par exemple. Mais ce n’était pas un lieu où des spectateurs viennent admirer une exposition inerte. Ils pouvaient aussi assister à des démonstrations « permanentes » de savoir-faire. Mais avant tout, ils venaient partager un lieu de vie. Personne ne se livrait à une activité autre que celle qu’il aurait pu avoir dans sa propre tente ou maison. Une grand-mère berçait son petit-enfant en lui chantant des berceuses, tandis qu’un couple fabriquait des raquettes. Pendant qu’un homme pilait le poisson séché pour faire du pemmican, un autre préparait de la graisse d’ours. D’autres encore s’activaient à cuisiner sur le foyer central. Les familles « locales » qui se livraient à ces activités recevaient ainsi ceux qui venaient manger un plat traditionnel, qu’il soit leur neveu, un visiteur non autochtone ou un Cri des plaines venu échanger et apprendre à se connaître dans une atmosphère détendue et familiale. Elles lui offraient l’hospitalité, et c’est aussi dans cette tente, ou dans une des tentes voisines que, la nuit venue, les invités s’endormaient après avoir discuté au coin du feu.

Figure 2

Érection des tipis sur la place engazonnée

Érection des tipis sur la place engazonnée

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Ce musée-auberge était seulement un peu plus « authentique » ou plutôt « condensé » que ne l’est une habitation d’ordinaire. Car si l’on continue à Chisasibi à chasser et pêcher, à tenir de grands repas collectifs, à fabriquer des raquettes, jamais un si grand nombre d’activités traditionnelles ne se déroulent en même temps dans un espace-temps si restreint. Les couples d’âge mûr qui avaient choisi d’être là jouaient en quelque sorte leur propre rôle, par plaisir et par conviction personnelle, offrant ainsi un tableau de leur culture vivante à leurs hôtes, comme lorsque de la famille lointaine vous fait l’honneur de vous rendre visite.

En même temps que, dans la salle de conférence, les orateurs apportaient chacun leur pierre à la confédération crie et que groupes et individus se succédaient dans les miichuap, d’autres activités avaient lieu ici et là dans le village. Sur une scène montée dans le centre commercial, un chanteur inuk chantait, accompagné par un violoniste cri, tandis que les joueurs de dames se déplaçaient d’une table à une autre pour des parties d’autant plus passionnées qu’elles étaient l’occasion d’affronter les joueurs d’autres communautés. Une autre scène, la troisième, que nous nous contenterons ici d’évoquer, était plus permanente. Sans doute volontairement située un peu en retrait, à quelques kilomètres du centre, elle réunissait de nombreux Aînés et des enseignants cris qui depuis quelques années développent un projet traditionnaliste axé sur le renouveau de la culture locale, actif surtout à Chisasibi et dans la communauté voisine de Whapmagoostui. Chacun tour à tour, souvent accompagné du petit tambour spécifique à la région[9], chantait ou racontait une histoire, un mythe, devant une assemblée attentive qui passait de l’émotion aux rires. Le contraste avec l’assemblée plus politique qui se tenait dans le village était saisissant : ici nul discours, mais la mise en commun d’une culture locale en actes, entre soi.

Figure 3

Dans le tipi-musée, confection de raquettes

Dans le tipi-musée, confection de raquettes

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Figure 4

Dans la tente musée-auberge, grand-mère berçant un enfant. Au fond on aperçoit les objets traditionnels exposés.

Dans la tente musée-auberge, grand-mère berçant un enfant. Au fond on aperçoit les objets traditionnels exposés.

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Être l’Indien de l’Autre

Les liens entre Indiens des Plaines et Cris du Nord se sont beaucoup développés dans les trente dernières années, depuis que l’avion et la route permettent aux voyageurs de se rendre dans d’autres communautés. Chacun est en quelque sorte l’Indien idéal de l’autre. Les Cris du Nord ont conservé leur langue et jusqu’à récemment évoluaient dans un milieu naturel quasi inchangé dans lequel ils continuent à pratiquer leurs activités traditionnelles de chasse et de pêche. Les Indiens des Plaines, avec leurs plumes, leur vêture haute en couleurs, leurs chants, leur homme médecine, des cérémonies comme la danse du soleil sont les tenants d’une culture spirituelle qui s’incarne aussi dans les pow wow. Comme le remarquait un Cri de Chisasibi, chacun regarde l’Autre comme l’authentique Indien, qui possède encore ce que lui-même a perdu depuis quelques siècles. L’Indien idéal étant ce que l’on imagine avoir été et que l’on n’est plus, c’est l’Indien spirituel et haut en couleurs de la culture des plaines qui séduit les Cris du Nord, tandis que l’Indien chasseur qui vit dans la nature loin des centres urbains est paré aux yeux des Indiens des plaines de toutes les séductions d’une culture ancestrale. Tout se passe comme si le temps et l’espace se mêlaient, et que l’espace, en la personne de l’Indien venu d’ailleurs, pouvait alors vous restituer ce que le temps vous a enlevé.

Depuis quelques décennies, les rencontres sont nombreuses entre les Cris du Nord et ceux des Plaines. Les pow wow ont lieu à Chisasibi dès la fin des années 1980 ; des Indiens invités des États-Unis jouant alors le rôle de mentor pour les Cris du Nord qui découvraient une tradition culturelle qui leur était étrangère. Depuis le désenclavement du territoire, lié en particulier à la route qui lie Chisasibi à l’ensemble du territoire canadien, de plus en plus de gens de Chisasibi se passionnent pour d’autres cultures indiennes et en particulier les pow wow. Certains ont commencé, à l’occasion de leurs études collégiales, ou tout simplement parce que la danse ou le tambour sont devenus une activité centrale pour eux, à suivre la route des pow wow en se produisant partout au Canada ou même aux États-Unis. Des Indiens « du Sud » sont aussi venus à Chisasibi, danseurs, chanteurs ou membres d’un groupe de tambour, parfois même des hommes médecine qui pratiquaient la tente de sudation. Des mariages et des relations amoureuses lient aujourd’hui plusieurs citoyens de Chisasibi à d’autres cultures indiennes. Nous ne pourrons développer ici le thème très riche de la recherche identitaire. Au moins pouvons nous indiquer qu’à Chisasibi les discussions sur l’authenticité font rage entre les partisans d’une « pureté » de la culture locale qui refusent en bloc ce qu’ils conçoivent comme des intrusions venant d’ailleurs, et ceux qui cherchent à retrouver ailleurs pour reconstruire chez eux une spiritualité dont ils ont été privés par une christianisation trop efficace.

Lieux de mémoire ou lieux anthropologiques?

Selon Pierre Nora, historien qui a consacré quatre volumes à l’analyse des lieux de mémoire dans la société occidentale contemporaine, « il y a des lieux de mémoire parce qu’il n’y a plus de milieux de mémoire » (Nora 1984 : 26). Il évoque en particulier la disparition de la paysannerie, qui conservait vivante la tradition et la mémoire sociale. En bref, dans notre société, « on ne parle tant de mémoire que parce qu’il n’y en a plus ». C’est parce qu’il n’y a plus de mémoire spontanée que l’on est obligé de créer des archives. Et parce que personne ne sait ni ce qui va disparaître ni ce que l’on devrait conserver, chacun d’entre nous est pris d’une véritable frénésie de conservation et de patrimonialisation systématique au moment même où les professionnels ont admis qu’ils ne pouvaient pas tout préserver : « Ce que nous appelons mémoire est, en fait, la constitution gigantesque et vertigineuse du stock matériel de ce dont il est impossible de nous souvenir, répertoire insondable de ce que nous pourrions avoir besoin de nous rappeler » (ibid.).

De plus, chaque individu, incertain de son identité qui n’est plus portée collectivement par un groupe social, considère comme un devoir d’affirmer sa spécificité en étant lui-même un homme-mémoire. Nora décrit ce devoir comme une véritable servitude, évoquant « le sentiment que de l’acquittement d’une dette impossible dépendait finalement son salut » (ibid). Il appelle « psychologisation de la mémoire » le fait que chaque individu, incertain de son identité qui n’est plus portée collectivement par un groupe social, considère comme un devoir d’affirmer sa spécificité en étant lui-même un homme-mémoire.

Marc Augé parle de « lieu anthropologique » qui se veut identitaire, relationnel et historique, donnant en exemple la maison kabyle avec son côté ombre et son côté lumière, sa part féminine et sa part masculine. Il précise que ces lieux sont aux antipodes des lieux de mémoire de Nora où nous essayons d’appréhender ce que nous ne sommes plus. Car l’habitant du lieu anthropologique vit dans l’histoire, il n’en fait pas. Pour nous faire saisir la différence avec les lieux de mémoire de Nora, il évoque les fêtes de tel ou tel saint guérisseur local, qui en quarante ans sont passées d’un statut à l’autre. Quand on les refait aujourd’hui, c’est en se mettant en scène, les vieux devenant alors des spectateurs d’eux-mêmes, invités à regarder comme un morceau d’histoire ce qui, il n’y a pas si longtemps, était leur vie de tous les jours (Augé 1992 : 72). Clifford le dit à sa manière : « Quand une communauté se met elle-même en scène à travers des collections et des cérémonies spectaculaires, elle constitue alors un “intérieur” et un “extérieur”[…]. Dans le processus de maintenir une communauté imaginée, on affronte “les autres” et on exclut “l’inauthentique” » (1997 : 218).

Qu’en est-il des Indiens Cris? Sont-ils, poussés comme nous par la perte de leurs repères identitaires et des milieux de mémoire, obligés de créer des lieux de mémoire tels que Nora les évoque en décrivant notre frénésie patrimoniale? Ou vivent-ils encore dans l’histoire, comme le dit Augé, sans en faire? De fait, dans leur entreprise de remise à jour d’une identité contemporaine, similaire à la quête à laquelle se livrent beaucoup de peuples autochtones aujourd’hui, il me semble que les Cris participent des deux logiques à la fois.

Quand les Cris construisent une tente, qu’ils utilisent pour une cérémonie, dans laquelle ils vivent pendant quelques semaines ou quelques mois au cours du camp de printemps ou d’hiver, ils sont dans la vraie vie. Mais dès lors qu’ils sont conscients du plaisir volontaire d’être là, sur ce tapis de sol qui sent le sapin, par terre et non assis sur une chaise, ils sont aussi dans une célébration. La tente n’est plus leur seule habitation pendant toute l’année comme cela a été le cas pour les plus vieux d’entre eux. Ils vivent maintenant dans des maisons modernes. Dans la décision collective et individuelle de continuer à utiliser la tente, entre donc une part de réflexivité. Tous les étés, la communauté se déplace pour quelques jours dans l’île de Fort George, pour se rassembler et y faire la fête. C’est le y maamuwihtaau. Il y a quelques années, avait été organisé dans ce cadre une arrivée par canot de ceux de l’intérieur des terres, accueillis par ceux de la côte[10], chaque groupe jouant son propre rôle. Tous, y compris les petits-enfants, s’étaient habillés comme dans les années 1960, car il s’agissait d’une reconstitution de ce qui se passait alors. Pourtant, c’est pour eux-mêmes que les Cris jouaient cette commémoration, pour le plaisir et l’émotion mêlée de rires des « acteurs » adultes, mais aussi pour les petits-enfants qui découvraient ainsi leur propre histoire. Il n’y avait pas d’audience extérieure à la communauté (à part un ou une anthropologue ou touriste). Il y a des points communs entre cette commémoration qui s’est déroulée chez les Cris et celles qui entraînent des villages français tout entiers à mettre en scène leur propre histoire dans des spectacles son et lumière « historiques ». Pourtant l’on peut souligner aussi plusieurs points qui les opposent : les Cris jouent leur propre histoire récente, et non pas celle de leurs ancêtres supposés, dans un « jeu » qui n’est pas un spectacle pour un public externe au village.

Ce n’est pas le risque d’une disparition totale de la mémoire sociale évoqué par Nora qui pousse les Indiens de Chisasibi à se mettre eux-mêmes en scène, mais tantôt la volonté conjointe des Anciens de protéger et transmettre, tantôt celle d’autres membres de cette société, plus jeunes, de reconstruire comme un puzzle leur culture en remplaçant une pièce perdue par celle que d’autres auraient miraculeusement conservée.

Les Indiens Cris à Chisasibi aujourd’hui ne peuvent plus se contenter d’être : ils sont aussi ce qu’ils ont conscience de vouloir être. Avant même d’édifier un véritable musée, ce qui est un projet de la communauté, ils expérimentent des formes originales de présentation de soi qui s’adressent à des Cris d’autres Nations et vont de l’esquisse d’un musée à l’hospitalité traditionnelle en passant par une démonstration de leur identité.