Corps de l’article

Les images des anthropologues – au sens de représentations comme au sens concret – doivent tenter d’émerger du flot tumultueux et inflationniste formé de toutes les images socialement produites. C’est donc en entrant dans les circuits de l’information et de la communication et non en se retranchant dans le mépris que l’anthropologie prend à présent son véritable sens.

Colleyn et Clippel 1992 : 8

Introduction

James Clifford et George Marcus (1984), ce dernier et Mickaël Fischer (1986) analysent le regard anthropologique porté sur l’autre. Ils examinent des manières d’écrire, de lire, de traduire ce que les autres expriment ou nous révèlent, nous montrent comment l’ethnologue impose aux autres sa présence et ses questions, comment il comprend, interprète, manipule les réponses à des fins scientifiques. Il s’agit, pour ces différents auteurs, de revisiter les traditions de la discipline, de déconstruire la culture et la tradition du texte dit scientifique en anthropologie, de rechercher l’ensemble des détours que les anthropologues ont dû utiliser pour rendre cohérentes et vraisemblables, à la fois pour eux et pour les cultures visitées, les enquêtes conduites et leur restitution scientifique. Tout le problème du regard anthropologique est alors posé, celui de la « traduction » d’une culture et de sa restitution. Ces « désarrois de l’ethnographe » montrent bien, que :

le chercheur de terrain ne peut plus faire l’impasse sur les questions touchant sa propre personne, son statut, sa compétence, la valeur de ses enquêtes, la responsabilité morale liée à la relation à court ou à long terme qu’il entretient avec ceux qu’il étudie, les conséquences possibles de son travail […].

Ghasarian 1997 : 196

C’est l’éthique même de la discipline qui est en jeu, la responsabilité de l’anthropologue face à la reconstruction de son objet d’étude, aux conséquences des textes qu’il publie (Piron 1996). Pour Zonabend :

[…] la restitution paraît entendue dès le commencement de la recherche sur le terrain. Elle ferait en quelque sorte partie du contrat implicite qui lie l’observateur et l’observé […]. Elle fonctionnerait comme un contrôle a posteriori de l’enquête. Elle aurait donc une double fonction, déontologique d’une part, épistémologique d’autre part.

Zonabend 1994 : 3

Kilani assimile, quant à lui, l’interprétation de l’anthropologue à « l’invention du possible » :

Le discours anthropologique, même quand il se veut descriptif, est toujours en situation de traduire. Il assure le passage de la culture indigène à la culture de l’observateur et du lecteur. Dans une telle situation, le différent apparaît comme le lieu de la découverte : il permet le dialogue, la médiation et le compromis entre l’horizon des significations inscrites dans la culture de l’indigène et l’horizon de significations de la culture de l’observateur. Le travail de l’ethnologue ne consiste-t-il pas finalement à discerner des différences sur un fond de ressemblances? La traduction n’est pas assimilation de l’autre à soi, mais appréciation de la distance entre soi et l’autre.

Kilani 1990 : 14

Il ne s’agit pas seulement d’interpréter et de traduire. L’anthropologue, dont les écrits, les productions audiovisuelles et a fortiori muséographiques sont la conséquence d’un don de ses interlocuteurs (don de temps, de paroles, d’objets rituels) ne peut faire l’économie du conte-don. Et, comme le souligne Piault, l’enjeu est d’importance :

En réalité, l’anthropologie visuelle renvoie à une situation qui est précisément ce qui devrait être l’objet de l’anthropologie : comment est-il possible de penser la relation de l’un avec l’autre, de l’unique avec le multiple, de la vie avec la substance, de l’individu avec la société, de la société avec la Nature? L’objectif n’est plus en réalité de décrire des faits et des objets mais de rendre pensable la possibilité de toute relation.

Piault 1992 : 65

Figures 1 et 2

Le film intitulé « Le repas des esprits » a délibérément été monté sans aucun commentaire ni voix off. Initialement destiné à des étudiants en anthropologie, il s’agissait, en donnant aux étudiants la possibilité d’imaginer divers commentaires possibles, de leur montrer la manière dont la subjectivité du chercheur se révèle dans la reconstruction filmique de l’objet d’étude.

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Comment alors envisager une interprétation de la culture de l’autre qui puisse également permettre la rétrocession des données aux populations enquêtées? Comment penser l’utilisation de ce retour par les personnes concernées?

Certes, l’anthropologie appliquée n’est pas une nouveauté en soi. Depuis les origines de la discipline, de Durkheim à Bastide (1971), de nombreux chercheurs se sont engagés pour l’exploitation des données de la recherche d’abord, pour leur restitution aux populations enquêtées ensuite. Mais ainsi que le fait Poirier à propos de l’analyse de la relation au territoire de populations canadiennes et australiennes (2000 : 138), il m’apparaît indispensable d’aller au-delà de cette simple déclaration d’intention et de proposer ce qui pourrait apparaître, en toile de fond de cette note de recherche, comme une réflexion sur le rôle de l’anthropologie et des anthropologues dans les problématiques autochtones.

La démarche que je propose ici s’inscrit dans un questionnement plus large concernant la restitution des données aux populations enquêtées et la manière dont la démarche de l’anthropologue peut permettre leur réappropriation, tant dans un cadre muséographique que résultant de l’exploitation de données filmiques et de leur mise en réseau au moyen des outils fournis par les nouvelles technologies. Je considère ici la culture matérielle comme indissociable du rapport à l’image, et l’histoire de l’anthropologie nous en a donné maints exemples.

Il s’agira donc, dans cette note de recherche, de tenter d’apporter une contribution à la constitution d’une anthropologie visuelle appliquée.

Cette approche répond d’abord à une urgence qui est celle des mutations extrêmement rapides en cours dans l’ensemble des sociétés de la planète et en réponse à ces bouleversements, tant culturels que technologiques, l’anthropologue ne peut plus se contenter d’être simple observateur. Ainsi que l’affirme Laplantine :

Notre discipline se doit, non pas de fournir des réponses à la place des intéressés, mais de formuler des questions avec eux, d’élaborer avec eux une réflexion raisonnée (et non plus incantatoire) sur les problèmes posés par la crise mondiale – qui est aussi une crise d’identité – ou encore sur le pluralisme culturel, c’est-à-dire la rencontre des langues, des techniques, des mentalités. Bref, la recherche anthropologique […] a aujourd’hui pour vocation majeure de proposer non pas des solutions, mais des instruments d’investigation qui pourront être utilisés notamment pour réagir au choc de l’acculturation […].

Laplantine 1987 : 30

Cela implique en premier lieu d’envisager l’impact de l’utilisation de la technique (ici les nouvelles technologies) sur la méthodologie employée sur le terrain. Je tenterai de montrer comment le recours aux nouvelles technologies dans le recueil des données sur le terrain, dans leur reconstruction puis leur restitution a profondément modifié le rapport du chercheur à son objet de recherche, la manière dont se construit le regard anthropologique. Nous verrons dans quelle mesure la collaboration entre l’anthropologue et les populations concernées par l’enquête à des fins d’écriture muséographique (ici la mise en cohérence d’éléments de la culture matérielle avec un objectif de restitution), d’écriture filmique ou de mise en réseau des données obtenues sur le terrain dans un support de type multimédia sont susceptibles de mettre en évidence l’importance de cet « entrecroisement des regards » cher à Jean Benoist (1996). Il s’agira enfin d’envisager la restitution elle-même, ses implications possibles – conservation de la mémoire, réappropriation par les jeunes générations – et la manière dont ce retour peut être envisagé avec les populations concernées par l’enquête de terrain initiale.

Quelques aspects de l’histoire de l’anthropologie visuelle seront d’abord rappelés. Puis je tenterai de mesurer le poids des outils et des méthodes dans la construction du regard anthropologique. Nous verrons dans quelle mesure l’évolution des outils d’enregistrement, audio, vidéo et photographiques a transformé le rapport du chercheur à son terrain. Nous en viendrons alors aux transformations technologiques récentes et aux bouleversements que ces avancées ont produits sur la méthodologie de recherche, sur le rapport à la reconstruction de l’objet de recherche.

Figure 3

L’exposition « Dieu est religions », produite par la photothèque du CNRS, s’est tenue à Nancy en juin 2003. Elle a été fréquentée par par de nombreux réunionnais de métropole et les données présentées se sont enrichies des commentaires notés dans le cahier mis à la disposition des visiteurs.

L’exposition « Dieu est religions », produite par la photothèque du CNRS, s’est tenue à Nancy en juin 2003. Elle a été fréquentée par par de nombreux réunionnais de métropole et les données présentées se sont enrichies des commentaires notés dans le cahier mis à la disposition des visiteurs.

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Figure 4

Vue de l’exposition « Dieu est religions »

Vue de l’exposition « Dieu est religions »

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Je prendrai l’exemple de mes propres recherches, de mon utilisation de la technologie à des fins de recueil des données puis, en partenariat avec mes interlocuteurs, de reconstruction de mon objet d’étude afin de tenter de voir où se trouve l’articulation entre la dimension technique du recueil des données et ce qui est finalement donné à voir, le produit fini, film monté ou CD-Rom. Il s’agit donc d’estimer quel rôle peuvent avoir les populations autochtones à la fois dans la construction du regard porté sur eux mais également comment ils peuvent, en association avec l’anthropologue, intervenir dans la réappropriation des savoirs locaux.

Petit rappel historique

Dans l’article qu’elle consacre à l’histoire de l’anthropologie visuelle, de Brigard (1979) rappelle qu’on doit à Félix-Louis Regnault, médecin français, le premier film ethnographique : il filma, en 1895, dans le cadre de l’exposition ethnographique de l’Afrique occidentale qui se tenait à Paris, une femme ouolof en train de fabriquer des poteries. Il publia la même année une communication écrite sur son expérience, y joignant des dessins effectués d’après le film[2]. De cette époque, il ne reste que peu de témoignages. On sait que dès 1898, des précurseurs comme Haddon, de l’université de Cambridge, Spencer qui parvint à filmer chez les Arandas d’Australie, ont utilisé comme outils de collecte ethnographique des techniques d’enregistrement sonore sur cylindre de cire, accompagnés d’appareils de prises de vues photographiques et des premières caméras (à l’époque les caméras Lumière). Filmer était pourtant une grande aventure. Le matériel était lourd, extrêmement coûteux, les films se mesuraient au mètre et les enregistrements vidéos étaient effectués indépendamment des enregistrements sonores (ce qui peut sembler pour le moins lointain quand on voit la facilité avec laquelle aujourd’hui, il est possible de manipuler une caméra numérique).

En 1922, est tourné Nanouk l’esquimau, oeuvre de Robert Flaherty qui est considérée comme le premier film ethnographique. Lors du tournage, Flaherty improvise sur les lieux un laboratoire de développement qui lui sert également de salle de projection, inventant, lors de la restitution des images à Nanook l’Eskimo, ce qui est à présent couramment nommé « feedback » (Rouch 1979b : 56) ou, de manière plus récente, « rétroaction vidéo ». À la même époque, Dziga Vertov réalisateur soviétique très influencé par Eisenstein[3] et Poudovkine[4], réalise les séries kino-pravda (cinéma vérité) et édicte les six principes de sa théorie du montage[5], organisation de la prise de vues qui transforme le tournage et le montage d’un film en un véritable travail de prise de notes par caméra interposée puis d’écriture de texte visuel. Ces principes étaient également en partie dictés par des nécessités techniques liées à la pellicule qu’il fallait utiliser de manière précise. Il n’était alors pas question de filmer une cérémonie de manière exhaustive.

En 1936-1938, Mead et Bateson révolutionnent le film ethnographique et l’intègrent dans les enseignements de l’anthropologie. Il s’agit alors essentiellement pour eux de sauvegarder un patrimoine culturel en voie de disparition, de le transmettre aux jeunes générations d’anthropologues. Près de 40 ans plus tard, Margaret Mead écrit :

En utilisant les techniques nouvelles, le film sonore par exemple, les anthropologues recueilleraient des matériaux permettant de faire des analyses détaillées et beaucoup plus sûres que les nôtres. […] Les documents que l’on peut rassembler aujourd’hui constitueraient un réservoir inestimable pour des générations futures de jeunes chercheurs.

Les progrès techniques en matière de cinéma, d’enregistrement sonore, de vidéographie, auxquels on peut ajouter, peut-être, la caméra à 360°, rendront possible la sauvegarde de documents (concernant au moins quelques cultures) pour l’information des étudiants, longtemps après que la dernière vallée isolée reçoive des images par satellite.

Mead 1977 : 284 et 1979 : 19

Au début des années 1960, Jean Rouch et Edgar Morin vont beaucoup plus loin en pratiquant ce que l’on qualifierait aujourd’hui de rétroaction vidéo et que Jean Rouch nomme à l’époque un « contre-don audio-visuel » (1979b : 69) : lors de la projection de son film Jaguar, Jean Rouch enregistre les commentaires des acteurs qui se voient à l’écran. À la suite du scandale causé par ce film, Jean Rouch et Edgar Morin reprennent le terme de « cinéma-vérité » et recommandent une modification des rapports entre réalisateur, personnes filmées et public, le film devenant le résultat d’une collaboration : l’interprétation du film repose, pour une grande part, sur l’interprétation du spectateur et le réalisateur possède un rôle de médiateur transformant l’anthropologie visuelle en un acte non plus solitaire de l’anthropologue-cinéaste, mais en une « anthropologie partagée » (1979b : 71).

Précurseur d’une anthropologie visuelle appliquée, Jean Rouch rapproche la démarche du cinéaste de celle de l’anthropologue écrivain : même processus de recherche documentaire, de synthèse, recueil des données, écriture puis restitution à des fins de « verdict », aux spectateurs. Il note en introduction du numéro des Cahiers de l’Homme consacré à l’anthropologie visuelle :

L’objet audiovisuel est irremplaçable. Au stade du voir, l’anthropologue cinéaste […] est obligé d’effectuer une synthèse permanente de ce qu’il observe, s’il veut dans un « découpage spontané » recueillir des documents qui puissent être ultérieurement montrés, et tenir compte de la distribution de la chose filmée dans l’espace et dans le temps (c’est le montage continu de Vertov…). Au stade du regarder – du montage – l’anthropologue cinéaste n’est pas seul à sa table de montage, mais il a près de lui son premier spectateur, le monteur, qui ne voit que ce qu’on lui donne à voir, séparé de tout son contexte. Au stade de l’être vu, c’est, au contraire, de la lecture lente et individuelle, la réaction collective brutale qui, dans les quelques minutes de la projection, déclenche le verdict instantané. Mieux encore, ce peut-être le passage de la caméra de l’observateur à l’observé, comme l’ont expérimenté Adair et Worth chez les Navajo.

Rouch 1979a : 7

On a pu voir dans cette rapide rétrospective que malgré les difficultés techniques d’alors, le poids du matériel et son coût, les anthropologues cinéastes du début du siècle (depuis Félix-Louis Regnault, en fait) avaient pris conscience de l’importance et du rôle possible de la technique (ici de la technique audiovisuelle), dans le recueil des données, mais également dans ses implications en terme d’écriture. Ce n’est pas un hasard si, à de maintes reprises, depuis Haddon en 1901, les programmes de recherches des universités – plutôt anglophones et nord américaines – ont incité les étudiants à utiliser les nouvelles technologies de l’audiovisuel, de l’information et de la communication : très tôt, les pionniers de l’utilisation de l’image avaient pris conscience de l’importance de l’audiovisuel, tant pour la conservation du patrimoine (certains films tournés par Spencer, montrant des rituels à présent disparus, ont été restaurés et sont toujours exploités par les chercheurs), que pour l’enseignement de l’anthropologie, donc tant pour la construction du regard porté sur l’autre, que, de manière plus générale, pour la construction du regard anthropologique. Mais jusqu’à Jean Rouch, la restitution n’était guère envisagée, pas plus que ne l’était, une fois les images tournées, l’intervention directe et l’implication des acteurs spectateurs. Ce que nous nommons aujourd’hui auto-confrontation ou rétroaction vidéo était alors hors de propos, comme l’était aussi l’exploitation, à des fins de réappropriation, des supports produits par les populations filmées.

Le regard anthropologique et les bouleversements technologiques récents

Pour la première fois peut-être, dans l’histoire d’une science, les outils se perfectionnent en moins de temps qu’il n’en faut aux utilisateurs pour apprendre à s’en servir.

Bientôt, les techniques nouvelles permettront d’aller plus loin encore : la caméra Super 8 ou la vidéo tenue à la main comme un micro nous permettront d’avoir un oeil au bout des doigts.

Rouch 1979a : 5 et 9

L’avenir a amplement donné raison à l’auteur de ces quelques phrases.

Le rapport du chercheur à l’image s’était, en fait, déjà transformé depuis les années 1940 avec la banalisation des prises de vues photographiques, la photographie servant alors de stylo, prenant la place du croquis de femme ouolof de Félix-Louis Regnault – encore que certains ethnologues continuent à utiliser le croquis pour décrire un mode d’habitat ou certaines techniques du corps. De plus, de nombreux chercheurs des années 1950 à 1980 ont profité de l’opportunité offerte par le cinéma pour filmer des cérémonies, surtout dans un but d’analyse et de conservation du patrimoine culturel. C’est le cas de Guy Le Moal, avec Masques de feuilles, ou de Danielle Jonckers avec Le nya des enfants.

Mais depuis les années 1980, l’utilisation de la caméra vidéo comme celle du magnétophone s’est banalisée et rares sont, à présent, les anthropologues qui n’utilisent qu’un simple carnet de notes comme matériel de recueil des données.

Le passage au numérique est un bouleversement majeur en lui-même. En un seul instrument, miniaturisé, se trouvent regroupés appareil photo, magnétophone, caméra, permettant, pour un prix extrêmement modique, d’enregistrer l’intégralité d’une cérémonie, divers actes de la vie quotidienne, sans que le chercheur ait à se soucier de la longueur de la pellicule à utiliser ou de conditions techniques particulières. De plus en plus d’anthropologues utilisent ces technologies qui tendent à se banaliser sur le terrain. Il devient alors tentant de remplacer le carnet de notes par la caméra qui sert alors principalement d’instrument de recueil de données qui seront analysées et retranscrites, souvent par écrit, au retour de mission. Le chercheur devient, en un certain sens, dépendant de la technologie et cette technologie influe nécessairement sur la reconstruction de l’objet d’étude (second regard sur les rushs, éléments qui n’auraient pu être saisis lors d’une simple observation participante, place du chercheur dans la cérémonie elle-même – il ne peut être partout ni tout filmer). L’on assiste en fait à une nouvelle révolution scientifique, à la mise en place d’un nouveau rapport des chercheurs à leur objet d’étude, bouleversement occasionné par l’innovation technologique. L’anthropologie devient phénoménotechnique, au sens de Bachelard (1934)[6], productrice des phénomènes qu’elle étudie.

Figure 5

Le devoir de mémoire. Henriette Bègue est décédée en 1998 à l’âge de 98 ans.  Elle fut longtemps doyenne des Mafatais et peu savaient d’elle qu’elle avait été matrone durant de très nombreuses années.

Le devoir de mémoire. Henriette Bègue est décédée en 1998 à l’âge de 98 ans.  Elle fut longtemps doyenne des Mafatais et peu savaient d’elle qu’elle avait été matrone durant de très nombreuses années.

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Figure 6

Marie-Ange Boyer, dite mémé, est née le 18 septembre 1904. Elle fête donc ses 100 ans le 18 septembre 2004. Elle a vécu un siècle de l’histoire de l’île et souhaite transmettre son savoir aux jeunes générations.

Marie-Ange Boyer, dite mémé, est née le 18 septembre 1904. Elle fête donc ses 100 ans le 18 septembre 2004. Elle a vécu un siècle de l’histoire de l’île et souhaite transmettre son savoir aux jeunes générations.

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Un autre apport des nouvelles technologies a été la possibilité de l’auto-confrontation des acteurs de séquences filmées. Difficile jusqu’à la banalisation des instruments d’enregistrement vidéo (bien que, et J. Rouch le rappelle [1979b : 56] Flaherty l’ait utilisée en 1920), celle-ci marque une étape fondamentale dans la construction du regard anthropologique. Avant l’avènement de cette possibilité, le regard était celui de l’anthropologue sur une société ou une culture autre. Dorénavant, « l’autre » est partie prenante de ce regard et peut agir sur lui (par ses commentaires qui viennent, lors des « dérushages », enrichir les données, par le regard qu’il est susceptible de porter sur lui-même – tels les films réalisés par les Yanomami sur leur propre culture, ou les apports plus généraux du film autochtone). La rétroaction vidéo constitue un sujet de recherche à part entière et je pense ici aux travaux conduits par Rix (2002) à partir des images fournies par une micro caméra portée à même le corps par des arbitres lors de matchs de rugby, matériaux ethnographiques qui sont ensuite utilisés comme supports d’auto-confrontation et d’analyse.

Méthodologie, restitution des données, muséographie et multimédia

Ces différentes réflexions guident une démarche et une pratique de terrain, entamées il y a près de 10 ans[7] à l’île de La Réunion et qui trouve aujourd’hui divers prolongements à l’île Maurice. Cette méthodologie comprend plusieurs modes simultanés de recueil de données. Je travaille toujours avec un classique journal de bord, qui me sert à noter, outre des compte-rendus de visites, d’entretiens, mes idées et mes impressions au fur et à mesure de leur venue. J’enregistre mes entretiens sur magnétophone (bandes numériques en fait que je peux exploiter plus tard dans divers montages) avant de les retranscrire dans leur langue d’origine puis de les traduire. Cependant, parallèlement, la caméra est devenue pour moi un instrument indispensable que j’utilise selon plusieurs modes : elle me sert de stylo, me permettant de filmer certaines cérémonies dans leur intégralité (mais sans doute cela est-il une illusion en raison de la subjectivité liée à l’anthropologue cinéaste lui-même), de les faire filmer par certains des acteurs présents, d’en tourner diverses interprétations dans divers lieux ou contextes. Elle m’offre, par sa grande souplesse d’utilisation, la possibilité de mettre en parallèle les variations d’un même fait social, différents regards portés sur un même rituel.

Quand mon objectif est différent, lorsque je filme avec une optique de montage, cette prise de notes devient sélective et ma démarche tend alors à se rapprocher de celle du cinéma-vérité de Vertov ou plus encore, de la définition qu’en donne Jean Rouch puisque j’offre systématiquement les rushs aux personnes filmées et que je leur demande de s’exprimer sur ces images, leurs réactions étant enregistrées et utilisées, soit dans le montage, soit pour enrichir les données déjà recueillies. Ce recueil est enfin complété par une collecte d’objets qui sont eux-aussi proposés à mes interlocuteurs lors de micro-expositions, la culture matérielle étant indissociable du rapport à l’image et le rapport à l’objet et à son image, partie prenante de ma démarche en anthropologie visuelle.

Enfin, une dernière étape de mon travail est celle de la reconstruction. Je l’envisage sous la forme d’une mise en réseau et en cohérence de l’ensemble des éléments recueillis sur le terrain, tissage de toile effectué au moyen d’une écriture qui peut être soit filmique, débouchant sur un film ethnographique, soit muséographique[8] ou de type multimédia. Cette dernière doit, autant que possible, rendre compte de l’ensemble des données recueillies, y compris les variations possibles d’un même fait social, les adaptations et réajustements possibles. Elle ne peut se concevoir qu’en liaison étroite avec les acteurs du terrain, interlocuteurs qui donnent leur avis et se prononcent sur la mise en réseau des données.

Figure 7

la reconstruction et la mise en réseau des données : page sommaire du CD Rom « Grossesse, naissance et petite enfance en société créole »

la reconstruction et la mise en réseau des données : page sommaire du CD Rom « Grossesse, naissance et petite enfance en société créole »

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L’articulation entre la dimension technique du recueil des données et ce qui est donné à voir est alors humaine. Il s’agit de ma propre personne (puisque c’est moi qui ai la technique en main, avec les implications liées à elle – une manipulation technique n’est jamais anodine, surtout lorsqu’il s’agit de l’image), mais c’est également, avant la réalisation du produit fini, ceux que j’ai filmé : les acteurs de terrain. C’est alors que « l’entrecroisement des regards » permet l’enrichissement des données recueillies, leur restitution aux populations concernées et l’exploitation éventuelle qui s’en suivra.

Figure 8

Chapitre « protections » du même CD-Rom.

Chapitre « protections » du même CD-Rom.

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Processus en cours

Dans une publication récente (Pourchez 2003), j’ai expliqué la genèse du premier cédérom réalisé (Pourchez 2000) et fait état de divers processus de restitution en cours.

Ce premier cédérom n’avait, à l’origine, été produit qu’à environ cinquante exemplaires soit les dix exemplaires déposés lors de ma soutenance de thèse ainsi que les différentes copies offertes à mes principales interlocutrices et à ceux qui m’avaient appuyée ou encouragée lors de sa réalisation. Six mois plus tard, je me suis aperçue que mon travail avait circulé et que le contenu du CD était connu d’un grand nombre de personnes. À la demande de nombreuses interlocutrices devenues partenaires de terrain et de diverses institutions en proie à des difficultés de communication, pressentant l’importance d’une reconnaissance (ou plutôt d’une re-connaissance) de la culture créole, j’ai commencé un travail de restitution au travers de groupes de réflexion ou de paroles, les supports exploités étant filmiques, iconographiques ou constitués d’objets collectés sur le terrain.

Les documents présentés lors de conférences, dans le cadre de groupes de réflexion, suscitent toujours de nombreuses réactions qui sont vraisemblablement l’une des conséquences du contexte postcolonial présent dans l’île de La Réunion : surprise, d’abord, par rapport au modèle métropolitain dominant, comme si le fait de montrer certains éléments de la vie familiale traditionnelle revenait à briser un miroir, à enfreindre une règle non dite de non-divulgation des conduites domestiques ; gêne ensuite, puisque je montre l’indicible, des conduites cachées, bannies par les médecins et les professionnels de la santé formés au modèle biomédical européen[9] ; émotion quand les images rappellent des événements du passé[10]. Des images et données projetées, chacun a quelque chose à dire, un avis, l’aveu d’une pratique personnelle cachée, l’intérêt pour une conduite qui peut s’être transmise dans une famille, alors qu’elle s’est perdue dans une autre. Très vite, les premières émotions passées, les échanges commencent, riches, passionnés, comme si le voile se levait sur un passé en apparence perdu, sur des usages en réalité seulement occultés et souvent, ces séances débouchent sur d’autres recueils de données, cérémonies que je suis invitée à venir filmer, grand-mère qui possède encore une technique du corps dont elle souhaiterait qu’elle soit transmise et conservée.

De l’évaluation d’un groupe de parole, conduit en 2001 à l’attention de personnels médico-sociaux, j’ai retenu cette phrase : « maintenant, on peut en parler ».

La construction du regard anthropologique

Par la restitution des données, considérée comme objet de recherche à part entière, il s’agit de rechercher une méthodologie susceptible de permettre une réappropriation des matériaux recueillis par les populations auprès desquelles sont conduites les diverses enquêtes. Les enjeux de ce type de démarche s’avèrent importants : diverses sociétés du monde moderne se trouvent en effet confrontées à de nombreux problèmes associés à la perte des repères chez les jeunes, à une rupture des liens transgénérationnels, à une urbanisation galopante qui entraînent entre autres difficultés, un échec scolaire très important. À ces difficultés s’ajoute parfois, selon les contextes politiques, un problème linguistique quand la langue véhiculaire n’est pas, comme c’est le cas à l’île de La Réunion ou en d’autres lieux, reconnue en contexte scolaire. Et dans ce cadre, le dialogue entre l’anthropologue et les populations enquêtées constitue non seulement une médiation, mais aussi une possibilité de reconnaissance de cultures en position de faiblesse par rapport à un modèle dominant.

Il s’agit également, alors que deux mondes se chevauchent, de limiter les chocs culturels en utilisant la restitution des données, l’interactivité et la technologie comme autant de passerelles entre le monde moderne et les savoirs traditionnels, avec un objectif de réappropriation. L’intérêt de cette approche est d’abord didactique : là où les jeunes générations refusent souvent d’écouter les aînés, le recours à des supports d’informations novateurs permet de mettre en relations des générations qui ne communiquent que peu ou plus. Les caractéristiques principales des supports envisagés doivent en effet être leur grande souplesse d’utilisation, l’absence de jugement porté sur l’autre, constante des conflits entre générations. L’apprentissage devient alors à la fois culturel, social (le fait d’écouter les anciens, sur des bandes enregistrées lors d’une exposition, sur des bornes interactives, peut donner envie de leur poser des questions complémentaires donc de renouer certains liens) et technologique par l’apprentissage associé à l’utilisation du support. Une double communication s’établit alors, des familles vers le chercheur, du chercheur vers les acteurs de terrain.

Le musée possède un rôle primordial. Il apparaît comme un lieu privilégié de restitution des données, mais également comme un lieu d’échange, et je mène, avec plusieurs informatrices devenues amies et collaboratrices, une réflexion sur la manière de projeter ce retour sur les données présentées, de rendre les expositions « vivantes » (livres d’or, enregistrements numériques et insertion de ces enregistrements dans les scénographies muséographiques, techniques interactives, murs interactifs, etc.). Mais sans doute, la définition du musée est-elle à « assouplir » : nombreux sont ceux qui se sentent peu concernés par un espace institutionnellement marqué dans lequel les visiteurs n’ont qu’un rôle passif, alors que les expositions itinérantes et interactives touchent davantage la population.

Un autre aspect de la recherche concerne la mise en réseau des différentes données recueillies sur le terrain, la mise au point de supports permettant à la fois la restitution des données collectées, l’enrichissement du processus de recherche par la mise en place d’un dialogue, divers échanges avec les populations concernées par les enquêtes. Il y a ainsi un enrichissement perpétuel des informations obtenues par le va-et-vient entre le chercheur et ses interlocuteurs. Pour les personnes concernées par l’enquête, le contre-don offre la possibilité de participer à la consolidation des cultures régionales en utilisant les technologies multimédias qui permettent la gestion simultanée des données écrites, audio, photographiques, vidéographiques, complétées aujourd’hui par les opportunités qu’offre Internet. En cela, je pense que la démarche anthropologique, comme la réflexion associée à la collecte des objets, peut avoir un rôle de médiateur, s’insérer dans les divers processus de transmission du patrimoine culturel et de construction des identités et le chercheur possède, dans ce cas, une position manifeste d’intermédiaire culturel.

Alors, le regard anthropologique s’oriente vers la réflexivité : il n’est plus simplement celui de l’anthropologue vers une société « exotique » donnée, mais il y a une implication directe et un retour, voire un enrichissement de ceux qui constituaient auparavant « l’objet d’étude ».

Mondher Kilani rappelle que dans son journal « l’Afrique fantôme » en 1934, Michel Leiris déplore le fait que loin de rapprocher les hommes, l’anthropologie les met à distance : « À chaque pas de chaque enquête, une nouvelle porte s’ouvre, qui ressemble le plus souvent à un abîme ou à une fondrière » (Kilani 1990 : 38).

La perspective d’une anthropologie visuelle appliquée, comprenant restitution des données et implication directe des populations enquêtées dans le processus d’écriture, de mise en réseau et de réappropriation des données permet de limiter cette distance et modifie le regard anthropologique porté sur l’autre : celui-ci, d’objet d’étude, devient collaborateur puis individu autonome s’appropriant ou se réappropriant sa culture en permettant sa diffusion vers d’autres.

Il me semble aussi qu’un vide théorique doit être comblé : en effet, si la réflexion théorique autour du film ethnographique a, depuis longtemps, acquis ses lettres de noblesse, il n’en est pas de même pour la réflexion associée au multimédia, qui est, pour l’heure, relativement réduite. Il apparaît donc indispensable de donner à l’écriture multimédia un substrat théorique équivalent à celui existant pour le film ethnographique, et les phrases écrites il y a quelques années par Jean Paul Colleyn et Catherine De Clippel que je citais plus haut (1992 : 8) me semblent à la fois tout à fait transférables et d’actualité.

Pour l’heure, le terme de « cédérom ethnographique » n’existe pas et ceux qui tentent de s’aventurer en ces terres peu explorées sont souvent déconsidérés ou jugés comme de simples techniciens, comme l’étaient parfois (l’histoire se répète) les pionniers du cinéma ethnographique. Or, de la même manière qu’il existe un cinéma ethnographique, auquel sont associés un mode d’écriture filmique spécifique et une réflexion, la constitution d’un cédérom ethnographique nécessite un mode d’écriture qui lui est propre. Ce point devient lui-même sujet d’étude puisque peuvent alors être analysées à la fois la mise en réseau des données ethnographiques, les diverses conséquences de cette restitution comme par exemple l’impact qu’elles peuvent avoir sur les processus de transmissions intergénérationnelles. Il s’agit ici, par l’entrecroisement des regards rendu possible par la mise en réseau des données, et selon le désir de Georges Henri Rivière, de donner la parole à ceux qui ne l’ont pas, à ceux-là même qui sont les principaux acteurs des terrains étudiés.

Conclusion

La constitution d’une anthropologie visuelle appliquée ne peut s’envisager sans une « épidémiologie des représentations » (Sperber 1996), et il me semble nécessaire de revisiter les sciences humaines tant du point de vue de l’écriture, de la méthodologie à adopter sur le terrain que de la responsabilité du chercheur à l’égard des populations enquêtées.

Le rôle de médiateur de l’anthropologue, le prolongement de cette médiation par l’utilisation, la mise en réseau et la restitution des données apparaissent ici complémentaires et permettent de considérer le métier de chercheur sous un jour nouveau. Celui-ci ne peut plus, comme par le passé, disposer à sa guise des données collectées auprès de ceux qu’il nommait ses « informateurs », sans que soit, à un moment donné, envisagé un contre-don pour ces tranches de vie et de culture offertes. Et si les nouvelles technologies modifient le regard anthropologique porté sur l’autre, l’anthropologue-cinéaste (éventuellement devenu, en partenariat avec ses interlocuteurs, concepteur multimédia ou webmestre) oeuvre à la conservation d’une mémoire, à sa transmission par le biais d’une association avec ceux qui étaient auparavant simplement ses « informateurs », restitution et réappropriation rendues possibles notamment grâce aux possibilités des nouvelles technologies.