Corps de l’article

« La proximité n’est pas un état, mais une action »

Simone Weil

La survie de chacune de nos cellules dépend en permanence de leur capacité à interagir avec d’autres cellules de notre corps. En l’absence de telles interactions, et des activités intracellulaires qu’elles induisent, se déclenche un processus d’autodestruction, la mort cellulaire programmée ou apoptose. Les modalités de différenciation de nos cellules déterminent la nature et la fréquence des interactions moléculaires indispensables à leur survie, et, en conséquence, leur localisation et leur capacité ou non à voyager à travers le corps. Les cellules épithéliales dépendent, pour réprimer leur autodestruction, de molécules exprimées à la surface de leurs cellules voisines et de la matrice extracellulaire auxquelles elles adhèrent, et qui les activent en engageant leurs intégrines de surface. Tout détachement de leur point d’ancrage, tout départ de leur niche écologique restreinte, provoque un phénomène d’apoptose, nommé anoïkis, un terme grec qui signifie « sans domicile » ((→) m/s 2005, n° 2, p. 119).

L’anoïkis lie le destin de la cellule à son lieu de résidence : sans domicile, la cellule meurt. Mais la réalité est plus complexe. À cette contrainte « géographique » s’ajoute une contrainte « géométrique », la survie dépendant de modifications du cytosquelette liées à la surface d’adhérence disponible, indépendamment du nombre d’intégrines engagées. Par ailleurs, si la cellule perd sa capacité à répondre à l’engagement de ses intégrines, elle mourra, au sein même de son domicile. En revanche, si la cellule dispose des ligands appropriés, ou si des anomalies génétiques lui permettent de survivre à leur absence, la cellule pourra se détacher et voyager à travers le corps sans mourir. La capacité de métastaser des cellules épithéliales cancéreuses n’est pas simplement due à leur capacité de s’échapper de leur domicile, mais aussi de survivre à leur voyage. L’anoïkis réalise donc une illustration particulière et spectaculaire du concept de « contrôle social » de la vie et de la mort, d’interdépendance cellulaire, et de mort par « négligence », par solitude, ou par abandon. Un rappel de l’une des caractéristiques universelles du vivant : la nature toujours incomplète, inachevée, et partiellement illusoire de ce que nous appelons un individu, et l’importance des collectivités dans lesquelles il s’insère.

« Aucun homme n’est une île, entier à lui seul, tout homme est partie du continent… » disait le poète John Donne. De ceux qui ont tout perdu et vivent et meurent dans la rue, nous disons qu’ils sont sans domicile fixe. Mais la réalité est plus tragique encore : ils sont non seulement sans domicile, mais seuls, abandonnés au coeur de nos villes, au milieu de nous. Ce n’est pas la seule présence des autres qui permet de vivre, mais les liens qu’on entretient avec eux. Si la nature est indifférente à ceux qu’elle abandonne, nous avons acquis un jour, par hasard, la capacité de ressentir, penser et choisir ; la possibilité de refuser d’abandonner. « La personne apparaît au moment où elle entre en relation avec d’autres personnes » écrivait Martin Buber. De nous seuls dépend que la proximité humaine soit une simple donnée topographique ou une relation, un simple état ou une action - une source de solidarité, d’inclusion et de vie.