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Le roman généalogique est un livre gourmand — et par là excessif j’en conviens, car la gourmandise ne connaît pas de limites. Il conjugue et mêle plusieurs désirs, ce qui le rend parfois un brin débridé et frivole.

Ce livre désire éclairer les rouages complexes du processus mémoriel : le passé, lorsque j’essaie de le faire surgir dans ma mémoire, ne ressuscite pas sous sa forme originale, mais il est composé de trous et d’ajouts successifs. Le souvenir reconstruit, de façon permanente, un objet perpétuellement en changement. Cette matière insaisissable me constitue comme un sujet effiloché. Dans le travail du souvenir, je me défais plus que je ne me fais, je me perds plus que je ne me trouve, je m’invente. Les garde-fous identitaires sont mon nom, celui qui m’a été transmis à la naissance, et ma mémoire, chaotique, constituée d’images et de récits recueillis dès l’enfance par mes proches d’abord, puis par moi-même.

Georges Perec et Claude Simon sont orphelins, et ils ne possèdent qu’une très infime part de mémoire familiale. Il y a rupture dans l’héritage. Ils s’interrogent sur leur identité. Le nom sera l’aventure généalogique qui permettra à l’écrivain de devenir ce qu’il est (sa signature), en créant ce qui n’est plus (le passé, les disparus), ou mieux encore ce qui n’a jamais été (la fiction, la légende).

Le sujet orphelin se révolte contre l’Histoire, la grande, l’officielle qui lui tient lieu d’identité : les guerres, celle de 1914-1918, celle de 1939-1945, ont annulé son droit à l’histoire individuelle puisque celle-ci se nourrit des récits racontés de manière rituelle le soir avant de s’endormir et des anecdotes de l’enfance. Ces histoires de famille n’existent pas pour Simon et pour Perec. Il faut donc les inventer. Le dernier-né se retrouve seul, il peuple sa mémoire de figures fantasques, il convoque les fantômes, les fait surgir dans le théâtre du texte. Il engendre ses ancêtres et modifie l’histoire à sa guise, il l’écrit, l’inscrit et lui donne un futur. Il magnifie les disparus, mais les rend aussi parfois ridicules, grandiloquents ou pathétiques.

L’orphelin conquiert son passé, il refuse d’en être l’esclave. Le matériau biographique pauvre et presque inexistant se transforme par le geste de l’écriture en roman, comme une sorte de revanche.

Il ne reste pour support de mémoire que quelques photographies. L’écrivain s’en empare, et légende l’image. Il ajoute du récit, il métamorphose le document d’archive en récit fabuleux. Notons que son entreprise généalogique est titanesque et que le deuil à l’égard des disparus ne peut se terminer, ce qui fait effectivement de l’oeuvre de Simon une oeuvre sans point d’orgue et pour laquelle on ne peut parler d’achèvement — les tombeaux sont sans cesse réouverts. Le texte n’est pas un monument au sens lourd et massif du terme — c’est une construction de papier.

Cette étude désire mettre en évidence l’activité du lecteur au sein de l’oeuvre.

Les romans généalogiques de Georges Perec et de Claude Simon sont des romans à trous, des romans complexes qui interpellent le lecteur avec insistance. Celui-ci est un acteur de l’oeuvre, il en construit le sens. Il me semble indispensable qu’il devienne interprète. Je conçois la lecture comme une ferveur. Lire c’est associer, combiner, se souvenir, inventer, rêver, désirer. Retrouver la passion de l’enfant pour les histoires, se laisser prendre par le récit, y croire, s’y perdre, avoir peur, pleurer, abandonner, jeter le livre, regretter la fin qui approche, relire… Lire c’est aussi anticiper, puis revenir en arrière, se souvenir, surimprimer à la phrase et à la page d’autres textes de l’auteur, mais aussi des textes tout autres issus de la tradition littéraire, des récits de l’enfance, des anecdotes, des expériences personnelles, des références théoriques. Comme une convocation de fantômes. Une sorte de déjeuner de campagne où les participants fort nombreux seraient issus de milieux divers et opposés, mais posséderaient un point commun : avoir été invité par un seul et même hôte.

Enfin, Le roman généalogique désire proposer une autre approche de l’analyse littéraire, en délaissant la forme de l’objet textuel clos sur lui-même. Cette étude met en scène l’intimité d’un lecteur et la singularité de son interprétation : en cela, elle s’expose, de manière consciente, à la maladresse, la fragilité, la partialité. Mais elle parie sur la ferveur d’une lecture critique qui déclare sa passion, qui signale la complexité de l’oeuvre et lui rend hommage. Une lecture enquêteuse et curieuse qui tente de redessiner la place du critique. Celui-ci use d’outils spécifiques et interdisciplinaires pour aborder un angle précis du texte. L’analyse se focalise sur l’image et sa mémoire culturelle et symbolique, elle explore la technique photographique et son lien avec la mémoire intime, elle interroge le statut de l’archive comme document historique et comme travail de rêve, elle étudie les phénomènes de transmission et les effets de transfert, elle démonte les mécanismes de construction romanesque.

La forme générale de l’étude s’inspire de la structure du roman policier mis en scène par les romans généalogiques eux-mêmes. Le critique enquête sur des phénomènes de disparitions et de réapparitions. Les parents meurent et renaissent sous les traits fantomatiques de personnages légendaires. Comme un détective, le critique piste les formes littéraires et plastiques de ces étranges métamorphoses. Le livre généalogique laisse des blancs, cultive les ellipses, sème des indices. Prisonnier d’une structure textuelle complexe, le lecteur s’avère pris au piège de la culpabilité que lui transmet le narrateur de ce « roman hanté » : celui-ci le rend alors complice d’omission, de trahison, voire même de meurtre. Mû par la curiosité, le désir, le lecteur n’échappe pas à l’aventure littéraire, il participe à l’oeuvre fantôme ; la complétant, l’interprétant, il la fabrique et l’invente, parfois même y ajoute, en surimpression, son propre roman généalogique. Il n’y a pas de lecture innocente, et nous apprenons, à nos dépens et / ou pour notre plus grand plaisir, qu’aucune lecture ne laisse indemne et que toujours nous y laissons des plumes.