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Lorsqu’on examine l’importance de Sand dans la littérature du XIXe siècle dans la perspective des mécanismes politiques de formation du canon littéraire, l’apport considérable du travail des experts sandiens de ces deux dernières décennies apparaît clairement. Celui-ci est important à deux titres : le premier est d’avoir atténué l’importance du biographique au profit du littéraire, c’est-à-dire d’avoir démontré de façon indéniable que Sand mérite notre intérêt, non seulement du fait de la vie haute en couleurs qu’elle mena, mais avant tout du fait de son oeuvre littéraire. Le second est d’avoir montré que l’oeuvre de Sand est importante à la fois en elle-même et de par sa participation dans les débats esthétiques et idéologiques de la France du XIXe siècle. Cette deuxième étape critique est, me semble-t-il, de nature plus complexe pour les spécialistes sandiens, car elle implique un engagement avec un corpus critique dont les analyses sur l’idéologie et l’esthétique du XIXe siècle ne prennent que très rarement en compte le texte sandien.

Ceci m’a paru particulièrement clair lorsque j’ai étudié la question de l’androgynie dans la fiction sandienne. Alors qu’il était relativement facile, par exemple, de séparer la question du travestisme dans la vie de Sand de celle de l’ambiguïté sexuelle dans sa fiction, il s’est avéré plus complexe d’évaluer la place de l’oeuvre de Sand à l’intérieur de l’ensemble des représentations de l’androgynie à cette époque. Au cours de mes recherches, j’ai découvert que le terme « androgynie romantique », qui regroupait un ensemble précis de caractéristiques esthétiques, avait atteint un statut quasi paradigmatique dans le corpus critique des études romantiques. On en était arrivé à une définition de l’androgynie romantique à partir des oeuvres de Balzac, Gautier et Henri de Latouche, et sans faire mention de Sand (voir par exemple Busst, Monneyron et Weil). Ceci en dépit du fait que Sand publia Lélia (1833) et Gabriel (1839), avec leurs héroïnes androgynes et travesties, au cours de la même décennie où Balzac créa sa Séraphita ambisexuelle et désincarnée, Gautier, son audacieuse travestie mademoiselle de Maupin, et Latouche, sa Fragoletta. En dépit du fait, encore, que Gabriel et Lélia entretiennent un grand nombre de similarités avec Mademoiselle de Maupin (1834) et Séraphita (1835) dans leur représentation de l’androgynie. Ou encore que Sand était bien loin d’être une inconnue du monde littéraire de l’époque, et qu’elle partageait de nombreuses affinités intellectuelles avec Balzac et Latouche. L’androgynie de Sand, donc, devait être mise en rapport avec le modèle paradigmatique de l’androgynie romantique, modèle auquel elle avait en partie donné forme, mais dont le regard critique moderne en avait exclu les textes et les inflexions que ceux-ci avaient pu lui donner.

Étudier le contexte historique colonial dans Indiana (1832) de Sand, c’était à nouveau se retrouver confronté à une absence du texte sandien dans le discours critique. Prenons l’exemple de Culture and Imperialism d’Edward Said, qui poursuit l’étude des conventions de l’épistémologie coloniale commencée dans son Orientalism, en démontrant les liens étroits entre l’entreprise coloniale européenne des XIXe et XXe siècles et les mécanismes culturels qui permirent l’apparition des chefs-d’oeuvre littéraires métropolitains de la même époque. Le récit est un élément central de l’argument de Said, car si

[t]he main battle in imperialism is over land […] when it came to who owned the land, who had the right to settle and work on it, who kept it going, who won it back, and who now plans its future — these issues were reflected, contested, and even for a time decided in narrative[1].

Mansfield Park (1814), de Jane Austen, est, pour Said, l’un de ces récits de fiction qui sont plus impliqués dans le projet impérial qu’il n’apparaît au premier abord :

Mansfield Park is a rich work in that its aesthetic intellectual complexity requires that longer and slower analysis that is also required by its geographical problematic, a novel based in an England relying for the maintenance of its style on a Caribbean island [l’île d’Antigua][2].

Or, si, selon Said, les Bertrams de Mansfield Park n’auraient pas pu voir le jour sans le commerce des esclaves, le sucre et la classe des exploitants coloniaux[3], n’en va-t-il pas de même pour Indiana ? L’existence même des personnages d’Indiana, Noun et Ralph (qui grandissent dans le contexte colonial de l’île Bourbon), le recours du colonel Delmare à l’économie coloniale de la plantation lors de la faillite de son entreprise de manufacture en métropole, et le retour utopique de Ralph et d’Indiana vers l’île Bourbon qui conclut le roman, sont tous des éléments rendus possibles (ou lisibles) par l’existence préalable des intérêts coloniaux de la France dans les îles Mascareignes. Ainsi, si l’on peut démontrer de façon convaincante l’importance du projet impérial britannique dans Mansfield Park, un roman dans lequel les références aux colonies des Caraïbes sont peu fréquentes et sans grande incidence, une telle analyse semble d’autant plus urgente pour Indiana, où le récit est étroitement lié au paysage politique de la France de la Restauration et de la première vague coloniale.

C’est dès lors une surprise de voir Said déclarer, presque immédiatement après sa discussion du roman d’Austen, que « the kind of easy yet sustained commerce[4] » que l’on discerne entre la métropole et les colonies dans un roman tel que Mansfield Park, n’a presque pas d’équivalent dans la littérature française, en particulier celle de la première moitié du XIXe siècle. Les allusions à la colonisation dans le roman français du début du XIXe siècle ne prennent pas, selon Said, la forme de la connaissance superficielle des intérêts coloniaux que l’on trouve dans le roman anglais, mais plutôt celle plus académique du discours sur le « non-occidental ». Les références de Said pour le roman français du début du XIXe siècle sont Le rouge et le noir de Stendhal, René et Atala de Chateaubriand et La peau de chagrin de Balzac. Il n’est pas fait mention d’Indiana, dans lequel, paradoxalement, on trouve précisément le commerce « aisé » et « soutenu » entre la métropole et les colonies, ainsi qu’une connaissance informelle de l’expansion impériale.

Mon propos ici n’est pas de reprocher à Said d’avoir oublié de lire Sand, ce qui serait une peccadille en regard d’un ouvrage aussi monumental que Culture and Imperialism. Ce que je voudrais souligner, c’est le problème plus général de la place de Sand au sein des textes critiques majeurs. Dans le cas particulier d’Indiana, il s’agit non d’une oeuvre de second ordre, mais d’un roman salué par la critique de l’époque et ayant même donné lieu à diverses controverses après sa publication. De fait, même si Indiana est l’un des textes de Sand les plus étudiés aujourd’hui, il n’est pas mis au même rang que les Père Goriot et autres Rouge et le noir de l’époque. Or, Indiana n’est pas seulement le superbe premier roman d’une femme de lettres excentrique, un Bildungsroman féminin à la conclusion utopique inattendue, mais aussi un texte qui donne à lire plusieurs des courants littéraires de la première moitié du XIXe siècle. L’un des buts implicites d’une lecture de l’intertexte colonial dans Indiana, dès lors, est d’assurer à Indiana sa place non seulement aux côtés des textes représentatifs de l’époque, mais encore aux côtés de ces romans qui traduisent dans le contexte de la fiction le matériau historique de la France napoléonienne, puis monarchique, dont l’expansion coloniale fut une part intégrale. À propos du colonialisme, en particulier, je voudrais proposer que si la réalité historique et vécue du colonialisme n’est que peu abordée dans Indiana, le texte n’en recueille pas moins, à un niveau discursif, les processus culturels qui marquèrent la colonisation des îles de l’océan Indien. Ceci devient clair lorsque les liens entre Indiana de Sand et Paul et Virginie (1788) de Bernardin de Saint-Pierre, qui eut une influence importante sur Indiana, sont examinés, non pour leur exotisme pastoral, mais dans la perspective historique de la présence coloniale de la France dans l’Océan Indien.

Il y a dans Indiana un va-et-vient fréquent entre la France et l’île coloniale de Bourbon (appelée aujourd’hui île de la Réunion). Même si la plus grande partie du récit prend place en France, le souvenir de la vie outre-mer reste toujours présent à l’esprit du personnage principal, Indiana, une femme qui reste étrangère dans la société française. Pourtant, les précisions données sur la vie politique et culturelle en France contrastent fort avec la quasi-absence de détails historiques lorsqu’il s’agit de la colonie. Ainsi, si la révolution de 1830 ne sert que de décor à la tragédie personnelle de notre héroïne, d’autres événements politiques importants, comme le régime de Louis XVIII et le tournant absolutiste pris par la monarchie vers la fin des années 1820, sont représentés de façon fort détaillée. De plus, les personnages eux-mêmes sont profondément marqués par les divers courants politiques de la France de la Restauration, s’ils ne sont pas des incarnations mêmes de ces courants. Les idéologies principales qui firent de la Restauration une période si agitée sur le plan politique — le royalisme, le bonapartisme et le républicanisme — sont exposées en grand détail à travers les personnages principaux qui leur donnent ainsi la parole : le mari d’Indiana, le colonel Delmare, reste attaché envers et contre tout à l’idée de l’Empire, Raymon de Ramière, l’amant, se fait le porte-parole de la monarchie des Bourbon et l’utopie du cousin Ralph est celle d’une république démocratique. La personnalité même des personnages semble résulter de leurs prises de position idéologiques. Si le colonel Delmare est amer et brusque, c’est qu’il porte en lui la déchéance de l’Empire ; si la tante d’Indiana, Mme de Carvajal, et Raymon de Ramière font preuve d’immoralité, c’est qu’ils intègrent les aspirations de mobilité sociale de la Restauration ; la sérénité et la rectitude mêmes de Mme de Ramière portent l’empreinte des turbulences historiques qu’elle a traversées :

C’était une de ces femmes qui ont traversé des époques si différentes, que leur esprit a pris toute la souplesse de leur destinée, qui se sont enrichies de l’expérience du malheur, qui ont échappé aux échafauds de 93, aux vices du Directoire, aux vanités de l’Empire, aux rancunes de la Restauration ; femmes rares, et dont l’espèce se perd[5].

Cette conceptualisation du personnage comme portant les marques de l’histoire et des idéologies politiques répond de façon directe aux réflexions de Sand sur la représentation de l’histoire dans le roman. Dans une lettre à Anténor Joly datée de 1845, elle écrit :

Enfin il faut, suivant moi […] que chaque personnage d’un livre soit le représentant d’une des idées qui circulent dans l’air qu’il respire, qui dominent ou s’insinuent, qui montent ou tombent, qui naissent, qui règnent ou qui finissent[6].

Si la relation entre le personnel et l’historique est clairement établie pour des personnages tels que les Ramière ou les Carvajal, il n’en est pas de même, cependant, pour les deux protagonistes féminins qui viennent de l’île Bourbon, Indiana et sa femme de chambre Noun : celles-ci ne font preuve d’aucun idéal politique, et leur subjectivité ne semble pas modelée par des événements historiques particuliers. À vrai dire, l’île Bourbon semble miraculeusement à l’écart de la réalité historique, sociale et politique. Par exemple, si la Charte constitutionnelle de Louis XVIII fait l’objet d’un débat entre Raymon et Ralph dans le salon des Delmare, il n’est jamais fait mention d’un autre document juridique d’égale ampleur, le Code Noir, qui légiférait sur la vie dans les colonies. De même, alors que le texte abonde en dates et en faits liés à l’histoire métropolitaine du XIXe siècle — « les vainqueurs de l’Espagne[7] », « le ministère du 8 août[8] » — il reste presque silencieux sur l’histoire coloniale. Ceci est particulièrement frappant lorsqu’on sait qu’au moment même où Indiana, Ralph et Noun sont censés grandir à Bourbon, la France et l’Angleterre étaient en lutte pour la domination des Mascareignes.

L’esclavage lui-même, une réalité de la société coloniale, n’est représenté que de façon oblique dans Indiana. L’utilisation en majeure partie métaphorique du vocabulaire du maître et de l’esclave (une figure de rhétorique désignant le plus souvent l’assujettissement d’Indiana à l’institution du mariage, ainsi que son asservissement à Raymon) a souvent été remarquée par les critiques. Alors même qu’Indiana abhorre la position de servilité que lui doit son mariage à Delmare (« cette femme esclave qui n’attendait qu’un signe pour briser sa chaîne[9] »), elle se place par la suite volontairement sous le joug de son amant Raymon, à qui il lui arrive par exemple de déclarer : « je suis ton esclave, tu le sais bien[10]. » Je dirais même que dans les rares occurrences où le texte fait allusion à la réalité de l’esclavage, il le fait de façon métonymique : la réalité sordide des plantations coloniales n’est pas importante en elle-même, mais en tant qu’élément supplémentaire parmi les divers types d’oppression et d’emprisonnement dont Indiana fait l’expérience. Prenons par exemple le passage suivant :

Élevée au désert, négligée de son père, vivant au milieu des esclaves, pour qui elle n’avait d’autre secours, d’autre consolation que sa compassion et ses larmes, elle s’était habituée à dire : « Un jour viendra où tout sera changé dans ma vie, où je ferai du bien aux autres ; un jour où l’on m’aimera, où je donnerai tout mon coeur à celui qui me donnera le sien ; en attendant, souffrons ; taisons-nous, et gardons notre amour pour récompense à qui me délivrera. » Ce libérateur, ce messie n’était pas venu[11].

Indiana grandit « au milieu des esclaves » et sa souffrance est ainsi associée à la leur. Notons pourtant que l’évocation de l’oppression des esclaves et la compassion d’Indiana sont suivies de son souhait d’être libérée de l’esclavage d’une vie sans amour. La rhétorique de la délivrance, quoique empruntée au discours sur l’esclavage, fait référence à l’attente d’Indiana pour son propre libérateur et messie. Ceci est tout à fait en accord avec le culte romantique de l’individualisme, le « culte du moi », selon lequel tout se subsume dans la subjectivité et le tourment psychologique du protagoniste (« un jour viendra où tout sera changé dans ma vie », « je donnerai tout mon coeur », « gardons notre amour pour récompense à qui me délivrera », etc.[12] ).

Dans un autre passage où le roman fait référence aux plantations, le père d’Indiana est qualifié de « bizarre », « violent » et « le planteur le plus rude[13] » des colonies. Cette allusion mise à part, le personnage du colon brutal reste absent du roman. Ce sont plutôt des brutalités domestiques du colonel Delmare, le mari violent et substitut métonymique du père d’Indiana, que nous sommes témoins. Enfin, Ralph et Indiana s’occupent à la fin du roman de garantir la liberté des esclaves noirs infirmes : « La majeure portion de nos revenus est consacrée à racheter de pauvres Noirs infirmes[14]. » Mais ceci s’insère encore une fois dans la trajectoire personnelle du protagoniste romantique, dans la mesure où il s’agit d’un acte charitable qui s’inscrit dans le point culminant de l’utopie rédemptrice de Ralph et d’Indiana. Après tout, les dernières images de la fin utopique d’Indiana sont celles de l’épanouissement personnel de Ralph et d’Indiana, versant des larmes de bonheur : « Si nous nous surprenons parfois les paupières mouillées de larmes, c’est qu’il doit y avoir des larmes dans les grandes félicités ; il n’y en a pas dans les grandes misères[15]. »

C’est peut-être cette description impressionniste des réalités difficiles de la colonisation et de l’esclavage qui a porté plusieurs critiques d’Indiana à considérer l’espace de l’île comme mythique et symbolique, hors du domaine du réel : « mystérieux, féerique, magique, en dehors du temps[16] », « lieu de l’illusion », « idyllique monde circulaire[17] », « monde intemporel[18] », etc. De telles appréciations de l’île Bourbon nous ramènent aussi aux travaux de l’écrivain naturaliste du XVIIIe siècle, Bernardin de Saint-Pierre, dont les fictions pastorales anhistoriques mises en scène dans les îles de l’océan Indien étaient en vogue pendant la première partie du XIXe, et qui inspirèrent Sand. Ainsi, avec les derniers mots de Ralph, qui qualifie sa maison sur l’île de « chaumière indienne[19] », Sand rend explicite sa dette à Bernardin de Saint-Pierre et à son roman du même titre, La chaumière indienne (1791). Mais si ce roman n’apparaît que dans les dernières pages, son idylle sentimentale de Paul et Virginie s’inscrit, elle, au coeur même d’Indiana : Ralph et Indiana grandissent en lisant Paul et Virginie, et les murs de la chambre d’Indiana en France sont ornés de « gravures qui représent[ent] les pastorales amours de Paul et de Virginie[20] ». De fait, même si Sand s’appuya en partie sur les mémoires de voyage de son ami Jules Néraud pour décrire la topographie de l’île[21], son choix de l’océan Indien et du contexte colonial semble avoir été inspiré avant tout par la lecture du roman de Bernardin.

Paul et Virginie, dont l’action se passe sur l’île de France (île voisine de Bourbon, aujourd’hui appelée île Maurice), prend place dans une absence presque complète de repères historiques. Le narrateur de ce roman, s’il indique que son récit se déroule sur une île d’importance pour le commerce colonial (« cette île située sur la route des Indes[22] »), préfère aussi situer son récit hors d’un quelconque cadre historique : « l’histoire des grands hommes et des rois », selon lui, « ne sert à personne[23] ». Au contraire, son histoire est celle d’individus oubliés, « le sort de quelques particuliers obscurs[24] ». A fortiori, Paul et Virginie est traversé par une nostalgie pour un monde précapitaliste — et par extension précolonial — et pour les vertus imaginées d’une communauté qui trouve le bonheur en retournant à la nature. L’histoire est celle de deux femmes, Madame de la Tour et Marguerite, qui, ayant fui les discriminations sociales de la métropole, mènent une vie idyllique sur l’île de France avec leurs deux enfants, « loin des cruels préjugés de l’Europe[25] ». Dans cette réécriture fictionnelle de la conception rousseauiste bien connue qui veut que la civilisation soit un état corrompu de la nature, les personnages vivent en communion parfaite avec le monde naturel, rejetant tout rappel de la civilisation : « Paul et Virginie n’avaient ni horloges, ni almanachs, ni livres de chronologie, d’histoire, et de philosophie. Les périodes de leur vie se réglaient sur celles de la nature[26]. » Le rejet des marqueurs historiques du temps (comme les livres de chronologie et d’histoire) en faveur d’une temporalité réglée sur la nature est important en ce qu’il connote un déni non seulement du passé historique, mais aussi des événements historiques contemporains. Ainsi, quoique le texte fasse correctement référence à la présence du gouverneur Mahé de Labourdonnais (Madame de la Tour reçoit une lettre de France « en 1738, trois ans après l’arrivée de M. de la Bourdonnais dans cette île[27] »), le récit même ne porte aucune trace de son administration coloniale de l’île. Or, lorsqu’on connaît l’histoire coloniale des îles de l’océan Indien, ce silence ne passe pas inaperçu, Labourdonnais étant sans doute la figure dominante de l’administration royale des Mascareignes au cours du XVIIIe siècle : il transforma notamment l’île de France en un port commercial et une base navale stratégique[28]. Dans Paul et Virginie, c’est une île à l’écart de l’histoire.

L’île Bourbon de Sand, à la suite des conventions pastorales établies par son prédécesseur, semble bien représenter ce lieu idyllique où les protagonistes trouvent refuge, laissant derrière eux les vices corrompus de la société et les vicissitudes de l’Histoire. Ceci est corroboré par le fait que c’est sur l’île Bourbon que prend place la conclusion utopique du roman. Pourtant, un nouvel examen de l’intertexte de Paul et Virginie dans Indiana en termes de différence plutôt que de similitude, en tant que réécriture plutôt qu’emprunt, fait apparaître dans le texte une connaissance latente de l’histoire de l’expansion coloniale et des bouleversements culturels qu’elle a provoqués. Dès le début, les textes de Sand et de Bernardin postulent des relations fort différentes entre la métropole et la colonie. Dans Paul et Virginie, les liens principaux que les personnages entretiennent avec la métropole sont articulés en termes de relations de parenté en crise : ce sont les manipulations d’une tante riche, ou la famille qu’on fuit pour dissimuler la honte d’une grossesse illégitime. Dans Indiana, en revanche, ce sont les nécessités politiques et économiques qui dictent ces mêmes liens. Ainsi, le colonel Delmare et Indiana s’établissent à Bourbon pour échapper à la pression de plus en plus forte de l’industrialisation sur leur « fabrique » en France. Notons aussi que le choix de l’île Bourbon (et non de l’île de France) par Sand est un choix pertinent. Pendant la plus grande partie du XVIIIe siècle, les deux îles se trouvaient sous contrôle français. Au début du XIXe, un conflit éclata entre l’Angleterre et la France au sujet de ces deux îles. À la fin des guerres napoléoniennes, l’île de France fut cédée définitivement à l’Angleterre, avec ses dépendances (l’île Rodrigues et les Seychelles). L’île Bourbon fut rendue à la France par le même traité[29]. L’histoire d’Indiana a lieu à une époque où l’île de France n’est plus une colonie française. Sand choisit donc l’île Bourbon (qui, sauf une brève période d’occupation anglaise entre 1810 et 1815, resta et reste aujourd’hui encore sous contrôle français) en toute connaissance des pertes et des gains de l’empire colonial français.

Mais c’est avant tout dans le domaine des transformations culturelles inhérentes au processus de colonisation que des différences claires apparaissent entre Indiana et Paul et Virginie. Alors qu’Indiana témoigne d’une réalité coloniale en mouvement et d’un discours métropolitain répondant à ces flux, Paul et Virginie parle la langue du statu quo. Le principe de base autour duquel s’organise la vie des personnages du roman de Bernardin est celui de l’harmonie et de la symétrie, symbolisé par exemple par la façon dont les habitants de l’île agencent leur environnement naturel :

[Marguerite] planta [un coco des Indes] sur le bord d’[une] flaque d’eau, afin que l’arbre qu’il produirait servît un jour d’époque à la naissance de son fils. Madame de la Tour, à son exemple, y en planta un autre dans une semblable intention dès qu’elle fut accouchée de Virginie. Il naquit de ces deux fruits deux cocotiers, qui formaient toutes les archives de ces deux familles ; l’un se nommait l’arbre de Paul, et l’autre, l’arbre de Virginie[30].

Les membres mêmes de cette communauté forment une triade parfaitement symétrique : les mères ayant quitté la France forment la paire maternelle, Paul et Virginie la paire fraternelle, et Domingue et Marie, les domestiques noirs, forment la troisième paire. Il résulte de cette symétrie un commentaire implicite sur la séparation des identités raciales, qui est maintenu tout au long du récit, un sentiment que tout et tout le monde est à sa place. Alors que Domingue et Marie ont des affinités sentimentales avec les membres blancs de leur communauté, leurs sphères sont distinctes. Aucune négociation d’ordre identitaire, aucun échange culturel n’est causé par la rencontre et la proximité des personnages africains et européens. Dans Paul et Virginie, l’harmonie est aussi une forme de stase.

Or, les comptes-rendus historiques de la période d’expansion coloniale à la Réunion (et dans les autres îles coloniales en général) font rarement mention de stases. Les historiens et théoriciens de la culture caractérisent les colonies tropicales comme des sociétés culturellement dynamiques, créant inéluctablement de nouvelles identités et structures culturelles. Notons à ce propos que du fait qu’elles n’étaient pas habitées par une population indigène au moment de l’arrivée des Européens, le développement des sociétés coloniales, comme celles de la Réunion et de l’île Maurice, s’inscrit hors du cadre du grand récit de la « mission civilisatrice ». Les démarcations habituelles de l’identité coloniale, telles que celle entre colon et natif, sont à repenser dans de nombreux cas, car ces îles étaient habitées par des colons, des esclaves et de la main-d’oeuvre asservie, chaque groupe ethnique et culturel étant distinct, présent sur l’île au service du projet colonial. Ces particularités amènent Françoise Vergès à décrire, dans son traité sur l’histoire culturelle et politique réunionnaise, l’évolution culturelle de cette île par le biais de la métaphore du « métissage » : « The social organization of slavery and colonialism produced métissage, that is, an intermixing of groups, new cultural forms, new languages, and an identity that remained indecisive[31]. » La complexité du trope du métissage est fonction de son ambivalence : « to some anticolonialists [it] offered a radical challenge to the process of mono-identification and European racism, and to others [it] meant the disappearance of differences and a lapse of memory[32]. »

Un autre terme utile pour éclairer les questions identitaires des sociétés coloniales insulaires est celui de « créolisation », déployé dans le contexte post-colonial par des auteurs tels qu’Édouard Glissant, mais défini tout d’abord par l’historien des Caraïbes Edward Brathwaite (en parlant de la Jamaïque des XVIIIe et XIXe siècles) comme

a cultural action — material, psychological and physical — based upon the stimulus / response of individuals within the society to their environment and — as white / black, culturally discrete groups — to each other. The scope and quality of this response and interaction were dictated by the circumstances of the society’s foundation and composition — a « new » construct, made up of newcomers to the landscape and cultural strangers to each other[33].

Bien que la thèse de Brathwaite se rapporte au développement de la société créole de la Jamaïque, sa pertinence pour celle de la Réunion est incontestable. Les structures sociales de la Jamaïque et de la Réunion pendant la première période coloniale sont très similaires, les deux îles étant prises dans

a colonial arrangement with a metropolitan European power, on the one hand, and a plantation arrangement on the other ; and where the society [was] multi-racial but organized for the benefit of a minority of European origin[34].

Notons toutefois que métissage et créolisation ne sont pas interchangeables, et que ces deux termes ont été maintes fois révisés et redéfinis dans le discours post-colonial. Ce qui les rapproche, en ce qui nous concerne, c’est leur conceptualisation commune des sociétés coloniales des Caraïbes, des Antilles et de l’océan Indien comme dynamiques et créatives, des matrices sociales dont émergèrent des identités et des productions culturelles nouvelles et hybrides.

Une fois considéré dans la perspective de ce mélange culturel et de la nature fluctuante de l’identité coloniale, le roman de Sand révèle de nombreux exemples de la confrontation de différents peuples dans des relations de pouvoir inégales, et de l’émergence de nouvelles catégories raciales. Tout d’abord, Indiana reproduit quelques-unes des ambiguïtés et des confusions du discours métropolitain de l’époque sur la race et l’identité des peuples colonisés. On peut en juger par un examen du terme « créole » dans le roman, de sa répétition qui confine à l’obsession à la gamme de significations qui lui est attribuée. Clarifions le terme : dans son sens le plus large, le nom commun « créole » désigne une personne née ou naturalisée dans une colonie tropicale (telle que les Antilles, les Mascareignes ou les Indes occidentales) ou en Amérique, mais d’origine européenne ou africaine. Léon-François Hoffmann, dans son Nègre romantique, précise que « l’adjectif créole qualifie […] quelle que soit leur pigmentation, les natifs de l’île Bourbon aussi bien que ceux de la Guadeloupe ou de Saint-Domingue[35]. » Le Trésor de la langue française des XIXe et XXe siècles restreint son usage à « personne de race blanche d’ascendance européenne, originaire des plus anciennes colonies d’outre-mer », et ajoute « noir créole » comme usage par extension. Le Grand dictionnaire universel du XIXe siècle de Pierre Larousse corrobore cet usage limité : il paraît hésiter sur la question de la race lorsqu’il donne la définition de « personne née dans les colonies américaines de parents étrangers à l’Amérique », suggérant donc que l’identité créole est une fonction de la géographie, d’une parentèle se situant à l’extérieur des colonies, et qu’un Créole peut dès lors être de n’importe quelle race[36]. Pourtant, dans l’article qui suit, le dictionnaire précise :

On donne généralement le nom de créole à un individu de race blanche qui est né sur le continent américain ou dans les Antilles ; mais ce mot désigne plus particulièrement les personnes qui, descendant d’une race blanche, sont nées sous les tropiques à la Louisiane, à la Guyane, aux Antilles, au Brésil, et aussi à l’île Maurice et à la Réunion[37].

Qu’on se réfère au sens large ou au sens restreint, il semble possible d’affirmer que le mot ne renvoie pas à une quelconque race, et n’a en lui-même aucune connotation raciale. Il est utilisé avant tout pour se distinguer des indigènes d’une part, et des personnes nées dans les continents africain et européen d’autre part.

Quoi qu’il en soit de ces paramètres de définition, le mot « créole » dans le texte de Sand est vite amené à fonctionner dans un discours d’ordre racial. Dans ce roman, « créole » fait référence aussi bien à Indiana qu’à Noun, toutes deux nées sur l’île Bourbon. En dépit du fait que nous ne savons rien de la mère d’Indiana, il ne fait aucun doute qu’elle est d’origine européenne, parce qu’elle appartient à une famille d’exploitants coloniaux, et parce que le texte fait allusion plus d’une fois à ses ancêtres espagnols. Le cas de Noun, dont les parents sont inconnus, est plus complexe. Quelques critiques ont considéré la différence entre les deux femmes en termes de classe uniquement. L’analyse féministe de Leslie Rabine, qui relève le conformisme de Sand dans la description des différences sociales entre la bourgeoise Indiana et sa femme de chambre Noun, en est un exemple. Doris Kadish fut l’une des premières critiques à souligner de façon explicite la différence raciale entre les deux protagonistes. Pour Kadish, le traitement de la notion de race dans Indiana est à la fois conformiste et subversif. L’étude la plus récente est celle de Roger Little, qui démontre de façon convaincante que Sand devait sans doute connaître les différents sens du terme « créole » et que l’ensemble des indices textuels suggèrent que Noun est une femme de couleur[38].

Ce qui nous importe ici est moins ce qu’est ou n’est pas Noun, mais plutôt la façon dont Indiana, en tant que texte métropolitain tentant de décrire une réalité coloniale d’outre-mer, utilise une « construction » particulière de la race, ainsi que la façon dont Noun, en tant que Créole, porte le poids de cette construction. L’épisode qui fait valoir l’identité raciale de Noun le plus visiblement est l’un des plus commentés du roman, mais il vaut la peine d’y revenir : il s’agit du passage où Indiana, affublée de quelques vêtements de Noun et tenant dans sa main une mèche de ses cheveux, attend Raymon. Celui-ci pense tout d’abord qu’Indiana s’est coupé une mèche de ses propres cheveux, mais il réalise bien vite que la toison est « d’un noir nègre, d’une nature indienne[39] ». Cet épisode marque la différence raciale entre Noun et Indiana, différence qui est plus particulièrement inscrite en termes de métissage. Les termes « nègre » et « indienne » évoquent deux des types de populations non européennes qui formaient la société des îles Mascareignes, d’une part les esclaves noirs importés d’Afrique et de Madagascar, et d’autre part les Indiens, tout d’abord introduits dans l’île comme esclaves, puis affranchis[40]. Il faut noter aussi que les marins indiens entretenaient avec l’île Bourbon de fréquentes négociations commerciales[41]. « Les négresses du Madagascar » et « les Indiennes du Bengale et de la côte Malabare[42] » sont aussi mentionnées en passant dans le roman de Bernardin, dans une touche de couleur locale exotique ; ce sont deux des groupes qui viennent rendre hommage au tombeau de Virginie. Noun porte en elle la marque de différentes ethnies qui convergèrent vers l’île Bourbon.

Le métissage de Noun passe au premier plan au moment même où Indiana, pour faire subir à Raymon une « épreuve délicate », tente de passer pour sa femme de chambre noyée, allant jusqu’à porter sa bague, la même « pélisse doublée de fourrure » que Noun portait et « un foulard des Indes, noué négligemment à la manière des créoles[43] ». La juxtaposition du foulard créole (signe vestimentaire qui symbolise l’identité créole de Noun et Indiana) et du vestige corporel des cheveux de la domestique (qui indiquent sa différence raciale) a pour effet d’associer créolité et métissage, d’amener l’identité créole dans l’orbite d’un discours sur la race. De fait, le terme « créole » est lesté, dans le texte, de connotations liées au sang, à la biologie et à la sexualité, ceux-ci s’amalgamant en fin de compte pour construire un univers discursif racialisé. Dans une des premières apparitions de Noun, celle-ci est décrite comme « pleine de sang créole ardent et passionné[44] ». Plus tard, sa sexualité est perçue comme une expression de la nature passionnée de son « sang créole » : Raymon, incapable de résister à son « ardeur du sang » et à sa « volupté toute orientale[45] », l’imagine comme une « créole lascive », liant ainsi sa sexualité exubérante et son identité créole. La sexualité même de Noun semble trouver son origine dans sa jeunesse, si l’on en croit les paroles de Ralph :

Noun à dix ans, était plus grande qu’[Indiana] de toute la tête ; créole dans l’acception la plus étendue, elle était déjà développée, son oeil humide s’aiguisait déjà d’une expression singulière, sa contenance et son caractère étaient ceux d’une jeune fille[46].

Le fait de qualifier Noun de « créole dans l’acception la plus étendue », c’est-à-dire non blanche, va de pair avec le constat de son développement physique — et donc sexuel — précoce. Il est intéressant de noter que la précocité de Noun correspond à une conception qui semble répandue à propos des femmes noires nées dans les îles tropicales : le Grand dictionnaire universel Larousse du XIXe siècle, dans un long article sur le mot « créole », nous apprend que « les jeunes négresses des colonies atteignent plus tôt que les jeunes Africaines l’âge de la puberté. » (il va sans dire que le Larousse ne fait pas de telles distinctions entre les femmes blanches et leurs comparses des colonies). Dans Indiana, c’est Noun (et non la Créole blanche) qui représente à la fois les fantasmes sur le métissage et sur la miscégénation originelle, et une conception racialisée de la créolité.

Le texte tente en outre de créer une typologie du tempérament créole. Ici, Indiana et Noun toutes deux sont soumises aux impératifs taxonomiques du roman. Le Créole, ou du moins la femme créole, selon le narrateur, est vulnérable et crédule (« Femmes de France, vous ne savez pas ce que c’est qu’une créole […] ce n’est pas vous qu’on dupe et qu’on trahit[47] »), irrationnelle et fragile (« Madame Delmare avait toutes les superstitions d’une créole nerveuse et maladive »), et enfantine (« le principal charme des créoles, selon moi, c’est que l’excessive délicatesse de leurs traits et de leurs proportions leur laisse longtemps la gentillesse de l’enfance[48] »). Superstitieuse, innocente, « rieuse et folâtre[49] », les attributs de la Créole abondent et ont maintes significations. Ils sont même parfois contradictoires. Ainsi, si la santé fragile d’Indiana provient de sa physiologie de Créole (« créole nerveuse et maladive »), le « sang créole » de Noun, quant à lui, la rend « forte, brillante de santé, vive [et] alerte[50] ». Aucune typologie cohérente n’émerge — de même que les connotations raciales restent ambiguës, le caractère créole est insaisissable.

Le traitement du contexte colonial dans Indiana, tel que nous l’avons examiné jusqu’ici, peut donc se ramener à deux types de champs discursifs. D’une part, le roman choisit un contexte factuel historiquement précis, ainsi que le démontrent le choix de l’île Bourbon (et non de l’île de France), la mention de la forte présence espagnole dans l’océan Indien à travers la référence faite aux origines de l’héroïne, et le déploiement du terme colonial « créole » dans son sens le plus large. D’autre part, le traitement du sujet par Sand est en grande partie idéologique et appartient à l’ordre de l’imaginaire : la description du « créole » est saturée d’idées reçues sur le déterminisme biologique et de stéréotypes raciaux et sexuels. À ces deux modes discursifs, je voudrais en ajouter un troisième : la métaphorisation des transformations culturelles dans la société de l’île tropicale. Nous l’avons remarquée dans la suggestion du métissage de Noun : le corps et la personne de Noun deviennent ensemble la métaphore d’une société elle-même métissée. Mais pour mettre tout à fait en lumière cette métaphorisation de la réalité coloniale dans Indiana, il nous faut revenir une dernière fois à notre intertexte privilégié, Paul et Virginie. Nés dans les colonies de mères européennes, les deux protagonistes du roman de Bernardin sont tous deux Créoles. Le mot créole apparaît peu dans le texte, et seulement en référence aux Créoles blancs, Paul et Virginie. Ceux-ci, comme on sait, se portent une affection sans bornes :

La nuit même ne pouvait les séparer ; elle les surprenait souvent couchés dans le même berceau, joue contre joue, poitrine contre poitrine, les mains passées mutuellement autour de leurs cous, et endormis dans les bras l’un de l’autre[51].

L’attachement fraternel de leur enfance se mue graduellement en un lien qui porte toutes les marques de l’amour-passion.

Or, dans Indiana, le couple Ralph-Indiana semble suivre la même trajectoire textuelle. Ralph lui-même l’explicite lorsqu’il déclare son amour pour Indiana :

Quand je vous lisais l’histoire de Paul et Virginie, vous ne la compreniez qu’à demi. Vous pleuriez cependant ; vous aviez vu l’histoire d’un frère et d’une soeur là où j’avais frissonné de sympathie en apercevant les angoisses de deux amants[52].

Comme Paul et Virginie, Ralph et Indiana grandissent comme frère et soeur sur l’île Bourbon ; en fin de compte, l’amour malheureux de Ralph est récompensé quand sa relation avec Indiana devient une vraie relation amoureuse. Cependant, le remaniement de Sand de l’histoire de Bernardin introduit un troisième personnage, Noun, qui vient perturber la dyade principale et empêche le lecteur de tirer la conclusion que l’attachement de Paul et Virginie est reproduit exactement par Ralph et Indiana. Noun est, elle aussi, une compagne des jeux d’enfant d’Indiana, qui va même jusqu’à provoquer la jalousie de Ralph (« Eh bien, je n’aimais pas Noun, ou bien je ne l’aimais qu’à cause de vous, dont elle partageait les jeux[53] »). De plus, Noun et Indiana sont « soeurs de lait » et en tant que telles partagent la même intimité que les héros de Bernardin : Paul et Virginie boivent au sein de leurs deux mères (« souvent elles les changeaient de lait[54] »), et plus tard, lorsque Paul sera séparé de Virginie, il se lamente à sa mère : « Vous qui séparez le frère d’avec la soeur ! Tous deux nous avons sucé votre lait[55]. » Enfin, de même que la mort de Virginie par noyade conduit Paul à sa propre mort, Indiana est tentée, elle aussi, de mettre fin à ses jours et de suivre Noun dans la tombe :

Cette eau verdâtre exerçait une force attractive sur les sens d’Indiana […]. Il y avait si longtemps que l’exemple du suicide de Noun apaisait les heures de son désespoir, qu’elle s’était fait du suicide une sorte de volupté tentatrice[56].

Malgré le suicide raté de Ralph et d’Indiana, c’est le souvenir du suicide de Noun et le « mirage magnétique[57] » de l’eau qu’Indiana parviendra mal à oublier dans la plus grande partie du récit.

En d’autres termes, Sand réécrit le couple créole de Paul et Virginie en le féminisant et en le transposant sur deux autres Créoles qui sont distinguées par la race. En réimaginant les héros de Bernardin, Sand crée en Noun et Indiana un double féminin, deux femmes qui sont à la fois assimilées (en tant que créoles et que compatriotes) et différenciées (par leur classe, leur race, leur comportement et leur état de santé), qui sont liées de façon quasi biologique (en tant que soeurs de lait), psychologique et spirituelle. À la base de cette relation entre Indiana et Noun, je propose de voir une métaphore des formes uniques d’assimilation culturelle et de mélange à l’oeuvre dans les îles coloniales. Dans son roman, Sand met en place ce qu’on pourrait appeler une « poétique de la créolisation » au sens où Brathwaite, que je mentionnais plus tôt, définit la créolisation : le rapprochement matériel, psychologique et spirituel de groupes culturels distincts qui se trouvent réunis dans le contexte de l’esclavage et de la colonisation.

En conclusion, il serait productif de comparer la description des colonies que nous avons examinée dans Indiana avec celle de la métropole. Lorsqu’il s’agit de la métropole, comme nous l’avons vu, Sand parle un langage factuel, qu’il s’agisse de l’aspect cruel de la société de la Restauration, ou des manigances politiques de la monarchie des Bourbon. Dans le cas de l’histoire et de la société des Mascareignes, la plupart du temps, l’écriture de Sand est allusive, suggestive et métaphorique. De plus, la distance géographique et culturelle entre la France et l’île Bourbon, ainsi qu’un certain nombre de préjugés idéologiques métropolitains, la conduisent à produire un discours sur la formation des identités coloniales, et en particulier sur la race, de façon problématique. Quoi qu’il en soit, le texte parvient souvent à capter certaines réalités coloniales, telles que le métissage culturel et racial, de façon étonnamment précise. En tout et pour tout, même s’il serait erroné de parler d’une représentation exacte des colonies dans Indiana, il est possible de discerner une compréhension intuitive du cours de l’histoire coloniale et de ses implications sociales et culturelles.

Deux axes d’analyse ont guidé cette lecture d’Indiana. Le premier a permis d’examiner la façon dont le texte représente les colonies et produit un discours sur elles. Le second est le sujet par lequel j’ai commencé cette lecture, et celui avec lequel j’aimerais la conclure : la place des oeuvres de Sand dans la critique dix-neuviémiste. Pendant plus d’un siècle, Sand a été mentionnée dans les annales de l’histoire littéraire en tant que romancière pastorale avant tout. Le travail récent de plusieurs chercheurs a permis de modifier cette image fossilisée. Ma lecture d’Indiana à travers le prisme de Paul et Virginie voudrait s’inscrire dans cet axe de recherche. Si cet intertexte est perçu avant tout comme pastoral ou idéaliste, il risque de confiner Sand dans le rôle qu’on lui a trop souvent attribué. Lire cet intertexte dans le contexte de l’histoire coloniale est une tentative modeste de souligner les autres types de fiction auxquels Sand excellait et la complexité de ses romans.