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Les propriétés immunostimulantes de l’ADN ont été découvertes en 1984, lorsqu’il a été observé que l’ADN de Mycobacterium tuberculosis activait in vitro et in vivo les cellules NK (natural killer) [1]. Plusieurs études ont ensuite montré que ces propriétés immunostimulantes étaient liées à l’existence de motifs 5’-CG non méthylés, sous-représentés dans l’ADN des vertébrés [2, 3]. Fait remarquable, les oligonucléotides synthétiques (ODN) contenant de tels motifs (CpG-ODN) gardent des propriétés immunostimulantes marquées, en particulier les ODN phosphorothioates, résistants aux nucléases. De tels oligonucléotides ont ainsi été utilisés avec succès dans divers modèles animaux d’infections, de vaccins ou d’allergie, et sont actuellement en cours d’investigations chez l’homme. Les perspectives thérapeutiques des CpG-ODN en cancérologie, qui font l’objet de cet article, ont été mises en évidence plus tardivement, à la fin des années 1990.

Un acteur important : le TLR9

La stimulation du système immunitaire requiert la pénétration intracellulaire des CpG-ODN ou de l’ADN bactérien. Cette pénétration ne semble pas dépendre d’un récepteur spécifique, mais se fait par endocytose. Les fragments d’ADN ou les ODN sont ensuite dégradés dans le milieu acide des endosomes, un processus inhibé par la chloroquine ou la bafilomycine A [4]. Les motifs CpG sont reconnus de façon spécifique par un membre de la famille des Toll-like receptors, le TLR9, exprimé au sein des endosomes. L’activité biologique des CpG-ODN est ainsi supprimée chez les souris dont le gène codant pour le TLR9 a été invalidé, et peut être induite dans des cellules TLR9-négatives après leur transfection par TLR9 [5, 6]. L’activation intracellulaire après liaison au TLR9 entraîne l’activation des voies des MAP-kinases (mitogen activated protein kinases) et du NFκB (nuclear factor κB) [7].

Chez l’homme, l’expression de TLR9 est restreinte aux lymphocytes B et aux cellules dendritiques plasmocytoïdes (pDC), alors que son expression chez la souris concerne aussi la lignée myéloïde (macrophages, monocytes, cellules dendritiques myéloïdes) [8]. Une expression de TLR9 dans le système nerveux central a également été mise en évidence chez le rat, dans les cellules microgliales [9].

Chez l’homme, comme chez la souris, l’ensemble des lymphocytes B est activé par les CpG-ODN, aboutissant à la sécrétion de cytokines comme l’interleukine-6 (IL-6) ou l’IL-10, à la prolifération cellulaire, à l’inhibition de l’apoptose induite par divers agents et à la sécrétion d’immunoglobulines [2, 10, 11] (Figure 1).

Figure 1

L’ADN bactérien et les CpG-ODN ont une action directe sur les lymphocytes B et les cellules dendritiques plasmocytoïdes chez les mammifères.

L’ADN bactérien et les CpG-ODN ont une action directe sur les lymphocytes B et les cellules dendritiques plasmocytoïdes chez les mammifères.

Les CpG-ODN ont, sur les lymphocytes B, un effet mitogène et inducteur de cytokines comme l’interleukine-6 (IL-6) ou l’IL-10. Après activation par les CpG-ODN, les cellules dendritiques sécrètent de nombreuses cytokines comme le TNFα, l’IL-6 ou l’IL-12, favorisant ainsi une réponse des lymphocytes T de type Th1. Les cellules NK (natural killer) sont activées de façon indirecte, mais augmentent la réponse immunitaire par la sécrétion d’interféron γ (IFNγ).

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L’activation des pDC humaines, quant à elle, entraîne leur maturation, la sécrétion de nombreuses cytokines comme le TNFα (tumor necrosis factor α), les interférons α∈ou γ (IFNα ou γ), l’IL-6 ou l’IL-12, et l’expression de molécules de costimulation (CD40, CD80, CD86) et de CCR7, un récepteur contrôlant la migration vers les zones T ganglionnaires [7, 12]. Alors que les pDC sont directement activées par les CpG-ODN, l’activation des cellules dendritiques myéloïdes humaines se fait indirectement, par le biais de cytokines [13].

L’activation des lymphocytes T par les CpG-ODN dépend des cytokines sécrétées par les cellules dendritiques. La sécrétion d’IL-12 et d’IFNγ oriente la réponse vers le profil Th1, et peut même transformer une réponse Th2 en Th1 [14]. De plus, les cellules dendritiques peuvent alors activer les lymphocytes CD8, indépendamment des lymphocytes CD4 helper [15].

Les cellules NK sont activées par les CpG-ODN de façon indirecte, par le biais de cytokines comme le TNFα et l’IL-12, et non directement, contrairement à ce qui fut initialement publié.

Les différentes classes de CpG-ODN

L’activité biologique des motifs CpG dépend des bases adjacentes en 5’ et 3’, et de la nature chimique du squelette de l’oligonucléotide. Trois familles de CpG-ODN sont ainsi caractérisées (Tableau I) [7, 16].

Tableau I

Familles de CpG-ODN décrites dans la littérature.

Familles de CpG-ODN décrites dans la littérature.

LB : lymphocytes B ; NK : cellules natural killer ; pDC : cellules dendritiques plasmocytoïdes ; IFNα : interféron α.

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Le type B (ou K), le plus classique, se caractérise par une forte activation des lymphocytes B et des cellules dendritiques, mais par une faible sécrétion d’IFNα par les pDC. Certaines séquences, qualifiées d’optimales, présentent une spécificité d’espèce (5’-GTCGTT chez l’homme, 5’-GACGTT chez la souris), mais il existe des séquences (5’-AACGTT ou 5’-GACGTC) possédant une excellente activité immunostimulante dans les deux espèces. La répétition d’hexamères CpG au sein d’un même ODN augmente franchement son activité [7, 17]. Les ODN de type A (ou D) se caractérisent par une faible activation des lymphocytes B, mais par une forte activation des cellules NK et par une sécrétion d’IFNα par les pDC. Les ODN de type C, plus récemment décrits, combinent les propriétés des deux précédents types.

L’activité biologique de l’ensemble des CpG-ODN, quel que soit leur type, dépend de l’expression de TLR9 ; la raison de ces différences d’activité au moyen d’un même récepteur n’est pas élucidée.

Applications des CpG-ODN en cancérologie

Le fort pouvoir immunostimulant des CpG-ODN ouvre plusieurs stratégies thérapeutiques dans les cancers. L’utilisation des CpG-ODN permet en effet d’activer les deux composantes de la réponse immune : son amorçage et son efficacité.

La stimulation directe des cellules dendritiques par les CpG-ODN favorise la sélection par le système immunitaire d’un antigène adéquat avec une réponse immune de type Th1. Ensuite, l’activation des macrophages et des cellules NK permet d’accroître la cytotoxicité antitumorale, soit directe, soit par le biais des anticorps (antibody-dependant cell cytotoxicity, ADCC). De plus, grâce à la sécrétion locale d’IFNγ, l’expression généralement faible du CMH-I (complexe majeur d’histocompatibilité) par les cellules tumorales peut être induite, les rendant plus sensibles à la cytotoxicité des lymphocytes T.

Schématiquement, on peut distinguer deux approches dans le traitement des cancers par les CpG-ODN : l’utilisation des CpG-ODN seuls, par voie locale, pour favoriser l’émergence d’une réponse immunitaire (immunisation in situ), ou l’utilisation combinée des CpG-ODN avec un antigène ou un anticorps monoclonal, lorsque ceux-ci sont connus, ou avec des cellules dendritiques (immunisation à distance). La quasi-totalité des travaux dont les résultats sont rapportés ci-dessous ont utilisé les CpG-ODN de type B, les plus anciennement connus.

Utilisation des CpG-ODN seuls

L’efficacité d’une telle approche avait été suggérée par l’utilisation d’extraits nucléaires de Mycobacterium bovis (MY-1), dont l’injection permettait la régression de tumeurs établies chez la souris [1]. L’activité de MY-1 étant dépendante de la présence d’ADN bactérien, il est probable que l’activité biologique observée dépendait des motifs CpG contenus dans cet ADN bactérien. Ce concept a finalement été démontré par notre équipe dans un modèle animal de neuroblastome sous-cutané, où l’injection péritumorale d’ODN synthétiques contenant des motifs CpG induisait une régression tumorale chez la moitié des animaux, et amorçait une réponse immune protectrice prolongée [18].

De nombreuses publications sont venues corroborer ces résultats, dans presque tous les modèles de tumeurs solides [9]. Par exemple, dans un modèle de gliome intracérébral (CNS1), plus de 85 % des rats furent guéris par une seule injection de CpG-ODN [19].

La situation est probablement plus complexe pour les hémopathies de type B, puisque les CpG-ODN ont un effet direct sur ces cellules. Les CpG-ODN peuvent augmenter l’immonogénicité de ces cellules par induction de molécules de surface comme le CD80, le CD86 ou les CMH de classe I et II. D’un autre coté, les CpG-ODN stimulent la prolifération des cellules lymphomateuses, et les protègent de l’apoptose induite par de nombreux agents. Globalement, un effet positif a été rapporté dans quelques modèles animaux, effet très modeste dans un cas [20, 21].

Aucune toxicité directe des CpG-ODN sur les cellules tumorales n’a été mise en évidence in vitro. En revanche, la plupart des études ont souligné le rôle conjoint des systèmes immunitaires inné non spécifique et spécifique dans le rejet tumoral. La déplétion in vivo des cellules NK diminue ou abolit les effets antitumoraux des CpG-ODN [18]. Les cellules NK n’étant pas une cible première des CpG-ODN, les macrophages infiltrants et les cellules dendritiques interviennent probablement en amont de cette activation [21, 22]. L’implication de l’immunité spécifique est clairement démontrée par l’efficacité réduite des CpG-ODN dans les souris nude ou SCID [19]. Les lymphocytes CD8 sont nécessaires dans la plupart des modèles animaux, alors que la déplétion en cellules CD4 semble avoir moins d’impact [22, 23], probablement parce que les CpG-ODN permettent l’activation directe des lymphocytes CD8 par les cellules dendritiques, de façon indépendante des lymphocytes CD4 [15]. Cependant, l’existence d’une mémoire immunitaire à long terme, rapportée dans l’ensemble des modèles, suggère un rôle joué par les lymphocytes CD4 mémoire. De façon intéressante, il a été rapporté que les pDC infiltrantes des tumeurs ORL chez l’homme étaient moins sensibles aux CpG-ODN de type A que les pDC sanguines du même patient. Cette résistance s’expliquerait en partie par la sécrétion locale d’IL-10 par les cellules tumorales [24]. Dans un modèle animal, la combinaison de CpG et d’anticorps anti-IL-10 a d’ailleurs révélé l’existence d’un effet synergique [25].

En conclusion, il faut souligner que l’activation de l’immunité non spécifique est locale et persiste tant que le traitement est administré, à l’inverse de l’immunité spécifique. Ainsi, l’immunité non spécifique joue probablement un rôle important dans la phase initiale du traitement, avant qu’une immunité spécifique soit amorcée. Les résultats préliminaires d’un essai clinique mené sur des sujets atteints de mélanome montrent un réponse réelle au site d’injection, mais pas à distance [26]. La capacité des CpG-ODN à induire une bonne réponse spécifique sera donc déterminante pour leur avenir clinique, en particulier pour les cancers métastatiques.

CpG-ODN en association avec des antigènes, des anticorps ou des cellules dendritiques

Les CpG-ODN sont des adjuvants très efficaces avec la plupart des antigènes, sauf si ceux-ci sont de nature purement polysaccharidique [27]. Les CpG-ODN sont ainsi les adjuvants les plus efficaces pour l’induction des réponses immunitaires Th1 cytotoxiques avec lymphocytes T CD4 et CD8 spécifiques de l’antigène [28, 29]. Dans un modèle de mélanome exprimant l’épitope OVA, par exemple, les CpG-ODN ont augmenté la réponse CTL (réponse des lymphocytes T cytolytiques) après immunisation avec des peptides synthétiques et ont permis la régression tumorale [30]. La conjugaison directe entre l’antigène et les CpG-ODN permet de réduire la quantité d’antigène nécessaire [31]. L’efficacité des CpG-ODN est encore améliorée par leur combinaison avec d’autres adjuvants comme l’hydroxyde d’aluminium, le QS21 (saponine), le MPL (lipide A monophosphorylé) ou le GM-CSF (granulocye-macrophage colony-stimulating factor) [29, 32, 33].

La combinaison de CpG-ODN et d’anticorps monoclonaux pourrait se révéler intéressante. Les CpG-ODN augmentent la cytotoxicité relayée par les anticorps (ADCC) grâce à la stimulation des macrophages et des cellules NK. Dans un modèle animal de lymphome, une telle combinaison permet de prévenir la croissance tumorale [34]. Plusieurs essais cliniques utilisant cette association ont débuté récemment, avec de l’Herceptin® dans les cancers du sein ou du Rituxan® dans les lymphomes non-hodgkiniens.

Plus récemment, une approche originale a utilisé les CpG-ODN comme inducteur au niveau de la cellule tumorale de l’expression d’une molécule contre laquelle un anticorps monoclonal existe. Les CpG-ODN induisent l’expression du CD25 (IL-2R) à la surface d’une lignée lymphomateuse B, rendant ainsi ces cellules plus sensibles à l’action d’une immunotoxine anti-CD25 [35].

Malheureusement, les cibles antigéniques sont rarement déterminées dans les cancers, limitant l’intérêt pratique de telles stratégies thérapeutiques. De plus, la sélection spontanée d’un clone n’exprimant pas l’antigène permettrait à la tumeur d’échapper à un tel traitement.

Les CpG-ODN permettent la maturation et l’activation des cellules dendritiques, et favorisent l’activation de lymphocytes CD8 cytotoxiques in vivo. La stimulation par des CpG-ODN de cellules dendritiques en présence de lymphocytes T helpers et de cellules de lymphome A20 a ainsi permis l’expansion d’un grand nombre de lymphocytes Th1 spécifiques de la tumeur, capables d’éradiquer chez l’animal le lymphome établi [36]. Dans un modèle de carcinome colique, la combinaison de CpG par voie locale et d’immunisation à distance par des cellules dendritiques chargées avec des antigènes tumoraux induit la régression de grandes tumeurs établies, alors que chacune des approches prises séparément n’a qu’une efficacité limitée [37]. L’utilisation des CpG-ODN avec les cellules dendritiques, qui s’affranchit du problème de la sélection des antigènes tumoraux, devrait bientôt rentrer en phase clinique.

Conclusions et perspectives

La mise en évidence des propriétés immunologiques des motifs CpG au sein des ODN résulte d’une découverte récente et tout à fait inattendue de la biologie de l’ADN.

Plusieurs essais cliniques sont actuellement en cours avec des CpG-ODN (de type B), seuls ou en association avec des anticorps monoclonaux, dans les mélanomes, les lymphomes, les cancers du sein, ou les cancers du rein. Un essai clinique dans les glioblastomes en récidive a débuté à l’hôpital de la Salpêtrière (Paris, France) en février 2003.

Dans les prochaines années, l’accent sera probablement mis sur la définition de séquences immunostimulantes optimales et de formes galéniques adaptées. Par exemple, une forme à libération prolongée locale sera particulièrement justifiée lorsqu’une activation prolongée de l’immunité non spécifique est désirée (cancers locaux, sensible aux cellules NK). À l’inverse, en cas de cancers métastatiques, la capacité du traitement à induire une immunité spécifique sera cruciale.

Enfin, il est évident que les combinaisons de CpG-ODN avec la radiothérapie ou la chimiothérapie pourront se révéler intéressantes [11, 38]. Une réduction de la masse tumorale permettrait le relargage d’antigènes tumoraux et favoriserait l’éradication par le système immunitaire de la masse tumorale résiduelle.