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Depuis la fin de la guerre froide, la prévention des conflits intrarégionaux et la consolidation de la paix ont fait l’objet d’un nombre croissant d’initiatives qui entendent remettre en cause la prédominance des approches réactives ou postconflits. Ces initiatives ont cependant donné, jusqu’à présent, des résultats peu concluants. Selon Andreas Wenger et Daniel Möckli, le manque de participation du secteur des affaires et les problèmes socioéconomiques qui en découlent ne sont pas étrangers aux échecs répétés de ces efforts de prévention, qui reposent trop souvent sur une logique interétatique peu adaptée au contexte actuel de mondialisation. La principale contribution de l’ouvrage est de montrer en quoi les entreprises, considérées dans de nombreux travaux comme une source possible de tensions et de conflits, peuvent activement contribuer, de concert avec les institutions internationales et les organisations non gouvernementales, à la pacification d’une région.

Dans le chapitre d’introduction, les auteurs exposent rapidement le concept de prévention des conflits et ses enjeux, tant pour la sécurité internationale que pour la stabilité économique, en soulignant d’emblée les lacunes et le flou théorique des études dans ce domaine. Le second chapitre s’attache à décrire l’évolution des approches de prévention des conflits, en distinguant notamment le système Westphalien, centré sur l’intervention des États, et le système post-Westphalien, qui repose sur une logique beaucoup plus multilatérale. Ce multilatéralisme, qui s’impose de plus en plus depuis le début des années 90, a été notamment marqué par l’intervention croissante des organisations non gouvernementales dans des opérations humanitaires préventives ou palliatives. En dépit de ces interventions, les auteurs rappellent que le nombre de conflits intra-étatiques a considérablement augmenté et que les mesures préventives sont loin de faire consensus. Pour répondre au flou sémantique dans ce domaine, plusieurs concepts associés à la prévention des conflits sont définis et exposés avec une relative clarté. Les auteurs définissent en particulier trois types de prévention des conflits caractérisés par des domaines d’activités et des objectifs spécifiques : prévention opérationnelle, systémique et structurelle.

Le troisième chapitre se propose d’évaluer les mesures actuelles de prévention des conflits et les raisons qui expliquent leur efficacité discutable. Les mesures de prévention opérationnelles, structurelles et systémiques sont successivement abordées et illustrées par différents exemples qui en montrent les limites. Ces limites sont moins liées à un manque d’initiatives, qu’à des réponses trop souvent inadaptées, insuffisantes ou tardives. La complexité des problèmes de sécurité, le manque de moyens financiers et humains, la réticence de certains États, ou encore la dispersion des efforts entrepris sont autant de raisons qui peuvent expliquer les échecs rencontrés. L’analyse de la contribution relative des États, des organisations internationales et des organisations non gouvernementales montre le manque de coordination entre ces différents acteurs. Cette analyse comparative met également en lumière des lacunes que pourrait combler l’implication plus active du secteur des affaires, notamment au niveau de l’apport de nouvelles ressources et de l’amélioration de la situation socioéconomique.

Dans le quatrième chapitre, les auteurs analysent les avantages, pour les entreprises, de s’engager plus activement dans la prévention des conflits. Ces avantages sont essentiellement économiques. En premier lieu, l’émergence de conflits se traduit par une déstabilisation socioéconomique, par des risques majeurs pour les personnes ou pour les infrastructures, et par des coûts qui sont préjudiciables aux échanges commerciaux. Les entreprises sont d’autant plus vulnérables à ces risques que le processus de mondialisation a renforcé l’interdépendance des économies et que les investissements directs à l’étranger des pays riches vers les pays en voie de développement ont considérablement augmenté au cours des années 90. En deuxième lieu, les entreprises multinationales sont l’objet de critiques croissantes, en particulier par la mouvance anti ou alter mondialisation qui dénonce le non-respect des normes internationales de travail ou encore l’exploitation des ressources naturelles des pays pauvres. Quel que soit le bien-fondé de ces critiques, les multinationales doivent préserver leur image en adoptant des comportements socialement plus responsables. Pour Wenger et Möckli, l’engagement en faveur de la prévention des conflits permet d’affirmer la responsabilité sociale des entreprises et donc de renforcer la légitimité de leurs activités internationales.

Le cinquième chapitre tente de décrire les lignes directrices et la forme que peut prendre l’engagement des entreprises dans la prévention des conflits. Pour les auteurs, cet engagement ne doit pas reposer sur une « diplomatie d’entreprise » mais plutôt sur des initiatives économiques adaptées aux compétences du milieu des affaires. Ces initiatives s’articulent autour de deux axes d’interventions. Le premier consiste à soutenir les activités et les ressources d’autres acteurs impliqués dans la prévention des conflits. Ce soutien peut prendre la forme de dons à des organisations non gouvernementales qui s’attachent à promouvoir la paix, à développer des programmes de santé ou encore à promouvoir la démocratie. Il peut aussi se manifester, pour certaines entreprises, par l’apport de produits, de médicaments ou d’équipements divers pour faciliter les actions de consolidation de la paix. Enfin, il peut se concrétiser par un engagement philanthropique plus global et à plus long terme incluant le partage de savoir-faire, de technologies et de ressources humaines. Le second axe d’intervention consiste à s’engager directement dans la prévention des conflits à travers des mesures économiques permettant de stabiliser ou de pacifier une région. Ces mesures peuvent reposer sur la vente de produits ou de services aux différentes organisations impliquées dans la consolidation de la paix et la prévention des conflits. Elles peuvent également être de nature semi-commerciale, par des investissements permettant de créer des emplois et de la richesse dans des régions en conflit. Enfin, les entreprises peuvent jouer un rôle de conseil et d’assistance auprès d’autres organisations souhaitant s’engager dans des régions politiquement instables ou en conflits.

En définitive, cet ouvrage très concis propose un tour d’horizon clair et structuré d’une question jusqu’à présent relativement négligée par les études sur la prévention des conflits et la consolidation de la paix. La démonstration des avantages, tant pour les entreprises que pour les États, les organisations non gouvernementales et les institutions internationales, d’une meilleure participation du secteur privé est bien démontrée et étayée par de nombreuses références bibliographiques. Les auteurs ont fait un effort remarquable pour synthétiser la littérature sur le domaine, pour définir des concepts souvent flous, et pour proposer un cadre théorique permettant d’appréhender des enjeux complexes. Cependant, par son format réduit et sa structure très épurée, l’ouvrage s’apparente davantage à un document didactique engagé qu’à un véritable travail de recherche. De nombreux thèmes auraient mérité beaucoup plus d’approfondissements. Par exemple, les limites de l’intervention des entreprises dans la prévention de la paix sont abordées en quelques pages, essentiellement à la fin du cinquième chapitre. Les risques de l’expatriation dans des régions instables ou en conflit auraient pu être exposés de façon plus convaincante, d’autant que l’actualité internationale illustre abondamment ce type de dangers. De même, l’historique de l’engagement des entreprises pour la stabilisation de régions est assez superficiel et n’explore pas suffisamment les expériences de la période coloniale. Il aurait également été pertinent d’aborder, même si cela a déjà été fait dans de nombreux autres travaux, le rôle négatif de certaines entreprises dans le déclenchement de conflits afin de donner une image plus nuancée de la contribution à la paix du milieu des affaires.

En bref, l’ouvrage passe trop rapidement sur des sujets essentiels et polémiques pour se centrer sur des propositions certes pertinentes et originales, mais exposées de façon trop générale. Les exemples abordés, comme l’engagement pour la paix de gens d’affaires tels que Estée Lauder, les investissements « éthiques » de certaines entreprises dans des régions en conflit ou encore les activités d’organisations comme l’Institute for Multi-Track Diplomacy et Prince of Wales International Business Leaders Forum sont trop rapidement survolés. Un approfondissement de ces exemples et une meilleure mise en perspective par rapport aux concepts proposés dans l’ouvrage auraient donné beaucoup plus de consistance et de crédibilité à la démonstration des auteurs, qui se limitent souvent à des évidences vertueuses. Enfin, les incursions de l’ouvrage dans le domaine de la stratégie d’entreprise et de l’éthique corporative sont relativement évasives. Contrairement à ce que laissent entendre les auteurs, la responsabilité sociale d’entreprise ne constitue pas, loin s’en faut, un « nouveau paradigme », et les discours sur les avantages économiques de la promotion de l’éthique corporative sont aujourd’hui largement éculés.

En dépit de ces lacunes, qui s’expliquent en grande partie par la concision et la perspective très large de l’ouvrage, ce travail de synthèse est certainement une référence incontournable pour les spécialistes des relations internationales, les étudiants et les praticiens qui souhaitent appréhender de façon claire et articulée la contribution possible des entreprises aux efforts de prévention des conflits.