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S’il est vrai, comme l’écrit Peter Szondi, que le drame « n’a d’autre matière que la reproduction du rapport entre les hommes [1] », la domination, sur la scène contemporaine, des personnages que l’on pourrait qualifier, en empruntant à Dostoïevski, d’humiliés et d’offensés, soulève plusieurs questions. Jusqu’au dix-neuvième siècle, le culte du héros avait pour fonction de promouvoir les valeurs qu’une société entendait perpétuer, en proposant une action fondée sur le conflit dont il sortait vainqueur. Depuis, la mise en scène de personnages de petites gens — personnages féminins, adolescents, marginaux et survivants —, plus souvent victimes des événements que vainqueurs d’un éventuel conflit de valeurs, représente une remise en question de l’action dramatique, marquant ce que d’aucuns ont nommé la « crise du drame moderne », mais qui, au-delà de toute idée de « crise », semble la forme dominante du drame au vingtième siècle. L’absence de héros accompagne l’absence de valeurs positives, et l’on peut se demander comment la peinture de la victime manifeste notre conscience du monde.

La mise en scène des victimes recourt parfois à cette autre forme d’action dramatique qu’est le théâtre épique. Toutefois, le registre épique, tel que l’a conçu Bertolt Brecht, suppose une temporalité plus vaste que celle du drame. Il exige le déploiement d’un sens historique qui déborde largement le drame ou la tragédie d’un individu. Tel n’est pas le cas des personnages qui sont envisagés ici, lesquels n’ont qu’une conscience restreinte des événements qui leur arrivent et n’ont aucune prise sur l’action dramatique. Il faut donc admettre la permanence, dans la dramaturgie québécoise, d’une forte tentation naturaliste, voire expressionniste, qui conduit l’auteur dramatique à reléguer l’action dans le passé ou dans l’intériorité. L’unité de la pièce n’est plus créée par l’action dramatique, mais par le « moi » du personnage, toujours identique à lui-même. En corollaire, on notera la domination du monologue, au détriment du dialogue qui est aussi un rapport social, et le découpage de la pièce en tableaux, dont la chronologie nous renvoie à la biographie plutôt qu’à l’histoire.

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L’alligator serait une « divinité nocturne et lunaire, maître des eaux primordiales » (12), un symbole associé à la nuit, qui dévore le soleil, et à la mort. C’est du moins ce que postule Abla Fahroud dans Les rues de l’alligator [2], créée le 13 janvier 1998 par le Théâtre de la Manufacture à Montréal, dans une mise en scène de Fernand Rainville. L’action se passe « de nos jours », à Montréal « ou dans une autre ville où il y a quatre saisons », à « l’angle d’une rue principale et d’une tranquille avec des ruelles » (14). Elle s’ouvre sur un monologue de Blanche Villalobos, poète de la rue, qui précise les enjeux de la parole : « Tous les mots, toutes les chansons portent le poids du silence. Il me reste la parole pour ne pas mourir enterrée par le bruit. » (15) L’alligator est donc ce qui menace, dans les rues de la ville, et la parole est présentée comme la source de toute vie.

En neuf tableaux, la pièce fait découvrir une faune urbaine désemparée, faute de repères culturels et identitaires clairs. Au coeur de cette faune, deux personnages forment un couple : la jeune Sophie-Catherine, adolescente bourgeoise qui parle constamment à sa poupée Coralie, et Sonia, l’immigrante illettrée, vaguement itinérante, l’alligator qui suscite l’inquiétude mais qui, tout autant, est la source de l’espoir. Autour d’elles gravitent d’autres personnages, qui sont désignés le plus souvent par des noms communs ou par des syntagmes imagés : l’Homme au cellulaire, la Femme à la mallette, Monsieur Jadore, le Garçon aux chiens, l’Homme qui court après son fils, Monsieur Cigarette. Il faudra tout l’été pour que Sonia convainque Sophie-Catherine de lui apprendre à lire, et pour que l’on sache les drames, grands et petits, que vivent les uns et les autres. Il aura fallu, pour y parvenir, l’entrecroisement de plusieurs récits, ceux des personnages et ceux que l’on emprunte aux livres, mais surtout, l’échange de mots et de phrases qui empêchent les personnages de sombrer dans leur solitude : « Donne-moi une phrase ! Je t’en supplie, enferme-toi pas ! Il faut parler, crier si tu veux ! » (57)

Dans sa préface, Pierre L’Hérault rapproche cette pièce de Jeux de patience (1997), de la même auteure : « Il est plus question de livres que de territoires. On lit, on raconte aux autres l’histoire lue. » (8) En effet, le répertoire des lectures citées est vaste : Un amour de Swann, Chronique d’une mort annoncée, Jonathan Livingstone le goéland, Bilbo le Hobbit, La migration des âmes, mais aussi, en vrac, Tobie Nathan, Pablo Neruda, Anne-Marie Alonzo, Anne Hébert, Gatien Lapointe, Serge Patrice Thibodeau. « Dans l’absence du territoire à jamais perdu, ajoute L’Hérault, une communauté se crée ainsi par l’échange et l’emprunt des mots. » (9) Il n’est donc pas indifférent que l’auteure, d’entrée de jeu, remercie « toutes celles et toux ceux qui [lui] ont gentiment “donné” des phrases » (12). Ce sont ces phrases qui créent l’unité de la pièce et qui permettent de livrer un message d’espoir, car l’hiver, qui dissout la communauté urbaine dans l’isolement des pièces chauffées, reviendra. Et ce sont ceux et celles qui, tels des écureuils, auront emmagasiné suffisamment de phrases, qui lui survivront le mieux.

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Créée au Théâtre d’Aujourd’hui par le théâtre Urbi et Orbi, en avril 2003, dans une mise en scène d’Antoine Laprise, La nature même du continent [3] est la plus récente pièce de Jean-François Caron. Il y a une guerre entre deux gangs d’adolescents dans un cimetière d’autos. L’enjeu est la carcasse du camion de pompiers, qui sert de frontière et qui a été déplacée : « Je savais pas qu’une frontière, ça se déplace. Surtout dans un cimetière. Surtout un cimetière d’autos. » (24) Normalement, les hostilités durent deux jours et culminent le vendredi soir à minuit. Or, le dimanche, deux jours plus tard, Kathleen découvre que son fils Tobby manque à l’appel. On apprendra peu à peu qu’il s’est d’abord enfoncé dans le bois, espérant atteindre la mer : « J’essayais de trouver le grain de sable qui empêche la roue de tourner depuis que je suis né. » (15) Ces adolescents désemparés comprennent mal ce qui leur arrive : « Comment c’est devenu sérieux, je m’en souviens plus. » (24) Entre l’enfance qui s’enfuit chaque jour un peu plus et le monde des grands, qui n’offre guère de perspectives aguichantes, ils exercent, paumés, cinquante-six petits métiers plus ou moins licites. L’un teste des médicaments, l’autre se prostitue à l’occasion, un troisième balaie la rôtisserie, un quatrième travaille au dépanneur. On retrouve Tobby, juché sur le pont et prêt à se jeter en bas. Toute la pièce se déroule dans cet instant, ce temps suspendu, où l’adolescent prend la décision de poursuivre ou d’en finir : « Qui va s’intéresser à ce qui s’est passé à cette seconde qui fut en même temps curieusement la plus courte et la plus longue de ta vie ? » (78)

Dans sa présentation matérielle, la pièce est cadrée de plusieurs citations qui en justifient le titre et que l’auteur emprunte à Antoine Laprise, à Hervé Guibert et à Alberto Moravia : « L’histoire se passe sur un continent (le nôtre) dont la nature même est d’être, au fond, semblable à un autre continent (l’Afrique). » (7) Curieuse superposition, où le cimetière devient l’allégorie de l’Afrique, soumise à des guerres absurdes menant le continent sans cesse au bord du gouffre, à des guerres qui sont ici assimilées à celles que mènent les enfants.

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Dédiée aux femmes et aux enfants, « les grands perdants de l’histoire », Sahel [4] de Franco Catanzariti explore aussi la tragédie du continent africain. Deux personnages, une femme et son enfant, évoluent sur une scène qui « donne l’impression d’une vaste étendue de sable jaunâtre hérissé de dunes » (12) et qui, par l’indication que nous donne le titre de la pièce, représente le désert du Sahel. Toutefois, le désert n’est pas qu’un décor ou qu’un cadre géographique. Il est aussi la métaphore du « coeur des hommes », « grand, aride et parsemé d’épines » (12). En vingt-trois tableaux, Catanzariti montre la lente agonie de ces personnages sans espoir, la mère d’abord, qui, à l’âge de treize ans, a vu ses « parents criblés de balles et le sable boire leur sang » (47), puis la fille, fruit d’un viol collectif, restée seule après la mort de sa mère. À la fin, les deux se retrouvent et attendent « la fin de l’éternité » (80).

Peinture désespérée puisque, à aucun moment, les personnages n’auront tenté quelque geste, même voué à l’échec, pour vaincre les circonstances, Sahel est entièrement dépourvue d’action ou de suspense. Empruntant plus à la forme du « tableau vivant » qu’aux divers genres du théâtre moderne, la pièce construit sa thèse par la superposition de deux mondes, alors que surgissent, dans ce désert, des objets ou des sons qui rappellent l’Occident. Quand sa fille trouve une feuille de papier déchirée représentant le père Noël, la mère commente : « On donne les cadeaux à ceux qui valent quelque chose. Ça fait longtemps que nous ne valons plus rien. » (31) En aparté, par une Voix, nous sont également livrées les données de la Bourse. On voit rarement, au théâtre, peinture d’un tel univers, où même la parole échoue à créer un semblant de vie : « Quand je serai poussière, dit la Femme, mes paroles seront dans le vent. » (59) La pièce a été créée le 25 février 2003 à la salle André-Paiement du Théâtre du Nouvel-Ontario, à Sudbury, dans une mise en scène d’André Perrier.

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Créée au Théâtre d’Aujourd’hui, le 31 octobre 1997, dans une mise en scène de Claude Poissant, La salle des loisirs [5] de Reynald Robinson est la deuxième version d’une pièce qui avait été lue au CEAD le 10 décembre 1995, sous le titre de Abba ! Abba ! Abba ! Lama sabaghtani. C’est toutefois cette deuxième mouture, publiée chez Dramaturges éditeurs, qui a obtenu le Masque du texte le plus original en 1999. La scène se passe dans une salle de loisirs, en Gaspésie. Nous sommes à des funérailles, ou plutôt après, au moment du lunch, qui réunit les enfants du défunt, Charles, Agnès et Brigitte, dans une scène qui, selon les conventions habituelles, devrait être celle de la vérité. Elle le sera, d’une certaine manière, mais pour révéler un monde de demi-vérités, dont l’authenticité reste douteuse. On ne saura pas vraiment pourquoi Charles a quitté le village trois ans plus tôt ni pourquoi il a ce sentiment profond de ne jamais avoir été aimé par son père. On ne saura pas non plus pourquoi Brigitte a cessé de parler, ce jour où on l’a retrouvée, assise dans un fossé à manger des bonbons. Pas plus qu’on ne comprendra le type de famille qu’a reconstituée Agnès, récupérant le fils qu’elle a eu à quinze ans de sa famille d’accueil à Toronto, et le père, Andrew, qui s’était enfui à Halifax avec son amant.

Ce qui prime, dans cette pièce, n’est en effet pas tant les vérités qui se cachent dans l’histoire singulière des personnages que le type de relation qu’ils entretiennent les uns avec les autres, soudés par leur passé, mais incapables de s’en parler. Si Brigitte reste muette, Agnès, à l’inverse, parle sans arrêt, mais pour dire n’importe quoi, alors que Charles, aux prises avec des morpions depuis son arrivée, ne parle que de lui-même. Chacun somatise à sa manière, faute de parvenir au dialogue qui, peut-être, les libérerait de leur lourd passé. Dans cet univers malsain, que l’auteur parvient néanmoins à alléger par la construction du dialogue, le seul drame véritable est celui de l’adolescent, François-Pierre : « Ça va faire un an que j’me demande pourquoi je suis là. » (116) Faute d’obtenir une réponse et incapable de faire face à cet univers un peu tordu, il choisit d’en sortir, mais par la porte d’en arrière.

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Mise en lecture par André Brassard au Centre national des arts d’Ottawa en mars 1982, créée quelques mois plus tard par le Théâtre du Nouvel-Ontario à Sudbury, dans une mise en scène de Brigitte Haentjens, jouée à Saint-Coeur-de-Marie dans une mise en scène de l’auteur, Les porteurs d’eau [6], de Michel Marc Bouchard, a, par la suite, été présentée dans une version révisée au Théâtre de la Rubrique de Jonquière, en avril 2000, dans une mise en scène de Benoît Lagrandeur. La pièce appartient à un registre peu connu de l’oeuvre de Bouchard qui, au début de sa carrière, avait écrit plusieurs pièces d’inspiration historique ou alimentées par des légendes locales, souvent destinées aux théâtres d’été, mais dont aucune, jusqu’à présent, n’avait connu la publication.

Appelé à jouer le rôle d’interprète auprès d’hommes d’affaires américains venus construire un barrage, Théophyle renonce à revêtir la soutane pour poursuivre des études en comptabilité et entrer à leur service : « On a le choix : ou ben on se contente le restant de nos jours de changer leu’draps, ou ben on se fait une petite place à côté d’eux autres. » (17) Il se trouve ainsi à s’aliéner le reste de sa famille, des cultivateurs bientôt expropriés de leurs terres promises à l’inondation. Mais les Américains ont menti sur le niveau que l’eau de la rivière pourrait atteindre, et les familles seront bien plus nombreuses que prévu à perdre leurs terres. D’année en année, monte le niveau de l’eau qui menace jusqu’aux terres de Saint-Méthode. Contraint lui aussi par la crue des eaux à renoncer à sa terre, Thomas, le frère de Théophyle, s’engage comme ouvrier dans les moulins à papiers d’Alma. La pièce oppose ainsi les deux frères, tous deux « porteurs d’eau », bien que dans des fonctions différentes : Théophyle, l’opportuniste des premiers jours, contre qui se retourne la colère de la population, et Thomas, la victime, qui ne cède pas moins aux nécessités du temps et adopte finalement lui aussi un comportement douteux.

La pièce est écrite à partir des faits historiques entourant la construction du barrage hydroélectrique de l’Isle-Maligne, au Lac-Saint-Jean, entre 1914 et 1928, faits relatés par Mgr Victor Tremblay dans La tragédie du Lac Saint-Jean. Inspirée du théâtre épique, la pièce est composée de 13 tableaux entrecoupés de songs. L’auteur explique : « Ma pièce ne se voulait pas un portrait fidèle des événements, mais une mise en place des enjeux sociaux et politiques des grands bouleversements de l’époque. » (5) Mais là, dans le mode de composition et dans les intentions de l’auteur, s’arrête l’apport du théâtre épique, qui ne prend guère en charge le développement d’un point de vue critique chez le spectateur. Domine l’exposé fictif des faits historiques et de leurs conséquences sur une famille du Lac-Saint-Jean et sur la cohésion des sociétés traditionnelles.

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Nous n’avons guère eu l’occasion, jusqu’à présent, de voir jouer à la scène les textes de cette jeune dramaturge acadienne qu’est Emma Haché, dont l’oeuvre a pourtant déjà obtenu plusieurs prix, notamment la prime à la création 2003 du fonds Gratien-Gélinas et le prix littéraire Antonine-Maillet-Acadie-Vie. Faute de voir, nous pouvons au moins nous réjouir de lire L’intimité [7], publiée par les Éditions Lansman, qui a tout de même fait l’objet d’une lecture publique, en mai 2003, au Théâtre L’Escaouette du Nouveau-Brunswick pendant le Festival à Voix Haute, avant d’être présentée, mais toujours en lecture, par le Théâtre d’Aujourd’hui en décembre dernier.

La pièce commence dans le cabinet d’un médecin où une vieille dame, âgée de 83 ans, apprend qu’elle a un cancer. Une analepse nous ramène en Allemagne, en 1944, dans une petite chambre d’hôtel où se rencontrent Frauke, l’Allemande, et Alex, le soldat canadien, qui « ne peuvent dialoguer puisqu’ils ne parlent pas la même langue » (8). Ainsi, en onze tableaux, apprendrons-nous l’histoire de Frauke, arrivée au Canada comme mariée de guerre, enceinte jusqu’aux yeux d’un fils, Samuel, qui mourra encore enfant. La pièce retrace, d’une époque à l’autre, la vie de ce couple mal assorti, aux prises avec des souvenirs refoulés qui se transforment en cauchemars puis en cancers : « Il faut reculer, on a dû manquer quelque chose. Il faut se reprendre. » (17) « Se reprendre » reste toutefois hors de portée, et ce n’est que depuis la mort d’Alex que Frauke peut enfin respirer. « Pour que l’espace en dedans de moi fusionne avec l’air que je respire. L’intimité ! » (46) Elle ne souffre pas moins d’un cancer du poumon, aggravé par l’usage du tabac, qui apparaît comme une maladie des temps modernes, provoquée par l’industrie bien sûr, mais entretenue par les victimes. Il y a là une bien curieuse image de la souffrance.

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Pour quelle raison un écrivain se sent-il obligé de récrire une pièce, non pour en modifier quelques lignes, une scène ou deux, voire un acte, mais bien pour « remplacer » une pièce antérieure, déjà bien connue et appréciée, éditée trois fois, ce qui est déjà un exploit ? Marco Micone ne s’en explique guère dans Silences [8], pièce qui, écrit-il, « remplace Gens du silence dont l’auteur n’a gardé que quatre courtes scènes remaniées » (8). C’est donc quelque vingt ans après le fait initial que le dramaturge revient à ses personnages, repense l’événement et la manière de le présenter sur scène. Ce qui en résulte est proche de la pièce déjà connue, mais, en même temps, autre chose difficile à cerner. Bien sûr, le nom des personnages a été changé, mais pas l’histoire familiale, qui reste celle d’une famille d’immigrants italiens arrivés au Québec dans les années cinquante, le père d’abord, la mère et la fille cinq ans plus tard et enfin le fils, né à Montréal. De même, sont restés intacts les conflits — conflits entre les sexes et les générations —, qui traversent cette famille, ainsi que les modalités de son intégration, à géométrie variable, dans la société québécoise. Ce qui a sans doute le plus changé, entre les deux versions de la pièce, est le personnage du père, désormais doté d’une personnalité plus complexe et d’une histoire personnelle riche de rêves et d’expériences variées. À travers lui, c’est toute la communauté des travailleurs italiens de ces années qui prend vie. Se déploient ainsi la structure de classes de la communauté italienne et la manière dont les Italiens riches exploitent les plus pauvres, utilisant les craintes suscitées par les conflits politiques nationaux pour ajouter un fort capital politique à leur capital financier déjà solide.

Toutefois, force est de constater que dans le processus de « remplacement » d’une pièce par une autre, il n’y a pas que cette réconciliation avec le personnage du père, laquelle, comme chez Michel Tremblay, aurait pu se réaliser à l’intérieur d’un cycle de plusieurs pièces, chacune revenant sur un aspect pour le déployer et mieux le saisir. Il y a aussi le reniement d’un texte antérieur. Dans Gens du silence, le personnage de Nancy s’insurgeait contre la « culture du silence », qui définissait l’immigrant italien et donnait son titre à la pièce : « Il faut remplacer la culture du silence par la culture immigrée pour que le paysan en nous se redresse, pour que l’immigrant en nous se souvienne et pour que le Québécois en nous commence à vivre [9]. » Les « silences » de la nouvelle version semblent précisément renvoyer à ce qui n’aurait pas été raconté au premier tour, à ces trous de mémoire qu’il s’agit maintenant de combler, voire de renier. Par le processus d’anamnèse qui est ainsi mis en place, le personnage du père apparaît grandi. Il n’est guère plus sympathique. Il reste toujours aussi borné à son monde étroit et vulnérable aux requins de la finance et de l’industrie. Mais on apprendra tout de même que ce fils de serviteur, qui avait épousé la fille du patron, n’aurait jamais pu rester, au village, que le serviteur de son beau-père. On comprend mieux dès lors la valeur mythique que prend, pour lui, la maison, de même que l’on saisit mieux ce qui survit de ce conflit de classes initial dans les querelles permanentes du couple. Il y a là un hommage tardif, mais réel, du dramaturge à la figure de l’immigrant, porteur de rêves et d’ambitions, qu’il entend, envers et contre tous, transmettre aux générations qui le suivent. « Au moins, il aura vu ce qu’il y a de l’autre côté des collines. » (21)

Et l’on peut espérer que la mémoire ainsi retrouvée permettra au dramaturge de poursuivre son oeuvre au-delà de cette seule trilogie qui a déjà fait sa réputation, mais qui nous a laissés, spectateurs et lecteurs confondus, sur notre faim.