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Ces dernières semaines, je me suis payé une petite cure de nostalgie. À vrai dire, il n’y a que certaines images troublantes du passé pour ainsi révoquer, des heures à la fois, la marche naturelle et banale du temps. Assis parfois sur ma grande galerie à la maison, parfois dans l’autobus qui me conduisait à l’université, je me suis laissé ravir par la passionnante biographie de Camille Laurin que vient de publier le journaliste Jean-Claude Picard [1]. C’était, on s’en rend compte tout de suite à parcourir ce livre, un autre versant de l’histoire. À cette époque-là, mes parents étaient encore vivants. De la même manière, si je puis dire, mon amie Lise n’avait pas encore rompu avec moi. Nous sortions souvent au Café Campus, le vrai, rue Decelles, près de l’université. Quelques mois plus tard, en mars 1970, je serais soulevé par la victoire inespérée des sept premiers députés du Parti québécois à l’Assemblée nationale du Québec. J’afficherais leur photo sur le mur de ma chambre à coucher. Parmi eux, il y aurait, bien entendu, le psychiatre Camille Laurin, élu député de la circonscription de Bourget dans l’est de Montréal. La cravate dénouée, assis entre Marcel Léger et Robert Burns, Laurin me ferait déjà penser à Frantz Fanon, lui aussi psychothérapeute d’un peuple qu’il jugeait colonisé jusque dans l’âme.

Ce n’est guère mon propos dans les limites de cette chronique de parler longuement du livre de Jean-Claude Picard. Mais ce qui frappe à coup sûr dans cet ouvrage, c’est l’interprétation de l’histoire du Québec qui nourrissait à tout moment l’action politique de Laurin et qui l’a conduit, de concert avec Fernand Dumont et Guy Rocher, à formuler de façon globale la modernité québécoise. À cette vision irréductible, dont Laurin s’est fait le défenseur acharné, se superpose aujourd’hui celle d’une société pluraliste, ouverte sur sa mixité linguistique et sur son appartenance à la mondialisation de l’économie. La figure de Camille Laurin se détache alors comme une présence patriarcale obsessionnelle, car elle rappelle le chemin parcouru depuis cinquante ans. Elle suggère que la culture québécoise, loin d’avoir remisé ses vieilles chimères, oscille toujours entre l’affirmation de sa différence, soutenue par la défense inconditionnelle de sa spécificité linguistique, et la négation de l’emprise ethnique de la langue au nom du principe de la citoyenneté universelle. Comment une société peut-elle être le valet de deux maîtres ? Laurin, lui, n’y a jamais cru, alors que d’autres y voient aujourd’hui une richesse conceptuelle, propre aux cultures postmodernes. Dans un article sur les liens entre la littérature et la politique, Nathalie Prud’homme constate que cette posture de l’équilibriste définit toutes les sociétés actuelles : « Les littératures nationales peuvent même être perçues jusqu’à un certain point comme des interprètes de cette mondialisation qui advient [2]. » En ce qui concerne le Québec, le ministre-psychiatre aurait sans doute vu ces funambules de l’identité comme des êtres rendus impuissants par une longue histoire faite de déchirures et d’accommodements.

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Deux ouvrages récents témoignent de cette épuisante oscillation. Le premier, sous la direction de Robert Dion, s’adresse essentiellement à un public étranger [3]. Le Québec et l’ailleurs rassemble des textes assez divers sur la littérature et la culture québécoises contemporaines à l’intention de lecteurs européens. Le titre de cet ouvrage s’oppose explicitement à la sémantique de l’ici sur laquelle s’était appuyée une bonne part du nationalisme des années soixante au Québec. Dans le « liminaire », Robert Dion dit vouloir renverser l’image d’un Québec souvent perçu à l’étranger comme une société « enclose sur elle-même, méfiante à l’égard de la différence » (6). Dans leur ensemble, les études proposées cherchent effectivement à démontrer jusqu’à quel point la littérature québécoise actuelle refuse de s’inscrire dans un nationalisme étroit, issu d’une « logique du ressentiment », et adhère à des objectifs d’accueil et d’inclusion qui motivent des rapports nouveaux avec les autres.

Ces propos trouvent un écho tout particulier dans les textes de Frances Fortier sur le récit québécois contemporain et de Józef Kwaterko sur les romanciers haïtiens du Québec. Dans cette dernière étude, très bien articulée sur le plan historique, Kwaterko rappelle la richesse extraordinaire du corpus haïtien en exil et son « point d’ancrage important » dans la culture québécoise où il a su se lover. Selon Kwaterko, l’écriture haïtiano-québécoise s’éloigne graduellement, au cours des trente dernières années, de « l’éternel clivage identité-différence » (53). À partir des premières publications de Dany Laferrière, en effet, ce corpus cherche à s’insérer dans son nouveau lieu d’accueil. La césure avec Haïti se fait alors plus pressante. À rebours de ces questions d’identité, mais s’intéressant tout de même à la notion de corpus, Frances Fortier s’attache à définir le genre du récit comme l’« ailleurs » de l’univers romanesque. Bien qu’elle ne soit pas entièrement démontrée, cette hypothèse se confirme tout particulièrement chez des écrivains moins souvent répertoriés par l’histoire littéraire récente comme Dominique Blondeau ou Bianca Côté.

Pour Elisabeth Haghebaert, l’oeuvre de Réjean Ducharme met en mouvement, par la multiplicité de ses reflets identitaires, la richesse de l’« ailleurs ». Cependant, chez Ducharme, le portrait de l’autre se présente le plus souvent sous la forme parodique du cliché. La coexistence de codes concurrents et le « feuilletage des langues » correspondent à une esthétique de la World Fiction à laquelle Haghebaert rattache volontiers les romans de Ducharme. Une même attention à la langue anime l’article de Robert Dion, consacré à la pièce de Larry Tremblay, The Dragonfly of Chicoutimi. Dion insiste sur le pessimisme de cette oeuvre : « En découplant la culture franco-québécoise de l’idiome qui en est normalement l’expression, Larry Tremblay est conduit à décrire une identité qui ne peut se maintenir que par l’autosuggestion (dérisoire), le mensonge et la contradiction. » (135) The Dragonfly of Chicoutimi propose, par une espèce de « carnavalisation de l’anglais », un « renversement des conditions historiques de la cohabitation des langues en terre québécoise » (130).

Enfin, Robert Major signe une réflexion étonnante sur l’étrangeté du territoire québécois aux yeux du grand écrivain-voyageur américain Henry David Thoreau. Publié en 1866, A Yankee in Canada est un saisissant témoignage de cet « ailleurs » irréductible que constituent, aux yeux de Thoreau, la vallée du Saint-Laurent et son double chapelet de villages. Renversant la perspective même du recueil, Major démontre l’étrangeté d’une culture à laquelle on demande aujourd’hui qu’elle soit lieu d’accueil et de mixité. Placé en tête de l’ouvrage, l’article de Major confirme d’entrée de jeu la réversibilité stratégique de la référence à l’« ailleurs ».

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Dans le dernier ouvrage de Maurice Lemire, l’équilibriste a quitté son fil et s’est fait voyageur. Le mythe de l’Amérique dans l’imaginaire « canadien » a pour objectif de retracer la spécificité de la littérature québécoise au moment où elle se constitue autour de certains mythes fondateurs [4]. Au gré d’une lecture attentive, bien qu’elle soit parfois redondante, de très nombreux récits du dix-neuvième siècle, Lemire démontre l’ambivalence de la nouvelle institution littéraire devant certaines figures du nomadisme et du déracinement. Si le nomadisme des coureurs de bois et des voyageurs séduisait largement l’imagination populaire, il déplaisait aux autorités religieuses et civiles du Canada français. Selon Lemire, nous sommes en face d’une littérature qui n’a cessé de rompre avec ses mythes fondateurs, « parce qu’ils mettent en danger le projet de société française en Amérique » (31).

Frappant paradoxe, donc, que cette société de migration qui a tout fait pour se persuader de sa sédentarité ! L’Europe coloniale pouvait-elle donner naissance, en effet, à une société nomade ? Durant tout le dix-neuvième siècle et une bonne moitié du vingtième, les conteurs et romanciers se sont appliqués à marginaliser le personnage du voyageur, sans, pour autant, que la fascination du public lecteur pour les grands espaces ne cesse. Certains auteurs comme Louis Hémon et Léo-Paul Desrosiers ont bien tenté de représenter « l’attrait irrésistible de la vie nomade » (99), mais cette mince ouverture se referme aussitôt sur la mort tragique du voyageur, emporté par la dépravation de l’espace.

À tout coup, Lemire démontre l’ambiguïté extraordinaire du projet littéraire « canadien ». En voulant « poétiser » cet espace, l’écrivain finit par le travestir au gré d’une culture littéraire empruntée. Même Félix-Antoine Savard, dont le roman Menaud maître-draveur est une icone du discours national canadien-français au sortir des années trente, n’arrive pas à exprimer l’attachement de son personnage à la terre natale sans faire appel au lexique littéraire classique. Dans son analyse d’une grande clarté, Lemire évoque la censure systématique de la littérature orale, récupérée, puis altérée par les littérateurs du dix-neuvième siècle. Ce « discours répressif » structure une bonne part des oeuvres de Benjamin Sulte et de Louis Fréchette, par exemple. Dans ce dernier cas, il est clair que la transcription de l’oralité populaire, dont l’écrivain tire un plaisir visible, ne vise qu’à distancier idéologiquement la littérature de ses sources dans le conte. Il en résulte une profonde impression d’artificialité, puisque l’oeuvre, frisant le sarcasme, n’est plus que le simulacre d’une origine perdue.

La thèse fondamentale, soutenue tout au long de l’ouvrage de Lemire, reste d’une pertinence lumineuse. En effet, frappées d’interdit, les figures de l’itinérance ne réapparaîtront que longtemps plus tard dans un imaginaire québécois en transformation, sous le couvert des théories de la migrance et de l’ailleurs. Rien ne sera pourtant résolu d’un déplacement et d’une autocensure dont Jean Morisset, dans une récente entrevue, disait qu’ils avaient réussi « à masquer ce que nous étions [5] ». Entre Morisset, Major et Lemire, la convergence est frappante. La sédentarisation du Canada français serait donc devenue, par le biais de la littérature, une fixation mortifère. Condamnée, Maria Chapdelaine assiste, impuissante, à la mise en place de l’interdit : « Toute notre histoire », conclut Jean Morisset, « est l’exécution de François Paradis. » (17)