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Dans les pages qui suivent, je décrirai un travail qui a fait directement appel aux écrits de Michel Foucault pour examiner des pratiques de tous les jours dans le champ du travail social. Ce projet, initié par des praticiens, était inspiré, au départ, de l’ouvrage collectif Reading Foucault for Social Work (Chambon, Irving et Epstein, 1999). Je commencerai par situer brièvement quelques thèses de Michel Foucault et dirai quelques mots sur ce recueil afin de contextualiser mon propos. Puis, je poserai les questions suivantes : Peut-on se servir des écrits de Michel Foucault au quotidien ? Les travaux de Foucault peuvent-ils servir de cadre à une intervention que l’on qualifierait de théorique, venant ainsi bousculer la fausse distinction entre pratique et théorie qui, par force d’habitude, situe le terme « intervention » dans le registre de l’action et associe les notions d’analyse et d’interprétation au domaine de la théorie ? Peut-on accomplir un travail entre praticiens et chercheurs qui, dans sa nature et son déroulement, dénoue cette opposition entre différentes pratiques de connaissance ? Je traiterai ici d’un tel travail dans un cadre de supervision.

Appréhender Foucault en travail social : une approche et non une méthode

Comment nous pencher sur nos propres pratiques en ayant recours aux travaux de Michel Foucault, de façon à ce que notre approche soit cohérente avec la démarche de ce philosophe ? Foucault a été largement cité en sciences humaines dans les pays anglophones, mais il a été peu repris dans les textes français. Par ailleurs, cet auteur est largement absent de la formation en travail social. Le recueil Reading Foucault for Social Work avait été conçu avec l’intention de rendre accessibles les écrits de Michel Foucault comme autant de pistes de réflexion portant sur les interventions couramment mises en oeuvre dans le champ du travail social. Il comprend des chapitres sur les politiques changeantes dans le domaine de l’enfance et la relation à l’État ; sur les services pour les jeunes, les bureaux d’assistance sociale, les centres de conseil thérapeutique, les activités de mobilisation et de revendication communautaires. De plus, certain nombre de présupposés communs sous-tendent la trame de cet ouvrage. Nous avions proposé diverses portes d’entrée dans les écrits de Foucault, posant que tout choix est une interprétation singulière, et qu’il est bon d’encourager des lectures multiples de tels travaux. Cette orientation se prêtait bien à la compréhension et à la transmission de l’oeuvre. Les chemins de réflexion empruntés par Foucault sont divers, ses terrains d’application variés, ses itinéraires de pensée très riches.

Peut-on esquisser quelques grandes lignes d’une approche foucaldienne ? Certains principes se retrouvent de façon récurrente dans ses travaux : éviter une psychologisation des phénomènes, et se tenir à l’écart d’un système d’explication de nature englobante, c’est-à-dire totalisante, voire totalitaire. Partir plutôt du cumul d’observations locales ancrées dans les actions ordinaires, dans les menus faits qui constituent le quotidien. Invitation exigeante, difficile et délicate : partir de l’ici et du maintenant tout en mettant en doute les habitudes. Traiter des événements à faible intensité et non pas seulement des gestes héroïques et des moments de transformation. Donner ainsi aux non-événements le statut de l’événement, comme l’ont fait remarquer les historiens Veyne et Farge (Veyne, 1978, 1996 ; Farge, 1997).

À partir de là, il devient possible d’interroger la panoplie de moyens mis en oeuvre, l’éventail de postures et l’écheveau des relations qui en découlent. Et surtout, il est désormais possible de questionner l’apparente certitude à la base de ces actes. Montrer l’oeuvre civilisatrice aux creux des articulations, à la tournure des poignets, dans l’onde et la hachure de la respiration. Percevoir les normes mises en place dans nos sociétés comme un ensemble restreint, une gamme de possibles ainsi délimités qui oblitèrent d’autres possibilités non réalisées. Cette posture particulière (le fruit d’une époque), qui consiste à refuser a priori d’adopter un système théorique et une pratique d’analyse sur le mode prescriptif et strictement déductif, ne signifie pas pour autant l’absence d’un langage théorique ou l’inutilité des concepts. Les deux écueils étant, d’une part, un abord naïf, ou de sens commun, et, d’autre part, une grille de lecture qui viendrait s’abattre sur les phénomènes de tout son poids. Il s’agit plutôt d’une assistance théorique, d’une démarche heuristique, d’une ouverture de sens. Les concepts foucaldiens, pris comme outils, deviennent plus utiles encore pour relâcher l’emprise de l’ordinaire. Les concepts aident à décoller les présupposés des modes de fonctionnement, à souligner tensions et tiraillements, à nommer les inconforts, à redonner un sens aux luttes sourdes et aux conflits ouverts. C’est par cette approche à la fois empirique et théorique, avec son appréciation des menus faits et de la portée heuristique des concepts en pointillé, que les écrits de Foucault sont potentiellement fructueux pour le travail social.

Dans l’ouvrage Reading Foucault for Social Work chaque auteur a privilégié une question et s’est servi d’une poignée de concepts, que ce soient les technologies de soi, les dispositifs de surveillance ou la notion de résistance. Cet ouvrage a voulu montrer qu’au-delà d’une interrogation générale sur la question du pouvoir, du savoir et de leur relation – relation qu’il est malaisé de contester mais qui se dérobe tant qu’elle reste vague et générale – il était possible d’invoquer et ensuite de provoquer des assemblages serrés de concepts foucaldiens et de pratiques traditionnellement associées au travail social. L’entreprise nous semblait faisable et utile.

Mise en place et déroulement du projet

Je me propose d’opérer un retour sur une expérience partagée avec deux praticiens expérimentés en travail social, une praticienne clinicienne et un administrateur travaillant tous deux dans un organisme de services pour l’aide aux familles dans la province de l’Ontario. Ce travail a fait l’objet d’une communication précédente (Béres, Costello et Chambon, 2001). Sur la base des notes de mon cahier de bord, j’examinerai ici plus en détail les conditions d’existence de ce travail et les formes qu’il a prises. Je me pencherai sur le mouvement d’alternance entre pratiques et concepts qu’a pris cette intervention réflexive de type théorique.

Au départ, l’initiative est venue des praticiens. Ce sont eux qui ont initié le contact. Leur demande a été formulée de la façon suivante : ils se proposaient de porter un regard neuf sur leur pratique professionnelle à l’aide d’outils foucaldiens en s’appuyant au départ sur la lecture qu’ils avaient faite de Reading Foucault for Social Work. Pour ma part, ma demande se limitait à comprendre comment s’effectue le travail social au jour le jour : ses conditions d’existence et ses manifestations particulières, les types de relations qu’il favorise ; en somme, de quoi il est fait. Je ne ressentais pas le besoin de définir un objectif théorique a priori. Je préférais partir d’une question poreuse, un canevas pouvant prendre diverses formes. Au départ, une certaine familiarité, mêlée d’un grand plaisir, nous rapprochait autour des écrits de Foucault – tels que chacun d’entre nous les comprenait. Ces connaissances nous tiendraient lieu de bagage. Ce qui n’est pas négligeable. Dans un sens, une grande partie du chemin avait été fait. Il était, en effet, nécessaire que les idées de départ soient compatibles avec une approche foucaldienne. Une demande autour de la notion d’efficacité, par exemple, ne deviendrait foucaldienne que dans la mesure où cette idée (et valeur) serait problématisée. Nous avions tous les trois une préférence pour une démarche ouverte.

Les formulations des praticiens ont servi de point de départ. Chacun a infléchi un aspect de la réflexion. L’un était intéressé par l’exploration de ce que Foucault appelle les technologies de soi, comment le travailleur social se façonne lui-même et façonne les actions de ses pairs. L’autre tenait à explorer les formes ordinaires que peut prendre le pouvoir et les manifestations de résistance de la part des praticiens, dans leurs formes les plus évidentes, et dans leurs manifestations cachées, indirectes, voire suggérées.

Sur quoi porter le regard ? Les interrogations devaient être ancrées dans des pratiques spécifiques. Il ne s’agissait pas d’identifier un ensemble de pratiques idéales, extrêmes ou prototypiques, mais de se pencher sur des pratiques ordinaires qui les intriguaient et qui étaient accessibles (pas ouvertement censurées). Après avoir envisagé divers aspects de leur travail et parlé du contexte de l’organisme au sein duquel ils exercent, ils ont choisi d’explorer une activité qui les réunissait régulièrement, à savoir leurs rencontres de supervision – l’un faisant office de superviseur et l’autre la praticienne en supervision. Ils tombèrent ainsi d’accord pour examiner leurs interactions de plus près ; un tel engagement faisait preuve d’une dose certaine de courage, de confiance et de confort mutuels.

La question suivante a été celle des moyens. Quel dispositif mettre en place pour capter les traces des pratiques ordinaires ? Il ne s’agissait pas de mobiliser une méthode cadre prédéterminée, un système expert valable en toute occasion. La méthode était à imaginer (à partir des principes indiqués ci-dessus) et devait s’ajuster aux gestes du travail social dans un contexte de pratique spécifique. Les praticiens étant les mieux placés, ce sont donc eux qui ont suggéré une des procédures de cette méthode. Chacun d’eux tiendrait séparément un journal à l’issue de leurs rencontres de supervision. Ce qu’ils ont fait. Nous nous sommes réunis périodiquement pour lire et commenter le contenu de ces journaux. Plus tard, ils ont choisi d’élargir ces moyens et d’inclure l’enregistrement vidéo d’une de leurs séances de supervision.

Lors de nos rencontres, ma position de personne extérieure aux activités de l’agence me permettait de questionner l’ordinaire. Je posais des questions à partir de ce qu’ils livraient, prélevant chaque donnée comme un possible parmi d’autres, explorant les limites de ce qui était recevable dans leurs pratiques et dans leurs raisonnements. Je soulevais périodiquement la question de la symétrie et de la réciprocité dans leurs gestes et dans leurs activités. Nous tenions compte ensemble des moments où cela « grippait », où les crispations de l’un, de l’autre, suggéraient des compréhensions distinctes, évoquant des conflits ordinaires. Mes questions ne suscitaient pas forcément des réponses. Certaines déclenchaient un sentiment de confusion, d’autres avaient un effet de surprise souvent accompagné d’un sentiment de découverte, la découverte d’une évidence. Ces mouvements de trouble nous ont servi d’indices pour explorer des pistes de compréhension.

Écarts de perception et manifestations de pouvoir

Il nous est apparu de façon assez fondamentale que deux personnes réunies dans une situation de supervision ne partagent pas la même vision de cette pratique, et ce par la position que chacun occupe. Le cadrage et les paramètres de la supervision sont perçus différemment par un praticien et par le superviseur. Pour l’un, l’activité de supervision se définit en relation avec les clients. Pour l’autre, elle est cadrée en relation avec les normes administratives, les procédures et les protections syndicales. La supervision renvoie à une interaction duale pour l’un et à une pratique segmentée de groupe pour l’autre. Ce qui est nommé comme supervision ne se limite pas à l’interaction entre deux personnes, mais déborde largement ce cadre. Ces glissements de paramètres – ce que chacun considère être dans et hors cadre – ne sont pas véritablement traités dans le savoir traditionnel sur la supervision.

Une des surprises consiste en la découverte par la praticienne que ce qu’elle tenait pour le mode de supervision constant de la part de ce superviseur ne représentait pour ce dernier qu’une modalité parmi d’autres ; les formes et les contenus variant dans sa pratique de façon consciemment différenciée en fonction de l’ancienneté et de l’expérience des praticiens sous sa supervision. L’opacité de cette situation pour l’un se doublant de la clairvoyance de la part de l’autre, l’assymétrie de ce savoir représentait de façon sensible un indice de pouvoir.

Le concept de panoptisme tel que Foucault (1975) s’en est servi pour décrire les mécanismes de surveillance historiquement inscrits dans l’architecture classique des prisons, des écoles et des hôpitaux, peut aider à faire comprendre ce phénomène de surprise. Seul le sujet qui occupe la place de superviseur, celui qui se tient dans la tour, au centre du dispositif, seul celui-là peut avoir une vue d’ensemble, au sens physique et matériel du terme, et au sens intellectuel. Cette vue d’ensemble permet de développer une conception globale et diversifiée de la pratique. Inversement, les praticiens en situation de supervision sont renvoyés à leur individualité (chacun dans sa cellule). Le superviseur a plusieurs supervisés, qui eux n’ont qu’un superviseur. Leur vue cloisonnée entraîne une connaissance parcellaire, voire une compréhension déformante pour peu qu’ils tentent de généraliser un savoir à partir de leur expérience propre. Privés d’un champ de vision latéral, ils n’ont pas connaissance de ce qui se passe pour leurs pairs dans les séances de supervision. À partir de cet exemple, on peut soulever la question plus générale de la distribution du savoir entre praticiens et des écarts de connaissance que suscitent les pratiques professionnelles.

Une initiative issue du projet a abouti à une constatation surprenante qui nous est apparue de prime abord contre-intuitive. Dans le cours du projet, et pour en prolonger l’influence, le superviseur a proposé à toute son équipe d’engager une discussion générale sur les pratiques de supervision. Cette offre de décloisonnement n’a pas été retenue par le personnel. Le cloisonnement n’était pas uniquement perçu comme contraignant par les intéressés. Cette réaction pouvait avoir des ressorts multiples. Cependant, la question demeure : que pouvait motiver le refus de renverser le privilège du savoir ? Qu’est-ce que l’on protège de la sorte ? Qu’est-ce qu’un nouveau savoir supprimerait ou saborderait ? Une des réponses tient peut-être à l’autre face de la relation de supervision. Ce territoire, ainsi protégé, se trouverait investi d’un caractère privilégié que l’on craindrait de perdre ou de transformer en en révélant la texture.

À un autre moment, une série d’échanges entre superviseur et praticienne portant sur l’attribution des dossiers des familles et sur la compréhension clinique des cas entraîna une vive réaction d’insatisfaction de la part de la praticienne, suscitant tension et inconfort. Sans décrire les incidents ici, il s’agissait d’un noeud et d’une incompréhension autour de l’intention de supervision, d’une part, et d’un aveuglement quant aux effets induits par cette demande, d’autre part. Le refus de la praticienne était d’autant plus vif que les propos du superviseur étaient formulés dans une logique conforme à l’intérêt du développement professionnel des praticiens, et non en termes d’obligation purement administrative. De ce fait, la demande irrecevable était d’autant plus difficile à repousser, d’où crispation et incompréhension.

Interroger les textes à partir des pratiques

Pour mieux comprendre ces tensions et pour creuser les nuances de sens que ces situations provoquent, nous nous sommes penchés sur des textes où Foucault développe l’idée d’un pouvoir de type pastoral. Dans de nombreux cas, ses écrits renvoient à l’aspect confessionnel de la relation à deux qui s’exerce dans l’écoute et l’invitation à la parole, se transmuant en obligation de parole et en exigence de confession. Mais Foucault insiste aussi sur l’aspect de guide que comprend le pouvoir pastoral. Le berger est celui qui ouvre les chemins, celui qui montre la voie. Cette fonction formative, éducative, est sans aucun doute paternaliste, mais elle comporte également une dimension de don. Certains textes sur lesquels nous nous sommes arrêtés évoquaient la tendresse du berger et son attention de chaque instant. Sa connaissance approfondie de chaque membre du groupe se double d’amour et de dévotion. De façon similaire, Jean Mohr (1982) écrit de très belles pages sur la connaissance qu’a le berger de montagne de chaque animal de son troupeau, des goûts, plaisirs et déplaisirs de chacun.

Nous nous sommes penchés en particulier sur la communication que Foucault avait donnée à l’Université de Stanford en 1979 (publiée en 1981) « Omnes et singulatim » : towards a criticism of political reason » (« Omnes et singulatim : vers une critique de la raison politique »). Dans ce texte, l’exercice du pouvoir ne se réduit pas à un effet de contrainte plus ou moins reconnue. Le pouvoir est montré comme étant, de façon intrinsèque, de nature mêlée, empreint de générosité. Pages émouvantes, qui montrent bien comment la douceur et la beauté s’articulent avec une forme de pouvoir. Ce texte permet de comprendre comment les pratiques du pouvoir pastoral peuvent susciter des élans (pour les uns et pour les autres) et comment elles peuvent devenir un objet de nostalgie lorsqu’on s’en écarte. Abandonner ce mode de pouvoir, pour en adopter un autre, implique de renoncer à certaines formes d’attention.

Les concepts foucaldiens nous ont servi de lingua franca, de code commun, et de mécanisme de distanciation. Le langage de Foucault permet de donner un nom, d’attribuer un type de qualités à des interactions qui sont gênantes, voire intenables. Sans cela, l’expérience peut rester dans un inconfort diffus. Cependant, nous avions recours à ses thèses avec précaution. Je ne faisais appel à certains concepts qu’en écho à ce que les participants me livraient. Nous avions nos moments d’exubérance en pratiquant ce langage. Par leur caractère souvent poétique, ses concepts agissent comme autant de tremplins, et suscitent une volubilité et un mouvement de rebond. Leur usage procure un sentiment de découverte et de reconnaissance, de déchirement et de soulagement.

Après avoir visionné une séquence vidéo portant sur une des séances de supervision dans laquelle il s’agissait de l’attribution de nouveaux dossiers au praticien, nous avons été frappés par les mouvements de corps entre superviseur et praticien. Nous étions témoins d’une véritable danse, fortement marquée par des gestes d’influence réciproque. Le superviseur n’adoptait une attitude ni d’information ni d’imposition. Il ne dictait pas sa décision. Il avait recours à des gestes et à des paroles de persuasion. Il cherchait à arracher l’assentiment de la praticienne. Celle-ci, en retour, tassait son dos de plus en plus profondément dans sa chaise, croisait les bras, verrouillait son corps et s’opposait d’abord par le silence, puis par les paroles, entraînant à son tour un recul. Leurs deux corps étaient impliqués dans l’échange, agissaient et réagissaient. L’échange donnait lieu à une lutte avec ses multiples rebondissements. La phrase de Foucault qui nous est venue aussitôt à l’esprit fut celle de la circulation du pouvoir. Le pouvoir n’est pas un bien qui appartiendrait à un individu ou qui s’attacherait à un groupe. Pour Foucault, le pouvoir est relationnel. Il circule entre les personnes. C’est la circulation du pouvoir dont nous étions témoins et qu’il serait bon d’étudier. Cette phrase qui peut nous sembler, tour à tour, trop évidente ou fortement opaque se trouva éclairée dans l’observation de l’échange.

Les arguments mobilisés par le superviseur étaient multiples. Les exigences administratives et professionnelles d’avoir à assurer le service et offrir la couverture des familles n’étaient pas privilégiées. Elles venaient comme en sourdine. Ce que le superviseur valorisait, ce au nom de quoi il cherchait à obtenir une adhésion active de la part de la praticienne, renvoyait à une adéquation entre les cas et les praticiens, un ajustement dans le défi des connaissances et des savoirs, une répartition des possibilités au bénéfice de chacun. Les réactions diverses à ces situations ont été directement notées dans les journaux.

Pour approfondir notre discussion sur l’usage que nous faisions nous-mêmes des journaux de bord et de leur circulation, nous avons eu recours aux textes où Foucault examine les pratiques d’écriture développées dans l’Antiquité comme un des modes de culture de soi ; écriture pour soi et pour autrui que Foucault situait dans le registre du souci de soi. Il s’agissait de carnets de notes de lectures pour l’appropriation des savoirs transmis, et de lettres rédigées de façon quasi quotidienne à l’intention d’un ami cher à l’intérieur d’une relation de formation ou d’un échange réciproque. Les lettres de Sénèque à son jeune disciple et ami Lucilius en fournissent un exemple détaillé (Foucault, 1983). Le contenu de cette correspondance porte en général sur l’ordinaire des jours et les réflexions que suscitent les événements de la vie quotidienne. Ces activités d’écriture relevaient de la méditation et servaient de mécanisme pour s’entraîner à penser. Leur fonction était d’ordre « éthopoiétique », c’est-à-dire qu’elles visaient à transformer un processus de réflexion en éthique. Ces textes de Foucault permettent de concevoir l’articulation entre pratiques textuelles et culture de soi, entre inscriptions et relation de soi à l’autre.

Ce détour par les pratiques d’écriture a rétroagi sur le regard que nous portions sur les pratiques d’inscription en travail social. Opérer un rapprochement entre des pratiques d’écriture de soi et la rédaction de fiches et de dossiers des cas familiaux crée un heurt et permet de souligner les écarts entre des logiques différentes. Toutefois, une telle juxtaposition peut aussi éclairer les contradictions dans lesquelles sont prises les pratiques professionnelles, en tant que pratiques de soi et pratiques de soi vers l’autre. Une telle mise en regard à travers le temps et l’espace donnait à entrevoir que les pratiques d’inscription sont un dispositif de vérité et un lieu d’articulation des voix.

Les changements dans les pratiques d’inscription des dossiers révèlent un déplacement dans les luttes qui prend davantage de sens à la lumière de considérations modulées en termes de pratiques d’écriture. Un incident en supervision ayant retenu notre attention, il a servi de point de départ à une nouvelle réflexion. Par une conjonction de développements distincts, d’une part, à la suite de l’adoption de nouvelles théories développées dans le domaine du conseil thérapeutique visant à redresser la relation de pouvoir entre client ou usager et praticien, et, d’autre part, dans le sillage d’un infléchissement légaliste des procédures dans le domaine du travail social, le point de vue des clients peut être sollicité pour faire pendant au point de vue du praticien, le jugement de l’un et de l’autre étant inscrits de façon parallèle dans les documents (voire portés à l’écran dans le cas de fiches électroniques). De façon propre à cette modalité d’écriture, toute intervention de la part du superviseur pour modifier ou corriger les énoncés des praticiens porte atteinte à la singularité de la voix du praticien, au-delà de la question du désaccord toujours possible entre des jugements professionnels. Cette intervention dans l’écriture est vécue comme une atteinte plus grave encore contre la personne même de la praticienne. Corriger la voix de quelqu’un, c’est s’immiscer dans le domaine de la subjectivité de façon nouvelle. Ce sont, en effet, les détails constitutifs des pratiques qui donnent prise à des possibilités spécifiques d’exercice du pouvoir et à des formes particulières d’opposition, ou de contre-proposition. Chercher à nommer autrement ce qui se fait a l’avantage de faire apparaître diverses logiques, avec leurs ressorts rationnels (formes de rationalité), mais aussi affectifs, administratifs autant qu’interpersonnels.

En conclusion et au-delà de ce cas

Une chose m’est apparue fortement dans ces échanges : l’opacité des pratiques et la non-transparence des habitudes. On ne voit pas ce que l’on fait. On n’a pas conscience de ses gestes. D’où le sentiment de l’évidence des mots et des gestes, et de leur « naturalité ». Le terme d’« évidence » souligne le double aspect d’un phénomène matériel, palpable, accessible par les sens, mais qui, vécu à travers les gestes de l’habitude, empêche de faire retour sur soi. Car l’ordinaire cache son jeu. Ce jeu est d’autant plus crédible qu’il se dérobe. De fait, une intention de transparence ne suffit pas à rendre compte de l’expérience. Poser la transparence comme principe (souvent évoqué pour faire face à la question du pouvoir) n’assure en rien un nouveau regard sur soi et sur l’objet. C’est là où une documentation têtue des pratiques, qui opère pas à pas, de façon bête et monotone, interrogeant tout ce qu’elle touche, y compris ce qui ne semble pas nécessaire, rejoint son contraire, une approche « rusée », pour employer un mot que Pierre Bourdieu affectionnait. Ruser avec l’ordinaire permet de soulever des pans du tissu du quotidien. Il faut ruser avec les pratiques pour les connaître.

Je soulignerais l’utilité mais aussi le plaisir de la lecture des textes de Foucault, en tandem avec les observations. Au risque de me répéter, le recours à des concepts foucaldiens permet de pointer dans de nouvelles directions. Ses concepts-images offrent des clés, clés des champs, clés pour courir, leviers pour basculer. On se trouve dans un autre décor, on entrevoit une autre scène. J’ai ressenti de façon vive à quel point la lecture de ces textes, y compris des fragments de textes, provoque un dépaysement et un repositionnement de soi, alors qu’une recherche plus restrictive, visant à assurer l’adéquation d’un concept à une pratique tend davantage à arrêter le mouvement. Lire de tels textes, c’est comme entrer dans un paysage, développer un souffle de langage, poser les pieds sur une plate-forme plutôt qu’y voir une balise. Nous étions transportés dans du neuf tout en ayant un sentiment de retrouvailles. En travail social, on a souvent tendance à laisser de côté les textes-sources et à se fier aux commentaires. Le commentaire perd souvent en élan. Le terme de « source » pourrait nous rappeler l’importance de ce geste de retour qui renoue les pratiques de lecture et le registre de la passion et de l’action.

Nous avons fait un choix particulier parmi les écrits de Foucault. De nombreuses études qui se réfèrent à Foucault se donnent pour objet une lecture des pratiques en termes de « gouvernementalité ». Elles cherchent à dépister, à dénoncer les diverses formes d’exercice du pouvoir et de l’auto-contrainte. Cette approche s’inspire d’un certain registre foucaldien qui, certes, est puissant, et qui peut être stratégiquement nécessaire, mais elle laisse de côté certains aspects productifs des phénomènes de pouvoir, ces micro-mouvements qui, dans notre travail sur le travail social, nous ont permis de percevoir la tendresse, le don, l’enthousiasme dans leur entrecroisement avec le pouvoir, et de mettre en parallèle les pratiques professionnelles avec les pratiques de soi comme souci de soi et souci de l’autre.

Enfin, l’intervention théorique fait-elle bouger les pratiques ? Il est intéressant de noter que le travail d’autoréflexion qui a eu lieu dans un premier temps de façon décalée, à la suite de rencontres de supervision, s’est progressivement doublé d’une réflexion in situ à l’intérieur de ces rencontres, et a entraîné des modifications dans les pratiques en dehors même de la relation dyadique en question. Ce travail a permis d’entrevoir les multiples formes que peut prendre le pouvoir, ou les pouvoirs, et leur circulation, et d’entretenir un regard sur les pratiques de travail social au quotidien. Il s’agit d’un exemple qui mériterait d’être repris. Il y aurait bien d’autres pistes d’intervention théorique possibles à suivre à partir des écrits de Michel Foucault et d’autres penseurs qui nous invitent à adopter une pensée critique.