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Le phénomène des gangs n’est certes pas nouveau, mais il semble que l’intérêt qu’on y porte s’est accru depuis quelques années en raison de sa recrudescence. Le Québec n’échappe pas à cette réalité. Ici, comme ailleurs, le constat est le même : les moyens traditionnellement utilisés pour y faire face, ne faisant appel qu’à la répression, sont insuffisants. Il faut envisager d’autres formes de solutions. Devant ce constat, le projet Jeunesse et gangs de rue amorce, au printemps 2000, la construction d’un « nouveau » modèle de prévention du phénomène des gangs de rue. Cette construction se fait, à titre expérimental, avec la collaboration de trois localités de la région montréalaise qui font office de sites « pilotes ». Celles-ci sont choisies en fonction de deux critères : 1) elles se disent préoccupées par le phénomène des gangs, 2) elles sont reconnues pour leur expérience de concertation. L’équipe de recherche à l’origine du projet se lie donc à des comités d’action déjà en place dans ces milieux, chacun regroupant des représentants de divers champs d’intervention. L’équipe opte pour une stratégie de recherche-action et pour une approche participative dans l’intérêt, notamment, d’évaluer les processus se rattachant à la construction du modèle de prévention.

Le présent article fait état de la manière dont l’un de ces sites pilotes s’approprie le modèle théorique proposé par les chercheures. Ce cas est considéré à titre d’exemple en raison des divergences que la démarche provoque et des moyens utilisés pour tenter de les concilier. Ainsi, cet article trace la trajectoire parcourue par une théorie sur les gangs de rue en commençant par la description de ses principales composantes, tout en précisant le contexte dans lequel s’inscrit son évolution. Il montre ensuite comment les joueurs se situent au départ, au regard de la théorie en question. Il examine par la suite quatre zones de désaccord issues de l’exercice d’appropriation dans l’intérêt d’établir la façon dont elles sont traitées et résolues : 1) au cours des discussions en assemblée (la problématisation), 2) à l’intérieur d’un cadre de référence et 3) dans un plan d’action. L’analyse rend compte de la transformation de ces oppositions, non seulement au plan des contenus, mais aussi des mécanismes présidant aux négociations. C’est ainsi que se révèle une autre fonction du modèle théorique introduit dans la localité que celle s’attachant à la structuration conceptuelle d’une démarche menant à l’élaboration d’un plan d’action ; le processus d’appropriation du modèle théorique a permis aux protagonistes de prendre de nouvelles positions sur l’échiquier de la concertation, de négocier leur pouvoir respectif et de réduire les tensions paradigmatiques pour, finalement, ranimer l’action du comité face à la problématique des gangs. Cette analyse et les résultats qui en découlent offrent matière à réflexion à ceux qui s’intéressent à l’implantation des programmes et des innovations sociales.

Les fondements du modèle théorique à l’essai

La théorie que les chercheures présentent au milieu, relativement au problème des gangs de rue et aux solutions à y apporter, est issue des premières recherches qui l’ont façonnée. Ces dernières consistent en une recension des écrits sur les gangs de rue (Hébert, Hamel et Savoie, 1997) et une recherche-terrain (Hamel et al., 1998). Elles font une analyse du phénomène qui s’intéresse concurremment aux jeunes qui font partie des gangs, à la dynamique de ces groupes et aux processus reliés à cette expérience. En substance, leurs résultats révèlent que plusieurs jeunes s’attachent aux gangs, et ce, malgré les inconvénients d’en faire partie. Ces bandes représentent pour eux un moyen de valorisation, d’affiliation et de protection. Plusieurs jeunes parlent de leur expérience au sein de ces groupes comme d’une véritable histoire d’amour. Ils sont enivrés par l’intensité des rapports qu’ils y développent ; et ceux qui en sortent sont nombreux à raconter leur rupture avec nostalgie. Devant cette vision du problème des gangs de rue, il apparaît aux instigatrices du projet que la meilleure solution est de mettre en place les conditions nécessaires pour que « les jeunes s’attachent et s’intègrent à leur communauté comme ils s’attachent et s’intègrent aux gangs ». Pour ce faire, une alliance doit être établie avec la communauté dans le but de la rendre meilleure, plus forte et plus attrayante, de manière à ce que les jeunes y reconnaissent les opportunités qu’elle leur offre pour satisfaire leurs besoins. Le tableau 1 présente les principales composantes de la théorie introduite par les chercheures dans la localité.

Tableau 1

Composantes du modèle théorique sur le phénomène des gangs à l’essai : problème et action

Composantes du modèle théorique sur le phénomène des gangs à l’essai : problème et action

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Contexte de l’appropriation du modèle théorique

C’est avec une stratégie de recherche-action et une approche participative que l’équipe de recherche se présente aux milieux. Elle souhaite ainsi recourir à la communauté elle-même, à ses expertises, ses forces et ses ressources pour construire avec elle le modèle de prévention. Le projet est lancé dans la localité ciblée par l’entremise d’une assemblée de milieu. Les chercheures y présentent alors leur vision du problème des gangs de rue et des solutions possibles. Ensuite, elles s’intègrent au comité d’action locale que la localité a elle-même choisi comme étant le lieu le plus propice à l’application de la théorie exposée. Ce comité existe déjà depuis une douzaine d’années ; il s’agit d’un groupe de travail qui se voue à l’amélioration de la condition des jeunes, mais qui, auparavant, avait pour mission d’agir sur le phénomène des gangs de rue. Cela indique que la localité est préoccupée par le phénomène et possède à cet égard sa propre histoire d’action, qu’elle a cependant décidé d’interrompre depuis un certain temps.

Conformément à leurs principes, les promotrices n’imposent pas de structure à la démarche, mais préfèrent participer aux réunions mensuelles du comité afin d’entrer dans la danse avec les acteurs et de leur apporter le soutien dont ils ont besoin au fur et à mesure que les occasions se présentent. Dans cette visée, elles se lient à une agente de liaison, issue du milieu et choisie par celui-ci, qu’elles embauchent à partir des fonds de la recherche. Sa tâche est de faciliter le travail de ses partenaires terrain en s’occupant de l’organisation des rencontres et en leur offrant son soutien entre les réunions. Son rôle consiste à éclairer les chercheures sur certains aspects susceptibles d’influencer la démarche, dont ceux étant reliés à la culture de concertation et à l’histoire du milieu. En revanche, l’agente de liaison entend, traduit et répond aux commentaires et inquiétudes des membres de sa communauté.

La théorie des chercheures concernant la problématique des gangs et les moyens d’y remédier contraste avec les autres modèles se rattachant à ce créneau de recherche, traditionnellement réservé au champ de la criminologie. Une vision plus classique du phénomène des gangs veut plutôt qu’il ne soit aucunement envisagé que les jeunes puissent avoir des raisons légitimes de s’y joindre. On prétend plus souvent que l’affiliation se fait sous la gouverne d’une personnalité retorse en quête de pouvoir et de facilité, ou encore, que l’environnement dans lequel ces jeunes évoluent est désorganisé, incapable de contenir la violence et la criminalité. L’interaction et l’interdépendance entre l’individu et son environnement sont des phénomènes qui apparemment sont exclus des modèles les plus couramment utilisés pour développer des connaissances sur la problématique des gangs (Cloward et Ohlin, 1960 ; Covey, Ménard et Franzese, 1997 ; Moore et Garcia, 1978 ; Thornberry, 1998). Une telle vision préconise généralement une intervention répressive pour faire face au phénomène des gangs.

Le message novateur transmis par les instigatrices du projet est reçu par un groupe de travail qui souhaite d’abord faire le point sur la situation des gangs dans les rues du territoire qu’il dessert. Pour ce faire, un policier et un intervenant du Centre jeunesse de Montréal sont invités à faire part de leurs connaissances. Leur présentation porte sur l’étendue du phénomène sur l’île de Montréal ainsi que sur les signes servant à reconnaître l’affiliation des jeunes à l’univers des gangs. Cette rencontre est suivie d’un certain nombre de débats au sein du comité conduisant les membres à questionner le mandat de leur collectif. Une nouvelle et une ancienne génération de membres fréquentent le comité l’année durant, avant que ne s’installe une nouvelle stabilité des acteurs ayant choisi de s’associer véritablement à cette démarche. Au début de la deuxième année, les membres désirent cette fois être formés par les chercheures elles-mêmes, l’objectif étant alors de comprendre la problématique plutôt que de connaître ses manifestations.

L’analyse de l’appropriation du modèle théorique

Méthodologie

L’analyse présentée ici est essentiellement qualitative. Elle couvre une période de trois années administratives de travail en assemblées mensuelles, s’étalant d’octobre 2000 à mai 2003. Elle repose sur quatre sources de données. La première réside dans des entrevues individuelles menées auprès de 18 membres du comité d’action locale au terme de la première et la deuxième année d’opération du projet. Sept questions des grilles d’entrevues servent à cerner la conception qu’ont les partenaires du phénomène des gangs de rue, ainsi que des stratégies d’action permettant d’y faire face, au moment où ils se joignent au groupe. Parmi les acteurs interviewés, huit ont participé aux deux entrevues, huit autres n’ont été rencontrés qu’à la première et deux n’ont répondu qu’à la deuxième. Les participants proviennent de plusieurs secteurs d’intervention parmi lesquels figurent la santé et les services sociaux, l’éducation, la sécurité publique et la justice.

Ce matériel est analysé en fonction de la position théorique des intervenants au regard de la proposition promue par les chercheures. La théorie verbalisée par chaque acteur reçoit d’abord l’un des trois codes suivants : 1) proche de celle promue ; 2) plus ou moins proche ; 3) lointaine (tableau 2). Une théorie de l’intervenant est dite « proche » de celle promue lorsque les propos relatés concordent tant avec la théorie du problème qu’avec celle de l’action prônée. Une théorie est considérée « plus ou moins proche » lorsqu’un élément est discordant soit avec la théorie du problème ou avec celle de l’action. Enfin, une théorie est jugée « lointaine » de celle proposée lorsque aussi bien la vision du problème que celle de la solution à y apporter se distinguent de celles introduites dans la localité. Ce traitement des informations permet de dégager quatre points de divergence dont l’analyse suivra la trame.

La deuxième source de données réside dans les procès-verbaux des trois années d’activités qui rendent compte des transformations subies par chacune de ces zones de discordances au fil des discussions entre les protagonistes. Le troisième et le quatrième foyers d’information sont respectivement un cadre de référence, déposé à la fin de la deuxième année d’opération, et le plan d’action tel qu’il est constitué à la fin de la troisième année. Ces documents marquent des étapes cruciales de la transformation du modèle théorique à l’épreuve. L’analyse donne lieu à la création d’une matrice servant à suivre la trame des éléments d’oppositions, à laquelle se greffent des mémos analytiques (Huberman et Miles, 1991). Tout au long du processus d’analyse, la corroboration, qui se base sur l’échange d’interprétations entre les membres de l’équipe de recherche (Laperrière, 1997), est privilégiée pour le contrôle de la validité interne. Elle prend la forme de réunions portant sur l’analyse du cas.

Analyse des résultats

Comment les acteurs se positionnent au regard de la théorie proposée par les chercheures

En se rapportant aux résultats des entrevues individuelles, il appert, comme en témoigne le tableau 2, que la moitié des participants approuvent d’entrée de jeu la théorie proposée par les chercheures.

Cela semble être le cas tant dans la manière d’expliquer le problème (composante 1 du tableau 1) ...

J’ai toujours la même perception. […] Le site, c’est très dommage, est devenu un lieu où les gangs de rue gagnent du terrain en raison de l’appauvrissement du tissu social et du tissu familial principalement. Ce sont les deux gros facteurs, les prérequis à la formation des gangs de rue. (1)

... que dans la manière d’envisager les solutions pour y faire face (composantes nos 2, 3 et 4 respectivement).

[Le type d’intervention à mettre de l’avant devrait être] le marrainage et les lieux d’appartenance, la présence d’adultes responsables. […] Nous [dans notre organisme], on se considère comme des accompagnateurs de vie de jeunes. On leur donne une structure pour rehausser leur estime de soi, pour abaisser les préjugés, changer de quartier, connaître des activités nouvelles. On a aussi créé un « lieu de parole ». […] Dans un lieu d’appartenance, quand le jeune peut dire ses émotions, il existe. On peut aussi récupérer les jeunes par l’expertise des intervenants ; il faut une équipe multidisciplinaire. (11)

Il faudrait une double approche toujours : intervenir avec les jeunes qui sont déjà dans le processus de socialisation par le biais des gangs. et l’autre au niveau de prévention : intervenir auprès des plus jeunes. (3)

Non, [ma perception] n’a pas changé. […] Je crois que si on veut aboutir à vraiment un résultat tangible, il faut interpeller l’ensemble des facteurs : l’emploi, l’école, la reconnaissance, la valorisation, la famille, l’éducation. (15)

Tableau 2

Membres du comité d’action locale interrogés au sujet de leur position initiale au regard du modèle théorique à l’essai

Membres du comité d’action locale interrogés au sujet de leur position initiale au regard du modèle théorique à l’essai

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Les propos d’autres praticiens trahissent cependant certains éléments de tension et de divergence. En fait, la plupart d’entre eux ne semblent pas s’opposer fondamentalement au modèle d’intervention recommandé par les chercheures. Mais ils soulèvent d’autres dimensions à considérer qui sont d’une telle importance, pour eux, qu’elles les empêchent d’adhérer totalement au modèle et, par le fait même, au comité qui accueille les chercheures qui en font la promotion. Les différents points de divergence occupent une place importante dans la démarche du comité. Ils témoignent évidemment d’une certaine distance par rapport au modèle promu, mais ne sont pas tous sujets à la controverse au sein du comité ; certains d’entre eux provoquent une tension entre les acteurs, et d’autres non. Quoi qu’il en soit, le comité doit trouver à les résorber, d’une manière ou d’une autre, avant de pouvoir se mettre en action. La suite de l’analyse fait la lumière sur ces points de divergence, sur les acteurs qui les signalent et sur les moyens qui sont pris pour arriver à une nouvelle forme de consensus qui, elle-même, permet de réactiver le comité.

Premier point de tension ou de divergence : la concertation et le temps qui doit lui être accordé

La concertation constitue un élément central du modèle promu puisqu’il préconise une action multistratégique qui se déploie selon un continuum. Cette facette de la solution proposée ne fait cependant pas l’unanimité puisque deux policiers, oeuvrant dans la localité à titre d’agents sociocommunautaires, estiment qu’ils ne peuvent pas en faire partie. Par tradition, ces derniers sont parmi les principaux intervenants appelés à réagir au phénomène des gangs. Leur intervention en est souvent une d’urgence, qui s’accommode difficilement avec le temps imparti à la réflexion au sein du comité, visant à planifier l’action concertée qui en découlera. Comme l’atteste l’un d’eux : « Je suis d’accord qu’on prenne un temps de réflexion, mais je pense que nous, les policiers, on est là pour réagir vite. » La position de l’autre policier ne s’arrête pas là ; celui-ci est d’avis que le temps et l’énergie consacrés à la concertation seraient mieux rentabilisés, s’ils étaient employés à « s’attaquer » aux gangs. Cette position fait en sorte qu’il rejette en bloc l’ensemble du modèle proposé.

Cette position des policiers crée une tension considérable au sein du comité, tension qui, apparemment, ne peut pas se résorber avec des mots. Les membres ne veulent ou ne peuvent tenir aucun débat sur cette question en assemblée. Les policiers quittent finalement le groupe après la première année du projet. Ces derniers sont remplacés par une collègue qui, pour sa part, adhère entièrement aux principes du modèle.

Les échanges entre les membres du comité portent bien davantage sur un autre sujet, les besoins des jeunes. Cette question que l’on traite beaucoup plus rarement que la répression, en lien avec le phénomène des gangs, capte une grande partie de l’attention des membres du comité. Leurs échanges sur le sujet deviennent d’ailleurs plus fructueux après le départ des deux policiers. C’est ainsi que le groupe explore à fond la dimension des besoins des jeunes et les meilleurs moyens d’y répondre, particulièrement le soutien qui doit aussi être offert à leur famille. Cette préoccupation pour les besoins des jeunes se retrouve plus tard dans un Cadre de référence pour l’intervention face au phénomène des gangs que les membres du comité élaborent dans l’intérêt de formaliser leur position. Le Cadre de référence n’évacue pas entièrement l’objet de la controverse, c’est-à-dire la répression comme moyen de faire face au phénomène des gangs. Il conçoit même que cette stratégie doit aussi, dans certains cas, être mise de l’avant. Mais il précise que la répression doit faire partie d’un continuum d’intervention, comme l’indique le passage suivant :

Elle [l’approche d’intervention] est multistratégique. Elle préconise l’accès aux structures traditionnelles et le développement de structures alternatives. Elle fait appel à l’intervention sociale. À l’occasion, elle peut avoir recours à la répression. Elle peut impliquer des changements d’ordre culturel ou structurel au sein des organisations qui y concourent. Elle est intégrée, car elle situe ces gens dans un continuum d’intervention.

Le plan d’action que les membres du comité mettent en forme ne prévoit encore aucune activité s’adressant aux jeunes les plus criminalisés, ceux à qui pourrait être destinée la répression. En revanche, le plan d’action accorde une place fort importante aux modes d’intervention alternatifs, comme l’animation du milieu urbain, destinés à tous les jeunes. L’animation du milieu urbain s’adapte au fait que de plus en plus de jeunes, de toutes les catégories, fréquentent désormais la rue, les parcs et autres endroits publics, comme le métro, parce qu’ils n’ont nulle part ailleurs où aller pour leurs loisirs. Pour éviter que la situation ne se détériore davantage, parce que celle-ci est propice à la création de gangs, le plan d’action prévoit que des intervenants animent ces lieux tout en y assurant une présence.

Deuxième point : la dimension ethnique du phénomène des gangs

Dans sa définition du problème des gangs de rue, le modèle promu n’intègre pas la dimension ethnique. Pour deux des intervenants associés au comité, cela engendre un certain malaise ; ils auraient besoin que les chercheures expriment clairement leur position à cet égard afin de pouvoir se situer par rapport au modèle. Pour l’un, la racialisation des gangs fait partie intégrante du problème. Au nom de son organisme qui se donne pour mission de défendre la cause des minorités visibles, il juge essentiel que la définition du problème des gangs refuse explicitement d’accorder un caractère racial au phénomène.

Nos préoccupations [à moi et à l’organisme que je représente], quand on parle de gangs de rue, c’est qu’on tend beaucoup à l’ethniciser ou à lui donner une couleur et pour nous, cette préoccupation demeure constante. (9)

La position de l’autre intervenant, oeuvrant aussi dans le milieu communautaire, se situe à l’opposé ; celui-ci soutient que ces groupes ont une couleur et créent des tensions raciales dans la localité.

[Mes premières impressions sur le projet c’est] qu’il n’y avait pas de particularités au site, alors qu’on a une problématique de racisme, de Blancs, de Noirs ; une problématique haïtienne et une québécoise. Et ça n’était pas dans l’enquête qu’on m’a envoyée. Alors, je trouvais que ça ne correspondait pas au site. (14)

Ce constat est d’une telle évidence pour lui, que le modèle et le projet lui semblent inappropriés ; il quitte le comité après la première année du projet. L’autre intervenant, tenant de la position inverse, reste sur le comité. Il y rappelle régulièrement sa préoccupation, ce qui amène le groupe à discuter de cette question. Les échanges conduisent à pousser la réflexion et à toucher d’autres sujets comme le crime organisé, la délinquance et la criminalité. Le fruit des négociations ainsi engagées se reflète dans le Cadre de référence qui traduit bien la sensibilité entourant ce point de divergence :

Les causes de la délinquance sont multiples […] La promotion d’idées et d’attitudes qui sont sources de violence, d’inégalité et / ou d’intolérance peuvent générer de la délinquance. Il en va de même du racisme et de la discrimination, de la destruction de l’identité culturelle d’origine et des conditions difficiles d’émigration vers les villes ou d’autres pays.

Ce nouveau consensus sur la dimension ethnique n’est cependant pas assez affirmatif pour que l’instigateur du débat sur cette question demeure au sein du comité ; il a quitté tout juste après que la version finale du Cadre de référence eut vu le jour. Le plan d’action que les membres du comité déposent, un an plus tard, ne prévoit aucune activité destinée à soulever le débat sur la dimension ethnique. Il y touche certes, mais de manière indirecte, comme nous le verrons plus loin dans l’analyse.

Troisième point : le pouvoir des jeunes

Les deux intervenants pour qui la dimension ethnique devrait être clairement énoncée dans le modèle sont également d’avis que la solution aux gangs de rue doit obligatoirement passer par la participation des jeunes aux activités du comité :

Il faut partir des besoins des jeunes. Un plan global qui favorise l’émancipation des personnes qui ont leurs propres solutions. Beaucoup de gens sont dans des organismes et ne vivent pas dans le site, n’en connaissent pas la problématique ; ils ne sont pas sur le terrain. […] [Le type d’intervention à mettre de l’avant] va venir des jeunes du milieu. Je crois que ce sera l’élément déclencheur. Quand ça vient d’en haut, c’est qu’on impose nos idées et on impose nos opinions. (14)

À leurs yeux, les jeunes doivent être placés au coeur de la solution, ce qui rejoint le modèle promu. L’idée que cette stratégie est la plus importante, sinon la seule qui doit être mise de l’avant, s’en éloigne cependant. Ces acteurs s’attachent à cette conviction, qui, cette fois, est la même pour les deux, avec autant de force qu’à celles portant sur la dimension ethnique. Cela les amène à projeter sur le comité l’idée qu’il ne possède pas la capacité de faire face aux gangs ; ils ne sont que des intervenants dont le pouvoir d’action n’arrive pas à la cheville de celui des jeunes. En retour, le comité critique l’approche auprès des jeunes que préconisent les acteurs qui remettent en cause sa valeur. Il juge que ces acteurs sont trop pressés et qu’en brûlant les étapes, sans préparation, ils empêchent les jeunes de jouir pleinement de leur pouvoir d’action. Par voie de conséquence, la participation des jeunes aux activités du comité est reportée à plus tard. Le comité doit d’abord revoir et redéfinir la stratégie à adopter avec les jeunes. Mais en attendant, il ne les laisse pas tomber. Pour commencer, il doit cependant emprunter le chemin le moins controversé et, pour ce faire, il s’engage dans la voie que lui ouvre la résolution du quatrième point de divergence.

Quatrième point : la méconnaissance du phénomène des gangs

Le quatrième point de divergence est apparemment le plus motivant pour le comité, le conduisant en ce sens à y ancrer son plan d’action, à toutes fins utiles. Il faut dire que ce point de divergence ne crée aucun antagonisme entre les membres ; il soulève seulement le fait que le phénomène des gangs est encore peu ou mal connu, ce qui, pour quatre des intervenants interviewés, fait obstacle à leur capacité de se positionner franchement par rapport au modèle promu. Il s’agit de deux représentants du milieu scolaire et de deux intervenants du milieu communautaire, l’un étant nouvellement arrivé dans la localité pour y travailler dans une maison de jeunes et l’autre oeuvrant depuis des années pour la cause de l’action bénévole :

J’en connais un petit peu plus, je n’avais pas l’impression que ça avait tant d’ampleur avant. Pour moi, c’était une réalité dont je n’avais pas conscience ; je n’habitais pas dans le site et ça fait seulement quatre ans que j’y travaille. Je comprends mieux ; j’en réalise l’ampleur. […] Je ne peux pas dire que je m’étais fait beaucoup d’idées là-dessus, parce que c’est un monde auquel moi je suis étrangère. Alors, j’ai acquis plusieurs connaissances sur le phénomène grâce au Comité. (5)

Le comité en conclut que si la connaissance et la compréhension du phénomène des gangs échappent encore à plusieurs de ses membres, il doit certainement en être de même pour le reste de la communauté. On en fait donc une priorité d’action afin de rétablir les perceptions entretenues sur le phénomène des gangs et sur la localité également. Pour commencer, les membres du comité s’affairent à joindre d’autres instances et intervenants concernés par la problématique, dont ceux du milieu scolaire. Les membres du comité souhaitent aussi interpeller les médias qu’ils jugent particulièrement responsables de la mauvaise réputation que s’est acquise la localité, ciblée à maintes reprises par ces derniers dans l’intérêt de couvrir divers événements, plus ou moins reliés au phénomène des gangs. Pour ce faire, les membres du comité utilisent le Cadre de référence qui leur procure une crédibilité et leur ouvre le passage. Dans cette foulée, le travail de l’agente de liaison se révèle d’une importance capitale. À maintes reprises, le Comité bénéficie de sa présence aux autres tables de la localité. De fait, c’est par l’entremise de l’agente de liaison que la plupart des rendez-vous sont convenus. Elle convainc les membres des instances qu’elle approche de considérer son Cadre de référence, et ce, avec d’autant plus de facilité que son rôle ne se restreint pas à celui de messager, mais qu’elle fait partie intégrante des autres comités, de leurs actions et de leurs décisions. Ainsi, le créneau de la connaissance et des perceptions ravive en quelque sorte le comité. Il le fait sans évacuer les points chauds touchant à « l’ethnicisation du phénomène des gangs » et au « pouvoir des jeunes », mais en déviant l’attention de manière à réduire les tensions paradigmatiques qui, jadis, entravaient l’action du comité.

Discussion

À l’issue de cette analyse, il apparaît que le modèle théorique proposé par les chercheures possède une autre utilité pour les acteurs de cette localité pilote que celle s’attachant à la structuration conceptuelle d’une démarche menant à l’élaboration d’un plan d’action. En les aidant à formaliser une autre vision de la prévention du phénomène des gangs, de revoir leurs positions sur l’échiquier de la concertation, le processus d’appropriation de ce modèle théorique leur a permis de négocier leur pouvoir respectif et de régler des conflits qui, autrefois, inhibaient les actions du comité. En d’autres termes, le processus d’appropriation du modèle, tout autant que le modèle en lui-même, semble avoir été d’une grande importance dans la démarche de ce comité. Il s’agit d’un résultat important qui conduit à revoir la conception traditionnelle de l’implantation des programmes. Encore aujourd’hui, cette opération n’est pas tellement documentée, et cela nous paraît faire cruellement défaut. Les chercheurs s’attachent encore davantage à développer les contenus des programmes sociaux, laissant à d’autres le soin de les mettre en oeuvre. Pour ceux qui se donnent pour mission de procéder à leur implantation, il s’agit, dans bien des cas, de contrôler les contingences de l’implantation de façon à rester au plus près du produit d’origine et, si cela ne fonctionne pas, de conclure que le terrain était simplement impropre à l’implantation du programme.

L’expérience de Jeunesse et gangs de rue, avec la stratégie d’action qui s’y rattache, laquelle offre aux chercheures l’occasion de se coller aux processus d’implantation, donne plutôt à croire, comme le signalent Callon et Latour, que : « Tous les projets naissent mal conçus et ne deviennent bien conçus qu’en fin de parcours » (1986 : 15). La théorie sociologique de la traduction que ces auteurs ont développée voit en effet le processus d’implantation des programmes, la construction des innovations sociales, d’un oeil bien différent que ne le veut la tradition.

Dans le langage courant, une traduction désigne l’opération qui consiste à « faire que ce qui était énoncé dans une langue naturelle le soit dans une autre, en tendant à l’équivalence sémantique et expressive des deux énoncés » (Le Petit Robert). Pour Callon et Latour, ce qui relève de la traduction s’inscrit tout à fait dans le cadre de cette définition générale, à ceci près que le passage d’une langue à une autre est remplacé par la recomposition d’une information, d’un message, d’un objet. Suivre le développement d’une innovation, c’est suivre la succession des interprétations et des ré-interprétations. Plus précisément, les gens qui s’emparent d’une innovation le font selon leurs intérêts et la transforment en quelque chose d’autre. Si les nombreux intérêts de divers groupes d’acteurs concernés convergent finalement, l’innovation va se répandre comme une traînée de poudre. Autrement, l’innovation se retrouvera dans un fond de tiroir. Ou bien l’objet se transforme, en intéresse d’autres et donc se déplace et dure ; ou bien il est inachevé, n’intéresse personne et disparaît. Dans ce modèle, l’objet ne se trans-porte que s’il se trans-forme, contrairement à ce que suppose le modèle de la diffusion, théorie populaire dans le domaine de l’évaluation de programme, à savoir qu’un objet se transporte sans se transformer.

Selon Callon et Latour (1986), le processus de transformation s’inscrit notamment dans le cadre de discussions argumentées. Les controverses que ces dernières soulèvent permettent aux protagonistes de se définir ; elles offrent une tribune aux acteurs pour révéler leur identité. Cette démarche conduit, éventuellement, à la convergence des acteurs concernés, car elle fait passer chacun des membres d’une position individuelle à une position qui implique de la coopération. Cette convergence est un passage obligé, c’est-à-dire un lieu ou un énoncé qui se révèle incontournable à un moment ou un autre des premières phases de la construction du réseau. Dans le cas de la localité pilote observée aux fins de cet article, le Cadre de référence constitue le premier énoncé formalisant la vision du comité, autour duquel les acteurs se sont positionnés. Il s’agit d’une forme de contrat social, forçant et ouvrant le passage à une nouvelle voie d’intervention ; celle-ci privilégie une orientation préventive de premier niveau pour faire face au phénomène des gangs. Pour diverses raisons personnelles, sociales et politiques, ce ne sont pas tous les intervenants de la localité qui peuvent s’y engager. Mais pour les membres qui composent désormais le comité, il est primordial de se rappeler que la violence des gangs a exigé jadis que des interventions massives soient déployées et, qu’en retour, ces dernières ont eu des répercussions importantes sur le milieu. Elles ont engendré un sentiment d’insécurité qui s’est répandu au sein la communauté, chez les citoyens et dans certaines écoles qui se sont depuis barricadées, entraînant avec lui une certaine forme de désengagement envers les jeunes.

Un processus de traduction et de transformation d’une théorie, fructueux et finalement convergent, conduit normalement à un plan d’action solide, selon la définition de Callon et Latour (1986). Un tel plan d’action possède de la valeur aux yeux des principaux concernés qui le jugent aptes à répondre au problème qu’il vise à résoudre. Il est de nature également à intéresser d’autres acteurs, à susciter même la mobilisation des troupes. De plus, à cette nouvelle étape, on voit habituellement le réseau s’agrandir et les alliances se consolider, ce qui d’ailleurs est le cas du site observé. Le créneau de la connaissance et des perceptions sur le phénomène des gangs que le comité propose dans son plan d’action a un véritable effet d’entraînement dans la localité. C’est ainsi que les liens se multiplient, alimentent le comité et augmentent considérablement son pouvoir d’action. Il apparaît également que l’agente de liaison joue un rôle fondamental à cette étape. Cette dernière se révèle être une véritable stratège. Non seulement elle stimule le processus de mobilisation, par l’entremise des nombreux contacts qu’elle entretient dans la communauté, mais elle complète également le processus de négociation s’attachant à l’implantation de l’innovation. Les échanges entre les membres du comité durant leurs assemblées ne constituent en fait qu’une partie du travail de négociation à faire. Il s’agit de la portion formelle de cette opération, dont les produits sont le Cadre de référence et le plan d’action. Mais à bien d’autres endroits, soit entre les réunions et à d’autres tables où sont présentées les nouvelles visées du comité, d’autres commentaires sont faits, des opinions sont émises et, parfois, de nouveaux points de divergence apparaissent, alors que tous les membres du comité ne sont pas présents pour réagir. C’est alors que ressort tout particulièrement l’immense travail accompli par l’agente de liaison. En coulisse et sur une base informelle, tout autant qu’officiellement, en prenant part à toute une série d’activités de concertation se déroulant dans la localité, elle dénoue bien des impasses qui pourraient compromettre l’action du comité.

Conclusion

L’analyse qui précède aura montré toute la complexité que soulève l’implantation d’une innovation sociale, ici, un modèle de prévention du phénomène des gangs qui s’éloigne des sentiers traditionnels de la répression. D’ailleurs, les chercheures n’auraient pas pu saisir cette complexité si elles n’étaient pas entrées dans la danse avec les acteurs et si elles n’avaient pas adopté une approche participative pour le développement et l’évaluation de ce projet. Plusieurs leçons sont à tirer de cette expérience, qui se poursuit encore à l’heure actuelle ; la plus importante nous ramène à Callon et Latour, qui stipulent : « Il ne sert donc à rien de considérer un projet technique par ses qualités intrinsèques, car la plupart de ses qualités futures sont extrinsèques et vont lui être données par d’autres » (1986 : 15).