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Il y a le Bertrand Russell théoricien et le Bertrand Russell moraliste. Lorsqu’il s’occupe de questions logiques ou épistémologiques, Russell, hostile à la « synthèse » et adepte de la « méthode scientifique en philosophie », préconise la « substitution de résultats partiels et de détail, mais vérifiables, à de vastes généralités sans fondement, se recommandant uniquement de certains appels à l’imagination » (Russell, B., La méthode scientifique en philosophie, trad. fr. par P. Devaux, Payot, 1928, rééd. 2002, p. 34). Russell logicien pratique donc une « philosophie par petits pas » ayant l’esprit d’exactitude plus que de système. C’est sous cet aspect qu’on le considère généralement, avec respect, comme un des pères de la philosophie analytique. Sur le marché des arguments, Russell théoricien semble toujours d’actualité.

Lorsqu’il s’occupe de questions morales, sociales ou politiques pour se faire moraliste, en revanche, Russell est connu autant pour son libéralisme intransigeant en matière de moeurs, ou pour ses sympathies socialistes en matière de justice sociale, que pour le caractère incertain de ses arguments. Le moraliste recourt en effet volontiers aux « généralités » dénoncées par le théoricien. Certes, il sait leur donner un tour rhétorique propre à frapper l’imagination. Dans cet extrait de La conquête du bonheur, Russell parvient ainsi à inventer un usage comique de cette généralité entre les généralités qu’est la proposition « Tous les hommes sont mortels » : « La vie de travail de cet homme [d’affaires] a le caractère psychologique d’une course de cent mètres ; mais comme la course dans laquelle il est engagé a le tombeau pour but, la concentration qui convient assez bien à un cent mètres finit par devenir quelque peu excessive » (Russell, B., La conquête du bonheur, trad. fr. par N. Robinot, Payot, rééd. 2001, p. 45). Emportés par le rire, nous voilà persuadés, sinon convaincus, que la vie d’homme d’affaires est vraiment trop idiote. Bien souvent, les « généralités » de Russell moraliste sont d’ordre empirique, c’est-à-dire empruntées aux résultats des recherches pertinentes en psychologie, en histoire ou en sciences sociales. Mais bien souvent aussi elles viennent du sens commun : « Très peu de gens savent résister à la tentation de dire du mal de leurs connaissances et même, à l’occasion, de leurs amis » (Russell 1962: 105). Les recherches empiriques en question sont bien sûr très anciennes, et ne sont qu’évoquées par Russell ; quant aux généralités de sens commun, elles s’exposent à toutes les objections traditionnelles contre le sens commun (incertitude, naïveté, irrationalité, préjugé). Si bien que le propos prend une patine d’époque savoureuse, mais qu’il peine à convaincre. Sur le marché des arguments, Russell moraliste paraît donc avoir sa place au rayon « Curiosités antiques ».

Le pouvoir, qui date de 1938 et fait l’objet en 2003 d’une très belle traduction française publiée par les Presses de l’Université Laval, illustre à merveille la manière moraliste de Russell. Il y est fait un usage peut-être désinvolte des sources sociologiques et historiques, et le projet semble vicié à la racine, puisque Russell s’imagine encore pouvoir formuler des « lois de la dynamique sociale » (p. 4). Mais si l’on ferme un peu les yeux sur les faiblesses « théoriques » de l’ouvrage, on y sent poindre un accent libéral vénérable mais rare — qu’on peut baptiser le libéralisme de la prudence. Lisons Russell :

Si l’on veut pouvoir faire confiance à un prince, il faut que ce soit, non parce qu’il est « bon », mais parce qu’il n’est pas dans son intérêt d’être « mauvais ». S’assurer qu’il en aille ainsi, c’est rendre le pouvoir inoffensif. Mais on ne peut le rendre inoffensif en transformant les hommes que l’on croit « bons » en despotes irresponsables.

p. 220

Pourquoi cela ? Parce qu’il existe des arguments psychologiques pour soutenir que, quel que soit le caractère — y compris moral — des détenteurs de pouvoir, ces derniers ont une tendance à en faire un usage indésirable pour leurs « sujets ». Les êtres humains, nous dit Russell, sont mus, tous, mais à des degrés divers, par l’amour du pouvoir, qui se définit comme « le désir de produire des effets voulus sur le monde extérieur, qu’il soit humain ou non humain » (p. 197). Cet amour peut être intrinsèque ou extrinsèque (p. 198). (i) Dans le premier cas, l’agent est motivé par l’amour du pouvoir « pour le pouvoir ». Ce dernier appartient alors à la catégorie des désirs « insatiables et infinis » (p. 2). L’amour du pouvoir semble être ainsi la manifestation positive de ce que Russell nomme « l’impiété », attitude négative comprise comme le « refus de reconnaître que la puissance individuelle puisse avoir des limites » (p. 2), qui doit entraîner le désir de faire reculer ces dernières — et donc de maximiser le (plus probablement : mon) pouvoir individuel. (ii) Dans le second cas, l’amour du pouvoir est instrumentalement dérivé d’une ou de plusieurs motivations préalables. Deux possibilités sont envisagées. (a) L’amour du pouvoir est l’effet d’une dérivation instrumentale spécifique : le pouvoir est un moyen de satisfaire un désir spécifique lui-même universel et insatiable, i.e. l’amour de la gloire (p. 3). (b) Ou il est l’effet d’une dérivation instrumentale générale ; le pouvoir est un moyen polyvalent, i.e. approprié à la poursuite de tous les désirs humains :

Tout désir, s’il n’est pas satisfait sur le champ, donne naissance au souhait d’être en mesure de le satisfaire, et donc à telle ou telle forme d’amour du pouvoir.

pp. 197-8

L’amour du pouvoir étant insatiable, les détenteurs de pouvoir vont tenter d’accroître ce dernier et de le plier à leurs intérêts. La « vertu » des puissants est-elle une garantie suffisante ? C’est imprudent de le supposer, car la vertu ne saurait résister bien longtemps à la « pulsion de pouvoir ». Certes, il y a besoin de gouvernement :

C’est bien cela qui rend la coopération sociale difficile, car chacun l’envisage à la manière d’une coopération entre Dieu et ses adorateurs, en prenant soi-même à la place de Dieu. D’où la concurrence, le besoin de compromis et de gouvernement, l’esprit de rébellion qu’accompagnent l’instabilité et la violence périodique.

je souligne

p. 3

Mais parce que l’amour insatiable du pouvoir rend les détenteurs du pouvoir dangereux, il faut avant tout s’assurer que « le gouvernement soit moins terrible que les tigres » (p. 205). Et en des temps où les armes de destruction massive existaient déjà, Russell était on ne peut plus clair sur son idéal politique :

Il n’y a pas d’espoir pour le monde à moins que le pouvoir puisse être dompté.

p. 20

Le libéralisme de Russell est donc un fruit de la prudence instruite des dangers de la puissance : il nous conseille de rendre inoffensif le pouvoir, dont les détenteurs sont animés, par « pulsion », d’ambitions prédatrices. Certes, la psychologie du pouvoir de Russell, brièvement esquissée plus haut, a tous les aspects de la spéculation littéraire plutôt que de la science. Mais l’ouvrage de Russell n’est pas pour autant dénué d’intérêt.

Il réactive en effet une veine libérale ancienne. L’argument des dangers du pouvoir circule dans la tradition libérale comme un fil rouge. Comme ici, chez le rationaliste Spinoza :

Nul ne prend bien à coeur la cause d’autrui, à moins qu’il ne croie assurer par là ses propres affaires. Le fonctionnement des rouages gouvernementaux devra donc être agencé de telle manière que les administrateurs auxquels sont confiés les affaires publiques servent au maximum leur intérêt personnel lorsqu’ils veillent avec le plus de zèle au bien général

Spinoza, B., Traité de l’autorité politique, trad. et éd. par M. Francès, Gallimard, coll. « Folio », 1978, p. 182

Ou comme là, chez les très empiriques Fédéralistes de la Révolution américaine :

Si les hommes étaient des anges, aucun gouvernement ne serait nécessaire. Si les anges gouvernaient les hommes, aucun contrôle extérieur ou intérieur sur le gouvernement ne serait nécessaire. En façonnant un gouvernement qui doit être administré par des hommes sur d’autres hommes, la grande difficulté réside en ceci : vous devez d’abord permettre au gouvernement de contrôler les gouvernés ; et ensuite obliger le gouvernement à se contrôler lui-même. (Madison, J., A. Hamilton. & J. Jay (1788), The Federalist Papers, n° 51, éd. I. Kramnick, Penguins Books, 1987, pp. 319-320, je traduis)

Bertrand Russell, dans ce livre, met donc sa verve flegmatique au service d’une antique tradition libérale — la tradition des dangers du pouvoir. Trois thèses sont essentielles à l’argument des dangers du pouvoir. (1) Le pouvoir est naturellement dangereux. Plus précisément, les individus jouissant de pouvoir ont, en tant qu’ils jouissent de pouvoir, une tendance naturelle à en faire un usage défavorable aux sujets ou aux administrés. C’est à ce point-ci que Russell consacre le plus gros de ses efforts. (2) Contre les motivations prédatrices indissociables de la jouissance du pouvoir, les motivations morales ne sont pas efficaces : la vertu elle-même succombe aux attraits de la prédation. (3) Il faut donc, pour contrecarrer les motivations défavorables à leurs sujets générées chez les individus puissants par le pouvoir dont ils jouissent, trouver des moyens institutionnels et politiques de créer des contre-motivations annulant l’effet des premières.

Le mérite de cet argument est d’être neutre à l’endroit des théories compréhensives, comme aurait dit Rawls, du bien. Soit une théorie éthique compréhensive T. Sera « bon-selon-T », ou « vertueux-selon-T », l’individu disposé à promouvoir le(s) bien(s) tel(s) que le(s) conçoit T ou à respecter les normes défendues par T. À première vue, si j’accepte T, j’ai une raison de souhaiter, pour la communauté politique dont je suis membre, des dirigeants « bons-selon-T » à qui serait laissée la latitude de promouvoir T. L’argument des dangers du pouvoir vient corriger cette première impression. Car si les dirigeants bons-selon-T ne se voient imposer aucune limite à l’exercice de leur pouvoir, les tendances naturelles à la prédation sont livrées à elles-mêmes et, non contrariées, développeront leurs effets néfastes. On peut même supposer qu’elles finiraient par faire disparaître cette bonté-selon-T qui justifiait le pouvoir illimité. Qu’on ne les contrôle pas, et même des princes thomistes proclamant leur respect des vertus cardinales favoriseront la fornication extra-conjugale pour autant qu’elle serve leurs objectifs personnels. Il est ainsi déraisonnable, d’un point de vue interne à T, d’accorder à des individus bons-selon-T un pouvoir qui ne serait pas soumis aux contraintes institutionnelles libérales visant à produire des contre-motivations efficaces. Cette neutralité de l’argument le rend propre à recueillir, dans une forme de « consensus par recoupement », l’assentiment de « partis moraux » divergents. C’est donc un outil idéal du libéralisme politique. Le vice de cet argument, on s’en doutait, est de contenir des prémisses empiriquement fragiles — celles qu’on tire d’une théorie prédatrice du pouvoir en général.

Que donc retenir, en philosophie politique, du Pouvoir de Russell ? Peut-être sa méfiance ; peut-être l’argument des dangers du pouvoir, qui mériterait un plus ample examen ; peut-être enfin l’envie d’étudier, plus soigneusement que Russell ne le fait — en tenant compte des 70 ans de science politique qui se sont accumulés depuis la publication originelle — , les mécanismes réels du pouvoir.