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Je suis heureux quand j’admire

Salon de 1759

Les salons

Les Salons sont, pour Diderot, une occasion non seulement d’élaborer des théories esthétiques en tentant d’analyser ses goûts et ses dégoûts, d’expliquer ses jugements sur les artistes de son temps — et de ce fait d’inaugurer, en quelque sorte, la critique d’art moderne —, mais aussi et peut-être surtout d’écrire, de faire, grâce à la peinture, de la littérature, et de la littérature sous toutes ses formes…

Tout y est en effet, depuis la plus haute méditation jusqu’à la polissonnerie la plus crue (car chez Diderot, « le pied du satyre passe toujours »). À l’intérieur d’un même Salon et d’un tableau à l’autre, il fait alterner non seulement tous les tons, mais tous les genres littéraires — le discours, la satire, la narration, la prosopopée, avec une inépuisable ingéniosité. […]

D’un Salon à l’autre, il recherche une présentation nouvelle, espérant conserver, « par le choix d’une forme originale, le charme de l’intérêt à une matière usée ». Le Salon de 1769 est écrit sous forme de lettres, celui de 1775, sous forme de dialogue. Au vrai, tous les Salons sont des conversations[1].

Il est à noter que les Salons s’adressent tant à Grimm et aux lecteurs de la Correspondance littéraire qu’aux artistes eux-mêmes, auxquels Diderot prodigue de judicieux conseils. C’est que le tableau, à la fois plein et pourtant muet, permet à Diderot, toujours en instance de dialogue[2], de parler aux autres : le tableau provoque l’écriture. Ainsi les oeuvres de Greuze, de Vernet, de Fragonard, à titre d’exemples, portent en elles-mêmes, au-delà de ce qu’autorise la description, toute une histoire contenue qu’il s’agit de raconter : chez Greuze, le mélodrame d’une « jeune fille pleurant son oiseau mort » ; chez Vernet, une pastorale réunissant le critique, un certain abbé et ses élèves dans « une campagne voisine de la mer et renommée par la beauté de ses sites[3] », de ses paysages ; chez Fragonard, Corésus et Callirhoé se transforme, dans « l’antre de Platon », en rêve…

Or, soudain, la verve des Salons s’assourdit, s’amenuise : face aux natures mortes de Chardin, Diderot manifeste une certaine gêne, et cela en dépit de sa très vive admiration[4]. De ces tableaux, où la mort offre l’illusion de la vie, où le silence parle uniquement aux yeux et à l’âme, l’écriture se révèle impuissante à expliquer la beauté. La peinture chez Chardin, « peinture pure » de tout mot, ne se laisse guère saisir par l’écriture. Diderot, qui croyait au parallèle des arts, à leur contamination bénéfique et réciproque, fait l’expérience de l’altérité d’une peinture totalement étrangère à la littérature.

Car les moyens qu’utilise le critique, les détours qu’il emprunte pour dire le peintre apparaissent singulièrement inefficaces, ils tournent autour d’un indicible secret, ils n’appréhendent que du silence. La description des objets représentés sur la toile se bute à leur trivialité : ces objets sont dépourvus de toute histoire étant, précisément, trop familiers, trop connus ; il n’y a donc rien à en dire — sinon que de les nommer. Si, dès lors, Diderot s’attache à l’analyse du « technique[5] » afin de comprendre — par les outils du peintre — la singularité des oeuvres de Chardin, cette étonnante qualité du « faire », cette « manière » unique sont très vite qualifiées de « magie », terme qui dit beaucoup certes, quant à la forte sensation produite chez le spectateur, mais qui n’explique rien. En fait, cette « magie » relève de l’homme même, de son génie. Or, nulle part dans les Salons, Diderot ne qualifie Chardin de génie. Sous peine de faire éclater la hiérarchie des genres, il lui est impossible de passer de la main — d’une habileté incomparable — à l’homme. L’individu, le grand homme s’avère donc, lui aussi, insaisissable.

Ainsi de quelque façon que l’écriture tente de cerner les natures mortes de Chardin (que ce soit par le biais des objets, du « technique » ou encore de l’homme), elle se trouve dans une impasse : les tableaux de Chardin demeurent clos sur leur mystère, comme si, parfois, l’écriture ne pouvait rendre compte de la peinture, comme si la peinture n’avait pas toujours besoin de l’écriture pour exister…

Les objets

Pour Diderot, il est une loi sévère et nécessaire que tout artiste, peintre de genre ou peintre d’histoire, doit respecter : la vérité. Tout doit être vrai, tout doit être conforme à la nature : « Toute composition digne d’éloge est en tout et partout d’accord avec la nature[6]. » Certes l’art transpose, il est fondamentalement métaphore, image du réel, mais l’imitation doit être scrupuleuse. L’artiste doit s’astreindre à observer, à connaître, d’abord, la nature ; et dans ce regard, le peintre est tout entier, comme le déclare Chardin lui-même : « Il faut apprendre à l’oeil à regarder la nature ; et combien ne l’ont jamais vue et ne la verront jamais ! C’est le supplice de notre vie » (Salon de 1765, 58). Car il s’agit, en définitive, de savoir restituer la vie, de savoir rendre l’art vivant. L’art est grand et art uniquement lorsque, de la mort, il donne l’illusion de la vie, lorsqu’il trompe le spectateur.

Ah ! mon ami, crachez sur le rideau d’Apelle et sur les raisins de Zeuxis. On trompe sans peine un artiste impatient et les animaux sont mauvais juges en peinture. N’avons-nous pas vu les oiseaux du jardin du Roi aller se casser la tête contre la plus mauvaise des perspectives ? Mais c’est vous, c’est moi que Chardin trompera quand il voudra.

Salon de 1763, 223

Ainsi les natures mortes de Chardin pourraient, tant elles sont vraies, faire partie du réel, « disponibles pour la main, pour l’usage pratique[7] », offertes à la gourmandise ou à la soif.

C’est que ce vase de porcelaine est de la porcelaine ; c’est que ces olives sont réellement séparées de l’oeil par l’eau dans laquelle elles nagent ; c’est qu’il n’y a qu’à prendre ces biscuits et les manger, cette bigarade l’ouvrir et la presser, ce verre de vin et le boire, ces fruits et les peler, ce pâté et y mettre le couteau[8].

Salon de 1763, 222

Chardin est plus que fidèle à la nature parce que ses toiles sont plus vivantes que la vie elle-même : ses objets sont, en fait, de chair : « Et ce Chardin, pourquoi prend-on ses imitations d’êtres inanimés pour la nature même ? C’est qu’il fait de la chair quand il lui plaît[9]. » Mais comment rendre compte de cette vie des choses ? Diderot n’utilise que la description. Toutefois, il décrit très platement les toiles de Chardin car ses descriptions sont, en somme, des énumérations : il ne fait que nommer, les uns à la suite des autres, les objets représentés[10].

Les attributs des sciences

On voit, sur une table couverte d’un tapis rougeâtre, en allant, je crois, de la droite à la gauche, des livres posés sur la tranche, un microscope, une clochette, un globe à demi-caché d’un rideau de taffetas verd, un thermomètre, un miroir concave sur son pied, une lorgnette avec son étui, des cartes roulées, un bout de télescope.

Salon de 1765, 112

L’écriture est ici réduite à sa plus simple expression. Comme si à des objets de « nature basse, commune et domestique » (Salon de 1761, 125) devait répondre une langue plus que banale, celle de tous, de tous les jours. Seulement, pour donner à voir, l’écriture peut-elle se contenter de n’être qu’un nom, un nom commun : « Qu’est-ce que cette perdrix ? Ne la voyez-vous pas ? C’est une perdrix. Et celle-là ? C’en est une encore » (Salon de 1769, 84). Écrire, pointer du crayon, « une perdrix », quand bien même chacun possède une connaissance a priori de l’oiseau, ne peut faire surgir, du mot, l’image… Nommer, nommer le nom commun, n’est pas individualiser, c’est convoquer un ensemble indéfini de possibles, et dans ce « champ commun de la généralité[11] » tout est en somme interchangeable. Or, pour le peintre, chaque objet — chaque perdrix, chaque lapin — est unique, irremplaçable et possède sa qualité propre : il est un.

Chardin est un si rigoureux imitateur de nature, un juge si sévère de lui-même, que j’ai vu de lui un tableau de Gibier qu’il n’a jamais achevé, parce que de petits lapins d’après lesquels il travaillait étant venus à se pourrir, il désespéra d’atteindre avec d’autres à l’harmonie dont il avait l’idée. Tous ceux qu’on lui apporta étaient ou trop bruns ou trop clairs.

Salon de 1769, 83-84

Il y a donc un écart, un gouffre entre l’idée de la chose et la chose même, cette chose qui, sur la toile, n’a précisément pas de nom, mais bel et bien et seulement forme et couleur. Pour juger des oeuvres de Chardin, Diderot affirme qu’il n’a qu’à garder les yeux que la nature lui a donnés et s’en bien servir (Salon de 1763, 222) — peut-être — mais le lecteur des Salons ne peut en aucun cas être sûr de voir les tableaux de Chardin en disposant sur un certain site des objets tels que Diderot les indique au fil de la phrase (Salon de 1765, 112).

Imaginez une fabrique quarrée de pierre grisâtre, une espèce de fenêtre avec sa saillie et sa corniche. Jetez avec le plus de noblesse et d’élégance que vous pourrez, une guirlande de gros verjus qui s’étende le long de la corniche, et qui retombe sur les deux côtés. Placez dans l’intérieur de la fenêtre un verre plein de vin, une bouteille, un pain entamé, d’autres caraffes qui rafraîchissent dans un seau de faïence, un cruchon de terre, des radis, des oeufs frais, une salière, deux tasses à café servies et fumantes, et vous verrez le tableau de Chardin.

Salon de 1765, 113

Il semble quelque peu imprudent de penser que le partage d’une expérience commune du quotidien permette de déduire une oeuvre d’art, et en l’occurrence ce tableau de Rafraîchissemens.

Si, d’autre part, Diderot ne parvient pas à dire la singularité des objets, si ces objets demeurent irréductibles à eux-mêmes, prisonniers d’un concept de dictionnaire, c’est sans doute parce que, dès le départ, le critique a consenti à leur silence. Les natures mortes de Chardin se taisent obstinément, elles sont plus que muettes, car non seulement elles appartiennent à la peinture de genre, mais à une peinture de genre pourvue d’un idéal « misérable » (Salon de 1765, 108), mesquin. Il n’existe aucune histoire possible de ces objets, ils ne suscitent aucune narration, car ils sont précisément trop familiers, tout est déjà connu d’avance[12]

Le technique

Et cependant, les tableaux de Chardin sont extraordinairement beaux, ils sont même uniques ; la manière du peintre se distingue entre toutes : « Il ne faut à Chardin qu’une poire, une grappe de raisin pour signer son nom » (Salon de 1769, 84). Puisque le sujet des tableaux se révèle pauvre et inintéressant, seul « le sublime du technique » (Salon de 1765, 108) permet d’expliquer l’admiration inconditionnelle de Diderot pour Chardin. (D’ailleurs, combien de peintres de natures mortes sont qualifiés de « victimes de Chardin » parce que, précisément, ils ne possèdent pas son « faire »[13] ?) Ainsi ce qui, au-delà du critère d’imitation, importe avant tout est la peinture même : les couleurs, les reflets, l’harmonie des compositions. Et, chez Chardin, Diderot reconnaît « une vigueur de couleur incroyable, une harmonie générale, un effet piquant et vrai, de belles masses […], un ragoût dans l’assortiment et l’ordonnance » (Salon de 1767, 128). Cependant, ses réflexions d’ordre technique demeurent assez vagues[14], il n’analyse pas véritablement la facture des tableaux. Ou bien, il déclare emphatiquement que Chardin est « le maître à tous pour l’harmonie » (Salon de 1769, 82), que « [c’]est celui-ci qui entend l’harmonie des couleurs et des reflets » (Salon de 1763, 222). Ou bien, il évoque très succinctement le jeu des couleurs : « Les biscuits sont jaunes, le bocal est verd, la serviette blanche, le vin rouge, et ce jaune, ce verd, ce blanc, ce rouge, mis en opposition, récréent l’oeil par l’accord le plus parfait[15] » (Salon de 1765, 113). En fait, Diderot s’applique davantage à étudier la façon de peindre de Chardin, son « faire rude et comme heurté » (Salon de 1761, 125).

Ce faire […] est long et pénible. Il faut à chaque coup de pinceau, ou plutôt de brosse ou de pouce, que l’artiste s’éloigne de sa toile pour juger de l’effet. De près l’ouvrage ne paraît qu’un tas informe de couleurs grossièrement appliquées. Rien n’est plus difficile que d’allier ce soin, ces détails, avec ce qu’on appelle la manière large. Si les coups de force s’isolent et se font sentir séparément, l’effet du tout est perdu. Quel art il faut pour éviter cet écueil ! Quel travail que celui d’introduire entre une infinité de chocs fiers et vigoureux une harmonie générale qui les lie et qui sauve l’ouvrage de la petitesse de la forme ! Quelle multitude de dissonances visuelles à préparer et à adoucir ! […] Ce genre heurté ne me déplaît pas.

Salon de 1763, 226

Certes Diderot parle éloquemment du « faire » de Chardin, mais il n’en demeure pas moins que ce dernier demeure imperméable, en un certain point, à l’analyse, il demeure le secret du peintre : « On dit de celui-ci qu’il a un technique qui lui est propre et qu’il se sert autant de son pouce que de son pinceau. Je ne sais ce qui en est ; ce qu’il y a de sûr, c’est que je n’ai jamais connu personne qui l’ait vu travailler » (Salon de 1767, 128). Cette question insoluble — comment la main appose sur la toile les couleurs — semble, de prime abord, anodine ou accessoire, mais elle s’avère symptomatique d’une incapacité à dire ce qui fondamentalement caractérise la manière de Chardin. Et en effet, Diderot constate que, ni tout à fait pouce ni tout à fait pinceau, l’outil que tient la main ressemble davantage à une baguette de magicien : « Chardin est un vieux magicien à qui l’âge n’a pas encore ôté sa baguette » (Salon de 1769, 83). Tout ne peut donc pas être expliqué, la critique témoigne de sa faillite face à cette extraordinaire « magie » de Chardin dont « le spectateur sent l’effet, sans pouvoir en deviner la cause » (PDP, 1041)[16]. Et, cette « magie » est ce qui fait que, soudain, à la surface de la toile affleure la nature, la vie : « O Chardin ! ce n’est pas du blanc, du rouge, du noir que tu broies sur ta palette : c’est la substance même des objets, c’est l’air et la lumière que tu prends à la pointe de ton pinceau et que tu attaches sur la toile[17] » (Salon de 1763, 222).

Le génie

Sur ce passage de l’huile et du pigment au réel même[18] (dans lequel réside tout le charme et l’attrait, la grandeur et la beauté des oeuvres de Chardin), il est difficile à Diderot d’écrire ; car il faut bien l’admettre, cette « magie », ce « je ne sais quoi » relève de l’homme et est nécessairement l’attribut d’un génie : « il y a dans les hommes de génie […], je ne sais quelle qualité d’âme particulière, secrète, indéfinissable, sans laquelle on n’exécute rien de très grand et de très beau[19] ». Or, nulle part dans les Salons, le critique ne qualifie Chardin de génie[20]. Au contraire, le genre que pratique Chardin « ne demande que de l’étude et de la patience. Nulle verve ; peu de génie ; guère de poésie ; beaucoup de technique et de vérité ; et puis, c’est tout » (Salon de 1765, 111). Aussi, il apparaît au philosophe plus difficile de faire un portrait qu’une nature morte : « Je n’ignore pas que les modèles de Chardin, les natures inanimées qu’il imite ne changent ni de place, ni de couleur, ni de formes ; et qu’à perfection égale, un portrait de La Tour a plus de mérite qu’un morceau de genre de Chardin » (Salon de 1767, 128). D’ailleurs, Diderot trouvera les études au pastel de Chardin un peu maniérées (Salon de 1775, 282) et ses scènes domestiques pas tout à fait détestables, mais peu s’en faut[21]. Aussi, malgré cette infériorité incontestable de la nature morte dans la classification des genres[22], partout dans les Salons sourd l’innommable génie de Chardin[23]. Il est tantôt Dieu :

S’il est vrai, comme le disent les philosophes, qu’il n’y a de réel que nos sensations ; que ni le vide de l’espace, ni la solidité même des corps n’est peut-être rien en elle-même de ce que nous éprouvons ; qu’ils m’apprennent, ces philosophes, quelle différence il y a pour eux à quatre pieds de tes tableaux entre le créateur et toi.

Salon de 1765, 111

Tantôt Diable : « Mais être chaud et principié, esclave de la nature et maître de l’art, avoir du goût et de la raison, c’est le Diable à confesser[24] » (Salon de 1769,83).

Ce qui fait donc la « magie » des oeuvres de Chardin, c’est bel et bien l’unicité de leur manière, l’habileté incomparable de la main qui peint, main d’un Dieu ou d’un Diable, ou peut-être encore d’un génie[25], mais en tout cas très sûrement, main de l’homme Chardin. Seulement, une fois de plus, ne remettant pas en cause la très académique échelle hiérarchique, il est impossible à Diderot de passer de la main à l’homme Chardin, de dire cet homme, son génie.

Si les amateurs de Chardin se querellent à propos de cette manière […], c’est bien pour signifier que leur reconnaissance n’est pas seulement celle d’une main. Qu’elle vaut plus cher. Et de buter sur cette personne qui est là et ne leur donne rien à dire. Pour sortir du malaise, il leur faudrait reconnaître que la main est la personne — déclaration lourde de conséquences peu acceptables dans une esthétique qui célèbre le triomphe de l’idée et des sentiments élevés[26]

D’autre part, si Diderot considère Chardin comme « le premier coloriste du Salon, et peut-être un des premiers coloristes de la peinture » (Salon de 1765, 114), l’artiste, quant à lui, affirme qu’il ne peint pas uniquement avec des couleurs : « Ce Chardin avait bien raison de dire à un de ses confrères, peintre de routine : Est-ce qu’on peint avec des couleurs ? — Avec quoi donc ? — Avec quoi ? Avec le sentiment » (Salon de 1769, 84). Il va sans dire que la peinture s’offre au regard en tant que chose matérielle — une toile recouverte de couleurs selon un certain agencement représentant un certain sujet — et c’est bien à cela même que s’attachent pour l’essentiel les comptes rendus de Diderot en ce qui concerne les oeuvres de Chardin : les objets et le « technique ». Mais derrière l’oeuvre, il y a l’homme, le grand homme : « Chardin n’est pas un peintre d’histoire, mais c’est un grand homme[27] » (Salon de 1769, 82). Ainsi, contrairement à ce qui est établi dans le préambule du Salon de 1767[28], où l’artiste, à l’instar de l’acteur, du célèbre Garrick, ne doit rien laisser entrevoir de lui-même et n’être qu’un mannequin, un vide que remplit l’étude de ce qui est grand, noble, violent et élevé (Salon de 1767, 63-64), le peintre Chardin dévoile dans ses tableaux une grandeur toute personnelle[29]. Certes « un peintre se montre dans son ouvrage autant et plus qu’un littérateur dans le sien » (EP, 20), il y a cependant un écart considérable entre cette froideur, ce sang-froid de l’artiste idéal et la fougue du coloriste, de celui qui, en définitive, a l’« allure du génie » : « Celui qui a le sentiment vif de la couleur, a les yeux attachés sur sa toile ; sa bouche est entrouverte, il halète, sa palette est l’image du chaos. C’est dans ce chaos qu’il trempe son pinceau, et il en tire l’oeuvre de la création » (EP, 19). Aussi, le critique constate que l’adresse, la virtuosité conjuguées à une tête vide et stérile ne donnent rien de bon : La Grenée, à titre d’exemple, le froid La Grenée, qui ne pense ni ne sent[30] et qui, au départ, promettait tant, est houspillé dans les derniers Salons.

En un mot, la peinture est-elle l’art de parler aux yeux seulement ? ou celui de s’adresser au coeur et à l’esprit, de charmer l’un, d’émouvoir l’autre, par l’entremise des yeux. O mon ami, la plate chose que des vers bien faits ! la plate chose que de la musique bien faite ! la plate chose qu’un morceau de peinture bien fait, bien peint. Concluez… concluez que La Grenée n’est pas le peintre, mais bien maître La Grenée.

Salon de 1767, 117

La question, néanmoins, reste en suspens : quel est ce sentiment avec lequel peint Chardin ? Il ne faut pas confondre ce dernier avec les émotions ou les affects, provoqués chez le spectateur, qui sans doute relèvent de la qualité profondément humaine, intime et subjective de ses oeuvres, comme les analyses très psychologiques de Proust en attestent. D’ailleurs de ce qui le touche, de ce qui l’atteint au plus sensible, Diderot n’hésite jamais à en faire part[31]. Il ne faut pas confondre davantage « sentiment » et « sensibilité », laquelle quand « elle est extrême ne discerne plus » (EP, 79)[32]. Ce sentiment avec lequel le peintre fait la peinture, ce sentiment qui distingue le grand du médiocre, appartient peut-être à l’indicible. Il est ce lieu où la peinture et le grand homme demeurent clos sur leur mystère. Et c’est précisément ce silence qu’annonce Pierre Rosenberg lorsqu’il déclare désespérée, car promise à l’échec, toute tentative d’analyser et de comprendre le génie de Chardin[33].

La peinture

En fait, seuls, peut-être, les peintres sont capables de bien parler d’eux-mêmes et maîtrisent véritablement la langue de la peinture : « Chardin et [Greuze] parlent fort bien de leur talent ; Chardin avec jugement et de sang-froid, Greuze avec chaleur et enthousiasme. La Tour, en petit comité, est aussi fort bon à entendre » (Salon de 1765, 145). De plus, non seulement Chardin sait parler admirablement de son art[34], il sait aussi, comme ses fonctions de tapissier[35] lui en procurent l’occasion, faire parler la peinture, faire converser les oeuvres entre elles.

Ce tapissier Chardin est un espiègle de la première force, il est enchanté quand il a fait quelques bonnes malices ; il est vrai qu’elles tournent toutes au profit des artistes et du public ; du public qu’il met à portée de s’éclairer par des comparaisons rapprochées ; des artistes entre lesquels il établit une lutte tout à fait périlleuse.

Salon de 1769, 108

Si Chardin se montre sans pitié pour ses confrères, n’hésitant pas à donner de bonnes mais terriblement cruelles leçons (Salon de 1769, 108), d’un autre côté, il réclame — chose curieuse — de l’indulgence des critiques.

Rappelez-vous ce que Chardin nous disoit au Salon : « Messieurs, messieurs, de la douceur. Entre tous les tableaux qui sont ici, cherchez le plus mauvais ; et sachez que deux mille malheureux ont brisé entre leurs dents le pinceau, de désespoir de faire jamais aussi mal. »

Salon de 1765, 57

Les peintres désirent donc régler leurs comptes entre eux, par le seul moyen de leurs pinceaux, par le seul moyen du regard. Il est donc un moment où l’écriture est malvenue, où l’écriture ne peut dire la peinture.

On m’a dit que Greuze montant au Salon et apercevant le morceau de Chardin que je viens de décrire [c’est-à-dire Le bocal d’olives], le regarda et passa en poussant un profond soupir. Cet éloge est plus court et vaut mieux que le mien.

Salon de 1763, 223

Bien entendu, pour Diderot, la peinture est tributaire de la littérature : il faut aux peintres « feuilleter les historiens, se remplir des poètes, s’arrêter sur leurs images » (EP, 43)[36]. L’homme de lettres fréquentant, par définition, étroitement les Anciens (Salon de 1767, 238), Diderot n’hésite pas à « relire à l’occasion d’un tableau » le passage dont il est tiré et n’hésite pas non plus à refaire le tableau par écrit s’il ne le satisfait pas[37]. La littérature offre donc un répertoire de beaux sujets, autorisant, de telle sorte, le critique à juger des oeuvres : « Que l’artiste ironique hoche du nez quand je me mêlerai du technique de son métier, à la bonne heure ; mais s’il me contredit quand il s’agira de l’idéal de son art, il pourrait bien me donner ma revanche[38]. » C’est sans doute pourquoi les Salons sont si pleins de verve, si littéraires : Diderot est d’une certaine façon un peu chez lui. Ainsi, par le détour des tableaux, de la peinture, Diderot parle beaucoup de littérature, de son imaginaire et de ses idées, de lui-même en somme comme il le confesse à madame Necker :

Quand je me rappelle la hardiesse que l’on a eue de vous communiquer ces Salons, je n’en reviens pas ; c’est comme si j’avais osé me présenter chez vous ou à l’église en robe de chambre et en bonnet de nuit. Mais c’est moi, trait pour trait : je n’ai fait que me copier, sans la moindre rature[39].

Cependant chez Chardin — le peintre de genre, le peintre de natures mortes —, il n’y a pas de littérature possible (Chardin manifeste même un implacable mépris pour les peintres littérateurs[40]) ; et pourtant, ses tableaux parlent : « Vous revoilà donc, grand magicien, avec vos compositions muettes ! qu’elles parlent éloquemment » (Salon de 1765, 111). Les tableaux de Chardin parlent, mais ils parlent essentiellement aux yeux ou plutôt « à l’ame par l’entremise des yeux » (Salon de 1765, 174), car leur langue est celle de la seule peinture, une langue cousue de silence. Aussi, devant les oeuvres de Chardin, il n’est plus besoin d’écrire, d’expliquer, il n’y a qu’à se taire et regarder[41] : contempler.

[…] l’oeil est toujours recréé, parce qu’il y a calme et repos. On s’arrête devant un Chardin comme d’instinct, comme un voyageur fatigué de sa route va s’asseoir, sans presque s’en apercevoir, dans l’endroit qui lui offre un siège de verdure, du silence, des eaux, de l’ombre et du frais.

Salon de 1767, 128-129

Le secret

« [E]ntre la nature et l’art » (Salon de 1769, 83), Chardin occupe manifestement une place à part dans les Salons : entre-deux difficile à définir qui ressemble fort, pourtant, au sommet de l’admiration. Dès lors, au fil des ans, se dessine l’itinéraire d’une quête des mots pour dire Chardin, quête du secret du peintre.

Si Diderot a pu croire que tout le prestige de Chardin résidait dans une parfaite qualité de l’imitation, dans l’étonnante vérité — à tromper le spectateur — des natures mortes (« Commençons par dire le secret de celui-ci ; cette indiscrétion sera sans conséquence. Il place son tableau devant la Nature, et il le juge mauvais, tant qu’il n’en soutient pas la présence » [Salon de 1767, 127]), il n’a cependant pas ignoré toute la part qui revenait à l’habileté technique de Chardin, à son extraordinaire maîtrise de la science des couleurs et de l’harmonie. Toutefois, le philosophe a bien perçu que l’art n’est grand que s’il transcende sa matérialité même. Ainsi « [il] n’y a rien en [Chardin] qui sente la palette » (Salon de 1769, 83) parce qu’une même « magie » habite toutes ses oeuvres ; une « magie », un « faire » très singulier qu’il n’est guère possible d’expliquer : « C’est une harmonie au delà de laquelle on ne songe pas à désirer ; elle serpente imperceptiblement dans sa composition, toute sous chaque partie de l’étendue de sa toile ; c’est, comme les théologiens disent de l’esprit, sensible dans le tout et secret en chaque point » (Salon de 1769, 83).

En fait, cette « magie » est l’apanage de l’homme, et « c’est lui », par delà le tableau, que désigne Diderot : « [c’]est lui qui voit ondoyer la lumière et les reflets à la surface des corps ; c’est lui qui les saisit et qui rend avec je ne sais quoi leur inconcevable confusion » (Salon de 1769, 84). Mais de cet homme, de ce grand homme dont la figure — tantôt malicieux tapissier, tantôt « bon Chardin » — traverse tous les Salons[42], le critique ne peut parler, pas même nommer le génie sous peine de faire éclater l’institutionnelle hiérarchie des genres : l’individu reste donc secret au plus haut point.

Il n’en demeure pas moins que l’importance de Chardin, le peintre — sa parole aussi bien que ses oeuvres —, est reconnue, comme l’attestent le préambule du Salon de 1765 et le recours fréquent à sa peinture en tant que point de comparaison[43]. Chardin, en vérité, est peut-être le seul peintre des Salons qui appartienne tout entier à la peinture — « [c’]est celui-ci qui est un peintre » (Salon de 1763, 222) — mais à une peinture qui ne se laisse guère saisir par les mots du critique. Et cette brèche creusée dans le discours témoigne d’une différence intrinsèque et fondamentale de cet art : en Chardin, se cristallise le secret d’une peinture étrangère à toute écriture, à toute littérature.

Seulement, bien que les tableaux de Chardin n’aient pas permis à Diderot de dire leur mystère, ils lui auront fait, en revanche, connaître le secret d’une plénitude contemplative[44], le secret d’une pure jouissance esthétique[45] : « Arrêtez-vous longtemps devant […] un beau Chardin ; fixez-en bien dans votre imagination l’effet ; rapportez ensuite à ce modèle tout ce que vous verrez, et soyez sûr que vous aurez trouvé le secret d’être rarement satisfait » (Salon de 1769, 82).