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Sans doute en raison d’une sensibilité croissante à la condition des femmes dans la société, la question de l’errance au féminin est devenue un thème important des romans contemporains publiés en France[1]. Or, le concept de l’errance recouvre non seulement la mouvance, entendue comme une errance physique, mais aussi l’infidélité, tenue pour une errance morale[2], et la folie, prise comme une errance mentale[3], entre autres idées connotant la déviation par rapport à une norme ou un idéal. Dans les représentations historiques, par exemple, de l’aventurier du genre brigand, l’infraction judiciaire s’ajoute au mouvement spatial pour poser une problématique d’autant plus intéressante qu’elle recouvre deux manifestations de l’errance, à savoir la mobilité et la criminalité.

Dans cette étude, nous nous proposons de considérer ce double questionnement de la mouvance et de la transgression, en faisant appel aux considérations de la causalité, du déplacement, des relations sociales, et de l’énonciation. Car il nous importe de savoir en quoi, et à quelles fins significatives, la femme ambulante peut réaliser ce qui se présente classiquement comme une activité masculine[4] : la truanderie. La question est d’autant plus intéressante qu’il n’existe aucune tradition occidentale littéraire[5] de l’errance au féminin[6], le brigandage étant par convention « le mode de délinquance du garçon[7] » : nous cherchons donc à déterminer comment l’héroïne du roman contemporain est apte à percevoir et à communiquer ses déplacements et ses crimes.

Le roman que nous retenons pour notre analyse, L’astragale[8] d’Albertine Sarrazin, offre une représentation pertinente et frappante d’une truande errante qui se fait sujet du discours. Au lieu de permettre à autrui — et notamment à un homme — de spéculer sur ses expériences vécues, la protagoniste nommée Anne insiste pour exprimer son point de vue relatif à ses errances. En nous attachant à l’héroïne de L’astragale, nous pouvons donc examiner la mobilité et l’infraction depuis une perspective purement féminine.

Pour autant que ce roman nous montre le point de vue d’un personnage féminin, la perspective de l’auteure s’impose également. C’est que dans cette oeuvre d’apparence autobiographique[9], une très grande affinité s’établit entre Anne la protagoniste et Albertine l’écrivaine. En vérité, les expériences d’errance et de transgression racontées au fil du récit font écho à celles vécues par Albertine Sarrazin entre son évasion de prison et son retour. Si ensuite Albertine prend la plume dans une institution carcérale en France, avec l’intention de faire publier son histoire chez un éditeur parisien renommé, Anne en fait implicitement de même, en relatant au « je » ses activités passées. Or, puisque les femmes délinquantes, selon la tradition, « ne sont pas vues par la société française comme des martyres, mais comme des rebelles[10] » et que « l’administration pénitentiaire préfère les individus passifs, repentants, et dociles[11] », la venue à l’écriture d’Albertine la prisonnière est jugée comme un acte d’insubordination. Cela dit, il n’est pas surprenant que la parution de L’astragale en 1965 ait provoqué une grande hostilité de la part des médias et du public.

Face à la perception sociale de la criminalité au féminin, et plus précisément du discours carcéral féminin, plusieurs questions se posent sur l’errance féminine dans son inscription littéraire. Pourquoi la femme s’adonne-t-elle à une errance criminelle ? Quels effets de sens se dégagent de ses déplacements et de ses pauses ? Quelle est la nature des relations entre la délinquante et autrui, puis quelles en sont les conséquences pour l’héroïne ? Enfin, en quoi et à quelles fins la criminelle errante prend-elle la parole ? Pour répondre à ces questions, passons à l’étude d’Anne la truande, depuis la nuit de son évasion de prison jusqu’au jour de sa capture.

La recherche du mieux-être

Telle qu’elle se présente, l’héroïne de L’astragale est une jeune femme célibataire qui ne possède aucune maison ou résidence fixe. Son abri temporaire a beau être confortable, elle finit tôt ou tard par le quitter pour se rendre sur des lieux publics. Comme femme errante, Anne « rêv[e en outre] de ligotage, braquage, opération-surprise » (A, 146) pour rechercher, de sa propre volonté, l’écart des règles localement admises. Même si elle trouve la sécurité matérielle et financière grâce à son amant Julien, lui aussi brigand, puis chez son client Jean qui se veut son protecteur durant l’absence du premier, il lui faut toujours « reprendre [s]a route » (A, 125) pour « réaliser des fins que visent la plupart des hommes : l’excitation, la possession, la défense de ses intérêts, la domination[12] ». En rêvant de parcours et de crimes, elle cherche également à éviter « les attachements et les servilités forcenées » (A, 187-188) qui composent pour elle une existence de contraintes douloureuses ou de devoirs conjugaux. Sa mobilité a donc pour mobile la quête de son « mieux-être » (A, 32), voire d’une intense impression de plaisir ou de satisfaction générale dans la poursuite d’activités et de relations défendues par les lois sociales et judiciaires du pays.

Pour nous en convaincre, nous n’avons qu’à considérer l’évasion de prison au commencement du récit. Anne se trouve enfermée dans une maison de correction où elle paie ce qu’elle appelle avec délices ses « mauvaises relations » (A, 107) et ses « mauvais coups » (A, 107) par des tâches ménagères et par de petits travaux de couture. Étant donné sa condition de femme incarcérée, il n’est point surprenant qu’elle cherche à s’évader illicitement. L’essentiel de notre argument demeure donc dans le fait que derrière la notion de fuite se cache le désir de « recommencer à errer » (A, 125) et surtout, insistons sur ce point, celui de commettre elle-même des infractions à la loi. Quand, en effet, Anne s’oriente vers la liberté, elle cherche l’intensité des « aventures » solitaires. Seules les entreprises solitaires et risquées lui permettent d’éprouver des jouissances et de s’approprier le pouvoir, selon un désir de « profiter de la vie et [de] ne pas se laisser faire[13] ». Dans ce cas, il n’est pas question d’attendre le jour de sa libération. Il lui faut même la voie la plus rapide et la plus dangereuse pour sortir de prison. Dans un effort pour retrouver au plus vite son existence d’avant son arrestation, elle renonce à l’idée de descendre « la pente douce de l’autre côté des remparts » (A, 6), en faveur de celle de sauter par-dessus le haut mur pour se casser un os de la cheville portant le nom « astragale ».

Sur la base de ce goût pour le péril ou de ce refus de la passivité, remarquons une « affinité totale » (A, 25) entre la protagoniste et le brigand nommé Julien qui la recueille au bord de la route côtoyant la prison, conscient des dangers que peut lui faire courir une assistance aussi audacieuse. Il n’y a d’ailleurs qu’un pas à faire entre l’affinité et l’amour, tellement la première vient déterminer le second dans le cas particulier d’Anne et de Julien.

En vérité, l’héroïne n’est pas seule dans le roman à exiger la jouissance intellectuelle, sexuelle et affective. Elle n’est pas non plus seule à rechercher l’action. Elle ne commet cependant pas, il faut le préciser, de crimes contre l’individu, tel en particulier l’assassinat. Au contraire, elle fait appel à ses pouvoirs d’observation et de renseignement, à son charme et à ses connaissances acquises sur le genre masculin, pour mêler le vol à la prostitution[14] et à l’escroquerie. Dans ces circonstances, son errance criminelle se conjugue moins avec la violence et la brutalité souvent attribuées au brigand homme, qu’avec le savoir, l’intuition et le pouvoir de séduction dont elle fait preuve au cours de ses aventures.

Le progrès et le recul[15]

Dans la mesure où Anne se place volontairement en opposition à un certain ordre judiciaire et social, nous ne pouvons guère omettre de signaler sa « peur du gendarme », et par extension, sa crainte de l’immobilité et de l’ennui derrière les murs épais. Ce sont cependant là des conditions auxquelles elle doit faire face, lorsque, pour permettre la résurrection (A, 44) de sa cheville après sa chute, elle est hospitalisée, puis confinée à une série de cachettes qui lui rappellent la prison. Tout comme en geôle, Anne se trouve « figée dans une frigidité douloureuse » (A, 43) sous l’impact des règles d’une vie structurée et des obstacles empêchant le libre mouvement. C’est donc chose entendue, l’errance, telle que représentée dans ce roman en particulier, s’inscrit dans un rapport dynamique avec la restriction de la mobilité.

En effet, Anne n’est pas toujours animée du même mouvement. Il arrive, même, qu’elle ne s’anime pas du tout. Au début de son séjour en résidence, par exemple, Anne est condamnée au repos, la cheville gonflée ne lui permettant pas de marcher. Puisqu’il lui faut toutefois « une certaine dose d’activité, de stimulations, de stress et même de frustrations[16] », elle entreprend de clopiner autour de son lit pour ainsi recourir au genre de mouvement qui tourne sur lui-même. Comme Anne redoute que « le repos [ne] recule » (A, 192), elle emploie le même mouvement cyclique après l’opération à l’hôpital. Elle apprend à sautiller sur des béquilles au sein de la maison de ses receleurs, se fixant comme horizon le moment où elle pourrait de nouveau « [s]’élancer n’importe où pour y faire n’importe quoi » (A, 125). En vertu de la logique selon laquelle la danse en rond signifie un désir qui tourne à vide pour entraîner la régression physique, intellectuelle et affective[17], la démarche circulaire de l’héroïne fait ressortir son impuissance et sa démoralisation face au besoin de « [p]artir, retrouver l’air, chanter » (A, 125).

Il est vrai que la protagoniste circule à l’intérieur des limites du Milieu (du quartier galant de Paris) pour produire un mouvement en apparence giratoire. Si toutefois nous regardons de près ce mouvement, nous observons qu’Anne « ne flâne pas » (A, 131). Comme elle possède de plus en plus les forces pour « cavale[r] comme un lapin » (A, 28), elle ne retourne pas de manière systématique dans un café ou dans une rue. Elle ne redoute « vraiment que la poulaille, […] mais sans cesse [elle] change de rue, d’hôtel, d’allure » (A, 131). À ce moment-là, son errance correspond à une sorte de ligne qui se prolonge, conjoignant les espaces en les faisant venir l’un après l’autre en succession. Comme nous pouvons par ailleurs le croire, les pérégrinations évoquant un mouvement linéaire se relient à l’idée de la progression dans l’espace et vers une existence plus heureuse.

Pour illustrer en quoi ce parcours orienté signifie pour Anne un progrès, nous n’avons qu’à envisager ses modes de déplacement au-dedans de la maison. Car ces modes rappellent l’apprentissage de la marche[18] et la croissance de la confiance chez l’enfant. Étant incapable de poser le pied, après plusieurs années de « soumissions dans les gestes » (A, 52) suivies d’une évasion précipitée par-dessus le haut mur de la prison, la jeune femme commence tout doucement « en prenant pour départ des gestes le genou, roulant d’un côté et de l’autre, rampant sur place, appuyée sur les épaules » (A, 22). Graduellement, elle parvient à équilibrer son poids sur les deux jambes sans recourir aux béquilles, puis à lever le pied droit sans se projeter en avant sur le carreau. À force de faire de nombreux tours du Milieu, Anne réussit enfin à marcher toute seule et sans aide. Ayant par ailleurs imaginé que « [s]on destin était désormais de passer d’un lit à une banquette de voiture, d’une banquette à un lit » (A, 34), et donc de ne jamais connaître « [l]a vie dans les rues, l’obligation d’être constamment aux aguets, de décider vite, d’exercer sa force musculaire, son adresse[19] », elle prend un énorme plaisir à circuler sans appui, en répétant les exaltations : « Moi, je marche » (A, 131) ; « Ah ! moi… Je marche » (A, 131) ; « Je marche, Julien… » (A, 141).

Si nous revenons en arrière pour rappeler le rapport dynamique entre l’errance et la restriction de la mobilité, voire entre la liberté et la geôle, il est clair qu’Anne s’inscrit dans un mouvement cyclique où il lui faut sans cesse recommencer à zéro après « plusieurs années de routine chronométrée » (A, 52) et de « soumissions dans les gestes » (A, 52). À peine accède-t-elle à une errance continue à travers l’espace qu’elle doit de nouveau faire face à l’immobilité, puis à la danse en rond, et enfin au réapprentissage « des actions pourtant les plus naturelles » (A, 52). Est-ce donc à dire que l’errance de la protagoniste s’effectue en vain ?

Comme nous l’avons déjà proposé, Anne voit tous les avantages d’une existence en rupture avec la sédentarité et le respect de l’ordre public. Même au prix de la punition, il vaut mieux courir que tenir. Si nous considérons maintenant que l’héroïne, en cherchant à faire durer autant que possible son séjour en dehors des murs carcéraux, accorde un surcroît de négativité à la condition de femme soumise, la constatation suivante s’impose : autant la jeune femme craint la régulation de ses mouvements et de son être, autant elle donne de la valeur à l’errance en ce qu’elle ne respecte aucune contrainte et aucune définition prescrite.

Relations antagonistes

Vue par la narratrice comme une transgression qui lui permet de satisfaire de nombreux désirs et de résoudre des problèmes très réels, l’errance criminelle prend invariablement une valeur positive dans L’astragale. Ainsi, le meilleur moyen pour analyser les relations sociales aptes à déterminer la conduite de l’héroïne est peut-être de s’attarder sur l’opposition catégorielle entre « errance » et « norme ». Entre les deux termes compris dans ce rapport, il n’y a en fait que de pures différences positionnelles. C’est dire que l’errance « n’exist[e] [comme déviation] que dans la mesure où les sujets l[a] construisent[20] » en tant que tel. Il s’ensuit que le contenu significatif, les caractéristiques ou les valeurs attribuées à la femme errante dépendent en partie de la manière dont les membres du groupe dominant l’appréhendent et la traitent.

Du point de vue de la société française dépeinte dans L’astragale, Anne est condamnée à être « l’anti-femme, l’anti-mère[21] » pour avoir basculé dans la délinquance. Au lieu de la décrire par ses délits, pour en quelque sorte valider son statut de femme criminelle, on souligne sa rupture avec le conservatisme et la sédentarité de l’univers domestique[22]. On retient aussi son opposition à la maternité. Car en refusant d’abandonner sa vie errante, Anne renonce aussi à l’idée d’avoir un enfant : « je n’aurais jamais de gosse de mère inconnue, ça non ! » (A, 170). Par contre, si nous nous replaçons dans la perspective de la protagoniste, nous voyons que cette dernière tient énormément à l’errance criminelle. Dans ces conditions, le traitement social de l’errante et les passions qui la motivent sont en étroite corrélation, elles se déterminent réciproquement. Plus on la prend en faute, plus elle tient à fréquenter la rue ; plus elle s’éloigne de la vie conservatrice pour suivre son désir de vivre intensément, plus on insiste pour la voir d’un mauvais oeil.

Certes, dans ce roman, les autorités françaises et les citoyens défenseurs de l’ordre social ne tolèrent pas le crime chez l’homme, mais ils acceptent encore moins l’adolescente qui, en s’appropriant le mode de délinquance du garçon, transgresse non seulement la loi judiciaire contre le vol, mais aussi son apparent destin socio-sexuel ou biologique : « la femme criminelle fait violence non seulement à la société mais aussi à sa nature profonde, telle qu’elle est inscrite dans sa biologie[23] ». Selon leur logique, reconnaître la criminalité chez la femme, c’est tout d’abord lui attribuer une nature masculine ou anti-féminine. C’est tout d’abord la définir comme étant imparfaite ou défectueuse. Comme nous le verrons plus loin, seul son amant Julien — en tant qu’ardent partisan et défenseur de l’errance — arrive à concevoir Anne comme étant pleinement et positivement femme et truande. Même les différents receleurs ou les anciens taulards qui l’accueillent chez eux en connaissance de cause refusent d’entendre parler de sa délinquance. Ils lui interdisent de parler de ses aventures. Car, du point de vue social, « une honnête femme reste à la maison (du père ou du mari)[24] » : elle ne flâne surtout pas.

Le fait que l’on critique l’héroïne à partir de ce qui lui fait défaut, de ce qu’elle n’est pas — pour mettre ainsi en relief son statut de femme qui s’est par malheur écartée du droit chemin — n’est pas innocent. De telles critiques se fondent sur le postulat selon lequel le « génie de la femme […] est de son élément naturel casanier et conservateur[25] ». Autrement dit, l’errance féminine cacherait une disposition profonde à la sédentarité, à la passivité et à la maternité, disposition qu’il suffirait d’encourager pour que cessent les comportements « déviants ». Pour nous convaincre de ceci, nous n’avons qu’à considérer comment les surveillantes de la prison font apprendre aux détenues la couture et la cuisine, dans le but de faire de chacune « une grosse propre adoptable » (A, 186) par la société.

Ce point de vue sur la « fille tombée » est basé sur une image : l’image d’une sédentarité, et même d’une soumission féminine, « à préserver coûte que coûte dans son intégrité — mieux, dans sa pureté originelle[26] ». En fonction de cette image fixe posant la tradition comme une entité homogène devant rester immuable pour assurer le contrôle du pouvoir, « ce sont les femmes, individuellement, qui devraient changer — et non les structures sociales et politiques qui les enferment dans des rôles contraignants, des rôles d’exploitées[27] ».

Si la perspective sociale dominante se base sur une vision hypostasiée, nous ne pouvons toutefois pas décrire la réaction à la jeune errante comme une stratégie qui laisse entendre la possibilité d’une inclusion. Nous devons envisager plutôt une configuration où la jeune errante et la population des sédentaires conservateurs sont deux « contraires qui n’admettent entre eux ni conciliation ni chevauchement d’aucune sorte[28] ». Car la prise de position de l’héroïne est également fondée sur un idéal — l’idéal d’une errance et même d’une insoumission féminine à défendre coûte que coûte. Par rapport à cette image « verte et dorée » (A, 42) — qui pose l’agitation motrice et l’autonomie des gestes comme essentielles à la confiance en soi, au développement personnel, à la sécurité financière et à la jouissance charnelle et psychique —, les contraintes au mouvement imposées par la loi et la société ne peuvent que revêtir la forme d’une menace.

Il convient de nous rapporter au caractère récurrent de son mouvement de fuite pour voir comment la jeune errante affirme sa condition de rupture avec autrui. Comme France Théoret[29] le propose pour la femme en marche, Anne « est apparemment l’objet d’une poursuite perpétuelle, “vue” de la tête aux pieds et constamment suivie[30] ». Pourtant, en s’exerçant à apparaître et disparaître avec le silence et l’efficacité des ombres, l’héroïne parvient à échapper au poids écrasant des regards, tant ceux des détectives en civil qui aimeraient l’arrêter, que ceux des hommes qui désireraient la convaincre d’abandonner son errance pour se mettre en ménage. Comme autre manière d’affirmer son autonomie et son insaisissabilité, Anne accepte d’entrer en contact avec certains hommes ou de se prêter à des relations corporelles susceptibles de lui « profiter dans l’immédiat » (A, 44). Elle se garde cependant toujours de créer des rapports interpersonnels stables, car ce serait se soumettre aux individus et aux groupes dont elle redoute une certaine influence.

Si nous établissons le refus comme traitement habituel, nous devons par ailleurs mentionner l’exception qui ne peut être que significative pour la représentation de l’errance dans L’astragale. Nous pensons ici à la stratégie d’alliance ou de filiation qu’emploie Anne pour se rapprocher de Julien. Avant toutefois d’aborder son rapport à celui qui la soutient dans ses rêves de transgression, examinons la manière dont ce dernier se comporte à son égard.

Par contraste avec les citoyens conformistes, Julien ne cherche point à préserver les codes de conduite qui assurent le pouvoir aux diverses institutions autoritaires. Car il est lui-même un brigand errant, interdit de séjour dans le département où il rencontre Anne et où il accepte de la secourir en l’enlevant du bord de la route. Ayant établi sa rupture avec la loi, posons maintenant son refus de la norme dans sa façon de concevoir Anne. Au lieu de la traiter de « non-femme » en raison de son goût pour le vol, il la prend comme une force admirablement audacieuse, voire comme une beauté dont il ne peut s’empêcher de tomber amoureux.

Or, Julien « s’occupe gentiment, adroitement de l’amour » (A, 56) pour ne point encombrer la jeune criminelle de ses exigences totalitaires ou de ses « abandons possessifs » (A, 11) qui mettraient en question son besoin d’agir sans contrainte et de « prendre [s]oi-même » (A, 34) son plaisir dans le crime et dans les relations sexuelles. Si à la longue il proclame son amour dans une protestation du genre « [mes infidélités] tout ça c’est fini, il n’y a que toi » (A, 185), Julien ne lui impose aucunement la passivité de la condition « bouche close et souriante, oreille ouverte et complaisante » (A, 107). Il penche plutôt pour une continuation de leurs errances et de leurs poursuites respectives : « je ne sais pas où nous irons tous les deux, mais nous irons loin, longtemps » (A, 180). Ce dispositif vient assurer une valeur positive à Anne telle qu’elle est — la représentante d’une force de mouvement et d’une insoumission féminine : « je veux te présenter, telle que je te vois ce soir » (A, 180).

Devant le comportement de Julien, Anne ne se sent point menacée. Au contraire, elle estime que son « sauveur » reconnaît sa rage et son angoisse face aux contraintes d’une vie structurée. S’il tient à lui sauver la vie, à lui payer ses frais, puis à la faire échapper de toutes les prisons de brique que sont ses asiles successifs, c’est qu’« il daigne s’apercevoir que, tout autour de l’os, il y a une femme, un être indécoupable qui travaille et qui pense » (A, 62) et enfin qui agit dans la conscience de ses besoins les plus profonds.

Ce qui ressort de la perception d’Anne, c’est que Julien vient la soutenir dans son désir de vivre intensément et de s’amuser ferme. Au lieu de lui faire éprouver « son abandon, son insuffisance, sa dépendance, son impuissance[31] » devant les lois et les certitudes de son apparent destin socio-sexuel et biologique, il devient plutôt son complice dans ses aventures de fuite et de transgression. Quant aux sédentaires conservateurs formant la majorité de la population, ils s’opposent à son image verte et dorée de l’errance en persistant à maintenir « les structures sociales et politiques qui les enferment dans des rôles contraignants, des rôles d’exploitées[32] ». Mais alors en quoi les divers rapports antagonistes et complémentaires dans lesquels Anne est engagée contribuent-ils à la signification de l’errance criminelle dans le roman ?

Comme Anne refuse de se soumettre à autrui, insistant pour s’exprimer au « je » et parfois même au « nous » comme nous le verrons, une instance d’insurrection découle de sa condition de rupture avec le grand public. Anne est, certes, prête à frôler ou à effleurer les membres de la population dont elle est susceptible de tirer avantage. Elle est même prête à affirmer sa passion pour Julien et, par là, son orientation affective et sexuelle[33] qui ne dévie en rien de celle de la femme traditionnelle — pour brouiller la théorie sur la « masculinité » de la truande. Néanmoins, elle ne travaille point à préserver la convention sociale en cherchant « à savoir ce que l’on veut [lui] donner » (A, 34) ou l’obliger à faire. Au contraire, elle agit selon la conviction suivante : « tout m’est dû, mais j’aime prendre moi-même » (A, 34). Comprise en tant que déplacement féministe[34], son errance se transforme alors en « espace d’affirmation et de modulation au féminin[35] ».

En continuant à s’approprier « le droit à la vie d’exister conforme à l’image qu[’elle s]e fai[t] de la vie d’exister[36] », Anne se donne raison, en définitive, dans son combat contre la convention sociale. Mais, en réalité, tant que l’organisation sociale ne veut pas l’accepter dans son besoin d’un niveau de stimulation et d’action particulièrement élevé, elle ne peut que se vouer à la révolte et à la prise en charge du pouvoir au prix de l’incarcération et de la solitude. De son plein gré, elle se joint donc à ceux et celles pour qui « il n’y a pas de place […] sur terre : l’errance ou la geôle, toujours » (A, 68).

La parole carcérale

S’il était essentiel, dans un premier temps, de cerner Anne dans sa poursuite d’activités illicites ou choquantes, il convient maintenant de nous arrêter sur la manière dont la mobilité et le délit sont racontés, en nous rappelant que l’héroïne se transforme en personnage chroniqueur lorsque l’errance n’est plus une possibilité. Comme nous l’avons en effet déjà mentionné, c’est à la suite de son retour en prison qu’Anne s’adresse parfois directement à certains personnages pour leur révéler des actions ou des intentions jusqu’alors dissimulées. Or, cette participation au discours de certains individus évoqués au « tu » n’est pas sans signification pour Anne : elle évoque non seulement le passage à l’écriture de l’héroïne, mais aussi sa familiarité avec le domaine criminel. Ceci est surtout le cas si nous considérons que l’héroïne choisit Julien le brigand comme allocutaire de prédilection. Il arrive par ailleurs à la protagoniste de dire « nous » pour inclure la perspective de Julien dans son propos : elle vient alors inscrire l’errance et la truanderie au coeur même du discours. Par la même occasion, elle accorde aux policiers et aux citoyens indignés un statut inférieur comme « eux autres ».

En plus de raconter ses gestes et ses activités au temps verbal passé, Anne rapporte au présent les bribes d’impressions et d’observations qui composent sa pensée au moment de l’action. Se permettant, par exemple, de relater ses sentiments d’assurance et d’insuffisance, reliés aux problématiques féminines de puissance et de vulnérabilité[37], elle livre la phrase suivante comme exemple d’une angoisse relative à son infirmité : « Mais tu ne vois pas qu’elle est en train de pourrir ma guibolle ? » (A, 27) La narration des événements est également ponctuée des ripostes que l’héroïne aurait formulées dans sa tête, mais qu’elle passait sous silence pour ne pas encourir la colère ou la punition. Ces répliques du genre « Oh ! Ces propos comptables ! » (A, 76) apparaissent entre parenthèses dans la narration, ce qui met en relief la distance entre le passé de l’action et le présent de l’énonciation. Enfin, puisque Anne n’a plus rien à perdre en prison, elle donne libre cours à son « exubérant sans-gêne naturel » (A, 52) pour révéler, outre une pensée vive, mouvante ou affranchie, une conscience de femme qui n’est en rien passive et dépendante.

Si à présent nous voulons déterminer la signification profonde de l’appropriation de la parole, il nous faut analyser les procédés discursifs auxquels Anne a recours, à commencer par l’ellipse du nom de famille : « je n’ai pas de nom » (A, 191). Dans la mesure où le patronyme « identifie une place et confirme l’appartenance de l’individu qu’on nomme à une classe[38] », à une famille et à une société patriarcale, Anne signale sa révolte contre les institutions qui cherchent à lui attribuer une définition constante, et encore, une identité fondée sur la parenté masculine. Dans ces circonstances, Anne affirme le droit à l’autonomie sur le plan du discours et, par extension, sur le plan existentiel.

Hormis le nom de famille, l’errante écarte souvent les mots classiques de la langue française, en particulier les indicateurs du conservatisme qui impliquent pour Anne une soumission à la rigidité de l’ordre établi. Si en effet Anne tend à se révolter contre la tradition dans son choix de langage, c’est qu’elle prend plaisir à recourir à des expressions courantes telles que « se faire un sacré mouron » (A, 169), et aux termes comme « pisser » (A, 126) et « merde » (A, 117). Elle se plaît également à employer autant de vocables tabous que possible. Ce sont des termes comme « prison, casse, police » (A, 71) qu’il lui faut censurer au moment de l’action, pour ne pas risquer la découverte et le renvoi en prison. Ce sont également des mots qu’on ne s’attendrait pas à entendre chez la femme selon la coutume. Dans la mesure, d’ailleurs, où le parler en question est normalement attribué aux brigands errants du Milieu, elle refuse la convention occidentale de sédentarité, mais aussi sa formation de jeune fille vouée à la domesticité. Enfin, si nous songeons à la perception courante selon laquelle les femmes sont « porteuses de la civilisation[39] » et en particulier du français classique, on voit qu’Anne souligne sa rupture avec une langue et une culture qui imposent aux femmes « des rôles contraignants, des rôles d’exploitées[40] ». Ce refus de l’image de la femme comme gardienne de la tradition immuable s’avère particulièrement significatif si nous considérons que l’héroïne a reçu dans son enfance une éducation stricte. Revenons donc à notre question. Quels effets de sens découlent du discours de l’héroïne ?

Suivant sa tendance à errer, à escroquer et à cambrioler pour combattre les traditions et les lois censées contrôler sa conduite, Anne prend la parole pour faire intervenir une « instance jugeante[41] » par rapport aux gardiens de l’ordre et aux valeurs formant l’idéal imposé. En effet, Anne vient communiquer son opposition aux règles sociales et judiciaires, en prenant soin d’assumer toute la responsabilité de ses actions[42]. Mais ce n’est pas tout : dans la perspective de la théorie féministe[43], Anne prend en charge la narration pour « éviter d’être transformée en femme-objet par le [discours d’un narrateur homme] et par les mots utilisés pour la désigner[44] ». En même temps, par le contenu et les procédés discursifs de son énonciation, l’héroïne exprime son opposition à « l’exigence sociale de catégoriser et d’interpréter “la femme”[45] » en fonction de ce que Gelfand nomme les mythes de la passivité féminine[46]. Bref, elle fait éclater les explications par tradition réductrices et paralysantes. Car, en fin de compte, Anne ne se réduit dans son propre récit à aucune des formules qui lui sont proposées par la société : elle dépasse la fixité de toute définition en tant que femme truande qui prend la parole à sa manière.

C’est certes par le biais de la narratrice que L’astragale valorise une existence féminine en mouvement. En particulier, par rapport à « la sédentarité de l’univers domestique[47] » à laquelle les femmes sont vouées, le roman propose une manière d’être (Autre) qui combine la vitalité et l’autonomie des gestes aussi bien que l’inventivité et la mouvance des idées et des paroles. Après tout, Anne agit en sa propre faveur, choisissant de répondre à ses désirs, de défendre ses intérêts, enfin de déployer toute son énergie, pour éviter la soumission dans les gestes, voire pour effectuer un renouvellement constant de sa présence au monde. Quand l’errance n’est plus une possibilité, voire quand Anne veut « s’élargi[r] un nouvel espace d’affirmation et de modulation au féminin[48] », elle produit aussi, répétons-le, un discours original qui est relié à son goût de l’aventure et à sa force de caractère, mais également à sa peur du gendarme et à ses moments d’angoisse.

En sus d’une « manière d’être Autre », le texte suggère une « écriture Autre » par le biais de la criminelle errante. Pour nous en convaincre, rappelons que les réflexions actuelles et les ripostes antérieures, qui scandent le récit de certaines expériences vécues, contribuent à un discours autant anecdotique et fragmentaire que novateur et singulier. Considérons, en outre, les marques de l’oralité dans le discours de la narratrice. Notons, en particulier, le temps verbal du présent — comme dans l’exemple « comment être maintenant audacieuse, insolente ? » (A, 69) — où les actions sont présentées comme en devenir constant ; et la langue souvent familière et courante, où les mots sont pris en évolution. Dans ce cas, Anne contribue à véhiculer une Autre parole — une parole féminine — qui insiste sur l’évolution des idées et « asserte la complexité de la vérité ; sentiments, attaches, fuites et retours[49] ».

Comme nous le savons, toutefois, les femmes incarcérées n’ont « pas le droit d’émettre une opinion, et surtout pas de prendre la plume[50] ». Au coeur du système carcéral où elle est confinée, Anne trouve donc dans « l’écriture Autre » de ses transgressions passées, une manière de « rester en liberté[51] ». Nous n’avons par ailleurs qu’à nous appuyer sur la très grande affinité qui lie la narratrice et l’auteure de ce roman d’apparence autobiographique, si nous voulons lire non seulement la résistance, mais aussi une certaine victoire face à la machine carcérale.

En vérité, les difficultés connues en prison par Albertine Sarrazin (les critiques ont beaucoup commenté sa vie) portent à croire qu’Anne endure humiliations et représailles quotidiennes pour entreprendre d’émettre une opinion, de prendre la plume, et de faire publier son roman. Dans la société de l’époque, une telle entreprise est perçue comme un outrage : « sa prise de parole est inadmissible, car son statut de femme déchue devrait lui ôter toute autre identité, et surtout celle de noble écrivain[52] ». Parce qu’elle a basculé du côté de la criminalité, elle « devrait être interdite d’écriture et bannie [de la parole] à tout jamais. Qu’elle ait l’arrogance de refuser de se taire, [et] d’écrire son histoire, […] sont jugés comme un crime en soi[53] ». Ainsi, dans la mesure où l’héroïne, qui représente Albertine Sarrazin, réussit à faire paraître son écrit, elle parvient à gagner son pari en faisant entendre sa voix. Étant donné son goût pour les entreprises difficiles, sa victoire doit lui paraître d’autant plus délicieuse qu’elle découle d’une lutte singulièrement douloureuse.

La protagoniste de L’astragale vient donc employer tour à tour plusieurs modes de désobéissance ; et ceci, pour laisser voir en quoi la femme errante peut augmenter l’intensité de son affirmation en recourant successivement à l’errance géographique (la mobilité), judiciaire (le crime) et discursive (l’écriture carcérale). En effet, à l’exemple d’Anne la truande, la femme en marche peut représenter un mouvement et une parole qui signifient la prise en compte de son destin individuel. Si, en outre, Anne mêle son pouvoir d’attraction et son intuition de femme (A, 131) à son aptitude pour le vol, pour constituer une criminelle à la fois innovatrice et difficile à capturer, elle vient remettre en cause non seulement la société et son code de conduite, mais aussi le stéréotype du cambrioleur homme et sa manière implacable de procéder par effraction. Elle propose et affirme en effet sa propre méthode pour connaître le succès, qui consiste à user de tout son corps. Sa prospérité comme truande femme étant en rapport direct avec la complexité de sa démarche, il lui est possible de surpasser le cercle des errants brigands en littérature.

Enfin, vu la convention selon laquelle les éditeurs et les membres du public insistent sur le silence des prisonnières, la jeune femme qui représente Albertine Sarrazin correspond à une révoltée qui, en racontant ses errances, s’est affranchie non seulement de la norme de sédentarité, mais aussi de la condition « bouche close et souriante » (A, 107). Étant donné le développement de la critique féministe depuis les années soixante-dix, il est par ailleurs à souhaiter, comme Norris le dit[54], que l’écrivaine ne soit plus jamais stigmatisée en société par son statut d’ancienne criminelle. Cependant, certains critiques « se retranchent toujours derrière la personne civile et le personnage mythique de la délinquante[55] », s’obstinant à parler du sujet écrivant comme d’une femme déchue. L’héroïne, qui représente l’auteure de L’astragale, accède alors très difficilement au royaume des anciens prisonniers (comme Sade, Villon et Genet) auxquels les institutions littéraires reconnaissent depuis toujours la qualité d’écrivain.