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Introduction

La théorie de l’équilibre général a développé depuis ses débuts une approche particulière où la monnaie est conçue essentiellement comme un bien spécial. Mais cette approche a de nombreux points faibles[1]. En effet, la monnaie est un objet difficile à appréhender, et ce, par l’ensemble des théoriciens en général. En conséquence, la conception traditionnelle de la monnaie correspond non pas à une définition au sens strict, mais plutôt à l’énumération de ses fonctions. La monnaie est décomposée en trois éléments : elle est unité de compte, intermédiaire des échanges et réserve de valeur.

L’unité de compte représente l’unité de mesure commune à tous les biens. L’intermédiaire des échanges est un instrument particulier, reconnu et accepté par tous, destiné à permettre la réalisation des transactions. La réserve de valeur représente un bien qui garde sa valeur d’une période à l’autre.

La théorie néoclassique traite ces trois fonctions indépendamment les unes des autres. Elle affirme que la fonction d’unité de compte peut être remplie par n’importe quel bien. D’ailleurs Walras (1874) évoque souvent un numéraire distinct de la monnaie. Parallèlement, l’existence de monnaie est justifiée par la demande de réserve de valeur sous forme de monnaie (modèles à générations imbriquées, modèles à coûts de transaction, modèles d’équilibre temporaire). La demande de moyens d’échange peut également servir d’argument (modèles monétaires de prospection[2]); cependant, ces modèles s’éloignent de la problématique standard.

Afin de discuter la pertinence de l’approche de l’équilibre général en ce qui concerne la liquidité, il est intéressant d’étudier le Treatise on Money car Keynes y propose, comme nous allons le montrer, une définition de la monnaie alternative à la théorie néoclassique et qui diffère partiellement de l’approche monétaire qu’il développera plus tard dans la Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie[3]. Son originalité concerne également sa conception de l’existence de la monnaie et la détermination du rapport entre la monnaie et le capital[4]. Le fil directeur est donc le concept de monnaie ou, pour respecter la terminologie keynésienne, le concept de liquidité[5].

Dans le Treatise on Money, Keynes évoque deux approches de la liquidité dont chacune fait l’objet d’une partie :

  • la première met la monnaie en relation avec les actifs financiers. Cette relation se caractérise par un choix entre la détention de monnaie et celle de titres; elle est réglée par le concept de « préférence pour la liquidité ». La monnaie est alors définie comme une réserve de valeur parmi d’autres dans l’ensemble des actifs (c’est un bien durable particulier au sens où il a un rendement nul, un risque nul et ne procure aucune utilité);

  • la seconde place la monnaie en relation avec les biens. Cette relation se caractérise par le choix de détenir la monnaie ou des biens. La liquidité est alors l’instrument qui permet de réaliser les transactions (achat ou vente de biens).

Cet examen a pour résultat de mettre à jour deux traits distinctifs, par rapport à la théorie de l’équilibre général, de l’approche keynésienne de la monnaie. Nous démontrons tout d’abord que la fonction qui fonde le concept de monnaie chez Keynes est celle d’intermédiaire des échanges, liée à celle d’unité de compte (et non celle de réserve de valeur comme c’est le cas dans la théorie néoclassique); ce sont les fonctions monétaires les plus pertinentes pour la compréhension de l’économie décrite dans le Treatise on Money. Par conséquent, la monnaie n’est pas un actif. Cette approche diffère de l’approche inspirée de la Théorie générale selon laquelle la monnaie est conçue comme une réserve de valeur. De plus, Keynes appréhende les fonctions monétaires de manière interdépendante; notamment, l’unité de compte est indissociable de l’intermédiaire des échanges, contrairement à ce qui prévaut dans la théorie de l’équilibre général.

1. La liquidité comme critère de choix de portefeuille et sa limite

Dans cette première partie, nous nous intéressons à la façon dont Keynes définit la liquidité, le but étant de préciser s’il la considère comme une réserve de valeur. L’approche du choix de portefeuille est analysée dans cette optique, ce qui met en évidence une limite au regard des objectifs de Keynes.

1.1 La monnaie et ses fonctions : une définition obscure

Dans le Treatise on Money, Keynes commence par définir la monnaie. Il lui attribue ses trois fonctions traditionnelles, mais il reste assez obscur, excepté pour l’unité de compte. Cette fonction constitue, en effet, la base de la théorie monétaire keynésienne. Si on se réfère à son premier chapitre, « La monnaie-de-compte (…) est le concept premier d’une théorie de la monnaie » (Keynes, 1930 : 3).

Mais l’existence et le poids relatifs des fonctions d’intermédiaire des échanges et de réserve de valeur demeurent plus difficiles à apprécier. Certes, la fonction de moyen d’échange semble de grande importance : « La Monnaie-Bancaire est simplement une reconnaissance de dette privée (…) qui est utilisée en passant de main en main, alternativement avec la Monnaie-Propre, pour réaliser une transaction » (Keynes, 1930 : 6).

Mais certaines ambiguïtés apparaissent lorsqu’il écrit « Quelque chose qui est seulement utilisé comme un moyen d’échange pratique au comptant peut être assimilé à la Monnaie, en ce sens qu’il peut représenter un moyen de détenir du Pouvoir d’Achat Général » (Keynes, 1930 : 3; c’est nous qui soulignons).

Ainsi, après avoir posé que la monnaie est l’unité de compte, Keynes met en avant les concepts de « réserve de valeur » et de « moyen d’échange » sans être explicite sur leur rôle respectif quant à son existence.

Puisque sa définition de la monnaie ne renvoie pas directement à la notion de réserve de valeur, voyons si cette dernière intervient comme un fondement de la demande de monnaie à travers l’analyse de la préférence pour la liquidité.

1.2 Demande de monnaie et préférence pour la liquidité

Il n’est pas nécessaire d’exposer une fois de plus la théorie de la préférence pour la liquidité. Nous insisterons seulement sur la question de l’arbitrage entre la monnaie et les actifs financiers.

Dans le Treatise on Money, Keynes évoque déjà les trois motifs individuels de détention d’encaisse monétaire qu’il développera dans la Théorie générale. Il s’agit des dépôts de revenu, des dépôts d’affaire et des dépôts d’épargne[6]. Les deux premiers répondent à la fois aux motifs de transaction[7] et de précaution[8], le dernier au motif de spéculation[9].

Keynes insiste sur le fait que le montant d’épargne résulte de décisions économiques[10] alors que le montant de monnaie détenu pour les motifs de transaction ou de précaution dépend du volume des transactions et de la chronologie des paiements. Ainsi, les motifs de transaction et de précaution se distinguent du motif de spéculation dans le sens où ils représentent un choix individuel contraint par le caractère monétaire de l’organisation des échanges, alors que le motif de spéculation apparaît davantage comme une décision indépendante de l’organisation des transactions.

Avec le motif de spéculation, Keynes développe toute une partie de son Treatise en considérant la monnaie comme une réserve de valeur parmi d’autres. Dans le chapitre 10 sur les « équations fondamentales », il présente clairement le choix d’épargner comme un choix entre une consommation présente et une acquisition de réserve de valeur. Il précise que, si le choix de l’individu est d’épargner, ce dernier doit prendre une seconde décision qui porte sur la forme de l’épargne. Le schéma 1 présente la chronologie de ces deux décisions.

Schéma 1

Séquence des décisions d’épargne et de consommation et du choix de composition du patrimoine

Séquence des décisions d’épargne et de consommation et du choix de composition du patrimoine

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Keynes note une différence significative entre ces deux décisions successives. La première concerne l’ensemble des activités courantes. C’est le choix du niveau de consommation et du niveau d’épargne. La seconde concerne la variation individuelle de richesse et la structure du capital global. Le premier choix reprend l’idée d’un choix entre la monnaie et les biens alors que le second représente le choix entre la monnaie et les titres. On voit bien que la différence entre ces choix respectifs ne se limite pas au fait qu’ils se succèdent dans le temps, mais au fait qu’ils se situent sur deux plans différents : soit ils concernent principalement les flux, soit ils se limitent aux stocks.

Examinons brièvement le choix entre la monnaie et les actifs. Pour Keynes, la décision de détenir des encaisses monétaires ou d’acquérir des titres dépend du comportement de chaque agent[11] que traduit son degré de préférence pour la liquidité. La préférence pour la liquidité est donc le fondement du choix de portefeuille d’actifs : la monnaie et les titres financiers ayant différents degrés de liquidité, ils n’ont pas tous la même capacité[12] à se convertir en monnaie; la monnaie, ou « money proper », étant la liquidité par excellence[13]. La préférence pour la liquidité est le facteur qui détermine le montant d’épargne conservé sous forme de monnaie, et, par conséquent, la demande de monnaie (en tant que réserve de valeur). On constate ainsi le rôle décisif de ce concept dans l’élaboration de la demande de monnaie.

Il apparaît alors que l’analyse de Keynes s’inscrit dans une logique patrimoniale guidée par le concept de préférence pour la liquidité, tel qu’il l’établira explicitement six ans plus tard[14].

Soulignons que l’approche patrimoniale de Keynes est différente de celle de la théorie de l’équilibre général[15]. Cette distinction repose sur deux éléments. D’une part, la théorie de la préférence pour la liquidité contredit l’approche patrimoniale traditionnelle par le fait que le rendement de la monnaie est nul (il n’y a qu’une hypothèse de maintien de pouvoir d’achat). Par conséquent, le choix de portefeuille n’est pas seulement réalisé en fonction du rendement, mais aussi en fonction de la préférence pour la liquidité des individus. D’autre part, l’ambition de Keynes, lorsqu’il aborde le choix entre la monnaie et les actifs, n’est pas de définir les fondements de l’existence de la monnaie, tel que nous pourrons le constater dans la section suivante.

1.3 Limite de l’analyse de l’existence de la monnaie fondée sur la réserve de valeur

Il apparaît dans les écrits de Keynes que ce dernier est tout à fait conscient de la limite de cette logique de type patrimonial dès lors que la concurrence entre la monnaie et les actifs joue en défaveur de la monnaie. Cette citation l’atteste :

It is the criterion of a savings-deposit that it is not required for the purpose of current payments and could, without inconvenience, be dispensed with if, for any reason, some other form of investment were to seem to the depositor to be preferable.

Keynes, 1930 : 36

Cette critique est d’autant plus destructrice lorsque cette approche est employée pour démontrer l’existence de la monnaie dans une économie de marché[16]. Cependant, Keynes semble la négliger. Cela peut paraître curieux, au premier abord, étant donné ses effets dévastateurs sur la théorie dominante. Pourtant, c’est tout à fait logique dans le cadre keynésien. En effet, si Keynes développe une approche patrimoniale du choix de l’épargne, ce n’est pas dans le but de fonder l’existence de la monnaie, et pour cause, puisque la monnaie existe déjà, par hypothèse, dans son modèle. Il cherche seulement à mettre en valeur les déterminants de la composition du patrimoine, à déterminer le taux d’intérêt[17] et à comprendre pourquoi un objet sans rendement peut être choisi aux dépens d’un actif à rendement positif.

Donc si Keynes met en avant la fonction de réserve de valeur dans la détermination de la demande de monnaie, il ne faut pas s’y méprendre. Il perçoit lui-même la limite de cette approche où la monnaie est conçue comme un bien particulier soumis à la théorie des choix. D’ailleurs, comme on vient de le souligner, il n’adopte pas l’approche standard puisqu’il considère l’existence de la monnaie comme une hypothèse de base de sa théorie. L’objet de la seconde partie est de montrer l’importance, implicite et pourtant fondamentale, de la fonction de moyen d’échange, liée à celle d’unité de compte, dans le Treatise on Money. Dans cette approche, la monnaie s’émancipe de sa définition fonctionnelle pour jouer un rôle central.

2. La liquidité comme intermédiaire des échanges : le fondement de l’existence de la monnaie

Dans cette partie, on met en évidence que la fonction fondatrice du concept de monnaie dans le Treatise est celle d’intermédiaire des échanges, liée à celle d’unité de compte. Par conséquent, la monnaie est étudiée en relation avec les biens.

Tout d’abord, la structure des équations fondamentales est mise en parallèle avec la règle de formation des prix de Cantillon afin de souligner le rôle d’intermédiaire des échanges rempli par la monnaie. Ensuite, les propriétés de cette approche en ce qui concerne la cohérence des prix et, finalement, ses particularités comparativement à l’approche monétaire de la théorie de l’équilibre général, sont considérées.

2.1 Les équations fondamentales, expression du moyen d’échange

Nous nous intéressons maintenant aux « équations fondamentales » censées déterminer le prix de la monnaie présentées dans le chapitre 10 du Treatise. Plus précisément, seule la seconde équation sera traitée parce qu’elle est la plus générale. Cependant, les deux équations fondamentales étant construites sur le même modèle, l’analyse de la seconde équation est transposable à la première.

Rappelons comment Keynes construit l’équation fondamentale. Il se place dans une économie de marché fermée et sans État. Le cadre temporel est caractérisé par une succession de périodes et on s’intéresse à une période en particulier. Les grandeurs sont d’emblée macroéconomiques. Nous adoptons une notation simple qui semble plus explicite que celle de Keynes.

Soit E le revenu monétaire de l’économie, Q la production totale, I le montant de l’investissement, S le montant de l’épargne. P est le niveau des prix de l’ensemble des biens (biens de consommation et biens d’investissement). L’équation fondamentale s’écrit :

C’est-à-dire que le niveau général des prix (P) dépend du coût de production moyen (E/Q) et de l’écart entre l’épargne et l’investissement rapporté à la production totale[18].

Comme le note Cartelier (1995 : 17), cette relation est une identité comptable toujours vérifiée. Elle permet à Keynes de définir d’une manière formalisée son cadre analytique qui se caractérise par trois composantes :

  1. l’équilibre est la situation où l’épargne et l’investissement s’égalisent, ce qui revient à une situation où les profits s’annulent[19]. En effet, sur le plan macroéconomique, les profits des entrepreneurs sont donnés par la différence entre leurs recettes issues de la vente de biens d’investissement et de consommation (I + (ES)) et leurs coûts (E), donc par l’écart entre l’investissement et l’épargne.

  2. Il y a une asymétrie entre les entrepreneurs et les autres agents[20].

  3. La règle de détermination des prix ne correspond pas à la loi de l’offre et de la demande, mais à la règle de Cantillon, comme nous allons tenter de le démontrer.

E – S correspond à la dépense monétaire de consommation des individus, et I à la dépense monétaire d’investissement des entrepreneurs.

Or P est un prix monétaire, c’est-à-dire une certaine quantité de monnaie par unité de biens de consommation et Q est un agrégat à prix constants[21], qu’on peut donc assimiler à une quantité de biens. Cela signifie que, pour Keynes, le pouvoir d’achat de la monnaie (1/P) est déterminé par le quotient du montant des dépenses par rapport à la quantité de biens.

Il est intéressant d’interpréter cette équation fondamentale de Keynes à l’aide de la règle de détermination des prix présentée par Cantillon (1755).

La loi de Cantillon[22] est un mécanisme de marché particulier, alternatif à la loi de l’offre et de la demande[23], qui définit les prix par la proportion entre les biens apportés sur le marché et la monnaie qui est offerte dans le but de les acheter[24] : « (…) les prix des choses se fixent dans les altercations des marchés par les quantités des choses exposées en vente proportionnellement à la quantité d’argent qu’on en offre (…) » (Cantillon, 1755 : 198)[25].

On retrouve exactement l’expression des équations fondamentales. On remarque aisément que la règle de Cantillon est une hypothèse de nature institutionnelle, au même titre que l’est la loi de l’offre et de la demande. Elle fonctionne selon le mécanisme que nous venons de décrire sans qu’il y ait modification des règles du jeu habituelles pour les individus. Chaque agent établit ses plans d’offre et de demande en fonction de ses préférences et des prix qu’il anticipe sur chaque marché. Ensuite, il apporte la quantité de biens qu’il souhaite offrir en fonction de ses prix anticipés et la quantité de monnaie correspondante à la quantité de biens qu’il souhaite acheter (aux prix anticipés) sur les marchés en question. Par conséquent, à l’instant où les individus ont déposé tout ce qu’ils souhaitent sur les différents marchés, les échanges vont pouvoir s’effectuer selon des prix qu’on peut qualifier à présent de prix de marché : on suppose l’existence d’un agent de type « secrétaire de marché »[26] qui agrège les quantités de monnaie et de biens sur chaque marché et qui les met en rapport pour déterminer le prix de marché[27]. On constate alors que la formation des prix et la réalisation des échanges sont simultanées, quelle que soit la situation des agents (équilibre ou déséquilibre). Si les prix anticipés correspondent aux prix de marché, chaque individu est à l’équilibre. Par contre, si certaines anticipations ne sont pas vérifiées, les échanges ont quand même lieu, mais les allocations finales ne sont pas toutes des allocations d’équilibre. Il s’agit donc d’une approche où les échanges sont monétaires et conçus aussi bien à l’équilibre (c’est-à-dire quand I = S P = E/Q) qu’en déséquilibre (I S)[28].

Ainsi, l’écriture des équations fondamentales du Treatise est assimilable à la règle de Cantillon non seulement par le fait qu’elles sont toutes deux construites sur le même modèle, mais aussi parce qu’elles s’inscrivent dans la même perspective : Cantillon et Keynes raisonnent dans un cadre où les échanges ont lieu aussi bien à l’équilibre qu’en déséquilibre.

Donc l’équation des prix est déterminée, chez Keynes, par la règle de Cantillon. Or, si on cherche à savoir quelle(s) fonction(s) la monnaie revêt dans ce cadre, il apparaît de toute évidence qu’elle sert d’unité de compte. En effet, la loi de Cantillon définit le pouvoir d’achat unitaire de la monnaie. De plus, la procédure sur laquelle cette loi est élaborée implique que la monnaie est principalement conçue comme un intermédiaire des échanges : elle permet de réaliser les transactions (sans moyen d’échange, les prix ne se font pas). En effet, les acheteurs apportent au marché le montant de moyens de paiement qu’ils envisagent de dépenser pour l’acquisition d’une certaine quantité de biens et les vendeurs apportent la quantité de biens en question qu’ils souhaitent vendre : la monnaie est l’instrument qui fait le lien entre vendeurs et acheteurs. Par contre, du fait qu’on ne prend en compte qu’une période, la fonction de réserve de valeur ne peut pas apparaître : elle ne joue pas de rôle central dans ce contexte[29].

Cette conception de la liquidité représente un apport théorique de première importance car elle modifie profondément l’approche standard de l’économie monétaire, comme on va le montrer.

2.2 L’intermédiaire des échanges, condition de la cohérence des prix

La cohérence des prix est un point fondamental par le fait qu’elle renvoie au principe d’équivalence dans l’échange. On y fait référence dans la mesure où la règle de détermination des prix adoptée par Keynes dans le Treatise fait de l’intermédiaire des échanges la condition de la cohérence des prix; la règle de Cantillon impose en effet l’existence d’un prix unique.

Pour satisfaire cette condition, il faut :

  • soit avoir une unité de compte commune, ce qui est habituellement le cas dans la théorie standard;

  • soit avoir une règle de formation des prix du type de celle de Cantillon. En effet, si la règle de fixation des prix est du type « dépense / quantité », les prix sont obligatoirement cohérents. Les fonctions d’unité de compte et de moyen d’échange sont alors confondues dans la mesure où elles participent, au même titre, à la détermination d’un système de prix cohérents.

Comme on l’a vu, l’unité de compte est la fonction sur laquelle Keynes insiste. Il ne faut absolument pas le négliger. D’ailleurs, l’idée d’unité de compte exclusive est développée par Sraffa (1932). Ce dernier y voit la caractéristique principale d’une économie monétaire.

L’idée que nous défendons est que, dans le Treatise, la liquidité est non seulement liée à l’unité de compte, mais aussi aux échanges (et cela de manière indissociable) par le fait que la règle de formation des prix est exprimée en monnaie. Ce point conduit à une remarque importante : d’après la loi de Cantillon, l’articulation des fonctions de la monnaie est particulière. Elle associe l’unité de compte à l’intermédiaire des échanges. De même, dans ses équations fondamentales, Keynes appréhende les fonctions monétaires de manière interdépendante, notamment, l’unité de compte est indissociable de l’intermédiaire des échanges, contrairement à la théorie de l’équilibre général.

2.3 La particularité de Keynes : la liquidité conçue comme un flux

À l’appui de l’analyse précédente, nous tentons de spécifier les particularités du Treatise on Money en comparaison avec la théorie de l’équilibre général.

Dans l’optique adoptée, les principales différences sont au nombre de quatre :

  1. la première concerne le mécanisme de marché. La théorie de l’équilibre général a pour mécanisme de marché la loi de l’offre et de la demande. Cette loi caractérise un processus de variation des prix. Elle n’est pas une règle de formation des prix en soi : les prix sont annoncés par le « crieur de marché ». Il ne s’agit pas de leur formation, mais plutôt de la détermination des quantités de biens désirées à ces prix donnés. D’après les équations fondamentales, qui relèvent de la loi de Cantillon, les prix sont calculés sur le modèle « dépenses / quantités ». Les décisions individuelles concernent la dépense monétaire prévue et les quantités offertes et demandées sur chaque marché;

  2. la deuxième concerne la « nature » des prix. La loi de l’offre et de la demande n’autorise les échanges qu’aux prix d’équilibre[30]. Par conséquent, le problème du déséquilibre est écarté d’emblée. Au contraire, pour Keynes, les prix sont donnés en même temps que les échanges. Par conséquent, les prix en vigueur sont des prix de marché, mais pas forcément des prix d’équilibre;

  3. la troisième concerne les fonctions de la monnaie. La théorie de l’équilibre général tente de fonder l’existence de la monnaie sur le concept de réserve de valeur. D’après le Treatise, la monnaie apparaît comme l’intermédiaire des transactions. C’est la condition de la réalisation des échanges. Elle est caractérisée par la relation qu’elle entretient avec les biens (achat-vente de biens) et non avec les actifs. Il faut insister sur cette approche. La monnaie, dans ce contexte, est un moyen et non une fin. Par conséquent, il ne s’agit pas de déterminer l’utilité que rapporte la détention d’encaisses monétaires pour un individu. La monnaie existe préalablement à l’échange et est la condition nécessaire à sa réalisation;

  4. la dernière (qui découle des précédentes) concerne la conception même de l’économie de marché. Alors que la théorie néoclassique distingue la théorie de marché et la théorie de la monnaie et, par conséquent, cherche à intégrer la monnaie dans l’ensemble théorique « réel », la règle de Cantillon confond la théorie de marché et la théorie de la monnaie pour n’en faire qu’une seule et même approche. Cela modifie profondément le cadre conceptuel de la théorie. En effet, le problème apparemment insoluble[31] de l’intégration d’un bien sans utilité dans la théorie de la valeur ne se pose plus. Au contraire, c’est l’affirmation qu’une théorie des prix ne peut exclure la question de la formation des prix. Comme le notent Benetti et Cartelier, « Autrement dit, contrairement à une tradition bien établie, l’intégration de la monnaie dans la théorie de la valeur est un problème monétaire mal formulé, qui aurait du sens seulement si une théorie des prix qui exclut la formation des prix au moyen d’un mécanisme de marché était acceptable » (Benetti et Cartelier, 2001 : 206).

De cette manière, la règle de formation des prix établie par Keynes met fin à la dichotomie entre détermination des prix et réalisation des échanges, ainsi qu’à la dichotomie économie monétaire / économie non monétaire. Les échanges sont justement le moyen de faire émerger les prix.

Conclusion

Nous avons ainsi mis à jour les fondements implicites de l’hypothèse institutionnelle de l’existence de monnaie dans l’économie qui apparaissent dans le Treatise on Money.

En partant de l’analyse de la préférence pour la liquidité et de la décision patrimoniale, nous avons constaté qu’il ne s’agissait pas des fondements de l’existence de la monnaie, mais des fondements de la demande de monnaie dans le cadre spécifique des décisions de patrimoine. Ensuite, nous avons montré que l’existence de la monnaie est liée à la règle de formation des prix dans le Treatise on Money. Or cette règle conditionne non seulement les prix mais aussi les échanges. Il en résulte que l’analyse de la liquidité la plus pertinente est celle qui place la monnaie en relation avec les biens. En conclusion, le Treatise on Money propose une analyse de la liquidité tout à fait singulière par rapport aux développements de la théorie monétaire orthodoxe où les fonctions monétaires – d’intermédiaire des échanges et d’unité de compte – ne sont pas indépendantes, mais indissociables : la monnaie sort du cadre fonctionnel pour devenir non plus un bien particulier, mais le moyen grâce auquel les échanges s’organisent et se règlent.