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Après s’être intéressée à la militance au féminin à la Fédération des femmes du Québec, aux différences de genre dans le cas des élues municipales et des élus municipaux et dans celui des militantes et des militants de syndicats et de partis politiques, Évelyne Tardy continue à interroger la fragilité des liens unissant femmes et pouvoir politique et présente, dans ce nouvel ouvrage, les résultats d’une enquête menée en 2000 et portant essentiellement sur les différences de genre entre les militantes et les militants du Parti québécois (PQ) et du Parti libéral du Québec (PLQ). Cette étude s’inscrit dans le prolongement d’une recherche antérieure dont les résultats avaient été présentés dans l’ouvrage Sexes et militantisme (1989).

Il s’agit encore une fois d’une vaste enquête puisqu’au total, ce sont 1703 militantes et militants des deux principaux partis de la scène politique québécoise qui ont répondu au questionnaire, soit un peu plus de la moitié de l’effectif militant total des deux partis réunis. Par ailleurs, 34 entrevues semi-directives (17 par parti) ont été réalisées dans l’objectif d’approfondir ou de faire surgir certains questionnements.

Partant du constat que les femmes sont toujours sous-représentées en politique, l’auteure propose trois hypothèses pour expliquer cet état de fait : 1) les militantes font face à des contraintes spécifiques liées au genre, lesquelles freinent leur désir de poser leur candidature lors des élections ; 2) les militantes sont moins sollicitées que leurs collègues masculins à poser leur candidature lors des élections ; et 3) les militantes et militants parfois favorisent, et parfois rejettent des mesures d’action positive en faveur des femmes dans leur propre parti pour des raisons qui diffèrent selon les sexes (p. 34). De manière générale, Évelyne Tardy constate que la présence des femmes en politique s’est améliorée depuis quinze ans, mais qu’il existe toujours un « fossé qui sépare [ ... ] les perceptions des militantes et des militants quant à leurs places respectives dans la sphère publique » (p. 24). Si l’auteure a réussi à montrer en quoi la différenciation sociale sexuée demeure un facteur prépondérant dans l’étude de l’engagement politique, il reste que certaines pistes qui apparaissaient fructueuses n’ont pas reçu une attention correspondant au potentiel d’interprétation qu’elles recelaient. Nous y reviendrons.

L’ouvrage se répartit en cinq chapitres. Les deux premiers sont respectivement consacrés à l’historique du PQ et du PLQ sur la question de la condition féminine. On y fait un rapide survol de l’état de la représentation féminine depuis la création des deux partis, des diverses instances créées et des différentes mesures mises en oeuvre pour favoriser la présence et l’action politique des femmes.

Le troisième chapitre est dédié à la présentation des caractéristiques socioéconomiques et aux antécédents des militantes et des militants. Une part des traits relevés montre une certaine constance par rapport aux tableaux brossés par des recherches antérieures : les jeunes, à l’instar des femmes, sont nettement sous-représentés, le niveau de scolarisation de l’effectif militant est globalement supérieur à l’ensemble de la population québécoise, plus de militantes que de militants occupent des emplois à bas salaires et inversement dans les catégories à rémunérations élevées. D’autres résultats représentent plus d’intérêt, ne serait-ce que parce qu’ils contredisent des mythes tenaces. Ainsi en va-t-il du mythe selon lequel le PQ est un parti dans lequel les « profs » et les jeunes sont surreprésentés. En fait, affirme l’auteure, les enseignants ne constituent plus une catégorie « fortement surreprésentée » au Parti québécois, tandis qu’à l’instar du Parti libéral, l’effectif militant est nettement vieillissant. Ce second résultat, puisqu’il pose la question du proche renouvellement des effectifs, nous amène à signaler que davantage de tableaux permettant de croiser l’ « effet de genre » à l’ « effet générationnel » (effet que l’on devine dans certaines réponses, mais qu’il nous est impossible de vérifier à l’aide des données dont nous disposons) auraient été appréciés. Dans la seconde partie de ce chapitre, l’auteure souligne que les antécédents politiques de leurs parents ont une influence sur les militants et les militantes. Encore ici, nous constatons une différence de genre puisque les femmes, de manière un peu plus marquée que les hommes, ont été influencées par le militantisme de leur mère au sein de groupes de femmes.

Dans le quatrième chapitre, les interrogations mettent essentiellement en lien les différences de genre avec les raisons de la militance, les types de responsabilités de même que le degré et la fréquence des sollicitations en vue de présenter sa candidature aux élections.

On constate tout d’abord que sur certains thèmes, les différences de genre ne semblent pas jouer. C’est notamment le cas de la source d’intérêt pour la politique (qui varie plutôt en fonction de l’affiliation partisane) et des satisfactions les plus souvent évoquées pour expliquer son militantisme. Par ailleurs, l’auteure signale que si, lors de sa recherche en 1987, on observait des différences entre la façon de militer au féminin et au masculin, les entrevues réalisées en 2000 tendent à montrer une plus grande similarité entre ce qu’il convenait auparavant d’appeler « deux pratiques distinctes ». Quelques extraits d’entrevues sont présentés et semblent tenir lieu de confirmation de cette nouvelle tendance. Intégrer cette interrogation – qui nous apparaît centrale – au questionnaire en vue de construire des catégories de réponses aurait permis de mieux comprendre où, au juste, se situent les ruptures et les constances dans la façon de militer.

Évelyne Tardy constate en revanche que plusieurs réponses témoignent d’un « effet de genre ». Ainsi, les femmes sont plus nombreuses que les hommes à justifier leur intérêt pour la politique par l’influence du milieu familial. Sur la question des candidatures aux élections, les militants de sexe masculin sont cette fois plus nombreux que leurs consoeurs à penser poser leur candidature lors d’élections provinciales et à entreprendre des démarches en ce sens. Or, les femmes n’évoquent que très minoritairement des justifications liées aux contraintes familiales, ce qui va encore à l’encontre d’une croyance populaire. Pour ce qui est de la sollicitation et des soutiens aux candidatures, nous constatons sans grande surprise que les femmes en reçoivent moins que les hommes. Ici, les résultats sont peu interprétés. Une analyse à partir des théories des réseaux d’influence et de pouvoir se serait avérée éclairante.

Mentionnons qu’un problème apparaît très nettement à la lumière des résultats présentés dans ce chapitre et, bien qu’il ne soit pas en lien direct avec les objectifs visés par son étude, Évelyne Tardy y fait tout de même fait brièvement allusion. Il s’agit d’un désenchantement manifeste à l’égard de l’organisation partisane traditionnelle et du personnel politique, qui semble indépendant du sexe et de l’affiliation partisane (nous retrouvons d’autres signes de ce désenchantement au chapitre 5). Ainsi, un peu plus de la moitié des personnes interrogées ont avoué éprouver des difficultés dans leur militantisme. Nous rapportant à son enquête de 1987, l’auteure rappelle que le « fonctionnement du parti » était à cette époque un élément d’insatisfaction mentionné par une majorité de femmes, alors qu’il n’était que très faiblement relevé par les hommes. Aujourd’hui, les femmes éprouvent toujours des insatisfactions, mais – fait étonnant – les hommes sont encore plus nombreux que leurs consoeurs à en faire état. Situer ces résultats à l’intérieur du contexte politique de l’époque – en dressant un bref état de l’actualité politique au moment de l’enquête – nous aurait sans doute permis d’évaluer s’il s’agit d’une tendance ou d’un malaise passager.

L’apport le plus significatif de l’ouvrage se situe sans doute dans le cinquième chapitre. Il offre la parole aux militantes et militants sur les raisons de la sous-représentation des femmes en politique et aux mesures à mettre en place pour augmenter les candidatures des femmes dans leur parti. Dans ce chapitre, qui jumelle efficacement les données tirées de l’analyse quantitative et qualitative, nous sommes au niveau des perceptions, lesquelles façonnent évidemment les rôles que l’on accepte de tenir et surtout la façon de les tenir. À cet effet, le tableau de la page 162 offre un portrait éclairant des différences de perception, selon les sexes, quant aux raisons de la sous-représentation des femmes au sein des instances décisionnelles. À titre d’exemple, la réponse la plus fréquemment mentionnée par les militantes renvoie au « poids des responsabilités imputées aux femmes », tandis que le principal motif évoqué par les militants a trait aux « insuffisances des femmes elles-mêmes ». Cette première partie de chapitre a le mérite de montrer que le plus grand obstacle rencontré aujourd’hui ne se trouve plus tant au niveau des variables sociologiques lourdes, qu’au plan des représentations que les militantes et les militants se font de la place des femmes en politique et des limites qu’elles ne peuvent franchir.

En ce qui concerne d’éventuelles mesures d’action positive (cours de formation, soutien financier, quotas), l’enquête révèle que les femmes y sont proportionnellement plus favorables et que « moins la mesure est contraignante, plus il y a de personnes qui préconisent d’y avoir recours » (p. 167). Deux autres mesures ont été présentées dans le questionnaire : l’initiative du chef du Parti libéral du Canada lors des élections de 1997 (désignation de femmes comme candidates sans l’investiture des associations locales) et la loi sur la parité adoptée en France sous le gouvernement Jospin. Si la mesure adoptée en 1997 fut rejetée par la majorité des personnes interrogées, l’initiative française sur la parité a, à l’inverse, recueilli plus de faveur. Dans la conclusion, l’auteure s’étonne d’ailleurs du relatif soutien à cette mesure, alors même que les quotas ont été accueillis très défavorablement. Selon elle, le fait que la loi sur la parité ait été adoptée en France et non au Québec permettrait d’expliquer cet écart manifeste d’appréciation. Ajoutons que le manque de connaissances sur ces deux mesures – du reste, peu connues pour n’avoir que peu fait l’objet de débats publics au Québec – de même que la connotation respectivement négative et positive des termes « quota » et « parité » peuvent également expliquer cet écart.

Pour conclure, rappelons que même si on aurait apprécié davantage d’interprétations des résultats (en étoffant, par exemple, les conclusions des chapitres), un éclairage complémentaire des différences de genre sous l’angle de l’effet générationnel et – mentionnons-le ici – des éclaircissements quant à la place qu’occupe la variable partisane dans cette étude, l’ouvrage d’Évelyne Tardy mérite assurément notre attention. Cela, non seulement parce qu’il constitue la synthèse d’une somme imposante de données qui mettent à jour nos connaissances des relations entre les différences de genre et l’implication politique et qu’il sonde brillamment le champ des représentations d’une population peu connue, mais aussi et surtout parce qu’il se termine sur une prise de position solidement argumentée en faveur de mesures d’incitation à la participation politique des femmes et qu’en cela, il se donne comme une invitation à la réflexion et à un nécessaire débat.