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Italies imaginaires du Québec se présente tout d’abord comme un espace de réflexion, un forum, autour des représentations de l’Italie, de « l’invention de l’Italie » (p. 7) au Québec : l’Italie que les Canadiens français et les Québécois ont rencontrée lors de leurs voyages aux XIXe et XXe siècles, l’Italie que les immigrants ont rendue présente dans le paysage urbain, social, économique et culturel québécois, et l’Italie recréée par des écrivains. La réflexion touche également la façon dont les Italies « inventées » et les acteurs sociaux d’origine italienne interviennent dans les affrontements idéologiques qui se produisent dans la société canadienne-française et québécoise ainsi que dans la construction des discours identitaires et de la mémoire.

Le projet de cet ouvrage, dirigé par Carla Fratta et Élisabeth Nardout-Lafarge, est né dans le cadre des échanges interuniversitaires qui lient l’Université de Montréal et l’Université de Bologne, et plus spécifiquement, le Centre d’études québécoises de l’Université de Montréal (CÉTUQ) et le Centro Interuniversitario di Studi Quebecchesi de l’Université de Bologne. L’hypothèse à l’origine du livre est « que le Québec entretient avec l’Italie un rapport singulier » et que « le Québec se serait inventé [ ... ] une Italie spécifique, conforme aux besoins particuliers de son imaginaire, fidèle aux représentations de ses idéologies successives, marquée par les aléas de son histoire propre » (p. 7).

Une première série d’articles analyse la genèse des représentations sur l’Italie au XIXe siècle et la manière dont elles se sont enracinées dans la société canadienne-française à la fin du siècle. Robert Melançon souligne la puissance de l’image de l’Italie construite et adoptée au Canada français par les ultramontains canadiens, qui diabolisent le Risorgimento et ses acteurs tels que Garibaldi ou Cavour. Aux dichotomies simplistes et manichéennes qu’expriment les récits des zouaves pontificaux canadiens, perçus comme des « nouveaux croisés », s’oppose la vision d’Arthur Buies, défenseur de Garibaldi et de la révolution de l’ « Italie-Une », et qui « n’était qu’une chemise rouge contre cinq cent cinq zouaves pontificaux » (p. 42).

Pierre Rajotte étudie les récits des voyageurs canadiens-français du XIXe siècle, la représentation de l’Italie qu’ils y véhiculent et les stratégies auxquelles ils ont recours dans leur écriture. L’évocation du passé, « le voyage dans le temps », et l’exhumation d’un patrimoine littéraire qui a mis en scène les mêmes paysages auparavant déterminent que, dans ces récits de voyage, « l’Italie semble […] décrite indirectement, à travers une vision préexistante, un modèle culturel préétabli » (p. 60). Et Hans-Jürgen Lüsebrink souligne l’originalité des Lettres de Venise et de Rome (1890-1891) d’Edmond de Nevers où ce dernier évoque une Italie en pleine transformation et rapporte la puissance d’un nouveau nationalisme : la nouvelle Italie de Cavour et de Garibaldi représente pour lui une « vision utopique d’avenir, associant nationalisme, liberté démocratique et héritage culturel » (p. 76-77), dont il va s’inspirer dans ses livres futurs comme L’avenir du peuple canadien-français (1896).

Une deuxième série d’articles concerne la présence d’Italiens au Québec et leur rôle dans les discours de reconfiguration de l’espace identitaire québécois. Bruno Ramirez analyse l’histoire de l’immigration des Italiens au Québec, la structure à caractère régional des populations italiennes à l’intérieur des principaux centres urbains du Canada dont Montréal, leurs valeurs et leur évolution dans leur processus d’acculturation. Il conclut qu’« Après un siècle d’immigration et d’acculturation au Québec, les Italiens sont plus qu’une simple minorité ethnoculturelle » et que leur présence dans le paysage métropolitain constitue « un apport solide au développement d’un authentique cosmopolitisme québécois » (p. 87). Pierre L’Hérault approfondit « L’intervention italo-québécoise dans la reconfiguration de l’espace identitaire québécois ». Il montre comment plusieurs jeunes intellectuels issus de l’immigration italienne ont construit un discours sur la culture immigrante dès le début de la décennie 1980 et comment ils ont forgé un « espace réflexif commun » à l’intérieur duquel chacun d’eux a eu des apports spécifiques. Et il explique les apports de Marco Micone, Lamberto Tassinari, Fulvio Caccia et Antonio D’Alfonso ainsi que les concepts qu’ils ont développés tels que « culture immigrante », « culture de transition » ou « triangulation des cultures » de même que l’apport de la revue Vice Versa, qui a fait circuler le concept « transculture » dans le champ discursif québécois en l’acclimatant au contexte québécois. L’intervention italo-québécoise s’avérerait donc déterminante dans l’élaboration d’un discours sur la culture immigrante qui joue un rôle actif dans la redéfinition du discours culturel québécois.

Un troisième groupe d’articles étudie les représentations de l’Italie dans l’oeuvre d’écrivains du Québec. Nicole Deschamps explore l’Italie d’Alain Grandbois et, plus particulièrement, celle qu’il a évoquée dans ses textes radiophoniques Visages du monde et dans Voyages deMarco Polo. Gilles Dupuis examine « le référent italien » chez Hubert Aquin et Normand de Bellefeuille. Anna Giaufret-Harvey se penche sur La fille de Christophe Colomb de Réjean Ducharme et y analyse la représentation de l’Italie et la réflexion sur l’Histoire. Carla Frata dissèque la parodie que Marie José Thériault compose dans Quatre sacrilèges en forme de tableaux, des « Fantaisies sur » des tableaux de grands maîtres italiens. Anna Paola Mossetto étudie Un homme est une valse de Pauline Harvey, où la jouissance de l’espace et le thème de l’écriture sont associés à certains espaces italiens tels que Venise ou Tellaro. Et Anne de Vaucher Gravili analyse les références à l’Italie dans l’oeuvre de Marie-Claire Blais et, très particulièrement, dans le roman Soifs ; elle y constate comment, parallèlement au topos « l’Italie-berceau-de-la-culture », convergent la préoccupation de l’écrivaine pour les « ultimes calamités », le mal, et L’Enfer de Dante, aboutissant à une « osmose impressionnante » (p. 230).

Élisabeth Nardout-Lafarge aborde un domaine différent, la télésérie Omertà. La loi du silence, et y cherche « des images de l’Italie actuellement en circulation dans le discours social au Québec ». Elle y étudie comment, parallèlement aux clichés et aux contraintes du genre, se met en scène l’italianité montréalaise, une « Italie nourricière et respectable, chaleureuse et exubérante » (p. 216) et « l’enquébécoisement des mythes américains » (p. 217).

Ce livre se présente ainsi comme une exploration de certains aspects de l’italianité québécoise menée par des chercheurs provenant d’horizons européens et québécois et oeuvrant dans des disciplines ou des champs de recherche différents, ce qui entraîne un degré de complémentarité enrichissant pour le lecteur. La qualité des contributions et le fait qu’il n’a pas été conçu comme un patchwork permettent au lecteur, et surtout au lecteur-chercheur, d’y parcourir des itinéraires orientés non seulement vers l’élargissement des problématiques mais aussi vers leur approfondissement.