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Imaginez que vous ayez à concevoir un ouvrage dont l’objet est de présenter l’état des lieux du pays λ. Que vous deviez donc y traiter non seulement des grandes structures mais aussi de ce qui s’y transforme, des enjeux sociaux et politiques, du présent et de la prospective. Tracez quelques lignes directrices, donnez le ton, fixez les têtes de chapitres et prêtez-vous au jeu du casting et de la mise en scène : choisissez les scénaristes, attribuez les rôles, organisez la mise en musique de cette oeuvre symphonique.

C’est ce véritable défi qu’a relevé de la meilleure manière Michel Venne dans la dernière édition de L’annuaire du Québec, version 2004. À l’ouverture de l’ouvrage, il faut commencer par se souhaiter bien du plaisir, c’est-à-dire tout à la fois du courage et du bonheur…

Du courage, d’abord ! Faisons brièvement les comptes : plus de 1000 pages, en petits caractères et en une écriture dense qui aime à prendre appui sur des graphiques, des tableaux et des cartes – quelque 200 au total ; la contribution de plus de 130 auteurs, spécialistes dans leur domaine d’analyse et dont les investigations et les interprétations ne laissent aucun secteur d’importance dans l’ombre ; des références bibliographiques ; enfin, un index de huit pages. Le livre s’ouvre sur une présentation du Québec « en un coup d’oeil », qui donne les grands repères et dresse la toile de fond : le climat, l’occupation du sol, les principaux traits de la démographie ainsi que la chronologie, de 8000 av. J.‑C., période d’arrivée des premières peuplades autochtones…, à 2003, année de la reconquête du pouvoir par le Parti libéral. Puis se déroule une série de larges fresques, qui constituent la substance même de l’ouvrage : Mutations et enjeux de société. Là, dominent les idées de nouveauté et de défi : nouvel idéal, indiscutablement, mais aussi défis du libre-échange et du pacifisme, questions posées par un avenir démographique incertain en contexte de vieillissement rapide, enjeu de la cohésion sociale sur un territoire en forme d’archipel, débat constitutionnel qui se donne à voir comme toujours inachevé, peut-être parce que inachevable. Chronologie, de juillet 2002 à juillet 2003, qui est assortie de quelques portraits de grands disparus (Gérard Bergeron, Pierre Bourgault, Louis Laberge…) et l’année en photos sous l’objectif de Jacques Nadeau. Puis vient, en près de 400 pages et de 50 contributions, la pièce centrale : L’état du Québec, considéré dans sa population, son économie, ses systèmes de santé et d’éducation, sa culture et ses médias. La vie politique traite en profondeur du scrutin législatif du 14 avril 2003 et de ses leçons, et établit le bilan de l’administration et des politiques publiques. Le territoire retrace « les grands enjeux », au premier rang desquels « la valse des fusions / défusions », et porte également attention à la diversité des territoires : les régions de Montréal et de Québec, les villes intermédiaires et les régions périphériques. Enfin, Le Québec, le Canada, le monde situe la Province au sein de la fédération canadienne et sur la scène continentale et internationale.

Du courage, donc, pour tirer le meilleur parti de ce vaste panorama, traité avec intelligence, mais aussi du bonheur ! L’annuaire du Québec 2004 est en effet l’heureux résultat d’une alliance entre la recherche et la vulgarisation, l’analyse savante et l’approche citoyenne. Les meilleurs spécialistes des questions traitées s’adressent à un public avant tout curieux et acteur de son devenir collectif. Le lecteur se retrouve ainsi invité tout à la fois à s’informer et à cultiver l’inquiétude intellectuelle ; ses centres d’intérêt sont pour ainsi dire problématisés et mis en perspective ; il touche du doigt la complexité du social. À cet égard, il s’agit là d’une excellente introduction à la connaissance du Québec d’aujourd’hui. Mieux : c’est, toutes appartenances nationales confondues, un outil méthodologique et thématique de premier plan pour qui s’intéresse à l’étude et au devenir des sociétés occidentales. Le Québec fait figure en effet de microcosme des grands enjeux contemporains : la diversité ethnique induite par le processus d’immigration, l’affirmation de l’identité et la crise latente de l’architecture institutionnelle, la concentration métropolitaine et l’invention de nouvelles formes de gouvernance, la pluralisation de l’offre religieuse et la perte d’emprise des Églises traditionnelles, la confrontation de l’idéologie libérale à la tradition d’interventionnisme étatique ; l’étroit rapport entre références culturelles et préférences politiques... On pourrait, à loisir, étoffer la liste des thèmes qui intéressent aussi le lecteur non québécois ou non canadien. Ce qu’offre en effet cet ouvrage, à partir d’une entrée par le Québec, c’est une analyse de la crise de la modernité.

On peut bien sûr considérer l’ouvrage collectif de Michel Venne d’abord comme un livre de référence, que l’on consulte pour y trouver, actualisées, des informations précises : l’évolution du nombre de mariages et de divorces depuis 1970 (p. 156-158), la francisation du Québec (p. 167-171) conjuguée avec une diversité culturelle accrue (p. 175), la baisse du taux de syndicalisation (p. 180-182), le portrait des enfants de la loi 101 (p. 260-265), la crise statutaire du catholicisme (p. 289-294), elle-même indissociable du développement, à Montréal, des lieux de culte des minorités ethnoreligieuses (p. 294-301), l’évolution prévisible du marché du travail (p. 304-311), les fusions dans le secteur bancaire (p. 345-354), l’évolution de la criminalité (p. 388-392), la crise de la régionalisation dans le secteur de la santé (p. 423-429), la réussite scolaire comparée des garçons et des filles (p. 465-473), le phénomène Star Académie (p. 496-505), l’évolution des médias (p. 535-576), les enjeux de la « réingénierie » de l’administration de l’État (p. 670-680), la politique familiale canadienne (p. 717-727), la valse des fusions / défusions municipales (p. 746-753), l’entente de principe avec les Innus (p. 768-773), l’identification et le développement des créneaux d’excellence économique régionale dans la compétition mondiale (p. 784-789), la place des arrondissements dans la réforme municipale montréalaise (p. 814-823), l’évolution démographique de la grande région de Québec (p. 842-851), l’ascension de Paul Martin (p. 892-905), les relations économiques entre le Québec et les États-Unis (p. 952-964), la place des études québécoises dans le monde (p. 991-999). On peut voir là, à l’évidence, une liste à la Prévert ; on doit bien plutôt y déceler une mine multiforme d’informations et d’études sur les principales dimensions du système sociopolitique québécois. Le voisinage d’universitaires – seniors et juniors – de journalistes et de représentants de milieux professionnels et administratifs vient renforcer encore et légitimer cette diversité méthodologique et thématique. Cet ouvrage remplit somme toute les fonctions d’un « guide de voyage » au sein de la société québécoise. Quel observateur du Québec, surtout peut-être s’il est étranger, n’a pas rêvé de passer ainsi de Montréal à la Gaspésie ou au Saguenay, du secteur de la santé à celui de l’éducation, de l’analyse démographique à l’étude de la politique interculturelle, de la recherche sur le fédéralisme à celle sur le gouvernement métropolitain, du cinéma québécois (la production de 2003 a été, on le sait, particulièrement foisonnante et riche en trophées) à la concentration de la presse ou à l’intrigant phénomène de la télé-réalité… ? La richesse du terrain et la qualité des analystes offrent, sans conteste, cette possibilité. Plus encore, elles aiguisent l’appétit et alimentent le désir d’établir des passerelles entre ces divers champs d’investigation.

Pourquoi, d’ailleurs, ne pas oser l’exercice, en s’appuyant sur ce qui constitue le fil directeur de l’ouvrage : l’analyse du changement et de la rémanence ? Michel Venne lui-même y invite lorsqu’il écrit que « le Québec vit, comme toutes les sociétés modernes, dans la culture du changement permanent » mais qu’« à travers le changement il reste toujours des points de repères, une référence commune » (p. 15 et 18). Et Gérard Bouchard d’estimer qu’« il est difficile de comprendre la situation du Québec si on ne l’envisage pas d’abord sous l’éclairage général de la mouvance et du brouillage », avant d’évoquer, non sans une certaine nostalgie, « l’idée de refonder une continuité, une tradition » par voie de réhabilitation des mouvements sociaux et de mobilisation collective (p. 38 et 43). Dans un chapitre fort substantiel de quelque soixante-dix pages ‑ Le Québec du XXIe siècle. Une société en profonde mutation, (p. 136-205) ‑, Simon Langlois ouvre la voie à l’interdisciplinarité sur fond d’analyse de la mutation que vit le Québec d’aujourd’hui. Sur quelle base engage-t-il son propos ? De façon fort significative, sur celle de la réflexion que lui inspire l’évolution démographique. Deux indicateurs majeurs retiennent ici l’attention : le déclin net de la population du Québec commencera à se produire entre 2016 et 2026 ; et l’accroissement de la population par la migration nette a désormais atteint le même niveau que l’accroissement naturel de la population (p. 142). Notons qu’entre 1960 et 2002 le nombre annuel des naissances a été divisé par deux. Partant de cette rupture radicale opérée dans la « reproduction » du système social québécois, on peut plus aisément comprendre ses conséquences : depuis l’enjeu que représente aujourd’hui l’immigration jusqu’à la place du Québec dans la fédération canadienne en passant par l’occupation du territoire. On pourrait tout aussi légitimement associer à cette entrée par la démographie d’autres dimensions : la situation linguistique et de la diversité culturelle, les rapports hommes-femmes, les politiques sociales et familiales, l’évolution du marché de l’emploi et celle du « marché religieux », la transformation du système éducatif jusque dans son processus de déconfessionnalisation… Sur tous ces thèmes, l’ouvrage collectif de Michel Venne permet de frayer de nouveaux chemins. Il tisse d’ailleurs lui-même, et de façon explicite, les fils entre des contributions réparties en diverses sections mais constitutives d’un même « dossier spécial » : « Être jeune au Québec ». Ce dossier à visée transversale s’ouvre sur une réflexion de Madeleine Gauthier et Pierre-Luc Gravel consacrée aux « nouvelles formes d’engagement de la jeunesse québécoise » (p. 44-53) et se poursuit au travers de l’ouvrage, où se trouvent traités les valeurs des jeunes, les emplois du futur, les enjeux du renouvellement de la fonction publique, sans oublier la migration interrégionale, lourde de significations et de conséquences.

En cela, l’ouvrage constitue un très utile instrument de formation méthodologique : il donne en effet la possibilité de transgresser le découpage « canonique » des objets d’analyse en sciences sociales, et fournit les données factuelles ainsi que les outils conceptuels qui autorisent à procéder à des « travaux pratiques ». L’annonce, faite par le directeur de l’ouvrage, du lancement de l’Institut du Nouveau Monde (Le Devoir, 19 avril 2004) s’inscrit d’ailleurs dans une visée analogue : « réfléchir sur les enjeux du Québec en devenir ».