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Depuis plusieurs années, l’histoire des femmes et la recherche sur les rapports sociaux de sexe ont souligné l’importance du privé et des rapports à l’autre dans le discours éducatif destiné aux filles[2]. Cette dimension semble, par contraste, très peu développée dans l’enseignement offert aux garçons. Les collèges classiques forment « l’honnête homme », un être cultivé, poli, éloquent, actif et dévot[3]. Ils préparent les garçons à l’exercice d’une profession ou à l’engagement sacerdotal et les éveillent au service de l’Église et de la nation, quels que soient leurs choix et leur parcours professionnels. Entre l’éducation des filles, qui vise à former « des épouses parfaites et des mères dévouées », et celle des garçons, insistant sur la préparation au service public, l’asymétrie est évidente. Elle illustre le partage des tâches et des rôles dans la famille, le monde du travail et la société politique qu’a consacré l’idéologie des sphères séparées. À cet égard, le modèle éducatif des collèges classiques est porteur d’un paradoxe. Il vise à « former l’homme en tant qu’homme[4] », un « homme complet », mais l’institution projette une image bien partielle de celui-ci, une image qui semble, au demeurant, asexuée.

La contradiction n’est cependant qu’apparente. On ne peut en effet soutenir que la fréquentation du collège n’avait aucune incidence sur la vie intime des garçons et des hommes qu’ils sont devenus. Les témoignages d’anciens élèves soulignent au contraire l’importance des liens noués au cours des années d’études, racontent, de manières fort diverses et souvent avec de nombreux détails, la rigidité des règlements, la promiscuité des lieux et le poids des préceptes moraux[5]. Au-delà des intentions des programmes de formation et des panégyriques de l’enseignement classique, il y avait une réalité quotidienne, un horaire, des prescriptions, des interdits et des privilèges qui instillaient des représentations de soi et d’autrui susceptibles d’avoir une influence profonde et de marquer durablement les rapports avec les autres, hommes et femmes.

Prenant acte de l’appel de Daniel Welzer-Lang en faveur d’une « déconstruction pratique du contenu des modèles masculins » susceptible de jeter un éclairage sur la construction de la différence entre les sexes[6], cet article vise à explorer la nature des rapports entre garçons dans les collèges classiques. Des recherches récentes sur le genre, il retient que c’est notamment, et peut-être surtout, vis-à-vis des pairs que se construit la masculinité et que se définissent les attributs virils[7]. Pour réaliser cette analyse couvrant les années 1870 à 1960, une période suffisamment large pour mettre au jour d’éventuels changements, nous recourrons aux lettres et aux journaux intimes de collégiens, aux archives institutionnelles, à diverses publications et aux témoignages des anciens[8]. Dans les pages qui suivent, nous montrerons que le discours éducatif et l’univers clos des collèges, à travers les hiérarchies, le mode de vie communautaire et la promiscuité des salles d’études et des dortoirs, contribuent à façonner l’identité masculine élitaire et à dessiner les représentations de l’autre genre, le féminin.

Un monde clos

À la différence du niveau primaire où mixité et homosocialité coexistent, surtout dans les campagnes, le système d’enseignement secondaire québécois est fondé, jusqu’à la Révolution tranquille, sur la ségrégation sexuelle. À l’âge de la puberté, et même un peu plus tôt, les filles et les garçons ayant la possibilité de poursuivre leurs études font leur entrée dans des institutions aux dénominations diverses – écoles supérieures d’enseignement ménager et instituts familiaux, couvents, académies, collèges et petits séminaires. Ces « maisons d’enseignement », qui prennent en charge les activités de loisirs, ainsi que la formation scolaire, religieuse et morale des jeunes, poursuivent un double objectif d’instruction et de socialisation. Des prêtres, des frères ou des religieuses s’y substituent à l’influence et au pouvoir de la famille et complètent l’apprentissage des rôles propres au sexe, à l’état et au rang social des hommes et des femmes en devenir dont ils ont la charge.

Dans les collèges classiques pour garçons, le modèle de l’internat domine au xixe et encore au xxe siècle, bien que l’externat prenne de l’importance en milieu urbain après 1920[9]. Le temps y est scrupuleusement réglé. Exercices religieux, classes et études se succèdent quotidiennement, sauf le dimanche, ne laissant que bien peu de place aux loisirs, du reste rigoureusement encadrés par le personnel enseignant. Le règlement n’autorise que de rares congés, surtout au xixe siècle. Par exemple, avant 1886, les élèves du collège de Sainte-Anne deLa Pocatière n’ont qu’une seule journée de congé pendant toute la période des fêtes. Ce précieux et exceptionnel répit, au lendemain du jour de l’An, ne permet guère à la plupart des pensionnaires de visiter leur famille. À compter de 1886, la règle s’assouplit. Quelques jours de vacances sont dorénavant octroyés après Noël. En 1931, les élèves jouissent enfin d’un congé à la fête de la Nativité. Ils devront cependant attendre 1948 pour obtenir l’autorisation de sortir à Pâques[10]. C’est donc dire que les pensionnaires passent leur adolescence loin du giron familial. Les rapports que plusieurs d’entre eux entretiennent avec lui sont épistolaires et, dans certains cas, plutôt distants ou, à tout le moins, intermittents, comme en témoigne cette lettre d’une mère à son fils :

Mon Rodolphe, pourquoi ne réponds-tu pas à chaque chose que nous t’envoyons. Comme les claques tu nous dis pas qu’il te fond bien, et ni merci […] je t’ai déjà dit bien des fois de répondre à tous ce que nous te donnons. Habitu-toi donc à faire les choses bien, s’est comme cela que tu feras un jeune homme sérieux. Et d’un autre côté ton père sera plus satisfait de toi et j’espère que tu me comprend[11].

Hormis le calendrier scolaire, d’autres transformations affectent le règlement, surtout après 1930. Elles sont de modestes, mais néanmoins tangibles concessions à la modernité. Permission est ainsi donnée aux élèves des grandes classes d’écouter certaines émissions radiophoniques, entre autres les programmes de musique classique, de théâtre ou quelque allocution religieuse[12]. Le cinéma fait timidement son apparition dans les collèges au cours des années 1920. À La Pocatière, un premier ciné-club est créé en 1948[13]. Au séminaire Saint-Charles-Borromée de Sherbrooke, une telle initiative voit le jour neuf ans plus tard[14].

Ce lent et progressif assouplissement des règles, qui permet des rapports accrus avec le monde, suscitent résistances et critiques à l’intérieur comme à l’extérieur des murs des collèges. Tel prêtre regrette que plusieurs élèves prolongent le congé des fêtes et rentrent deux ou trois jours après la date prévue. En plusieurs établissements, ceux-là sont passibles d’exclusion[15]. Tel autre prêtre déplore « qu’on détruise, par la pratique des vues, à temps et à contretemps, l’enseignement donné à la chapelle[16] ». Un observateur laïque, Maurice Lebel, professeur à la Faculté des Lettres de l’Université Laval, gémit sur « les divers courants du siècle » s’étant immiscés dans « les maisons d’enseignement et d’éducation » en s’exclamant : « l’extérieur a envahi l’intérieur, l’école est devenue ville ouverte, Athènes n’est plus Athènes, Rome n’est plus Rome[17] ». Au vrai, plusieurs défenseurs des collèges classiques pensent, à l’instar de Léon Pratte, directeur des élèves à Saint-Hyacinthe au tournant du xxe siècle, que « le secret d’une formation sérieuse et d’une action forte et efficace se trouve dans une manière d’agir, toujours la même, et dans la fidélité rigide [aux] traditions. Autant que possible, il ne faut rien changer[18] ».

Comme d’autres institutions telle l’armée, comme d’autres lieux tels les chantiers forestiers, les tavernes et les gymnases, le collège forge l’identité masculine par la fréquentation quasi exclusive de pairs, réalisant ce que Françoise Héritier dénomme « l’entre-soi de genre[19] ». Le collège est en effet un univers totalement masculin. Tout au plus les élèves perçoivent-ils les silhouettes fugitives des religieuses qui préparent et servent les repas[20]. La main-d’oeuvre féminine laïque, quand il y en a, est soigneusement soustraite au regard juvénile[21]. La découverte et l’approfondissement des langues, des arts et de la littérature, des sciences, de l’histoire et de la géographie, de même que l’apprentissage de la morale se font par la fréquentation d’auteurs masculins. Dans plusieurs institutions, les pièces de théâtre sont épurées de leurs rôles féminins. Quand ceux-ci échappent à la censure, ils sont joués par les garçons les plus frêles, souvent aussi les plus beaux. Dans le discours pédagogique, les représentations féminines revêtent deux visages bien distincts : d’une part, la Vierge, icône évanescent et intangible de pureté et de tendresse maternelle, d’autre part, les jeunes filles du monde, frivoles, coquettes et superficielles, tentatrices et séductrices.

Les témoignages rédigés pendant les années passées au collège et, de manière encore plus marquée, ceux formulés a posteriori par les anciens élèves soulignent le poids de la tradition et les rigueurs de l’internat. Les sorties et les visites sont strictement contrôlées ; le courrier est surveillé. Les conditions d’hygiène sont minimales, la nourriture, fade et peu variée, les dortoirs, froids, mal aérés et dépourvus d’intimité, la discipline, accablante, les châtiments, durs et injustes, les rapports avec les femmes, rares et toujours suspects. Les journées se succèdent, tristes et monotones ; l’ennui règne. Dans le dortoir, les plus jeunes étouffent leurs sanglots. Quelques-uns fomentent des plans d’évasion, qu’ils mettent parfois à exécution. D’autres, rêvant d’être retirés du collège, confient à leurs proches la morosité qui les accable : « Je m’ennuie à en perdre la tête ici ! Ah ! Quelle année de tristesse et de souffrance. Je suis dégoûté de l’étude[22]. » Certains puisent dans la désobéissance, d’autres, dans l’humour, le moyen de composer avec la règle et d’atténuer un peu les effets de l’arrachement au foyer familial. Railleur, le jeune Groulx note dans son journal intime : « Si jamais je deviens prédicateur catholique, pour effrayer mes ouailles par les terribles mystères de l’éternité, je leur servirai par comparaison la longueur d’une vie passée au collège[23]. »

Entre « coeurs semblables »

À l’abri du regard féminin, de l’influence maternelle, des contacts étroits avec les filles du même âge, le collégien est ainsi soumis à un rite initiatique qui assure le passage de l’enfance vers l’âge adulte, qui permet l’émergence d’un caractère viril, par la maîtrise des pulsions et le contrôle de la volonté[24]. Cet apprentissage relativement long, surtout pour ceux qui complètent le cursus des huit années d’études, marque durablement les élèves comme en témoignent Mémoires et autobiographies. S’ils soulignent d’une voix quasi unanime les privations affectives et physiques de cette adolescence vécue au pensionnat, ces écrits, où perce un sentiment de fierté d’avoir passé l’« épreuve », s’épanchent aussi longuement sur les amitiés de collège, sur les relations profondes, intenses et, parfois très durables, qui s’y sont nouées. « C’est de ce moment que date pour moi une double confraternité qui ne devait s’éteindre qu’avec la vie », note par exemple Georges-Émile Lapalme[25]. « Mes amitiés de collège me firent passer à un autre niveau, confesse, quant à lui, Jean Éthier-Blais. Il y eut choix, dans un milieu fermé […] ; j’ai choisi et on m’a choisi[26]. » Nostalgie de celui qui repasse le cours de sa vie ? Dans une certaine mesure, sans doute. Mais des lettres de collégiens ou de jeunes adultes tout fraîchement sortis de l’Alma mater célèbrent aussi l’amitié qui germe et s’épanouit dans ces institutions. Voici l’une d’elles, écrite en 1885 par un finissant :

Depuis que je suis sorti, je passe une bonne partie de mes journées avec mes amis de collège. Tu ne sais pas comme ils sont forts les liens, non qu’on brise, mais qu’on distend au jour des adieux. Ce sont de vraies courroies dont on imagine peu la puissance avant de les éprouver. Ah ! Mon cher ami, nous avons besoin de cela pour affronter la vie. Nous avons besoin d’être deux, trois, quatre pour travailler, pour lutter, vaincre, pour souffrir et mourir. Pour moi, je suis fier d’avoir auprès de moi ce qu’il y a de mieux au collège de Ste Anne. Je suis fier et heureux, et j’en remercie Dieu d’avoir pour m’aimer et me défendre des coeurs comme le tien, comme celui du petit Cloutier. Ah ! Un vrai coeur, celui-ci, s’il en fut un. Plein d’ardeur et d’enthousiasme […] Comme Léonard et comme toi, je suis convaincu que le petit Cloutier fera un homme[27].

Tels l’auteur de cette lettre et ses amis, les élèves des collèges développent et affermissent, au contact d’autres garçons, de prêtres et de séminaristes, les qualités qui feront d’eux des « hommes », des êtres fiers et respectés, tout à la fois modérés et passionnés. Dans cet univers masculin, la loyauté et la solidarité sont des valeurs importantes. Les délateurs, qui rapportent aux prêtres les actes de désobéissance, ne sont guère prisés[28].

Dans les pensionnats, la camaraderie contrebalance et adoucit les rigueurs de la discipline, jette un baume sur l’ennui, contribue à guérir les blessures d’amour-propre qu’inflige un régime pédagogique fondé sur l’émulation et sur son inévitable revers, l’humiliation. Ces amitiés atténuent le vide affectif causé par la séparation familiale. Elles rassurent, soulagent et consolent les élèves arrachés à leur milieu d’origine et marquent durablement le développement de la personnalité et les parcours de vie. Elles ont parfois une influence notable à l’heure de choisir la vocation ou une quelconque profession.

Les amis partagent des activités de loisirs, parlent de leurs lectures ou de leurs projets d’avenir. Ils se donnent des surnoms, s’échangent leurs journaux intimes[29], correspondent ensemble pendant l’été, se jurent, aussi, fidélité et assistance mutuelle. Ensemble, ils s’amusent aux dépens d’autres élèves et du personnel enseignant. Les soeurs des condisciples, que les collégiens visitent parfois durant les vacances estivales, font l’objet d’un amour fantasmé qui trouve dans certains cas à s’exprimer plus ouvertement. Édouard Provençal, élève à Sainte-Anne, taquine un confrère épris de la soeur d’un camarade et avoue, du même coup, son béguin pour une autre jeune fille :

Tu me dis que tes vacances sont plus ou moins tranquilles. Prends garde ! Ça voudrait dire beaucoup pour un qui aurait un peu de malice […] Vois-tu, moi, je suis dans une position qui diffère complètement de la tienne. J’ai fait mes adieux à celle qui avait toute mon affection et qui maintenant demeure à Québec avec toute sa famille. Une rose de plus parmi les épines de St-Sauveur. Je suis donc tout à fait éloigné du danger, tandis que toi, te voilà enlacé dans les doux filets de Mlle Degagné. […] Pauvre petite Cloutier, que c’est de valeur ! D’aller ce planter dans un couvent ! Mais pense y donc. Moi me voilà veuf[30]...

Au collège, les amis se rencontrent dans les cours de récréation et dans diverses cachettes qu’adoptent les élèves pour échapper un peu à la surveillance, griller une cigarette ou, encore, consommer des friandises ou de l’alcool, denrées toutes prohibées par les règlements. À La Pocatière, par exemple, les philosophes trouvent refuge dans une caverne, la « grotte des fées », où ils fument et discutent devant un bon feu[31]. Si, dans les dortoirs, leurs lits sont par bonheur voisins, les élèves liés d’amitié peuvent prolonger en chuchotant leurs conversations. Plusieurs échangent aussi des regards complices et malicieux ou quelque billet à la chapelle, au réfectoire ou dans les salles d’études. Ils doivent, le cas échéant, prendre bien garde aux surveillants qui ne tolèrent guère cette forme de complicité.

Ces amitiés se développent à la faveur d’affinités et d’habitudes communes : goût pour le théâtre et la lecture chez les uns, penchant pour la cigarette ou le sport, chez les autres. Elles unissent ceux qui ont en commun une origine, des intérêts ou quelque « tare » qui les éloigne des autres élèves. Car si tous, dans les collèges, sont à première vue égaux et semblables, les inégalités n’en demeurent pas moins bien présentes. En dépit de l’uniforme qui limite l’expression de l’individualité tout en rendant bien visible le statut d’étudiant de celui qui l’endosse, les différences tenant à l’origine sociale et ethnique, à l’âge, à l’apparence physique ou au statut de pensionnaire ou d’externe perdurent. Ainsi, le collège n’abolit pas les barrières sociales. Les écarts s’y perpétuent et s’y recomposent plutôt en fonction des règles officielles prescrites par l’institution et des lois implicites qu’impose la pression des pairs. L’aménagement des lieux prévoit par exemple une séparation entre petits et grands. Pareille ségrégation distingue les élèves du cours classique et ceux du cours commercial, quand l’un et l’autre coexistent dans le même établissement. Chaque groupe a alors ses classes, son dortoir et même sa cours de récréation. Autant que possible, la plupart des collèges limitent par ailleurs les contacts entre pensionnaires et externes, par qui passent généralement livres et journaux interdits, lettres intimes, cigarettes, chocolat et autres marchandises prohibées.

Les comportements qu’affichent les élèves les uns par rapport aux autres renforcent la ségrégation imposée par la maison : la jalousie, la défiance, l’arrogance même, marquent les relations peu nombreuses et souvent fugaces entre internes et externes[32]. Fils de bourgeois, fils de cultivateurs et fils d’ouvriers se regardent avec méfiance ou mépris[33]. Les inconduites des parents, des soeurs ou des frères valent à certains d’incessantes persécutions. Tel enfant se fait répéter par ses confrères de classe que sa mère est une « mauvaise femme ». On demande même au garçon avec quel pensionnaire sa mère « s’amuse le plus[34] ».

Dans les collèges, la concurrence est vive et soutenue. Les élèves rivalisent pour les premières places en classe, pour les meilleures performances dans les aires de jeux ou dans les pièces de théâtre et, encore, se disputent l’affection des professeurs les plus estimés. Sobriquets et quolibets expriment les antagonismes. Les élèves de petite taille ou d’un physique ingrat, ceux à la voix haute, à l’accent pointu, à la constitution fragile ou aux manières délicates sont stigmatisés[35]. Souffrent aussi de toutes sortes de vexations les garçons aux manières particulièrement rustres, ceux qui bégaient ou qui mouillent leurs lits. Jean E. Racine évoque dans ses Mémoires un condisciple toujours sale, aux cheveux ébouriffés, qui « sentait l’urine comme s’il eût pissé dans sa culotte » et qui avait « sur ses livres et ses cahiers autant de taches d’encre que sur ses doigts ». Cet élève, marginal par ses manières et son apparence, était régulièrement battu par le directeur des élèves[36]. Ainsi, l’attitude du personnel enseignant avait parfois pour effet d’accentuer l’ostracisme des pairs. Ces rapports de pouvoir, qui faisaient gagnants et perdants, avaient de profondes incidences sur le développement des groupes d’amis. Dans un langage coloré et volontiers familier, Claude Jasmin, élève du Collège André-Grasset entre 1943 et 1947, dira par exemple :

Peu à peu, au collège, il se forme dix, vingt petits clans. Ceux qui se ressemblent s’assemblent. D’une part les nonos, selon nous, les petits fifis des pères, les forts en thèmes, les petits génies élevés souvent sous les jupes de leur mère. D’autre part, les « roffes and toffes », les déniaisés, les débrouillards qui savent fuir les pièges des directeurs de conscience[37].

Toute une série de hiérarchies, les unes très apparentes, les autres plus subtiles caractérisent donc l’univers collégial. Les rivalités s’expriment à travers diverses manifestations de violence verbale, physique et psychologique. Les coups pendables, les empoignades et les bagarres à mains nues ou, même, au couteau traduisent les inimitiés entre élèves. En 1924, des élèves du collège de Saint-Hyacinthe sont accusés « d’avoir, par une barbarie digne des affidés du Ku-Klux-Klan et des sauvages primitifs du Canada, cruellement maltraité et horriblement souillé avec une substance noire, le joli visage » d’un de leurs condisciples[38]. La victime subit les railleries des autres collégiens et en sort profondément humiliée. Les chroniques du même collège révèlent aussi des altercations entre élèves qui valent à leurs auteurs, en guise de punitions, quelques « tapes » ou des coups de règles. En 1874, un humaniste ayant frappé « un de ses confrères avec un couteau » doit ainsi subir les foudres du directeur des élèves[39].

Dans les collèges, comme ailleurs dans la société, le code viril fait des exclus et touche de manière particulière ceux qui affichent des signes de faiblesse ou qui sont perçus comme efféminés. Entre garçons se manifestent des rapports de genre transversaux[40] où les caractéristiques attribuées au féminin engendrent la stigmatisation. Richard Garneau se souvient des insultes dont il a fait les frais :

Chaque année je remportais le premier prix de diction et mon professeur, l’excellent M. Mordret, me citait en exemple auprès de mes camarades qui n’en avaient cure. Même que certains d’entre eux, sans doute mourant de jalousie, me traitaient de tapette. Car à cette époque-là, le bon parler français était identifié à un manque de virilité[41].

Les contacts quotidiens et étroits avec les pairs produisent en somme des effets contradictoires. Amitiés profondes et animosités tout aussi profondes naissent dans la promiscuité des collèges. Source de consolation, voire d’accomplissement pour les élèves les plus populaires, cette vie grégaire s’avère, pour d’autres, une véritable épreuve où l’humiliation et les vexations s’ajoutent aux douleurs de l’ennui et à la rigueur du règlement. Pour ces derniers, la vie en communauté est paradoxalement marquée par l’isolement. À cet égard, les témoignages relatifs aux décennies 1940 et 1950 révèlent une pression sociale particulièrement forte en faveur d’une « performance virile » et une condamnation non équivoque d’un langage soigné, voire châtié. Roland Lorrain, élève à Jean-de-Brébeuf, confie avoir subi une situation assez semblable à celle qu’a vécue Garneau :

Je pris la résolution, héroïque et déraisonnable, de corriger mon langage. Je commençai d’abord par les voyelles : mes « a », que je cessai de couvrir d’accents circonflexes quand il n’en fallait pas, devinrent ouverts et clairs comme ceux des Français. Quelle horreur ! je fus, du coup, menacé de « fifiisme » ! Ce fut un supplice […]

Le petit mot « tu » prononcé correctement avec le bout de la langue derrière les dents d’en haut, me valut de presque aussi grands tourments que le maudit « pàpà ». Cette fois, ça y était : j’étais classé « fifi ». Les quolibets se multiplièrent au collège ; on faisait, en me regardant, des mines précieuses de filles constipées, on se mettait la bouche en cul de poule, on se pliait en deux de rire. J’étais un martyr[42].

Comment interpréter ces témoignages ? Les mêmes persécutions sont-elles moins présentes quelques décennies plus tôt ou s’expriment-elles en fonction de critères différents ? Les sources sont trop parcellaires pour répondre de manière catégorique à cette question. Le silence des élèves les plus anciens, ceux de la fin du xixe siècle, sur ces brimades tient peut-être à la pudeur, à la honte, même, de révéler les blessures d’amour-propre. Par contraste, les garçons ayant fréquenté les collèges classiques à la toute fin de la période auraient été plus enclins à divulguer dans leurs Mémoires les persécutions subies, à l’heure où s’expriment un peu plus librement les souffrances masculines et que sont tout à fait révolus la culture et l’univers des collèges. Il est possible également, mais l’hypothèse reste à vérifier, que dans l’après-guerre l’essor d’une culture de masse imposant de nouveaux canons esthétiques[43] où virilité rime avec rudesse des manières[44] renforce simplement la stigmatisation d’attitudes corporelles, gestuelles ou langagières déjà réprouvées auparavant.

Éloges de l’amitié

Quoiqu’il en soit, la pression des pairs et les réflexes homophobes n’excluent pas les manifestations d’affectivité. Dans la correspondance des collégiens du xixe siècle et du début du xxe siècle, l’amitié s’exprime avec de tendres accents[45]. Peut se lire, dans ces déclarations, la double influence du romantisme et de l’ultramontanisme. La piété sentimentale que répercute toute une littérature édifiante encourageant la dévotion à la Vierge, à l’Enfant-Jésus et au Sacré-Coeur et exaltant les vertus d’une Thérèse de Lisieux ou, plus tard, dans les années 1930-1940, d’un Gérard Raymond favorise l’éclosion de cette prose où percent l’émotion et la tendresse. Les élèves sont en effet mis en contact avec une religion émotive, aux inflexions doloristes, susceptible d’exacerber la sentimentalité juvénile. Tout comme certains de leurs professeurs qui se pâment pour Chateaubriand, Lamartine ou, encore, Musset[46], des élèves rédigent des lettres enflammées et se jurent une amitié exclusive et indéfectible. Groulx s’inspire ainsi de Lacordaire et de Perreyve[47]. Confidences et serments s’énoncent au moyen d’hyperboles et de métaphores que ponctuent de nombreux points d’exclamation. Des lettres s’accompagnent de portraits ou même d’un chiffon souillé de sang[48]. Le goût pour la démesure qui marque l’éloquence profane et sacrée trouve écho dans l’art épistolaire. Les élèves s’épanchent longuement sur leurs sentiments et sur leurs états d’âme. Ils se remémorent leurs premières rencontres, célèbrent la communion de leurs esprits et de leurs coeurs. Le jeune Groulx écrit par exemple, en 1898 :

Quand je t’ai connu pour la première fois, il y avait déjà longtemps que je cherchais un ami, mais un ami selon Dieu. Tout jeune, hélas ! Mon âme était allée se brûler à des affections légères et puériles et plus heureuse que le papillon folâtre, si elle y a laissé de ses lambeaux, elle n’y a point laissé ses ailes […]. On m’avait déjà parlé de toi, et l’on avait dit beaucoup de bien. Sans m’en apercevoir, sans que j’en connaisse les premières causes, je sentais de jour en jour, comme des impulsions secrètes qui me poussaient vers toi. […] Sur ton front pur, perçaient comme des étoiles brillantes les feux et les éclats d’une jeunesse toute pure. […] Daniel, depuis le soir que je t’ai rencontré, je n’ai pu arracher de mon âme un quelque chose de toi qui y était entré[49].

À l’heure de la séparation, les adieux sont parfois difficiles. En 1908, Auguste Pelletier entre au noviciat des Pères du Saint-Sacrement, à Montréal. Juste avant de partir, il témoigne de son attachement à son ami Camille Mercier, qui reste à Sainte-Anne :

Te dire combien j’étais attaché à toi par toutes les fibres de mon âme est bien inutile […]. Depuis plusieurs années, je me berçais de la douce espérance de passer la majeure partie de ma vie à tes côtés. Tout deux nous eussions fait le bien, nous encourageant mutuellement, nous aimant de toute la force de notre coeur. Les beaux jours que nous avons passés ensemble étaient un gage du bonheur qui nous était réservé à tous deux. Et voilà que toutes mes espérances, tous mes beaux rêves sont anéantis. Si tu savais combien j’ai le coeur brisé[50].

Comme en témoignent ces lettres, l’amitié entre condisciples prend, dans certains cas, l’allure de véritables idylles et emprunte au langage et au rituel des rapports amoureux. Plus que de la simple camaraderie, ces relations intenses sont fondées sur une complicité particulière, sur des liens qui se veulent uniques et très profonds. Dans une langue moins fleurie que celle de Groulx, où sont néanmoins présents les élans d’affection, Hector de Saint-Denys Garneau, élève de Belles-Lettres au collège Sainte-Marie, écrit à son ami André Laurendeau, en 1930 : « mon âme qui est presque toute mon coeur aime la tienne et ton coeur d’une façon un peu étrange où il entre de l’amitié, de la compréhension, de l’admiration et quelque chose qui ressemble singulièrement à l’amour, qui en est peut-être après tout[51] ». Aux antipodes des rivalités et des railleries qui caractérisent les rapports entre pairs dans les collèges, par contraste avec le détachement, la maîtrise et le contrôle des pulsions marquant l’idéal viril, ces amitiés juvéniles sont tendres et romantiques[52]. Elles procurent une sécurité émotive. Elles sont refuges, points d’appui et points de repère dans un quotidien marqué par l’effacement parental, la concurrence ou, dans ce dernier cas, la maladie.

Les liens d’amitié des héros bibliques et des figures du sanctoral servent de modèles à certains jeunes désireux d’exprimer leurs amitiés. En 1890, Narcisse Desgagné, séminariste à Chicoutimi, compare les sentiments qui le lient à Arsène Hudon, dont il a fait la connaissance au collège Sainte-Anne, à l’attachement de Jonathan, fils de Saül, pour David. Le véritable ami, écrit Narcisse, c’est « l’élu entre mille[53] ». L’amitié de certains se mesurent aussi à l’aune de la relation entre le Christ et ses apôtres : « Ce doit être bien le désir de N. S. que nous puisions dans l’amitié chrétienne la suavité et la force qu’elle procure puisque lui-même a bien voulu avoir des amis qu’il aime d’un amour si parfait et si tendre », dira un élève[54]. Avec de tels modèles, les sacrifices et les actes de dévouement, de bravoure et d’héroïsme peuplent l’imaginaire sentimental des garçons. Certains collégiens trouvent aussi leur inspiration dans la culture humaniste. Henri-Raymond Casgrain se souvient avec émotion d’un professeur particulièrement aimé, dont la beauté s’apparentait aux modèles de la renaissance et du néo-classicisme :

Il avait, ce qui ne nuisait pas à son influence, tout pour lui, beauté physique, intellectuelle et morale ; jeunesse dans tout son éclat, taille, force et maintien superbes, tête et buste faits, il semblait fait pour le ciseau de Benvenuto Cellini, de Pradier ou de Canova, front large sous une chevelure brune abondante, de beaux yeux noirs limpides, pétillants d’intelligence, sourire toujours prêt à s’épanouir sur une bouche bien découpée, où se reflétaient tout ensemble la finesse, l’aménité et la bienveillance, voix musicale harmonieuse et éloquente, coulant de source[55].

Dans le même ordre d’idées, un autre ancien, Benoit Lacroix, qui a fréquenté le collège Sainte-Anne entre 1927 et 1935, témoigne, quant à lui, de l’impact de la culture humaniste sur la sentimentalité des élèves et des professeurs :

Certains de ces professeurs étaient littéralement en amour avec Eschyle, Euripide, Sophocle (oh, Antigone !), Horace, Virgile. L’un d’eux nous traduisait à haute voix, et en suivant à peine son texte latin, les amours de Nisus et d’Euryale. Nous en avions les larmes aux yeux. Et pour cause ! Car, dans un collège où il n’y a que des garçons, les amitiés masculines sont plus faciles, en un sens. Les récits nous justifiaient d’avoir des petits yeux sur les plus jeunes de la salle A[56].

Enfin, Jacques Languirand, élève au collège Sainte-Marie, à Montréal, dans les années 1940, décrit, dans un ouvrage consacré à Hubert Aquin, les relations troubles et ambiguës qu’entretenaient certains de ses camarades. Un des professeurs, le père Vigneault, avait joué un rôle important dans la naissance de cette amitié non dénuée de tendresse et de sensualité. Les amis discutaient histoire et littérature, se passionnaient pour le théâtre, visitaient en cachette les cimetières où ils prenaient plaisir à se faire peur. Les rapports entre ces élèves et leur maître évoquaient, explique Languirand, les Relations particulières de Roger Peyrefitte et Les Enfants terribles de Cocteau :

Le langage y était théâtral, c’était un langage d’initiés qui jouaient leurs vies. Les paroles dites contredisaient la réalité ou ne correspondaient pas à ce qui était senti. On se trouvait dans une situation limitrophe, c’est-à-dire dans un entre-deux, ce n’était pas de l’homosexualité, mais ça en participait. C’était le jeu homosexuel grec, donc pas sexuel tel quel, mais néanmoins trouble[57].

Beauté des corps masculins, amitiés intenses sinon charnelles, passions aux destins tragiques : les contempteurs des classiques païens avaient bien saisi, au xixe siècle, la suggestivité de certains textes et leurs effets possibles sur les imaginations juvéniles. Les menées de Mgr Gaume et de ses disciples québécois pour les bannir des collèges n’eurent pas raison, cependant, de la tradition et des critiques de leurs détracteurs qui leur opposèrent les modèles tout aussi équivoques offerts par les livres saints[58]. Un enseignement moralisateur, voire accusateur, une surveillance tatillonne et des mesures disciplinaires très strictes devaient offrir un contrepoids efficient, à défaut d’être totalement efficace, aux allégories des humanités et de certains textes bibliques.

Les écueils de l’amitié

« Je suis ennuyé, fatigué. Toujours ces surveillants qui viennent voir ce que nous faisons », note Arthur Tremblay dans son journal en 1891[59]. De fait, le combat contre le « vice », les « actions scandaleuses », l’« impureté » sous toutes ses formes – confidences amoureuses, paroles et écrits licencieux, masturbation, attouchements sexuels entre élèves – exige une vigilance de tous les instants de la part du personnel des collèges. La transition vers l’âge adulte et l’acquisition des traits « virils » doivent passer par la réserve, la sublimation et la maîtrise des pulsions. Diverses mesures de surveillance visent à prévenir la masturbation, cette « grande peur » de l’Occident du xixe et d’une partie du xxe siècle, qu’entretient la littérature médicale par de longues et détaillées descriptions des maux physiques et moraux sensés en découler[60]. Les dortoirs font ainsi l’objet d’un contrôle assidu ; l’habillage, le déshabillage et la toilette sont réglés par un rituel strict visant à préserver la vertu et la pudeur. Les promenades et les jeux s’accomplissent dans le respect d’une maxime : « rarement seul, jamais deux, toujours trois[61] ». Le personnel surveille le courrier et fouille les pupitres, parfois à la demande des parents. En 1919, une mère expose ses inquiétudes au directeur de Sainte-Anne. Un ancien élève, maintenant soldat, entretient « des correspondances louches », « malsaines », « immorales » avec son fils, un enfant « pur » et « délicat ». Il « l’aime ardemment, explique-t-elle, et s’il faut en croire ses lettres, d’un amour passionné[62] ». Aussi prie-t-elle les professeurs de surveiller son garçon. Les autorités des collèges portent également attention aux conversations[63]. Bon nombre d’élèves font en effet leur éducation sexuelle à travers les plaisanteries au double sens irrévérencieux. Dans les années 1930, l’actrice hollywoodienne Mae West, connue pour sa sensualité et ses attitudes volontiers provocatrices, alimente les discussions et les fantasmes des étudiants sherbrookois et, sans doute aussi, ceux des autres institutions[64]. Les plus expérimentés initient leurs condisciples à la masturbation, certains combinant le geste à la parole. Au milieu des années 1940, une dénonciation d’un collègue vaut l’expulsion à Jacques Languirand et à son voisin de pupitre. Pendant l’étude, les deux jeunes hommes se caressaient discrètement l’un et l’autre grâce à une ouverture dans le haut de la poche du pantalon pratiquée avec une lame de rasoir qui permettait d’y introduire la main[65]. Jean Éthier-Blais se souvient, pour sa part, de l’indignation que suscitèrent chez lui, vers la même époque, les propos grivois d’un compagnon :

Chaque année, au collège, le docteur Tanguay, vieil ami de la maison, venait faire l’inspection des élèves, s’assurer que nous grandissions en suavité, il va s’en dire, et en virilité. Un jour, après l’un de ces examens, je me promenais avec un camarade, dans la cours de récréation extérieure. Il m’entreprit sur le sujet de la masturbation. En riant, comme d’une chose naturelle à laquelle personne n’échappe, mais dont il faut savoir doser le flux. En somme, il répétait, sur un ton égrillard, ce que nous disait, de façon presque mécanique le docteur Tanguay, propos repris, après la confession, par un père spirituel. Je fus profondément choqué par les remarques de ce camarade et, par la suite, l’évitai[66].

Tout comme les Mémoires des anciens, les archives institutionnelles traduisent pour l’ensemble de la période un malaise bien réel par rapport à la sexualité, dont on ne parle habituellement qu’à demi-mot, sur un ton badin, grivois ou indigné. Des métaphores désignent les gestes réprouvés. Ainsi, Léon Pratte, directeur des élèves au séminaire de Saint-Hyacinthe, morigène ceux qui « se mouchent dans leurs draps de lit[67] ». Les élèves qui « jouent à la catin » ou ceux qui « fouillent dans leurs poches » sont pareillement dénoncés. Tout au plus quelques sermons et des articles à l’intention des éducateurs ou des parents publiés dans les années 1940 et 1950, à l’heure où s’articule un nouveau discours sur la sexualité, abordent plus ouvertement la question[68]. Comme l’écrit François Hertel, « la peur du péché de la chair constitue une sorte de centre d’attraction et de répulsion à la fois, autour duquel tout tourne[69] » dans les collèges.

Les « amitiés particulières », c’est-à-dire les relations exclusives entre deux élèves, sont passibles d’expulsion quand elles prennent une tournure charnelle. Lors d’une première offense et pour des gestes jugés mineurs, les élèves se font servir de sévères avertissements, des réprimandes bien senties ou, encore, sont tournés en dérision devant leurs condisciples. Victor Barbeau, élève à Sainte-Marie au début du xxe siècle, se souvient par exemple d’un professeur qui « lut, en classe, la bouche en coeur, la missive qu’il venait d’intercepter », sous les rires bruyants du groupe[70].

La pratique des « chatteries », que l’on appelle aussi parfois « chattage », est attestée pendant tout le xixe et encore au xxe siècle. Le terme désigne l’amitié qui unit à un petit un élève des grandes classes, ou même un ecclésiastique. C’est souvent l’aîné qui initie la relation. Il introduit son cadet à l’univers collégien, lui procure protection et gâteries. Quand la liaison prend une tournure plus affirmée, les amis s’échangent furtivement regards espiègles et mots doux, ou, même, tendres baisers et caresses. À la fin du xixe siècle, le jeune Arthur Beaudoin s’amuse, dans son journal, du penchant avoué des Philosophes pour les petits[71]. De la rencontre inopinée que lui et ses condisciples font d’un vieux prêtre, ancien du collège, lors d’une promenade, il retient, entre autres confidences, qu’à son époque aussi, dans les années 1840, « les grands du cours latin aimaient les petits du cours anglais[72] ». Ces liens d’amitié, pas toujours dénués de sensualité, permettent à certains d’explorer leur homosexualité naissante. Chez d’autres garçons, qui entretiennent des rapports distants et plutôt rares avec leurs familles et avec les femmes, ils répondent aussi vraisemblablement à un besoin affectif. Ils ne sont pas propres, du reste, au milieu collégien, comme l’a montré Steven Maynard dans son analyse des amours masculines juvéniles dans les milieux ouvriers ontariens au tournant du siècle[73].

Ces relations posent un problème particulier aux autorités des collèges quand elles mettent en cause un étudiant en théologie qui se prépare à la prêtrise tout en enseignant dans les petites classes. En dépit des règlements qui interdisent aux ecclésiastiques les rapports étroits avec les élèves, des scandales secouent parfois les maisons d’éducation. Les directeurs et l’évêque semblent alors déchirés entre leur dessein de multiplier les vocations et leur volonté d’appliquer la règle et de sévir contre une relation qui apparaît problématique non pas tant en raison du rapport de pouvoir et d’autorité entre un jeune adulte et un enfant qu’à cause de son caractère sensuel. À au moins deux reprises au milieu du xixe siècle, mais les cas sont peut-être plus nombreux que ce qu’en révèlent les archives, le premier objectif triomphe du second. A. L., qui « aime beaucoup à avoir de petits écoliers pour amis ou chats[74] » et qui a essuyé pour cette raison « de vifs reproches », est quand même ordonné prêtre, tout comme J. H., connu comme « un vrai collin-fillette, un franc écervelé, un véritable cattineur, dans toute la force du terme[75] ». À la constance de la surveillance et des interdictions adressées aux élèves s’oppose le mutisme, l’indulgence même, quand des ecclésiastiques sont en cause. En 1864, lors d’une enquête au collège de Marieville, le personnel et les élèves nient les accusations portées contre un prêtre. Pourtant, dans les jours qui suivent, le mandataire de l’évêque prie son supérieur « d’avertir paternellement Mr K. de ne plus embrasser ni caresser les petits écoliers, comme il l’a fait plusieurs fois devant la communauté, car cette conduite est de nature à le déprécier auprès de tous ceux [dont] il est chargé[76] ».

L’anormalité des amitiés particulières après 1920

Au cours des quatre dernières décennies de la période, le discours sur les amitiés particulières semble par ailleurs se durcir. Ces complicités, jusqu’alors perçues comme des relations trop exclusives porteuses de jalousies, comme des invites au plaisir, des manifestations d’« impuretés » ou, tout au plus, des « vices honteux », sont désormais qualifiées d’anormales et de pathologiques dans certains articles et brochures qui leur sont consacrés. Un article de L’École sociale populaire s’inquiète par exemple de ces « erreurs fort préjudiciables à l’éclosion normale » des facultés. Les « amitiés amoureuses » constituent des « sympathies anormales qui sont une déviation de l’instinct sexuel[77] ». Rien ne sert de les ignorer. L’éducateur doit plutôt canaliser les ardeurs des adolescents, former leurs volontés et leur offrir une direction spirituelle attentive et enthousiaste. Un ouvrage français distribué au Québec, La sentimentalité des garçons, fait des amitiés particulières un « trouble sentimental », un « déséquilibre » et un « désaxement[78] ». Elles sont « anti-naturelles » et « contraires à l’ordre des choses ». Qu’elles soient purement sentimentales ou qu’elles s’accompagnent de contacts sexuels, elles sont dangereuses et possiblement contagieuses. Dans le premier cas, le garçon goûte, à travers cette liaison, « une satisfaction qui, si elle n’est pas encore une joie vicieuse, s’en éloigne de peu ». Dans le second cas, le « coeur n’a rien à y voir : il ne s’agit plus d’affection, mais d’immonde complicité[79] ». Les « remèdes » à ces « anomalies sentimentales » sont de trois ordres différents : physiques, intellectuels et psychiques. Un examen médical pourra révéler, par exemple, un mauvais fonctionnement des glandes endocrines, un dérèglement du système nerveux, une faiblesse musculaire, une mauvaise conformation anatomique ou des troubles sexuels – pollutions nocturnes trop fréquentes – attribuables à la constipation, à une vessie pleine ou à des vers intestinaux. La circoncision pourra, dans certains cas, s’imposer. Entre autres remèdes intellectuels, l’ouvrage propose d’épargner aux enfants « la vue de tout désordre », de « préférer les attitudes morales aux démonstrations sentimentales pour exprimer son affection » et d’expliquer aux garçons que « toute affection qui se porte sur une personne de même sexe devient un phénomène monstrueux si elle prend le caractère exclusif de l’amour[80] ». Enfin, les remèdes psychiques tiennent essentiellement dans le contrôle de l’imagination. Pour ce faire, parents et éducateurs doivent cultiver l’émulation, la discipline et l’esprit de compétition, par le scoutisme, par exemple[81]. Il faudrait voir les incidences de telles exhortations sur les manifestations d’affectivité entre hommes. Un tel discours a-t-il contrarié les élans affectifs des élèves ? La pudeur et la retenue ont-elles remplacé peu à peu, vers le milieu du xxe siècle, les démonstrations de tendresse, les élans sentimentaux propres aux lettres des décennies antérieures ? L’hypothèse mériterait d’être fouillée.

Chose certaine, les opinions développées dans L’éducation sentimentale des garçons sont répercutées de plusieurs manières à travers sermons, brochures, instructions familières et journaux. Ainsi, certaines critiques d’Orage sur mon corps, le premier roman homo-érotique québécois[82], paru en 1944, font des amours masculines une déviance pathologique. Le livre, qui s’ouvre sur l’exclusion du principal protagoniste d’un collège classique, déchaîne en effet l’ire des censeurs. Dans L’Action nationale, Roger Duhamel s’en prend à l’auteur, André Béland, un jeune homme de 18 ans, qu’il accuse d’avoir publié « un brouillon de roman rempli de ses névroses précoces, des troubles de sa puberté inquiète et des dérèglements de son organisme ». Un autre, J.-C. D., renchérit dans Le Jour : « Ce bouquin s’avère dangereux […] pour les petits qui y verront exposés avec bienveillance ces attouchements, ces baisolages, ces amitiés particulières qui sont la plaie de nos collèges[83]. »

À la même époque, le journal étudiant du collège Saint-Charles-Borromée de Sherbrooke publie des articles traitant des amitiés particulières et des « chatteries ». Plusieurs tournent en dérision les « fifis », les « tapettes », en usant, dans certains cas, d’un ton singulièrement agressif. L’un d’eux écrit par exemple : « j’en veux aux efféminés qui ont les “yeux dans l’beurre”, chaque fois qu’ils regardent une “verte jeunesse”[84]. » D’autres textes écrits par des élèves sont particulièrement explicites sur les comportements jugés « normaux » et énoncent de manière on ne peut plus claire vers qui doivent se tourner les manifestations de tendresse des « vrais » hommes. Voici, à ce sujet, les réflexions d’un étudiant :

Depuis le commencement de mon cours, j’essaie à comprendre, à m’expliquer ce que certains peuvent trouver de doux, d’appréciable dans la mièvrerie, ou le chattage. Et plus j’y pense, plus je n’y comprends rien, et plus je suis porté à taxer de « fifisme » ceux qui y prennent goût. Enfin, qu’est-ce donc que le chattage sinon un sentiment contre nature ? Je ne rirai jamais d’un grand gars qui a le coeur en écharpe à la suite des vacances, d’un congé, car enfin, c’est naturel, c’est « homme » d’aimer une jeune fille. Mais, je ne puis souffrir celui qui vous parle de l’objet de sa mièvrerie, qui vous décrit un petit comme on vous dépeint une jeune fille. On ne joue plus à la poupée, il me semble à notre âge. D’ailleurs, à 12 ans, un jeune n’est plus un bébé pour se faire cajoler bêtement. Que ces messieurs, atteints gravement de sensibilité, gardent leur affection pour leurs futurs enfants et pour la mère de leur famille[85].

La même année, Paul-Louis Rioux, élève de Philosophie au même collège, note dans son cahier :

Les victimes de cette passion sont de curieux de types ; ils ont une manière étrange de penser. Ils sont généralement efféminés, des espèces de monstres sans sexe... ou avec deux sexes, je ne saurais dire. En tout cas, ils sont des êtres indésirables, avec lesquels on ne se sent jamais à l’aise. Il arrive souvent que leur follie réflète sur leur physique, quand ils « pratiquent le métier » de longue date : c’est désastreux […]Le seul moyen de délivrer un gars du chattage, c’est le ridiculiser. La raison est sans effets, car il n’en a plus, ou du moins plus beaucoup, en ce qui concerne ses affaires de coeur[86].

Ces discours de condamnation insistant sur l’« anormalité » de certains comportements trouvent écho dans le règlement même du collège de Sherbrooke. Au cours de l’année scolaire 1949-1950, un nouveau critère d’admission fait en effet son apparition. Seuls « les enfants normaux, auxquels des personnes responsables peuvent rendre un témoignage favorable au point de vue du caractère et de la conduite[87] » pourront désormais s’inscrire au collège.

Les mises en garde contre les amitiés masculines, qu’elles revêtent ou non un caractère sexuel, ne sont pas l’apanage de l’institution sherbrookoise. Pierre Hurteau a remarqué un discours semblable dans d’autres collèges après 1920 et dans diverses publications. Il a montré qu’il prenait appui sur des arguments religieux et médicaux et qu’il résultait d’un climat d’anxiété provoqué par la mutation de la famille et des rôles sociaux[88]. Ces observations sont aussi à rapprocher des analyses de Jonathan Ned Katz et de Mary Louise Adams qui constatent une adéquation de plus en plus marquée au milieu du xxe siècle entre normalité et hétérosexualité[89]. Les témoignages de Richard Garneau et de Roland Lorrain cités plus haut faisant état de quolibets homophobes doivent sans doute se lire aussi dans ce contexte de répression. Ce durcissement du discours exacerbe la pression sociale, notamment dans les institutions exclusivement masculines comme les collèges, lieux de formation de la jeunesse où l’enfant acquiert les attitudes et les caractères qui feront un homme de lui.

Conclusion

Le collège classique prépare ses élèves au sacerdoce ou à l’exercice d’une profession, mais il contribue également à façonner l’identité sexuée des garçons et à forger leurs conceptions de la sexualité. La peur du jugement des camarades et des professeurs, la crainte de l’exclusion sociale, le besoin de prouver ses capacités et sa force, le désir, enfin, de ne pas afficher les traits associés à la féminité façonnent les comportements, incitent les élèves à bannir certains gestes, à en adopter d’autres, à cacher certaines habitudes, bref à effectuer un constant travail sur soi, afin de se conformer à l’idéal associé à leur sexe.

Dans cet univers masculin qu’est le collège classique, l’enseignement des humanités, ainsi que la socialisation participent à l’acquisition de l’identité sexuée. Au collège, la beauté, la noblesse, la profondeur des sentiments empruntent des traits virils. Par comparaison, les établissements scolaires féminins ne réalisent pas de manière aussi parfaite le fantasme de l’entre-soi de genre. Dans les couvents et les collèges classiques pour jeunes filles, par exemple, le contact avec l’éloquence et avec la culture se fait en partie par la médiation d’auteurs, de penseurs et de prédicateurs masculins, même si bon nombre de manuels scolaires sont l’oeuvre de religieuses.

Le discours éducatif des collèges induit une conception particulière de l’amitié, porteuse d’ambiguïtés. Les relations amicales sont à la fois ennoblies et suspectées. Les élèves sont mis en contact avec les modèles antiques, certaines figures du sanctoral et le lyrisme du courant romantique qui exaltent la beauté et l’amitié viriles, voire la sentimentalité. En parallèle, la crainte d’une érotisation des relations amicales à l’âge de l’éveil sensoriel incite les éducateurs à prohiber et à condamner les complicités par trop étroites et les démonstrations d’affectivité entre élèves. La tendresse, la poésie, les sentiments exaltés de certaines lettres intimes contrastent avec la prudence, la réserve, le détachement, la contention sexuelle qu’impose l’enseignement religieux et moral et expriment une tension entre des valeurs concurrentes. Cette tension est particulièrement visible entre 1930 et 1960 tandis que s’accentue la condamnation des amitiés masculines jugées trop exclusives et possiblement charnelles. Les rapports entre hommes se construisent ainsi dans un espace trouble où l’obsession pour la maîtrise des pulsions et la peur de l’homosexualité brident la camaraderie, les connivences et la sensibilité et imposent une pression en faveur d’une performance virile où le féminin, genre inférieur, sert de repoussoir. Des réflexes homophobes, qui dénotent, au fond, une misogynie diffuse, guident les agissements des élèves, favorisent les amitiés et les expériences sexuelles clandestines et encouragent le refoulement des sentiments.

L’univers collégial apparaît donc comme un lieu de socialisation sexué où les élèves accomplissent en partie leur éducation sentimentale. Pour ceux qui optent pour le sacerdoce, seules les démonstrations d’affectivité entre hommes, dépouillées, cependant, de tout caractère sexuel, resteront dorénavant permises. Sur ces prémisses s’établira la confraternité sacerdotale, faite tout à la fois de solidarité et de rivalités, d’empathie naturelle et de jalousies plus ou moins avouées. Les autres auront appris au collège à dompter leurs manières et à contenir leur tendresse, par trop associée à la féminité, à l’anormalité même. À travers les amitiés particulières et les « chatteries », certains auront fait l’apprentissage du jeu de la séduction et des codes romantiques de l’amour ou auront expérimenté des rapports affectifs de protection ou de domination, pierres angulaires des relations que prescrivent aux époux les normes sociales et religieuses.