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Le travail de P. Bourdieu est probablement l’une des réflexions qui a le plus marqué la sociologie du goût. En observant les processus de genèse sociale du goût dans le contexte des années 1970 — les enquêtes utilisées se situent pratiquement toutes entre 1961 et 1975 —, il montre qu’il s’agit d’un « terrain d’excellence de la dénégation sociale » et de naturalisation des rapports de domination. Cependant, depuis les années 1960, les transformations de l’offre et les processus de massification de la culture ont changé les conditions de formation et de mise en oeuvre du goût. Ce nouveau contexte nous amène à nous demander si le triptyque position sociale, habitus et champ proposé par P. Bourdieu est suffisant pour expliquer la formation des goûts. C’est ce que nous proposons de faire dans la première partie de cet article en concentrant notre attention sur le goût sportif[1]. Cela présente l’avantage de limiter l’investigation à un registre singulier du goût et d’adosser notre analyse à des données empiriques. L’analyse critique des travaux de P. Bourdieu nous incite, dans un deuxième temps, à être attentif à l’influence du processus de massification de la culture sportive sur la diversification des expériences dans lesquelles s’enracine le goût. Sans nier l’existence d’une morphologie sociale de la consommation, nous proposons de montrer que les choix et les jugements qui caractérisent le goût se construisent à partir de différentes ressources. Une conséquence importante, analysée dans la dernière partie de cet article, c’est que la diversité des influences et des ressources qui façonnent la formation du goût remet en cause une vision unifiée des modes de domination.

Goût sportif, habitus et homologies sociales

Les données sur les consommations sportives corroborent-elles la modélisation de la genèse des goûts proposée par P. Bourdieu ? Après un bref rappel des principales réflexions de P. Bourdieu sur la genèse sociale du goût, nous proposons de traiter de la genèse sociale du goût sportif en questionnant les effets et la cohérence de l’habitus.

La genèse sociale des goûts

La perspective d’une sociologie du goût fondée sur la théorie de l’habitus comme « principe générateur de pratiques objectivement classables et de systèmes de classement » (Bourdieu, 1979, p. 190) propose, en association avec le concept de champ social, de comprendre la production de styles de vie homogènes et cohérents. Le travail de P. Bourdieu a constitué une étape marquante de la connaissance des goûts. Il a montré que les différences de goût s’enracinent dans la structure des champs sociaux et expriment, avec euphémisme, des rapports de force entre classes sociales. Pour P. Bourdieu, une compréhension du goût doit avoir pour projet d’établir, pour chaque classe et fraction de classe, « la formule génératrice de l’habitus qui retraduit dans un style de vie particulier les nécessités et les facilités caractéristiques de cette classe » (Bourdieu, 1979, p. 230). Le goût en tant que produit d’un habitus est également l’expression d’un « rang à tenir ou [d’une] distance à maintenir » (Bourdieu, 1979, p. 61). Les goûts et les dégoûts (« les goûts sont avant tout des dégoûts », Bourdieu, 1979, p. 60) expriment les positions des agents dans un champ social et sont en relation d’homologie avec l’espace des positions sociales. Le goût est donc à la fois défini par des pratiques mais également par des classements et des usages. Il peut donc exister un « goût sans biens », le goût étant pris comme principe de classement, de division et de distinction (Bourdieu, 1980). Dans cette modélisation de la genèse du goût, la référence aux classes et fractions de classes sociales occupe une position centrale et donne une vision relativement unifiée des goûts. Ainsi, les goûts sportifs, musicaux, artistiques ou alimentaires composent les éléments d’un style de vie cohérent.

Le goût sportif comme effet de l’habitus ?

La reconnaissance d’une dette à l’égard du travail de P. Bourdieu ne doit pas empêcher un questionnement critique sur les concepts utilisés. Affirmer que l’habitus est au principe du goût sportif suppose de clarifier son mode de fonctionnement. Est-ce que toutes les pratiques, les choix ou les classements sont en rapport avec l’habitus ? Y avoir recours comme mode explicatif systématique ne fait-il pas perdre de la pertinence aux analyses ? C’est ce que suggère Grignon (1988, p. 21) pour qui : « La trop grande vertu explicative accordée à l’habitus finit par détourner de l’étude sérieuse des relations entre les différentes consommations, et des relations entre dispositions et les conditions de vie et le niveau de vie. »

Le recours systématique à l’habitus comme mode d’explication privilégié peut faire écran à la connaissance sociologique du goût parce que les relations entre habitus et comportements de consommation ne sont pas obligatoirement directes, il est nécessaire de dépasser le sens commun : deux personnes qui font la même activité ou achètent des objets identiques ne partagent pas nécessairement le même goût. P. Bourdieu suggère de prendre en compte les processus d’appropriation des biens qui modifient le sens de la consommation et correspondent à diverses façons de mettre en oeuvre le goût (Bourdieu, 1979, p. 110). On ne peut donc pas associer de façon systématique des sports et des habitus. Les techniques sportives sont déclinées de plusieurs façons selon les groupes sociaux qui se les approprient (Defrance, 1995). En effet, les sportifs ont fréquemment des pratiques analogues sans que pour autant leurs goûts se confondent. Il en va ainsi des nageurs qui partagent la même ligne d’eau. Certains viennent pour travailler leur condition physique, d’autres pour la détente et le plaisir de glisser dans l’eau, d’autres encore situent leur plaisir après l’effort, dans le bien-être provoqué par la fatigue (Ohl, 1996). Le sens d’une pratique est très malléable. La signification de l’usage des objets l’est probablement encore davantage. On peut porter des chaussures de sport dans des situations et pour des usages très différents : en ville, au travail ou dans un gymnase. Le goût ne peut pas être fixé sur des pratiques ou des objets sans que les conditions précises de sa mise en oeuvre ne soient prises en compte.

De plus, on ne peut pas affirmer que toutes les pratiques engagent l’habitus de la même façon. Par exemple, dans le cas des sports de combat étudiés par J.-P. Clément (1985), les dispositions observables à l’égard du corps se retrouvent dans les autres pratiques culturelles (lecture, politique, etc.). Elles sont très cohérentes et reflètent les habitus. Est-ce que l’on peut en dire autant du choix de regarder une émission sportive ou d’acheter un maillot ? On ne peut pas affirmer qu’ils engagent autant l’individu et qu’ils relèvent d’un habitus de classe. La diversité, l’abondance et l’éclectisme des choix qui ponctuent le quotidien n’ont pas nécessairement un niveau de cohérence très élevé. Nombreux sont les cas de personnes n’appréciant pas durablement les biens qu’ils ont achetés. Il suffit pour s’en convaincre d’observer les placards débordant de tenues inutilisées parce qu’elles ne plaisent plus — ou n’ont jamais vraiment séduit en dehors du moment de la vente — ou de prendre comme indicateur la rotation des clientèles des salles de conditionnement sportif. Les choix d’objets, de pratiques ou de spectacles sportifs relèvent de différents principes de décision, de jugements qui peuvent être éphémères, donc pas nécessairement très cohérents dans le temps.

De la cohérence de l’habitus

Dans le travail de P. Bourdieu (1979, p. 193-194), l’habitus est le « principe unificateur et générateur de toutes les pratiques » qui produit un goût « opérateur de la transmutation des choses en signes distincts et distinctifs ». En conséquence, les pratiques réalisées dans différents champs sociaux présentent des affinités de style « qui fait de chacune d’elles une métaphore de n’importe laquelle d’entre les autres ». Cette vision unificatrice et systématique de l’habitus et du goût suppose que toutes les pratiques et classements engagent le goût de manière proche et de façon cohérente. Ce qui est discutable pour plusieurs raisons.

Premièrement, P. Bourdieu justifie une cohérence de l’habitus à partir de l’idée de transfert[2] sans tenter d’ouvrir « la boîte noire » de l’habitus (Corcuff, 2001). Cette vision pose de nombreuses questions. Sans nier le rôle de l’habitus, la diversité des influences possibles doit conduire à beaucoup plus de prudence sur une vision cohérente, unificatrice et systématique des goûts qui composent les styles de vie. On peut notamment se demander pourquoi les logiques du goût seraient nécessairement cohérentes alors que les expériences sociales produisent de l’hétérogénéité et une diversité de répertoires d’action (Dubet, 1994). La diversité des apprentissages qui font l’habitus peut conduire à des tensions entre différents modèles de référence et rendre le transfert de l’habitus improbable. En conséquence, le recours à l’habitus en tant « qu’intériorisation de l’extériorité » ne peut être pertinent qu’à condition de ne pas limiter l’extériorité à l’emprise des conditions de classe et de considérer l’habitus comme une structure ouverte à la diversité des expériences sociales et à leurs éventuelles contradictions.

Deuxièmement, les choix qui touchent à l’alimentation, au sport ou aux apparences n’obéissent pas obligatoirement à des logiques identiques. Par exemple, on ne peut pas assimiler le goût alimentaire, enraciné dans le corps, produit d’un long processus d’apprentissage familial, au choix d’une émission de télévision ou d’un vêtement, davantage sous l’influence de modes ou du marketing. Cette équivalence généralisée des choix est également très discutable dans le sport. Pratiquer un sport ou le regarder n’implique pas de la même façon un habitus. S’inscrire, se déplacer, se changer pour faire un sport, être confronté aux autres sportifs, transpirer, souffrir, échouer, réussir ou se faire plaisir ne suppose pas le même engagement corporel que de regarder une émission sportive à la télévision, le choix se faisant parfois faute de mieux. Regrouper tous les choix sous la bannière de l’habitus revient à rapprocher des conduites très différentes. Même si dans le sport l’engagement corporel semble être un élément important, il faut cependant se méfier des classifications hâtives qui font de certaines consommations des activités a priori plus passives (Hennion, 2001). Il existe des façons actives de regarder un spectacle sportif (Bromberger, 1995) ou d’utiliser des objets sportifs (Ohl, 2003), et l’on peut repérer des façons plutôt passives de faire du sport, notamment en subissant une pratique qui n’est pas à son goût[3].

Enfin, si l’on peut supposer qu’habituellement la pratique d’un sport exprime le goût de ce sport, la correspondance entre goûts et pratiques n’est pas systématique. Par exemple, dans notre étude sur la fréquentation des piscines (Ohl, 1996), le choix d’aller nager ne signifie pas que la natation est l’activité sportive préférée. Il s’agit plutôt d’un compromis ou d’un arbitrage entre différents modes d’engagement dans l’action. Certains nageurs se forcent à aller à la piscine, exprimant leurs dispositions à l’ascèse, leur compétence dans l’activité, l’influence d’amis ou la proximité de la piscine. Ce choix de nager est-il à leur goût ? Pas nécessairement à un goût sportif strictement défini par rapport à la motricité en elle-même, mais certainement à un goût de la rencontre, de l’action partagée (fut-elle pénible), du souci de vouloir garder la ligne ou de se maintenir en santé[4].

Les imperfections de l’homologie sociale

Sur le plan global, des liens d’homologie entre les propriétés sociodémographiques et les choix de consommation sont observables (Pociello, 1981). Pour P. Bourdieu, la distribution des goûts est en relation avec la structure du capital et contribue à l’homologie sociale[5].

Pourtant, on ne peut pas affirmer que les consommations soient directement et systématiquement l’expression de conditions ou de positions sociales. Les goûts à l’oeuvre dans les consommations très diffusées, tels les biens et les services sportifs, montrent que les liens entre les pratiques et les propriétés des individus sont plus complexes. Les déterminismes sociodémographiques existent toujours mais les taux de pratique des différentes catégories sociales se rapprochent (Mignon et Truchot, 2002) ; la différenciation sociale se fait davantage sur l’intensification de l’activité et sur la pratique de plusieurs sports, beaucoup plus sélectives socialement[6]. Les taux de participation à un spectacle sportif (Donnat, 1998) ne différencient guère les catégories socioprofessionnelles et, en ce qui concerne l’achat de produits sportifs, les différences sont importantes pour certaines catégories de biens (clubs de golf, planche à voile, etc.) mais pour la majorité des produits les liens sont plus ténus (Pouquet, 1994).

Des déterminismes traditionnels observés par les grandes enquêtes, il est difficile de déduire directement une distribution socioculturelle des goûts. Même lorsque les écarts entre les taux de pratique sont significatifs d’un point de vue statistique (70 % des non-diplômés font du sport contre 93 % des diplômés), il n’en demeure pas moins qu’une majorité de non-diplômés pratique des sports. Des différences apparaissent dans la distribution des sports selon les catégories sociales sans que cela ne corresponde à une relation d’homologie[7].

Cela n’invalide pas nécessairement les fondements de la sociologie du goût de P. Bourdieu, mais le principe d’homologie systématique n’est pas pertinent à ce niveau d’analyse. Même lorsque les différences statistiques sont significatives, les biens et les services sportifs sont trop diffusés pour être l’apanage d’une catégorie sociale ou d’un type de goût[8]. Par exemple, nos données sur la fréquentation des piscines indiquent des usages différents selon l’âge, le sexe et la profession. Les cadres supérieurs restent moins longtemps, choisissent leurs horaires selon leurs contraintes professionnelles, sont plus sensibles à la qualité du lieu (esthétique, sonore, décorative, etc.). Mais les différences entre les catégories sociales sont faibles et lorsqu’elles existent, c’est-à-dire lorsqu’elles sont significatives d’un point de vue statistique, on ne peut pas en déduire qu’un goût est associé à une catégorie sociale. On constate par exemple que les cadres supérieurs sont plus sensibles à la qualité du lieu parce que 11 % des cadres contre 3 % de l’échantillon met en avant ce critère d’appréciation. La remarque est juste d’un point de vue probabiliste (valeur test de 2,47, probabilité de 0,07), mais cela signifie aussi que près de 90 % des cadres valorisent d’autres critères. Même lorsqu’une conduite enregistrée est caractéristique d’une catégorie de population, elle représente rarement une proportion très importante de celle-ci. Cela signifie qu’il est difficile de reconstruire le goût d’une catégorie de population pour la natation à partir des différences statistiques les plus significatives.

L’établissement des liens entre goûts et catégories sociales n’est plus aussi facile aujourd’hui. Il nous semble, c’est ce que nous proposons de montrer, que les expériences sociales se sont transformées et ont favorisé une diversification des processus de formation du goût.

La diversité des processus de formation du goût

En privilégiant le rôle unificateur de l’habitus, P. Bourdieu fait référence aux conditions d’existence et aux positions sociales qui le conditionnent et à un habitus principalement enraciné dans la prime éducation. Il insiste sur les effets des apprentissages précoces en tant que « droits d’entrée mieux cachés » que les obstacles économiques (Bourdieu, 1979, p. 240) et fait du rapport au corps la mémoire de ces apprentissages[9]. Cette attention portée aux premiers apprentissages est remis en cause par le contexte d’avènement d’une culture de masse et de multiplication des expériences de consommation.

L’avènement d’une culture de masse

L’apparition d’une culture de masse[10] ne date pas des années 1960, son émergence est visible dès les débuts du xixe siècle. La massification de la culture se fait à des rythmes différents selon les pays et les pratiques. En France et dans de nombreux pays européens, c’est après la Seconde Guerre mondiale que la culture s’industrialise, devient objet de consommation et se massifie (Rioux et Sirinelli, 2002). Il ne s’agit pourtant pas d’une homogénéisation systématique, mais plutôt d’une culture ouverte à de multiples influences et rencontres (Morin, 1962). Dans les années 1960, la culture sportive est moins affectée par ces mutations et reste encore en retrait par rapport à d’autres loisirs, tels le cinéma, le rock ou la bande dessinée[11]. Les dernières décennies du siècle voient s’accélérer et se généraliser les processus de massification de la consommation. Il s’agit moins d’un sédiment culturel supplémentaire que d’une rupture : la fin du xxe siècle semble caractérisée par « l’avènement d’une culture-monde » (Rioux et Sirinelli, 2002).

En effet, les pratiques se massifient (en 2000, 83 % des Français ont fait du sport, 47 % ont pratiqué la marche, 33 % la natation, etc.), les spectacles sont diffusés à l’échelle planétaire (la Coupe du monde de football 1998 a atteint une audience cumulée de 37 milliards de téléspectateurs) et 90 % des Français achètent des biens sportifs (Pouquet, 1994). La plupart des pays les plus riches connaissent des situations comparables, les cultures sportives se mondialisant. Dans la diversité de l’offre de consommation, il n’est donc pas surprenant de trouver des produits de masse dont la consommation ne recoupe pas nécessairement les clivages sociaux traditionnels[12].

Uniformisation et diversification des cultures de masse

La tendance à l’uniformisation de la culture sportive mondiale s’accompagne aussi d’une diversification des pratiques, des spectacles et des biens (Maguire, 1999). Malgré une tendance à la mondialisation des cultures sportives, il faut se garder de considérer la culture de masse comme une culture très uniforme. Par exemple, la multiplication des chaînes et la diversité des émissions répondent à des goûts différenciés (Donnat, 1998). Les grands évènements sportifs sont des spectacles de masse — les Jeux olympiques sont diffusés dans 220 pays et touchent 3,8 milliards d’individus — mais les audiences sont très variables selon les pays[13]. Si l’on tient également compte des épreuves retransmises, des commentaires associés et des manières de percevoir les émissions, cela nous incite à être plus prudent sur le processus de mondialisation des Jeux olympiques. Certes, les autres grands spectacles, tels la Coupe du monde de football, les grands tournois de tennis ou les compétitions de Formule 1, se prêtent moins à des usages différenciés. Cependant, la diffusion massive des spectacles semble être accompagnée, au moins partiellement, d’une fragmentation des publics. On observe des éléments analogues en ce qui concerne les marchés des biens sportifs. Paradoxalement, alors que les grandes marques dominent la gement le marché et uniformisent leur offre de produits, on assiste aussi à une multiplication de marques plus confidentielles, souvent liées à des cultures sportives spécifiques. Uniformisation et diversification sociales ne sont pas totalement contradictoires puisque les usages se font à partir d’une combinaison d’objets qui permet des ressemblances — l’emblème commun du logo d’une grande marque — et des différences, à partir d’objets plus rares. La pratique du sport se fragmente également. Même si, en France, les écarts entre les taux de pratique des différentes catégories sociales se réduisent, la culture sportive ne s’uniformise pas, elle a plutôt tendance à se diversifier (Mignon et Truchot, 2002). Les pratiques se multiplient[14], les groupements de sportifs avec leurs codes vestimentaires, leurs lieux et leurs langages spécifiques sont plus nombreux. Une des conséquences de la massification et de la fragmentation des consommations liées au sport est que l’association entre goûts et consommations, qui semblait très explicite dans les années 1960, n’est plus aussi évidente à la fin des années 1980 alors que l’offre est beaucoup plus étendue.

Abondance de l’offre et diversification des expériences

À moins de considérer le goût comme une structure figée, on ne peut négliger l’influence des transformations de l’offre qui renouvellent les expériences sociales. Parmi les paramètres d’incitation à faire du sport, les amis (66 %), la proximité des équipements (52 %), les conseils d’un tiers (35 %), la découverte en vacances (32 %) viennent avant l’imitation des parents (22 %) (Mignon et Truchot, 2002). On constate donc une multiplicité d’influences. En conséquence, l’attention du sociologue portée quasi exclusivement sur la mise en relation du goût avec la culture familiale n’est pas justifiée. La diversité des influences et la capacité des individus à intégrer de nouvelles expériences sociales n’effacent pas l’existence de déterminismes économiques et sociaux mais les rendent plus complexes à appréhender, et ce d’autant plus que l’offre de consommation a beaucoup évolué. Les données indiquent que les effets de l’offre sont importants (52 %) et on ne peut exclure qu’ils agissent sur les autres éléments incitatifs à la pratique (ex. l’influence des amis est également dépendante de l’offre).

La massification de la culture sportive a considérablement modifié l’offre de pratique mais également l’offre de biens. En France, les surfaces de vente d’articles de sport ont été multipliées par six entre 1966 et 1996 et la densité commerciale a presque doublé durant les dix dernières années. La multiplicité des lieux de consommation transforme les expériences quotidiennes. Elle favorise une confrontation plus régulière avec l’offre de biens et de services, modifiant ainsi la perception des produits sportifs. Le goût se transforme aussi par les expériences quotidiennes de consommation. Les informations, la lecture de journaux spécialisés ou de revues consuméristes, les apprentissages, les innovations, les satisfactions, la lassitude ou les déceptions agissent sur le goût ; les choix dépendent également des expériences spécifiques d’une ville ou d’un magasin et des interactions avec les personnes (parents, amis) et les produits (opérations de promotion, journées portes ouvertes).

Le goût pour un sport ou un objet évolue selon les expériences de la pratique et les expériences de consommation. Les biographies des sportifs révèlent de nombreuses mutations du goût : à l’occasion d’apprentissages, le dégoût de l’eau ou de la neige peuvent se transformer en passion sportive ou, au contraire, des années de pratique peuvent provoquer le dégoût du sport adulé (environ 30 % des individus qui abandonnent une pratique le font « parce qu’ils sont arrivés à saturation » et 40 % parce qu’ils ont « d’autres centres d’intérêt »). Les Français interrogés par Mignon et Truchot (2002) souhaitent d’ailleurs autant pratiquer un autre sport qu’intensifier la pratique de leur sport de prédilection.

Bref, même si certaines modifications des supports de l’expression du goût sont superficielles — notamment quand elles portent sur une même catégorie d’objets — et ne bouleversent pas la structure de la distribution sociale des goûts, il faut tenir compte des changements qui entraînent des expériences sociales plus nombreuses et parfois contradictoires pour comprendre le goût. La grande diversité de l’offre de consommation et la fragmentation des expériences semble donner aux positions et situations de classe un poids relatif moins important et ancrer le goût dans un itinéraire de consommation plus singulier[15].

Récits sportifs et mise en sens des produits

La culture de masse ne se caractérise pas seulement par la profusion de produits mais aussi par l’abondance de récits d’accompagnement[16]. On ne peut comprendre les goûts sportifs sans considérer avec attention les commentaires et les images qui infléchissent le sens perçu des pratiques, des spectacles et des objets sportifs. L’entreprise Nike ne s’y est pas trompée ; Goldman et Papson (1998) nous indiquent qu’elle s’est rapidement désengagée de toute production directe pour se consacrer essentiellement à la communication. Le goût pour les spectacles, les personnages, les pratiques ou les objets se nourrit de l’inflation de commentaires sur le sport et de sa fonction de « métaphore de la vie en société » (Bromberger, 1995). Les publicités des marques sportives et les commentaires journalistiques des évènements sportifs alimentent l’univers narratif du sport ; ils fonctionnent comme des récits, mettant en scène des personnages, héroïques ou plus ordinaires parfois, facilitant les identifications et donnant un sens aux conduites sociales (Ohl, 2000). Selon les messages, les jeunes, les minorités, les hommes, les femmes ou les nations peuvent être associés aux objets sportifs. Ces formes narratives de la communication des marques sportives sont assez larges pour permettre plusieurs niveaux de lecture et séduire des populations très diverses ; elles sont d’autant plus efficientes qu’elles s’adossent à des spectacles de masse dont les dimensions émotionnelles sont largement partagées[17]. Dans ce nouveau contexte, il n’est donc pas surprenant de trouver un cadre parisien ou un habitant démuni d’un ghetto d’Amérique du Nord porter la même paire de chaussures ou regarder un spectacle identique. L’imposition de stratégies globales de communication aboutit à ce que des personnes très différentes puissent partager des émotions, des images et des narrations ; mais ce n’est pas pour autant que le sens des consommations s’homogénéise. La diversité des formes narratives et des façons de s’approprier les textes permet de comprendre que le sens projeté dans les images ou associé aux émotions varie considérablement : le goût ne se fixe pas nécessairement très durablement sur des produits puisqu’il dépend beaucoup des récits associés au sport et de leur réception.

Goût et situations

La trame narrative qui accompagne les produits et leurs usages sociaux contribue à l’organisation symbolique des consommations liées au sport. Mais le goût ne peut être associé à des consommations sans tenir compte des autres éléments du contexte. D’une part, le goût est inscrit dans les interactions quotidiennes qui lui confèrent ses significations et, d’autre part, de nombreux intermédiaires pèsent sur les situations d’achat ou d’usage des produits. On ne peut, en effet, négliger l’influence des moments de la vie sociale dans l’analyse du goût : le sens des pratiques et des objets est lié aux situations et aux interactions qui s’y déroulent. Les conduites s’ajustent aux moments — au sens de Goffman (1974) — de la vie sociale et cela entraîne un couplage flou entre l’habitus, en tant que matrice génératrice des pratiques, et les jugements et choix effectivement réalisés. Le goût ne peut se comprendre exclusivement comme un système de pratiques et de classement qui retraduit et transfigure les conditions d’existence, il se compose aussi dans les moments de la vie sociale.

Les situations d’achat

Les logiques de l’habitus fonctionnent dans des situations que les spécialistes du marketing de la distribution cherchent à guider par des techniques de vente et de commercialisation. Les perspectives des sociologies interactionnistes, comme les études en marketing, montrent que les choix ne peuvent se résumer à un seul principe qui donnerait toute la cohérence aux décisions. Les situations sont trop complexes pour ne pas réduire les interactions avec les produits ou les vendeurs à une actualisation des structures sociales. En conséquence, on ne peut pas s’intéresser au goût sans être attentif aux situations d’achat. L’étude des lieux de vente permet d’observer qu’une diversité d’acteurs et de situations orientent la consommation. Ainsi, en dehors des facteurs qui conduisent au choix d’un magasin, la décision d’achat est sous l’influence de stylistes d’objets, de spécialistes de la conception, du conditionnement, de marchandiseurs qui s’occupent de la présentation des biens dans les commerces (Barrey, Cochoy, Dubuisson-Quellier, 2000), de vendeurs dont les rhétoriques modifient la signification des produits ou encore d’amis, conjoints ou enfants qui peuvent influencer les choix. On ne peut pas penser que des dispositions puissent être modifiées par l’argumentation d’un vendeur ou par des têtes de gondole (extrémités des linéaires utilisés pour mettre en valeur des produits). Et pourtant, l’emprise de la situation modifie les décisions et les possibilités d’expression des goûts. Un déterminisme étroit du goût se heurte au fait que la diversité des situations d’achat influence les manières de choisir et le niveau de réflexivité des acteurs. Lorsque les contraintes temporelles sont élevées et que les objets sont peu coûteux, il est plus probable que les habitudes de consommation se reproduisent. Néanmoins, si dans l’analyse de P. Bourdieu, le sens pratique est inscrit dans le corps, extériorise l’intériorité par des décisions relativement fluides et permet d’économiser la réflexion, les individus ne sont pas non plus des « idiots culturels » (Garfinkel, 1967). Toutes les décisions qui engagent le goût ne se font pas dans l’urgence, certaines d’entre elles engagent une réflexivité importante[18].

Les situations d’usage

Deux enquêtes que nous avons réalisées en France, sur les usages des piscines et d’une salle de spectacles sportifs, indiquent que l’hétérogénéité des usages et des appréciations des lieux est à mettre en relation avec la variation des contraintes qui pèsent sur les moments de consommation[19]. Ces deux études portent sur des consommations peu coûteuses. Environ un tiers de la population française déclare pratiquer la natation (Truchot et Mignon, 2002) ou fréquenter un spectacle sportif payant (Donnat, 1998)[20]. Les propriétés des situations sont bien différentes dans les deux cas étudiés et expliquent que les goûts ne s’y expriment pas de façon identique. Parmi les usagers des piscines on observe une grande diversité de jugements sur les lieux et des goûts très contradictoires[21], alors que pour les spectacles, les goûts sont beaucoup plus homogènes. Ces différences sont à mettre en relation avec les variations de l’engagement corporel entre les deux situations ; comparativement à la piscine, le spectacle ne favorise pas une mobilisation du corps importante. Une autre caractéristique qui différencie les lieux est l’exposition variable du corps. Alors que dans le cas du spectacle, l’attention est essentiellement focalisée par la scène, les piscines sont le lieu d’une inattention polie, c’est-à-dire d’une attention réelle dissimulée par les nécessités de feindre l’indifférence et où pourtant, comme à la plage (Kaufmann, 2001), le regard est plus essentiel que la parole. Les contraintes qui pèsent sur les situations sont élevées dans le cas du spectacle — même si l’on peut hurler ou applaudir, les sièges incitent à se tenir assis — et sont nettement plus faibles dans le cas des piscines où l’on peut nager, s’asseoir, plonger, discuter, se promener, lire ou regarder. Dans la participation à un spectacle, les propriétés sociodémographiques agissent en amont en sélectionnant les publics (les spectateurs des rencontres de football sont des hommes, le volley-ball est plus féminisé, le public du football est plus populaire, etc.). Une fois le spectacle choisi, les différences dans les usages et les jugements sont peu significatives. La situation relativement contraignante du spectacle offre moins de possibilités d’expression des différences de goût que la fréquentation d’une piscine, situation plus ouverte favorisant des usages multiples des lieux. Est-ce suffisant pour expliquer la relative homogénéité des jugements ? Certes non, le cinéma ou le théâtre permettent l’expression d’une diversité de goûts malgré l’immobilité qu’ils imposent. Le spectacle sportif connaît différentes formes d’appropriation (Bromberger, 1995) mais dans les cas étudiés, des spectacles à vocation régionale, les contraintes des situations pèsent beaucoup sur le niveau d’uniformité des jugements.

Repenser les modes de domination

La diversité des paramètres qui façonnent le goût incite à penser que les oppositions du goût entre esthétiques légitime et populaire, observées par P. Bourdieu, ne sont plus aussi tranchées. Comment interpréter ces évolutions ? Est-ce un effet des transformations structurelles de la société ? Les inégalités sociales et économiques persistantes ne permettent pas de nier l’existence de hiérarchies sociales. Cependant, la diffusion des consommations, accompagnée d’un foisonnement de récits et de l’accroissement du rôle des médias comme instance de consécration, bouscule une vision univoque de la hiérarchie des goûts et de l’influence du goût bourgeois sur le goût des autres groupes sociaux.

Les dominations traditionnelles : l’univers bourgeois en tant que référence

En dépit des mutations, les goûts populaires se construisent encore fréquemment en référence aux catégories supérieures. Par exemple, dans l’univers du sport, le succès de la marque Lacoste auprès des jeunes des milieux populaires vient justement de ses liens avec des pratiques bourgeoises. Comme dans le cas des voitures étudié par Gartman (1991), la consommation de masse exprime ici une recherche d’uniformité : les goûts des groupes populaires portent sur des consommations qui doivent favoriser une dénégation de leur condition sociale. Le conditionnement physique et la musculation, pratiques assez coûteuse auréolées d’atours luxueux, ont attiré les milieux populaires dans les années 1980 en France (Ohl, 1991). Les marques et les objets sportifs jugés prestigieux fonctionnent toujours comme signes de distinction (« c’est la classe » est souvent la première justification du goût). Les dispositions favorables des milieux populaires à l’égard des produits associés à la bourgeoisie — il suffit de penser à l’attrait exercé par les marques bmw ou Mercedes — indiquent que la diffusion du haut vers le bas de la hiérarchie sociale fonctionne toujours. On retrouve des situations analogues dans le cas des minorités noires aux usa qui surconsomment pour présenter une identité collective positive, en référence à la classe moyenne, exprimant ainsi leur volonté d’être considérées comme des membres à part entière de la société (Lamont, Molnár, 2001). À travers le goût se jouent ici des « représentations d’équipe » (Goffman 1973) qui rendent plus incertains les indices d’appartenance à une classe sociale. Néanmoins, les conduites présentent fréquemment des caractéristiques contradictoires. Les usages populaires des objets sportifs les plus courants n’expriment pas une simple soumission aux codes des catégories supérieures ; la diversité des usages sociaux des objets permet de brouiller les correspondances entre catégories sociales et consommations.

Des cultures populaires comme repoussoir

L’idée d’une construction des goûts populaires en référence aux goûts bourgeois fonctionne généralement avec l’hypothèse d’un rejet du goût populaire. L’anxiété caractéristique de la petite bourgeoisie et des classes populaires de livrer leurs propres goûts (Bourdieu 1979, p. 62) et le dédain pour les cultures populaires non folklorisées traduisent les usages des cultures populaires comme repoussoir. L’usage distinctif des sports et produits sélectifs demeure et s’observe également dans les réactions négatives devant la massification de certains produits. Une partie des jeunes de la bourgeoisie et des catégories moyennes rejette l’usage ostentatoire des marques sportives qui font trop « cailleras » (racailles, délinquants) (Ohl, 2001) et certains adeptes de la course à pied ne veulent plus des grandes marques en exigeant « qu’on fasse des chaussures pour les vrais coureurs et pas pour les blaireaux », c’est-à-dire ceux qui ont des usages non sportifs des produits sportifs. Le rejet peut concerner aussi bien les pratiques de consommation que les discours. Parfois, le refus s’exprime uniquement dans le langage et les pratiques de consommation sont en décalage avec les rhétoriques. Ainsi, malgré un discours de rejet, on observe une influence des codes vestimentaires sportifs issus des minorités ou des cités populaires. Bien sûr, cette influence n’est pas toujours très durable. Importante dans les collèges, elle s’amenuise et se transforme ensuite : dès l’âge de 13-14 ans, les clivages entre les marques sportives généralistes (Adidas, Nike, Tacchini, Reebok) et les marques associées à l’univers de la glisse (Oxbow, Quiksilver, Rip Curl, etc.) rappellent les oppositions entre les milieux populaires et la bourgeoisie. Les jeunes des milieux populaires arborent de nombreux logos de grandes marques alors que les milieux plus bourgeois composent davantage leurs apparences à partir d’une combinaison de marques généralistes et de marques plus confidentielles. Les nuances sont nombreuses et dépendent des expériences spécifiques. Les pratiquants de sports collectifs, football notamment, se distinguant nettement des adeptes des sports de glisse (planche à roulettes, surf des neiges, etc.) par leur goût pour les marques et les objets plus diffusés.

Les goûts populaires comme référence : une inversion des modes de domination ?

Lorsque des consommations emblématiques des styles de vie des catégories supérieures se diffusent, la polarité des dominations symboliques traditionnelles n’est pas remise en cause. Mais que des milieux plus bourgeois, notamment parmi les jeunes, soient sensibles aux consommations valorisées dans les milieux populaires remet en cause l’idée d’esthétique dominante. Trois éléments expliquent cette inversion partielle des polarités : la massification de la culture, la mise en scène de l’authenticité de la culture populaire et les interactions sociales entre groupes sociaux.

La massification de la culture permet d’expliquer l’attrait exercé dans les milieux bourgeois par les différents aspects de cette culture populaire. Les spectacles sportifs — le football semble quasi universel — ou les marques phares (Nike, Adidas, etc.) forment des préférences qui dépassent les clivages entre groupes sociaux. Les communautés virtuelles du sport, tels les passionnés de football, les groupements de skateurs ou les fans de D. Beckham, partagent un même goût sans que leurs propriétés sociales ne soient très homogènes. Le goût sportif célèbre des identifications collectives par le sport (genre, nation, région ou ville), relègue au second rang d’autres clivages sociaux et rend plus acceptable cette forme de culture populaire[22].

L’influence du goût populaire se produit d’une deuxième façon : par une mise en scène médiatique de son authenticité et de ses capacités transgressives (Goldman, Papson, 1998). Le goût populaire renvoie à un style authentique parce qu’il est construit en opposition à l’artificiel et au guindé supposé des catégories dominantes. Étant donné la nécessité de différencier les produits dans une situation de surabondance de communication, cette vision populiste du goût est exploitée par le marketing. Les offreurs utilisent, en les détournant, les attitudes se voulant anticonformistes pour retenir l’attention des consommateurs. Ces rebellions et transgressions qui conduisent les catégories populaires à consommer des marques de luxe ou les catégories supérieures à reprendre des codes populaires constituent des ruptures symboliques relativement superficielles, il s’agit plutôt de « colère » au service du marketing (Franck, 2002). Les spécialistes du marketing des marques sportives sont effectivement attentifs aux innovations des milieux populaires et des jeunes[23], voire développent des stratégies de communication en leur direction (notamment par l’équipement de groupes de musique ou la création d’évènements), parce que le goût populaire sert de référence à des populations assez larges. Cette diffusion du bas vers le haut, et entre les âges, s’explique par l’adaptation des narrations sur le sport au contexte médiatique. En effet, les médias ont constitué la vie de gens ordinaires en nouvelle forme de spectacle. Cette tendance est particulièrement marquée dans le sport où les héros issus des milieux populaires sont les modèles dominants des médias qui, relayés par la communication des marques sportives, placent le goût populaire dans une position plus centrale.

Enfin, l’inversion des polarités se compose également dans les interactions sociales. Le goût affiché exprime une appartenance et permet une identification par autrui, il fournit une information sociale sur soi et participe à une expression corporelle (un body gloss, Goffman 1974). Le goût se joue donc partiellement dans les interactions qui ne sont évidemment pas indépendantes des variables structurelles, mais présentent une autonomie et une incertitude spécifiques. En France, une fraction des collégiens issus de la bourgeoisie utilise des marques associées aux pratiques sportives bourgeoises, mais dont les codes sont retraduits par les catégories populaires et les minorités pour leur donner une marque d’authenticité. L’influence des goûts populaires pour les objets sportifs se joue, en partie, lorsque se côtoient différentes populations, comme à l’école, dans une association, en ville ou encore dans un quartier. Ainsi, confrontés aux revendications identitaires fortes des milieux populaires et des minorités, les enfants des catégories moyennes et supérieures vont utiliser les objets labellisés par les marques sportives traditionnelles et consacrés dans les cités populaires comme moyen de faire bonne figure dans les interactions (Ohl, 2001). Le partage d’attributs communs fonctionne, dans ce cas, de façon idiomatique. Les rapports de domination ne se sont pas effacés mais sont parfois renversés chez les jeunes consommateurs de marques sportives. La stigmatisation du bouffon — souvent qualifié « d’intellocrate » et parfois de bourgeois — qui ne connaît pas les bons usages des apparences et se contente d’acheter les marques valorisées dans les milieux populaires indique une sorte d’inversion des polarités de la domination.

L’influence des goûts populaires incite à repenser les rapports, parfois idéalisés, qu’entretiennent les classes dominantes à la culture dominante. Les goûts proclamés peuvent être en décalage avec les pratiques réelles et « les héritiers ne sont pas forcément à la hauteur de l’héritage » (Grignon et Passeron, 1989, p. 98) ; la reproduction des goûts cultivés ne va pas de soi, elle est conflictuelle et se fait rarement à l’identique (Lahire, 1998).

Une polarité médiatique

Le poids considérable pris par les médias a modifié les logiques de distribution des profits symboliques associés au goût. La domination des catégories du goût bourgeois est contestée par les logiques d’audience qui constituent le goût populaire en référence : on valorise moins le style bourgeois que la réussite économique ou la notoriété médiatique. Cette nouvelle organisation des modes de domination doit beaucoup aux transformations du champ médiatique. Les ambitions culturelles de la télévision ont été réduites au profit de logiques plus commerciales. Dans un marché peu régulé, les télévisions sont presque structurellement condamnées à vouloir satisfaire le plus grand nombre et à constituer les goûts populaires en référence. L’augmentation massive de la diffusion des spectacles sportifs en est une conséquence. La stigmatisation de la télévision poubelle ou le rejet de la marchandisation de la culture expriment les résistances au bouleversement des modes de domination.

Les médias pèsent davantage sur l’organisation symbolique des espaces sociaux ; bien sûr on ne gagne pas les compétitions sportives ou les défis économiques par les médias, mais on ne peut espérer de notoriété sans eux[24]. L’emprise médiatique a changé les modes de domination en devenant une instance importante de consécration. Cela ne signifie pas que les inégalités d’accès à l’éducation ou au travail aient connu de grands bouleversements ; les réussites par les médias, le sport, le cinéma ou la musique demeurent très rares. En revanche, la prégnance des médias sur la culture brouille les correspondances entre les dominations politiques, culturelles et médiatiques[25]. Les logiques économiques suivies par le champ médiatique ont pour effet d’accroître l’autonomie symbolique de la culture médiatique (télévisuelle essentiellement). En conséquence, l’autonomie des cultures populaires s’est accrue à l’égard des catégories plus élevées tout en devenant davantage liée aux médias. C’est ce qui explique aussi son influence accrue sur la jeunesse des catégories supérieures, plus dépendante de la culture médiatique que ses aînés ; les stars médiatiques, sportives particulièrement, fonctionnent en effet comme catégories identificatoires très larges.

Une autonomie relative des différents goûts ?

L’étude de la diffusion des goûts pour les prénoms (Besnard et Grange, 1993) indique que la diffusion verticale des goûts, de la bourgeoisie aux classes populaires, est plus rapide mais de moins en moins opérante. Les goûts sont davantage polarisés et l’autonomie des cultures populaires s’accroît. Cela ne signifie pas pour autant qu’auparavant les cultures populaires aient été dominées sans qu’elles aient pu posséder leur propre autonomie symbolique ou influencer d’autres cultures. Les logiques de diffusion des goûts sont multiformes et les réactions aux dominations symboliques traditionnelles, comme à l’égard de la diffusion des consommations, sont variées. Lorsque P. Bourdieu (1979) caractérise le goût moyen de « bonne volonté culturelle » et le goût populaire de « goût de la nécessité », par opposition au goût pour la distinction, il propose une vision très hétéronome de leurs goûts. Or, les relations se composent plutôt d’influences mutuelles. Le souhait de dénoncer les dominations et de proposer une approche critique d’un goût trop souvent naturalisé peut expliquer cette représentation figée des goûts. En outre, dans le contexte des enquêtes (les années 1960 et 1970), les références aux goûts des catégories supérieures ont joué un rôle essentiel. Il faut pourtant se détacher d’une vision trop uniforme des modes de domination, les relations entre les goûts des différentes catégories sociales prenant plusieurs formes. Par exemple, au début des années 1960, les jeunes anglais issus des classes populaires ont créé le style mods (Hebdige, 1991) qui se caractérise par un style vestimentaire spécifique, composé d’une élégance, à la fois « propre » et provocatrice. Le cas des mods montre que plusieurs styles de référence peuvent inspirer les cultures populaires et même si les goûts sont rapidement transformés et récupérés par les processus de marchandisation, les goûts populaires ne sont pas sans effets sur les cultures plus bourgeoises. Selon les situations d’usage, les goûts peuvent être dominants ou dominés ou simplement ne pas être pensés en termes de rapports de domination. Les nageurs sportifs que nous avons observés côtoient les autres nageurs, les baigneurs ou les plongeurs. Ils peuvent certes être gênés dans leur activité par les autres utilisateurs du lieu, mais la question n’est pas tant celle d’un rapport de domination que de cohabitation entre des goûts différents. Le plaisir partagé peut passer avant les relations de domination et le goût pour une activité peut donner un sentiment d’appartenance, fournir des repères forts et charpenter l’organisation du temps et de l’espace. Le goût pour une gestualité ou la passion pour des pratiques ordinaires — telles que le jardinage, la généalogie ou le sport (Bromberger, 1998) — s’enracinent plus dans la recherche d’un attribut commun que dans des rapports de domination. Penser l’autonomie relative des goûts nécessite cependant d’éviter trois erreurs (Grignon et Passeron, 1989). La première est de surreprésenter l’autonomie du goût populaire, notamment par la célébration des cultures minoritaires[26]. Cette forme de populisme conduit à ignorer l’influence des autres groupes sociaux et des intermédiaires culturels (médias ou instigateurs). La deuxième est de tomber dans le travers des jugements misérabilistes qui dénient les singularités des goûts populaires et ignorent l’autonomie relative à l’égard des catégories plus élevées ou des médias et du marketing. Certes, le marketing des offreurs réussit parfois à imposer ses produits mais il ne faut pas sous-estimer l’autonomie relative des goûts, ni surestimer son influence. Les goûts ont probablement gagné en autonomie à l’égard des catégories supérieures tout en étant davantage sous l’emprise des marchés. Mais la troisième erreur serait de se contenter de penser qu’à la soumission des catégories dominées à l’égard des dominants, on peut substituer une soumission au marketing. Plutôt que d’entretenir l’image d’acteurs éternelles victimes d’un ordre social, il semble plus intéressant de comprendre les interactions et interdépendances entre les goûts des différentes catégories sociales.

Nous avons voulu montrer que dans un contexte de massification de la culture, le goût sportif ne se limite pas à l’expression d’une appartenance de classe. L’abondance d’offres de consommation, de récits d’accompagnement et la diversité des moments d’usage incitent à se détacher d’une vision dans laquelle les goûts rendent compte de la cohérence des habitus. Certes, la diversité des expériences sociales de consommation n’efface pas miraculeusement les déterminismes socioéconomiques, mais elle nous invite à reconsidérer les processus de genèse du goût. Le rôle, la cohérence et la malléabilité de l’habitus doivent être repensés par rapport aux nouvelles expériences de socialisation et l’hypothèse d’homologie doit être traitée avec beaucoup de prudence. Les liens entre goûts et modes de domination ne sont pas univoques non plus. Même si la massification partielle de la culture sportive ne peut servir à nier la persistance de hiérarchies et de modes de domination, la complexification et la diversification de la construction sociale des goûts imposent de saisir les multiples dimensions et la relativité des processus de domination. La sociologie du goût proposée par P. Bourdieu offre un cadre d’analyse intéressant à condition de revisiter ses concepts et hypothèses et d’être attentif à la diversité des expériences, des influences, des engagements et des moments qui orientent les goûts. Le goût comme système de différenciation est opérant à condition de ne pas le penser uniquement comme expression de rapports de classe et de considérer l’habitus comme structure ouverte aux expériences sociales et à leurs contradictions.