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Pour Bourdieu, nos goûts en matière esthétique, culturelle et notamment sportive sont très largement déterminés par des habitus intégrés par imprégnation progressive tout au long de notre éducation et plus largement de notre vie (Bourdieu, 1978, 1979). Le milieu d’origine et la position sociale, par un effet d’inculcation, induisent très largement le devenir social mais également les choix, jugements, manières d’être et comportements de chacun. Cette approche semble privilégier une vision structurante de l’action sociale nettement déterministe même si Bourdieu est partiellement revenu au fil de son oeuvre sur cette manière d’aborder le monde. Sans doute paraît-il difficile de cantonner ce chercheur aux confins d’un structuralisme finissant qui ferait des individus, comme il le dit lui-même, « des automates réglés comme des horloges, selon des lois mécaniques qui leur échappent » (Bourdieu, 1987). Assez rapidement son entreprise s’est, en effet, employée à tenter de dépasser les formes d’objectivisme propres à la démarche structuraliste pour « réintroduire la pratique de l’agent, sa capacité d’invention, d’improvisation » (Bourdieu, op. cit.). Le concept même d’habitus, dans une certaine mesure, rend partiellement opérante la procédure analytique qui tente d’échapper à « l’alternative du structuralisme sans sujet et de la philosophie du sujet » (Bourdieu, op. cit.). Présenté finalement comme principe générateur d’improvisations réglées, ce concept majeur de la sociologie bourdieusienne semble devoir rendre compte de stratégies qui, ni véritablement conscientes, ni franchement inconscientes, sont en définitive comparables à celles du joueur à la fois contraint de respecter les règles du jeu et sensible au jeu avec la règle. Un joueur capable de « s’adapter à des situations indéfiniment variées, jamais parfaitement identiques ». Ce qui permet à Bourdieu de concevoir « l’habitus comme sens du jeu », c’est-à-dire « le jeu social incorporé, devenu nature » (Bourdieu, op. cit.).

L’évolution des propositions théoriques du sociologue et le cheminement de sa pensée montrent donc, à l’évidence, qu’il serait simpliste de présenter le travail couvrant la carrière entière d’un chercheur sous le signe d’une homogénéité et, a fortiori, de défendre l’idée d’une cohérence linéaire ou anticipée par l’auteur lui-même (Lahire, 2001, p. 10). Le danger consisterait alors à adhérer à un mythe bien commode qui subsume en quelques phrases faciles à retenir les correspondances entre de multiples écrits. Souvent réduites à un ensemble de concepts (habitus, capitaux, champs), les sociologies développées par cet auteur et ses nombreux « poursuiteurs[1] » sont en réalité plus complexes. Toutefois, malgré de réelles subtilités théoriques généralement minorées, voire ignorées, cette sociologie ou ces sociologies de Pierre Bourdieu ne semblent pas prendre suffisamment en compte tout à la fois la dynamique diffuse et englobante des transformations sociétales ainsi que la rationalité complexe des aspirations ou sentiments des individus dès lors que la variance même des trajectoires individuelles est examinée.

La notion d’habitus, précisément, considérée comme trop unificatrice, est aujourd’hui fortement remise en cause par un certain nombre de sociologues[2] au profit de l’idée « d’acteur pluriel » (Lahire, 1998). Dans cette perspective, l’acteur, au fil de sa socialisation, vit des expériences variées, rencontre d’autres individus, remplit simultanément ou successivement des rôles différents et parfois inattendus au regard des habitudes de pensée et des schèmes possibles d’action qui lui étaient symboliquement attribués en raison de son origine sociale. Or, pour Bourdieu, ce cheminement structurant reste irrémédiablement lié aux expériences de classe : « l’habitus […] est le produit de toute l’histoireindividuelle, mais aussi au travers des expériences formatrices de la prime enfance, de toute l’histoire collective de la famille et de la classe » (Bourdieu, op. cit.).

À l’inverse, l’observation d’une socialisation de l’acteur s’effectuant par paliers successifs, dans des sphères sensiblement différentes, laisse émerger non seulement l’idée que des apports successifs d’habitudes de pensée ou de schèmes d’action constitueront autant de répertoires disponibles et utilisables selon les contextes, mais encore que ces dispositions parfois antagonistes pourront être réactivées en fonction des circonstances et du jeu qu’il s’agit de jouer. Ce qui, au final, donne une image des potentialités de l’acteur beaucoup moins restreintes que ne les distingue Bourdieu, dans la mesure où dans cette perspective, les dispositions acquises sont traversées par des dynamiques moins déterministes et d’avantage tributaires des interactions et des logiques d’action.

Repréciser ce point ne dévalorise ni la théorie, ni le modèle conceptuel de Bourdieu, mais permet simplement de constater, comme il le suggérait lui-même, que les productions intellectuelles sont aussi l’émanation et le reflet des structures sociales d’une époque. Elles sont donc elles-mêmes, en tant que construction de connaissances et productions culturelles et sociales, liées à des effets de position et de contexte : socialement, spatialement et historiquement situées. C’est dire que leur ancrage paradigmatique et leur dynamique heuristique méritent d’être critiqués, amendés ou enrichis en fonction des évolutions qui, par définition, participent à transformer la société, ses horizons, donc les contextes de la recherche et le sens et l’interprétation des mondes vécus. Cette critique, portant plus précisément sur l’espace des sports et sur l’appréhension des pratiques sportives comme pratiques culturelles et enjeux de concurrences sociales, constitue l’un des axes forts de notre étude. L’analyse de l’instrumentalisation de la pratique du golf pour l’intégration sociale par des acteurs initialement exclus de la distribution sociale traditionnelle de ce type d’activité élective, constituant une forme de revers de la distinction bourdieusienne, mais traduisant également le degré d’ouverture accru des choix et des trajectoires possibles des acteurs au sein du système, constituera la partie propositionnelle de notre démonstration.

Les sports en questions

Qu’en est-il plus précisément de l’analyse des sports, voire plus largement des activités physiques et sportives (aps[3]) ?

L’étude des goûts sportifs par Bourdieu a été reprise et complétée par Pociello (1981, 1995, 1999) et de nombreux autres chercheurs influents au sein de la 74e section universitaire en France (Clément, Defrance, Louveau, Michon, Ohl ou Waser). Cette influence a débordé le champ de la sociologie pour atteindre celui de l’histoire des aps (Chartier et Vigarello, 1982). Souvent, ces chercheurs insistent sur les praxis différenciées des classes ou catégories sociales. Aux classes dominantes les pratiques corporelles qui allient grâce, esthétique, contrôle, absence de contact viril, sports instrumentés et onéreux, pratiques désintéressées exercées dans un but essentiellement éducatif. Aux classes populaires les activités physiques et sportives qui allient force et virilité, mélange des corps, esprit de sacrifice, exaltant la compétition, le mérite, la productivité et le professionnalisme. La différenciation sociale se double ainsi d’une distinction sportive opposant sport apollinien et sport dionysiaque pour reprendre des expressions antiques remises au goût du jour (Maffesoli, 1982).

L’espace social et le style de vie sportif formalisés par Bourdieu et complétés dans un premier temps par Pociello posent cependant quelques problèmes méthodologiques et conceptuels qui peuvent d’emblée être soulignés.

Il s’agit tout d’abord d’une construction a priori. En aucun cas en effet cette distribution sociale des pratiques et des classes ne repose sur une projection statistique rigoureuse. Si l’aspect général de l’espace social et des styles de vie laisse à penser qu’il pourrait s’agir du résultat d’un travail basé sur la rigueur d’une analyse factorielle des correspondances (afc), il n’en est rien[4]. Un certain nombre de critiques et de réserves doivent donc être émises ici.

D’une part, les classes sociales et les aps y sont placées subjectivement par l’articulation, sur le mode antagoniste, du triptyque capital économique, culturel et social et des valeurs attribuées aux aps pratiquées. Cette manière de faire pose différentes questions méthodologiques et conceptuelles. Les précautions méthodologiques sont parfois présentes lorsque Bourdieu précise que les enquêtes quantitatives — de l’époque — sont délicates à utiliser. « On ne peut dégager des statistiques disponibles autre chose que les tendances les plus générales qui sont attestées partout en dépit des variations tenant à l’imprécision de la définition de la pratique, de sa fréquence, de ses occasions, etc. » (Bourdieu, 1979, p. 238). Depuis ces analyses princeps, d’autres approches quantitatives n’ont pas véritablement réussi à préciser l’activité physique ni même à qualifier autrement que subjectivement la nature sportive des pratiques des populations enquêtées : est actif/sportif celui que se déclare tel (Irlinger, Louveau, Métoudi, 1988). Cette définition émique, qui reprend la logique subjective de la définition piagétienne du jeu de l’enfant ne résout pas la difficulté précisée par Bourdieu lui-même lorsqu’il poursuit : « … toutes les enquêtes reposent sur les déclarations des enquêtés, et ne sauraient tenir lieu de véritables enquêtes sur des publics de pratiquants ou de spectateurs » (Bourdieu, 1979, p. 238). Dont acte. En revanche, ces enquêtes plus récentes ont permis qui de préciser l’essor des sports pratiqués par le troisième âge et le phénomène de multipratique, qui d’affiner et de rendre en partie caduque l’opposition entre pratiques dites informationnelles et énergétiques précisément soulignée par le système des sports de Bourdieu/Pociello (Mignon, Truchot, 2001).

Projeter analytiquement la réalité du monde, que ce soit avec des outils sophistiqués ou non, ne doit pas faire oublier au moins deux niveaux critiques. D’un côté l’aspect artificiel, et pour tout dire socialement construit, de tout modèle présenté : qu’il s’agisse d’un tableau synthétique, d’un repère orthonormé ou bien d’un schéma reliant des entités entre elles par nombre de flèches (Defrance, Pociello, 1993[5]). Et surtout, ne pas perdre de vue, d’un autre côté, l’aspect symbolique de toute inscription, de toute description, de tout graphisme, a fortiori de toute image (Goody, 1979, 2003 ; Bougnoux, 2003). Les signes, les graphes, utilisés ordonnent la réalité observée et analysée, qu’on le veuille ou non. Ainsi, Être (placé) en haut du repère orthogonal est susceptible de renforcer consciemment ou non — malgré notre vigilance — la hauteur attribuée aux personnes censées être à cette place sociale. Les critiques adressées à l’espace des styles de vie, et plus précisément à l’espace des sports gravitent, en partie, autour de ce biais potentiel... malgré les quelques mises en garde parfois formulées.

La question des valeurs et de leur dynamique, par conséquent de leur analyse sociologique, s’avère, elle aussi, délicate à mettre en oeuvre (Kuty, 1998 ; Bréchon, 2000). Les valeurs attachées à un sport par un échantillon représentatif de la population et celles considérées a priori par des chercheurs, même (surtout ?) s’ils sont spécialistes de ce sport peuvent être en décalage. Elles posent toujours le problème de la prise de distance par rapport à l’objet étudié (Galland, Lemel, Tchernia, 2002). A fortiori, rien n’implique que les cohérences axiologiques dégagées sont pour autant sous-tendues par un système. Les diverses positions prises par les groupes, donc par les individus qui les composent, ne sont sans doute pas aussi cohérentes ni stables que les analys(t)es le supposent. En outre, une même activité peut être investie, simultanément ou successivement, de manières différentes ou en fonction de dynamiques axiologiques ou de projets sensiblement différents, par les membres de groupes a priori saisis dans leur apparente homogénéité sociale. Ces différences, qu’elles renvoient à des stratégies plus ou moins conscientes ou à des schèmes d’organisation microsociale plus complexes, battent en brèche l’idée trop séduisante d’unité de catégories de pensée, de valeurs communément partagées, de représentations et de « psychologie collective » (Robène, 2000 ; Hoibian, 2000).

D’autre part, les catégories sociales mises en évidence peuvent être, d’une manière abusive et caricaturale, considérées comme homogènes pour un lecteur peu attentif. Il existe pourtant à l’intérieur de chacune d’entre elles des différences de statut et de revenu qui conditionnent et ségréguent fortement les individus qui les composent (Weil, 1987, p. 35). Dans chaque profession et catégorie sociale (pcs) existent des revenus plus faibles et des revenus plus élevés (la dispersion est plus accentuée qu’auparavant). Corrélativement, nous assistons en France à une réduction des écarts entre pcs. Cette situation complexifie d’autant la comparaison des catégories sociales surtout lorsque les questions de statut social et de légitimité entrent en ligne de compte. Les revendications de catégories a priori valorisées socialement comme celle des médecins exemplifient, si besoin était, les problèmes pécuniaires de ceux qui, s’installant et exerçant en ville, ne gagnent parfois que le smic (salaire minimum interprofessionnel de croissance)[6]. L’exercice libéral à partir d’un niveau de formation prolongé, comme c’est le cas pour les professions paramédicales, n’est pas le garant d’un revenu élevé rapidement, même si le statut paraît collectivement enviable et envié (Héas, 1996). Ainsi, pour garder cet exemple, le revenu moyen des artisans plombiers en France se situe au niveau de celui des médecins généralistes (Source : Ministère de l’Économie et des Finances, septembre 2001). De manière plus générale c’est donc, en définitive, le choix des critères de construction des différentes catégories sociales qui doit être questionné dans la mesure où le cadre d’analyse ainsi élaboré va considérablement influer sur la teneur de la démonstration (Hoibian, op. cit.). Certes, P. Bourdieu ne néglige pas cette difficulté méthodologique, au moins dans le discours théorique, comme le montre sa présentation des tableaux statistiques utilisés pour analyser les trajectoires scolaires et estudiantines (Bourdieu et Passeron, 1964). Ce qui rend sans doute plus critiquable l’homogénéisation pratique des mêmes catégories dès lors qu’est abordée la formalisation de l’espace des sports, comme si ce champ culturel pouvait s’accommoder de simplifications intuitives. Modélisations certes partiellement heuristiques, mais formellement contestables. De plus, d’autres lignes de partage sans doute perçues alors comme secondaires ont été singulièrement négligées. Elles prennent aujourd’hui une importance qui contribue à rendre critiquable certains aspects de l’espace des sports.

En effet, plus profondément encore dans les analyses réalisées par Bourdieu sur les sports, les catégories utilisées sont traversées par des différences (des facteurs ?), elles-mêmes, très importantes et autrement productrices de clivages. Par exemple le rapport à l’âge. Les catégories d’âge ne sont pas systématiquement représentées ou prises en compte alors que le choix et le type des aps pratiquées (plus ou moins risquées[7], pratiques émergentes ou traditionnelles, fun ou ringardes) sont fortement influencés par les valeurs et les cultures juvéniles (Galland, 1997 ; Galland, Roudet, 2002), par la disponibilité des jeunes, leur mode de sociabilité entre pairs. À l’inverse, certaines aps sont également dépendantes du pouvoir financier conféré (en moyenne) par l’âge… et les revenus. Certes, Bourdieu aborde d’une certaine manière le thème de l’âge à travers la question de l’ancienneté même de la pratique sportive qui correspond d’ailleurs à notre objet : le golf, en tant que pratique en cours de relative démocratisation. « C’est ainsi que les sports qui se “démocratisent” (précise-t-il) peuvent faire coïncider (le plus souvent dans des espaces et des temps séparés) des publics socialement différents qui correspondent à des âges différents du sport considéré » (Bourdieu, 1979, p. 234). En revanche, il ne s’intéresse que trop peu sur le plan individuel, c’est-à-dire aux influences possibles de l’âge des pratiquants eux-mêmes ; ce que nous nous proposons de réaliser plus précisément ici à partir de l’exemple de la pratique du golf.

Des points aveugles de l’analyse ?

Tout se passe en définitive comme si l’approche sociologique des sports de Bourdieu était superficielle et globalisante. Plus intuitive et, de fait, plus simplificatrice que réellement rigoureuse. Si le mérite de Bourdieu reste incontestablement d’avoir ouvert la voie à l’analyse scientifique du champ sportif, globalement conçu comme « champ de concurrence » (Bourdieu, 1978), sans doute ses travaux méritent-ils en ce domaine d’être repris, complétés, amendés et critiqués pour spécifier de manière plus fine les modes, les cadres, les conditions, les horizons et les dynamiques de ces concurrences elles-mêmes liées à des perspectives culturelles et sociales en mouvement au coeur d’une histoire sociale en mouvement. L’approche sociologique du champ sportif proposée par Bourdieu, sans être figée dans son principe, le devient inévitablement dans le cadre référentiel de la lecture datée et partielle qu’elle propose. Elle apparaît, en outre, à bien des égards lacunaire au regard des nouvelles perspectives d’analyse induites par les transformations des pratiques et des pratiquants, par les transformations des contextes de la pratique, et par celle des regards construits sur les pratiques et les dynamiques de mutations et de distributions sociales des aps.

Ainsi, cette approche sociologique des sports ne recouvre par exemple qu’une analyse sexuée partielle, car largement andrologique, voire « androcentrée » (Héas, Bodin, Rannou, 2001). Production sans doute caractéristique du regard porté plus généralement sur un objet, le sport, alors traditionnellement conçu comme bastion de la virilité, au moment de son élaboration. Les pratiques féminines n’y sont effectivement pas répertoriées spécifiquement. Or, les sociabilités sportives peuvent être examinées avec profit sous l’aspect de la socialisation de genre, y compris parfois à partir de la théorie de Bourdieu (Mennesson, 2002 ; Héas, Bodin, 2001 ; Duret, 1999 ; Robène, 2000). La domination masculine que Pierre Bourdieu a précisée en 1998, d’un point de vue très global, permet par ailleurs d’envisager conceptuellement une grille de lecture particulièrement heuristique dès lors qu’il s’agit d’investir certains espaces-temps sportifs ou ludiques particuliers. Nous avons d’ailleurs tenté de préciser ce point dans d’autres travaux à partir d’une analyse, par observation participante prolongée, de la troisième mi-temps en football et rugby féminins dans une région française, la Bretagne (Héas, Bodin, 2003 ; Héas, Bodin, Amossé, Kerespar, 2004). La domination masculine y perdure sans empêcher des retournements partiels, plus ou moins durables des rapports sociaux en place. La domination sociale dans certaines situations d’interaction précisées n’est pas toujours du côté masculin-social-traditionnel : le sexe fort devient parfois peu crédible, si ce n’est incrédule. Les joueuses parviennent à dominer quelquefois y compris et surtout dans des comportements et des postures corporels sexuels à valeur explicite de domination. Ces confrontations festives à forte connotation sexuelle ébranlent l’édifice sportif masculin : elles écartent, pour une fois, les joueurs d’espaces traditionnellement masculins comme les bars de café ou de discothèque. Pour une fois, les techniques corporelles et les exploits sont féminins majeurs, les joueuses sont les vedettes incontestées.

Une autre enquête permet de souligner certaines initiatives dans les offres ludosportives actuelles qui semblent pouvoir remettre en question en partie et d’une manière plus visible et durable ces mêmes rapports sociaux entre hommes et femmes. Les initiatives de femmes pour les femmes exclusivement se multiplient dans certaines offres de service. C’est le cas dans les pays anglo-saxons en ce qui concerne certaines pratiques touristiques aventurières comme le trekking réservé aux seules femmes, voire aux homosexuelles : treks féminins « solo » (designed by women for women), Walking Tour for Women, Women Travelling Together, etc. (Héas, Bodin, Rannou, op. cit.).

Certes la place des femmes dans le sport reste moindre (33 % des licenciés en France en 2000) mais le culte du corps dans nos sociétés contemporaines, l’image de la femme, sa progressive indépendance financière et temporelle accentuent sa pratique sportive (moyenne) en loisir ou en compétition. Or l’espace des sports est resté relativement sourd à la distinction des genres, si l’on excepte quelques travaux plus récents qui ont tenté de renouveler le concept même de capital pour y intégrer la distinction de genre (Mc Call, 1992 ; Laberge, 1994).

Autre point faiblement abordé, les analyses de Bourdieu enregistrent les mouvements de déclin de certaines pratiques sportives (comme la boxe anglaise) ou d’émergence d’autres formes d’aps (comme le surf, la boxe thaï), mais ces activités sont toujours placées a priori dans l’espace des sports et ne mettent pas en évidence la possible transformation anthropologique et axiologique fondamentale sous-jacente : les pratiques émergentes associent en effet plus souvent ilinx (vertige) et aléa (hasard) alors que les sports traditionnels reposaient sur le couple agôn (compétition) et aléa.

Les pratiques décrites ne tiennent pas compte non plus de la sphère socioéconomique du club d’adhésion puisque les sports sont examinés de manière homogène. Les associations sportives sont pourtant des entités distinctes. Elles excluent de fait par le montant de la cotisation, voire de l’adhésion, les individus les plus démunis financièrement, mais également socialement par la nécessité parfois d’être parrainé pour y accéder. Il est encore possible d’envisager la domination symbolique exercée à travers des sports, mais aussi le prestige de certains clubs sportifs, considérés bien souvent « comme n’étant pas pour moi » selon les propos tenus par Jérémy Thomin, champion du monde boxe, lors de l’émission transversale sur Pathé sport, le 4 janvier 2002, au sujet du golf.

Disons-le franchement, cet espace sociosportif date quelque peu. La vision qu’il propose mérite d’être reprise et réaménagée à la fois en ce qui a trait au choix de variables et d’indices pertinents et de possibilités d’interprétation des trajectoires et mobilités sociales des acteurs. Les données émanent des années 1970. Les positions sociales, les goûts et les dégoûts ont parfois sensiblement évolué. La proximité spatiale de certaines observations[8] (ouvriers, manoeuvres, vin rouge ordinaire, football…) peut prêter aujourd’hui à sourire. Mais surtout, la perception générale du sport s’est transformée sous l’effet conjugué de la monté des loisirs, de la transformation des moeurs et d’une forme incontestable de massification des consommations de pratiques et de biens culturels, et plus encore sous l’effet d’une transformation de la manière légitime d’envisager le sport et ses modes de pratique, d’une légitimité unipolaire qui semblait jusqu’alors dominer cet espace, vers une diversité de légitimités culturelles et sportives. Alors qu’à l’époque de la distinction, culture et sport paraissaient encore antinomiques, il semble aujourd’hui beaucoup plus évident d’évoluer dans un monde marqué par l’essor et la diffusion des pratiques et des modèles sportifs. Il paraît ainsi de bon ton pour un cadre supérieur ou un membre de l’intelligentsia de pouvoir pratiquer des aps plus rudes, comme les sports de combat, leur permettant, peut-être, de construire une identité masculine valorisée à travers des activités qui exacerbent la force, la virilité et le risque (Le Breton, 1991 ; Lazuech, 1999). Ces modalités de pratique s’opposent, ainsi, profondément à la fois à l’aspect confortable et rangé d’un quotidien et d’un avenir certain et aussi au caractère prophylactique de nos sociétés modernes. Le football, si l’on observe uniquement ce sport, n’occupe vraisemblablement plus tout à fait la même position, « les élites en venant au stade lui offrent peut-être davantage de légitimité sociale édulcorant le côté populaire, au sens vulgaire du terme, qui lui était jusqu’alors associé » (Bodin, Héas, 2002, p. 164). Les pratiques sportives et le modèle de la réussite ont, de plus, assez largement intégré les stratégies et les cultures d’entreprise par l’intermédiaire des concepts d’efficience et de performance, transformant la représentation même des activités qui servent de support à l’expression de l’excellence (Ehrenberg, 1991).

Certes, il reste des pratiques onéreuses et non abordables pour tous. Mais la grille de lecture initialement proposée par Pierre Bourdieu peine aujourd’hui à rendre compte d’autres réalités émergentes. Celles par exemple d’un certain nombre de choix ou de stratégies qui, de toute évidence, loin des parcours et des décisions des agents dont les destins demeurent irrémédiablement liés à des causes antérieures ou des systèmes de classe, voient se dessiner de manière beaucoup plus évidente la figure de l’acteur, lequel actualise en temps réel une part des choix qui guident ses déplacements sur l’échiquier social en fonction de stratégies adaptatives beaucoup plus singulières, beaucoup plus atypiques. L’espace des sports ne nous indique d’ailleurs pas les mobiles de chacun des pratiquants. Les individus y sont des agents largement dépendants du système, de champs et d’habitus les réduisant plus ou moins définitivement au rôle… d’agents. Tout au plus Bourdieu et Pociello insistent-ils sur la « bonne volonté culturelle des classes moyennes » qui cherchent à pratiquer des activités valorisantes et valorisées et tendent à se rapprocher des élites. Mais en définitive est-ce bien cela se distinguer ? Doit-on accepter l’idée d’un processus de normalisation de La distinction qui nous laisserait semblables en matière de goût et d’être, tout comme la jeunesse d’aujourd’hui qui, rejetant les contraintes et les normes culturelles des aînés finit par s’habiller d’une manière similaire pour mieux se reconnaître dans sa différence. Bourdieu et Pociello ne prennent pas en compte un certain nombre de facteurs socioéconomiques déterminants dans l’analyse du fait sportif : l’individuation croissante de la société pourtant observée par Elias (1991) ; le culte du corps et de la jeunesse dans nos sociétés modernes, culte remarquable à travers la publicité et les médias (Héas, Bodin, Forsyth, 2003) ; l’allongement de l’espérance de vie, qui plus est en bonne ou meilleure santé, entraînant de fait un allongement de la vie ou du désir sportif ; l’accroissement des temps libres amenant de plus en plus de gens à pratiquer des aps ; la démocratisation de certaines pratiques comme le tennis ; les transformations de certains sports vers des pratiques plus hédonistes et dionysiaques dans un contexte économique et social défavorable, comme ce peut être le cas du marathon (Lapeyronnie, Bessy, 2000) ; le mélange des cultures élitistes et populaires à travers certaines activités comme le football ; la transformation profonde de la société française dans les années de crise ; la réduction de la semaine de travail à 35 heures dégageant plus de temps libre pour certaines catégories de salariés ou encore l’émergence de nouvelles professions et l’apparition de nouvelles élites bouleversant grandement les catégorisations sociales traditionnelles.

Problématique et hypothèses

Sans vouloir allonger inconsidérément la liste des thèmes potentiels d’étude du fait sportif ou des modifications que sous-tend une lecture renouvelée de l’espace des sports, nous voudrions tenter de préciser ici ce dernier point. Pour quelles raisons des individus en viennent-ils à pratiquer une aps, en l’occurrence le golf, activité ludique et sportive définie traditionnellement comme élitiste et distinctive, alors que leur origine sociale (celle de leurs parents tout au moins) ne les y prédestinait pas ? C’est ici reconnaître à la fois la justesse d’une théorie sociale du sport dont les pratiques donnent corps à un espace de concurrence structuré et structurant, mais c’est aussi chercher à comprendre dans quelle mesure, renversant la conception déterministe de l’habitus, certains acteurs sont capables de se saisir de pratiques hors de leur champ initial de distribution sociale afin d’en instrumenter à leur profit les usages distinctifs ou intégratifs. En effet, dépassant les questions de la simple envie ou de l’opportunité de s’engager dans telle ou telle activité, deux hypothèses peuvent être émises à cet égard. La première consiste en l’affirmation d’une nouvelle appartenance sociale à partir de cette activité. Le golf est ou devient donc, même si ce n’est pas une nouveauté en soi, un style de vie classé et potentiellement surclassant. La seconde hypothèse, plus intéressante, est de concevoir cette aps comme un moyen non pas d’affirmer son appartenance sociale à travers une pratique distinctive de classe, mais comme un viatique susceptible de favoriser l’intégration et l’assimilation à un nouveau groupe social dont l’individu ne possède pas encore les usages et plus profondément les habitus. Le golf serait ainsi conçu par certains comme une composante des stratégies d’ascension sociale. Nous examinerons plus particulièrement ici cette seconde hypothèse.

Population étudiée et méthodologie employée

Le point de départ de cette enquête est la curiosité suscitée par les caractéristiques socioprofessionnelles de certains interviewés à la suite d’une étude de satisfaction concernant les infrastructures ludosportives en Bretagne. Dans cette recherche nous avions interrogé, entre autres, 384 golfeurs par questionnaires durant l’année 2000-2001. La première partie des questionnaires utilisés visait à recenser les structures sociales et familiales des pratiquants à travers, notamment, leur profession et catégorie socioprofessionnelle (pcs), ainsi que celles de leurs parents. Vingt-huit d’entre eux présentaient une mobilité sociale intergénérationnelle ascendante atypique. Fils ou filles d’ouvriers ou d’employés, ils étaient devenus cadres supérieurs ou membres des professions libérales. Leur ascension sociale dépassait donc les distributions statistiques d’homogamie socioculturelle habituellement constatées dans lesquelles le fils/la fille occupe généralement une place d’un rang immédiatement supérieur à celle de son père (Marchand, Thélot, 1991 ; Lemel, 1991) ; ceci en raison de la mutation séculaire de l’économie française du secteur primaire vers le tertiaire, appelée mobilité structurelle, et de l’accroissement du nombre global de diplômés. Ce regroupement autour d’une même aps d’individus présentant une trajectoire ascendante atypique nous a incité à recontacter, afin de les interroger, ces personnes.

Onze d’entre elles (tous des hommes) ont accepté de répondre à un entretien non directif de type récit de vie. Leur âge est compris entre 28 et 34 ans. Les thèmes abordés ont fait l’objet d’une reconstruction a posteriori, car l’objectif était de saisir et comprendre, non pas un discours convenu répondant à la logique de « la présentation publique, donc l’officialisation d’une représentation privée de sa propre vie » (Bourdieu, 1986, p. 71), mais au contraire des confidences sur leur trajectoire sociale telles qu’ils l’auraient fait à des intimes. Nous ne sommes cependant pas dupe du jeu qui se joue entre l’interrogateur et l’interrogé, de la subjectivité des propos tenus (Morin, 1984 ; Goffman, 1973, 1974) et de l’interprétation qu’il faut faire des dits et des non-dits. Ce travail du donné aux données a été réalisé à partir de la méthode de l’analyse structurale des récits de Demazière et Dubar (1997) en recherchant les homologies structurales de ces différents récits. Cette étude n’est, de fait, pas généralisable ; elle est un point de vue qui met en exergue les ruptures sociales et fait émerger les similitudes entre les trajectoires d’individus contactés par hasard et qui ne se connaissent pas. L’objectif étant cependant, et simplement, d’établir une relation objective du sens et de la valeur accordés par chacun de ces propres placements et déplacements dans l’espace social.

À l’origine de la stratégie un malaise et un mal-être social : quand la trajectoire sociale s’accompagne de souffrances inter ou intrapersonnelles.

Une ascension sociale trop rapide

Un nouveau positionnement dans l’espace social, a priori bénéfique pour celui qui en bénéficie, est décrit très souvent de manière négative sur le plan humain. La réussite correspond pourtant bien, en ce qui a trait aux emplois et au statut, aux ambitions de départ et à l’ascension préalablement envisagée. Mais si cette trajectoire sociale était perçue originellement comme positive, elle s’avère en fait être une expérience douloureuse à bien des égards. La mobilité sociale est tout d’abord très ou trop rapide. Non pas sur le plan de la réussite sociale, mais bel et bien sur celui de l’adaptation à ces nouveaux statuts et aux transformations profondes qu’ils induisent. Alors que pour l’essentiel cette adaptation se fait habituellement entre catégories sociales proches, la plupart des personnes interrogées, issues des classes populaires, ont atteint les plus hautes sphères de l’intelligentsia. Il en est ainsi de M., directeur financier d’un grand groupe industriel national et dont le père était ouvrier, ou encore de D. qui a fait sciences politiques, l’École nationale d’administration (ena) et dont le père est contremaître.

Effets de trajectoire sociale et décalages : se sentir différent de son nouveau milieu social

Leurs discours sont unanimes à cet égard. Tous parlent d’une expérience sociale nouvelle, d’une nécessité d’appréhender un style de vie différent. Cette position sociale acquise récemment brouille les repères sociaux dont ils étaient imprégnés. Ils se sentent en « porte-à-faux » tout à la fois dans cette vie pourtant délibérément choisie mais dont ils ne soupçonnaient pas les difficultés, mais également par rapport aux dispositions socialement et familialement inculquées depuis l’enfance. Ainsi Gaulejac (1987) a-t-il parlé de « névrose de classe » pour décrire les tiraillements d’un individu entre son milieu d’origine et son nouveau groupe d’appartenance.

Beaucoup décrivent le décalage qui existe entre eux, issus des classes populaires et dont l’ascension sociale est la récompense du mérite, et ceux dont la position sociale est en quelque sorte un privilège culturellement transmis. Ils se sentent différents, car ils ne possèdent pas (totalement ou bien encore ?) les codes, manières d’être et de parler, comme les avaient fort bien décrits Ernaux (1997) et Strindberg (1996), et qui sont nécessaires à la vie en société. D. décrit ainsi sa première invitation chez un collègue issu, lui, des milieux bourgeois parisiens :

Il m’avait invité chez lui à venir manger le produit de sa chasse. J’étais très honoré que lui, appartenant à une grande famille, s’intéresse à moi. En arrivant chez lui à Neuilly j’étais impressionné. Il habitait une maison de maître. C’est une servante qui m’a accueilli […] Lorsque nous sommes passés à table, je me suis retrouvé devant une rangée de fourchettes et de couteaux comme je n’avais jamais vus. Pour manger les cailles je ne savais pas comment faire. J’attendais de voir ce que E. et sa femme utiliseraient et visiblement ils attendaient que je commence et puis il a dû comprendre. Il a commencé et j’ai fait de même (D. 29 ans, directeur financier).

Ce discours restitué montre bien tout le décalage social mais également le mal-être personnel et social auquel sont ou peuvent être confrontés les individus. Alors que leur parcours et leur réussite sociale devraient leur apporter assurance et aisance, ils ressentent davantage encore de ne pas faire partie du même monde malgré une volonté de bien faire. L’aisance sociale, capacité à être, à discuter et à se comporter de ceux qui ont été élevés dans les milieux bourgeois, leur manque. Ainsi, J.-F. décrit également ces soirées où, invité, il se retrouvait habillé de manière trop endimanchée ou trop décontractée :

Je n’avais jamais la bonne tenue ! J’étais toujours hors du coup ! Tout le monde me regardait. C’était gênant. Jusqu’au jour où j’ai compris qu’en fait ma différence je pouvais la cultiver et là je devenais quelqu’un d’intéressant, à qui l’on s’intéressait. Et moi je me suis senti mieux, mieux avec moi-même mais également mieux avec les autres. Pourquoi vouloir leur ressembler à tout prix ? Nous n’avons pas le même parcours, pas les mêmes parents et pas les mêmes amis. Mais c’est une question de confiance en soi. Quand j’ai accepté d’être moi-même finalement j’ai été mieux accepté (J.-F. 31 ans, directeur du personnel).

Aisance qui se retrouve encore dans la capacité à communiquer avec les autres et à appartenir à un réseau :

Dans les soirées je me retrouvais seul, une fois que j’avais dit bonjour je ne savais pas quoi dire ni même à qui parler. Les autres se connaissaient, appartenaient au même milieu, avaient fait leurs études ensemble, leurs familles se connaissaient et moi rien. Je n’osais pas aller vers eux et eux ne venaient pas vers moi. Je ne pense pas que c’était de l’indifférence ou du mépris. Ils se connaissaient, c’est tout. Mais vous savez ça, c’est dur à vivre et vous voudriez ne pas être venu ou encore pouvoir partir comme ça discrètement. Vous savez la Coupe du monde de football m’a fait un bien extraordinaire. Alors qu’avant c’était ringard de parler foot, tout le monde avant et après en parlait et là j’avais des choses à dire, ils savaient que j’y avais joué et j’étais intégré (J.-F. 31 ans, directeur du personnel).

Se différencier de son milieu social d’origine

Mais les difficultés ne s’arrêtent pas là puisque tous parlent de la manière dont ils ont rejeté, dans un premier temps du moins, leur milieu familial. Il s’agissait pour eux de se différencier, de ne pas retomber dans des comportements, des habitus et des valeurs qu’ils jugeaient erronés et incompatibles avec leur nouveau statut. Certains n’hésitent pas même à affirmer qu’ils avaient alors honte de leurs parents, de leur manière de s’habiller, de parler, de leur voiture ou de leur maison. Ils ne les invitaient pas ou peu de peur que des amis les voient. Autant de discours qui rejoignent ceux analysés et décrits par Gaulejac (op. cit). L’ascension sociale oblige, ainsi, bien souvent, à concentrer ses efforts et à rompre les liens familiaux et amicaux lorsqu’ils peuvent, ou sont perçus comme pouvant nuire à la réussite. Il y a rupture et reniement du milieu d’origine, dissociation de l’ethos populaire fait de convivialité, d’entraide, de bons repas et d’un goût commun pour des bonheurs simples au profit de relations plus ascétiques (Sansot, 1991).

Une dualisation de l’identité sociale

Les individus vivent, ainsi, une dualisation de leur identité sociale : d’une part, ils possèdent une identité professionnelle valorisée et valorisante, faite d’un statut, d’une fonction, de diplômes, de pouvoir, de revenus, de relations professionnelles, de l’idée que les autres se font de ce métier et, d’autre part ils vivent une identité individuelle tiraillée entre leur milieu d’origine et ce qu’ils souhaitent devenir. Cette dissonance induit un désenchantement. Ils sont plus que ce que leur famille et son ancrage social représentent initialement et pourtant moins que ce qu’ils espéraient devenir. Leur espoir d’être quelqu’un est déçu et amplifié par le fait tout à la fois de n’être plus tout à fait eux-mêmes, mais également parce qu’ils se rendent compte que malgré la place qu’ils occupent dans la société, il existe, à leur niveau également, des dominants et des dominés. La position sociale d’un individu ne dépend pas, en effet, de son seul statut mais est habituellement caractérisée par l’homogénéité des dispositions culturelles, intellectuelles, relationnelles et économiques. Beaucoup parlent ainsi de leur honte et du sentiment d’infériorité qu’ils ont vis-à-vis de ceux qui, bien nés, s’en sortent mieux, sont appelés à un plus grand devenir. Tous nous décrivent alors les choix auxquels ils ont été confrontés : se replier sur eux-mêmes, abandonner leurs ambitions et opérer en quelque sorte un retrait social ou au contraire développer de nouvelles stratégies pour accéder à cette aisance et à ce relationnel qui leur font défaut. Le sport et plus particulièrement le golf répondent à cette logique stratégique qui participe à adapter culturellement des dispositions en devenir aux dispositions acquises caractéristiques du milieu social nouvellement fréquenté.

Lorsqu’un sport tel le golf devient un moyen stratégique de construire une sociabilité située

Pourquoi le golf ?

Comment être intégré ou tout au moins réussir à être accepté par un groupe socialement favorisé lorsque l’on ne possède pas la même origine culturelle, familiale ou sociale ? Le sport répond, en partie du moins, à cet objectif. Pour tous les enquêtés, il représente un espace particulier où les relations sociales s’avèrent plus faciles que dans le reste de la société. Ainsi, pour K. :

Lorsque je joue au golf avec mes collègues, c’est une autre relation qui s’installe, plus facile, moins teintée de nos différences, nous sommes des sportifs qui prennent plaisir à être ensemble, à rire et à discuter de choses et d’autres, et puis là c’est moi qui tiens davantage la vedette, car finalement le golf même si je m’y suis mis tard, je suis plus adroit qu’eux, je suis tout simplement plus sportif, j’ai fait davantage de sport qu’eux étant plus jeune et, quelque part ils m’envient (K. 31 ans, directeur du marketing).

Certains sports peuvent donc bien devenir des espaces de sociabilité où se fabrique du lien social, où peut s’amorcer plus facilement le rapprochement d’individus aux milieux et statuts sociaux très différents. Ils sont un lieu de rencontres et de contacts, d’hétérogénéité sociale acceptée et devenue quasi naturelle, un espace où les distinctions sociales s’atténuent sous le couvert des parures, des codes corporels et langagiers ad hoc. C’est bien sûr toute la différence entre le jeu et le sport tels que les ont analysés, entre autres, Elias et Dunning (1986), ainsi que Bourdieu (1978). Ils sont susceptibles de devenir un puissant facteur d’intégration sociale. L’exemple des sportifs dans la société française le montre bien : les joueurs de couleur, les athlètes étrangers sont mieux acceptés et intégrés par la population que leurs homologues non sportifs qui subissent au quotidien une stigmatisation, des préjugés et un racisme ordinaire (Wieviorka, 1998) que dans bien des cas le sport minore, si ce n’est ignore. Mais le golf pratiqué ici dépasse la simple question de l’intégration. Car à la question relative au choix du golf, tous évoquent sa pratique comme un style de vie, ou tout au moins une stylisation de la vie, mise en évidence à travers une pratique instrumentée, onéreuse, non abordable pour tous, dans un cadre privilégié.

Le choix ne s’applique pas seulement au type de pratique (ici, le golf) mais également à ses lieux d’élection et ses modes de sélection. Tous les terrains de golf ne se valent pas, loin s’en faut. Comme pour les restaurants ou les séjours de vacances, le golf fait l’objet de choix sélectifs. Plus précisément encore, les modalités de pratique peuvent cliver les golfeurs. Les formules d’abonnement (au sein d’un même club ou bien entre les formules de golf d’une même région, ou bien entre certains clubs et hôtels par exemple) permettent, sans le dire, de repérer les usages plus ou moins valorisés. L’individu en forte ascension se doit d’être vigilant à tous ces détails qui constituent des codes implicites de bonne conduite golfique.

Davantage que les autres sports, à l’exception peut être du yachting, des courses d’attelages ou du polo, le golf dans une version classe supérieure (club privé, à forte notoriété en raison de la beauté et de l’entretien irréprochable de son parcours, de son pavillon, de ses activités annexes pour les femmes ou les enfants, etc.) favorise l’élégance vestimentaire et corporelle, l’esthétisme et la beauté du geste, tout autant que le fair-play et la distance au rôle. La pratique est pleine de retenue sur les verts, mais également dans les autres espaces attenant aux parcours. Alors que la société moderne exalte la vitesse et la compétition, ce type de golf sélect semble se situer hors du temps et offrir, plus que toute autre activité, une sorte de non-lieu destiné à la détente et à la distraction.

Mais c’est également un jeu de société au sens le plus noble du terme (Bourdieu, op. cit. ; Jeu, 1972), une activité gratuite exercée de manière hédoniste mais calculée en vue d’accumuler du capital social. Le golf devient, par la force de l’attraction sociale pour l’individu en forte ascension, prétexte à des rencontres choisies, à une sociabilité mesurée et raisonnée, comme pourraient l’offrir la fréquentation des clubs de bridge ou l’opéra :

Il faut le dire clairement, lorsque j’ai commencé le golf, ce n’était pas gratuit. Pour moi c’était un moyen comme un autre, parmi d’autres, de rencontrer des gens de même statut, de m’y faire des relations, des contacts, un carnet d’adresses quoi. Au golf, personne ne me regarde de travers, je suis directement accepté. Le simple fait de pratiquer me fait appartenir à un monde à part, celui des gens biens. Pratiquer le golf, c’est appartenir à une élite. C’est presque un signe de reconnaissance ; grâce au golf, je suis d’emblée accepté, coopté (F. 28 ans, directeur administratif adjoint).

Il est un lieu où l’on va pouvoir côtoyer des individus de même origine et, dans notre cas précis, de même statut social. Comme l’ont montré Pinçon et Pinçon-Charlot (2003), les milieux bourgeois cultivent par l’entremise des lieux réservés (clubs privés, rallyes) un « entre-soi » qui, favorisant la reconnaissance mutuelle, crée des liens de sociabilité qui deviennent inséparables des solidarités économiques et de classe. Il a une signification distributionnelle qui le distingue nettement du tennis qui s’est popularisé, c’est-à-dire vulgarisé, au sens où l’entendent les élites. Le sport, et plus particulièrement le golf, lorsqu’il est pratiqué dans des clubs prestigieux et reconnus comme sélectifs, est ainsi source et recherche de profits sociaux directement exploitables pour ces « néoparvenus ». Pour J.-F. :

Lorsque j’ai dit dans les soirées que je jouais au golf, tout le monde s’intéressait à la pratique, quels parcours je fréquentais, etc. C’était à la fois une source de discussion ; je jouais au golf, donc je faisais partie de leur milieu. J’appartenais à leur monde (J.-F. 31 ans, directeur du personnel).

Il ne s’agit plus ici d’une pratique de classe distinctive, au sens où l’entendait Bourdieu, mais bel et bien d’un « accomplissement pratique » (Garfinkel, 1967), résultant de la manière dont les individus interprètent le monde qui les entoure.

Un sport de classe ou un sport qui classe ?

Jouer au golf peut, ainsi, devenir un calcul social. Dans ce cas, les individus ne sont plus strictement prisonniers de leurs habitus, ils ne sont pas plus des acteurs raisonneurs de leur destin que les individus en moindre mobilité sociale. Par contre, en choisissant de pratiquer, ils cherchent une distinction élective et professionnellement stratégique : être reconnus et acceptés par les membres (désormais, collègues ou amis) de leur nouveau milieu social.

La pratique de types de golf prestigieux participe de l’ascension sociale et de la recherche du profit de distinction. Mais c’est là toute l’ambiguïté de cette aps qui, si elle est un sport de classe n’en est pas pour autant pratiqué par l’ensemble, ou même la majorité des classes dominantes. Pratiquer le golf est vécu également comme être au sommet des classes favorisées. C’est renverser à son profit ce sentiment, évoqué précédemment, d’infériorité par lequel, à l’intérieur d’une même classe sociale, il existe des dominants et des dominés, en espérant, illusoirement peut-être que ce statut, cette compétence et cette aisance seront transférables au reste de la société. Pratiquer le golf s’inscrit donc dans une perspective d’accumulation et d’appropriation culturelle et sociale qui demande cependant beaucoup d’efforts. Il s’agit donc bien d’un sport de classe et qui classe (catégorise) les individus qui le pratiquent.

Un investissement raisonné et calculé : la distinction se mérite !

Il est évident à ce stade que nos golfeurs ne sont pas de simples agents, mais bien des acteurs qui mettent en place un jeu complexe fait de stratégies interpersonnelles en recherchant l’intégration dans la plus pure analyse goffmanienne sur un ajustement mutuel des acteurs et sur des rapports de pouvoir plus larges qui mettent en évidence les mécanismes de la domination. Il s’agit d’un jeu, mais cette fois à un second niveau qui vise à régler la coopération entre les individus et qui concilie la liberté d’être et la contrainte de faire pour être intégré. Les contraintes sont fortes et plusieurs interviewés nous font part du calcul et de l’investissement qu’ils ont fait pour réussir. Certains ont pris des cours de golf, d’autres participent à des stages, d’autres encore s’inscrivent dans des organismes privés qui proposent des formules golf combinant vacances et perfectionnement de la pratique sportive sur un grand nombre de parcours en France. Tous l’ont fait loin de leur domicile, voire de leur région. L’effort consenti ne doit pas être visible. L’aisance et le talent acquis doivent sembler innés et naturels. L’objectif n’est plus la seule pratique mais un bien joué qui vise l’excellence : il s’agit de se distinguer dans une aps distinctive. Cette recherche de compétence et d’habileté spécifique vise toujours l’intégration, à devenir un ami ou un égal recherché, à obtenir une reconnaissance de son nouveau milieu social, à bénéficier de relations et d’un réseau. Car à ce niveau tout se mélange : l’intégration mais également le substrat relationnel qui vise à mobiliser des aptitudes, des connaissances et des intérêts. Même le choix des parcours devient un enjeu. Il ne faut pas pratiquer n’importe où. Le lieu de pratique indique clairement son appartenance à un milieu social donné et indique de fait son statut, ses relations, la nécessité d’être parrainé pour s’inscrire et sa réussite sociale. Il ne faut cependant pas passer pour un nouveau riche.

Lorsque je me suis mis à pratiquer le golf, j’ai réussi à me faire parrainer à Saint Nom [Yvelines], le simple fait d’utiliser ces parcours c’est déjà quelque part un signe de réussite, les autres te regardent différemment, ils savent que tout le monde ne peut pas s’y inscrire. Je joue aussi à Hossegor, c’est aussi l’histoire du golf. Le golf au Pays basque c’est un art de vivre, un milieu particulier dont les comportements ne sont pas ceux des nouveaux riches. Faire les parcours au Pays basque, c’est simplement appartenir à un cercle fermé d’individus pour lequel le golf, entre autres, est une façon de vivre (S., 31 ans, directeur administratif).

Mais ne sommes-nous pas dans ce que Merton (1953) qualifiait de socialisation anticipatrice, c’est-à-dire le processus par lequel un individu cherche à acquérir et intérioriser les valeurs et les normes d’un groupe de référence et cherche en même temps à s’identifier à lui ?

La distinction : propriété des classes dominantes ou recherche parfois intéressée et personnelle ?

La logique mise en évidence par Bourdieu dans La distinction n’est pas nécessairement dépassée. Et ce travail de recherche montre à tout le moins, comme le soulignait Bourdieu lui-même, comment la recherche peut à la fois se construire avec et contre un paradigme, comment « l’on peut penser à la fois avec et contre un penseur » (Bourdieu, 1987).

La distinction reste vraisemblablement un attribut de ceux qui, bien nés, ont appris et intégré un savoir-être ou des savoir-faire qui s’avèrent difficiles ou douloureux à acquérir pour les autres. Il n’en reste pas moins vrai que le modèle d’agent prisonnier de ses rôles et habitus dans nos sociétés contemporaines semble, lui, dépassé ou tout au moins contestable dans sa version la plus rudimentaire. La démocratisation des pratiques sportives, la médiatisation de celles-ci, la multiplication des infrastructures, l’abaissement des coûts des équipements par exemple, permettent une extension des pratiques ou tout au moins une diversification des possibilités offertes à chacun. Ces phénomènes participent à générer de nouvelles formes de cheminement dans l’espace des sports. Ils entérinent probablement l’existence de ce que Bourdieu sans quitter son propre paradigme appelait des sphères de nécessités différentes, évoquant la complexification des stratégies individuelles à travers l’émergence d’une « liberté laissée à des formes complexes de l’habitus » (Bourdieu, 1987).

À l’hypothèse de Bourdieu sur « le goût de nécessité » (utilisée[9] pour expliquer les comportements des classes populaires dans sa théorie), ne convient-il pas d’ajouter celle d’une nécessité de goût pour ceux qui s’extraient justement de ces catégories sociales ? Dans le cadre des pratiques golfiques, la question devient alors celle du statut des compétences pratiques. Font-elles, pour paraphraser le titre d’un article récent, partie du capital culturel (Blasius, Friedrichs, 2003) ? En effet, les compétences pratiques (notamment corporelles) sont souvent pensées comme des marqueurs, voire comme des freins culturels. Bourdieu parle d’hysteresis des habitus pour analyser cet « effet de cliquet » des modes de pensée et d’action qui restent bloqués au niveau antérieur (Bourdieu, 1979, p. 158 ; Héas, 1991, p. 109). Ici, à l’inverse, la sportivité pour certains de nos enquêtés devient un atout lorsque des compétences physiques longuement entraînées permettent plus facilement de transposer ces compétences à de nouveaux comportements. Ces derniers sont recherchés, selon nous, parce que « la conversion de compétences peut en outre déboucher sur une densification du tissu social » (Blasius, Friedrichs, op. cit., p. 551) et culturel espéré.

Les conduites relatives à l’ascension sociale ont été depuis longtemps décrites. Au xixe siècle, ce fut même un thème de prédilection pour bon nombre d’écrivains. Stendahl (Le rouge et le noir), Balzac (Le père Goriot) ou encore Zola (Au bonheur des dames) ont ainsi décrit l’ascension sociale tortueuse et douloureuse de jeunes provinciaux partis de rien. Plus près de nous, le cinéma a su lui aussi mettre en scène ces trajectoires atypiques, les stratégies plus ou moins conscientisées d’intégration et l’instrumentalisation des pratiques culturelles qu’elles sous-tendent, comme le montre magistralement Stanley Kubrick dans Barry Lindon (1975). La distinction est au coeur même du jeu social, elle est l’un des moteurs de nos conduites, quel que soit le champ étudié. Dans une logique d’intégration et de reconnaissance sociale, les individus sont amenés à agir et interagir à l’intérieur de ces champs qui ne sont rien d’autre que des espaces de domination, de concurrence et de conflits. Chacun cherche à acquérir ou conquérir, voire conserver, des positions et des places qui, si elles ne valent rien en elles-mêmes, ont une valeur en fonction des positions et des places respectives des autres, de l’idée que tout un chacun en a. Le golf permet ainsi à certains d’obtenir place et rang, reconnaissance et intégration. Il n’est qu’un moyen parmi d’autres possibles pour l’acteur de consolider son ascension sociale, de cultiver sa différence, d’appartenir à sa nouvelle classe et de se constituer un capital social. Le choix d’une pratique élective et raisonnée ne contredit pas vraiment le modèle de La distinction mais en constitue tout simplement une dimension somme toute négligée par Bourdieu : l’envers de La distinction à travers l’utilisation de pratiques culturelles et sportives comme moyen d’intégration et de cohésion sociale au sein des groupes sociaux. La distinction par la pratique sportive répond donc également à la logique d’un individu plus raisonneur et calculateur qui cherche à maximiser ses profits sociaux et à acquérir un pouvoir symbolique.