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Avec la publication de La distinction en 1979, Bourdieu ouvrait un nouveau champ d’investigation en sociologie, au carrefour de la sociologie de la culture et de celle de la stratification sociale. S’inspirant à la fois de la perspective marxiste sur les classes sociales et les idéologies, selon laquelle les formes de la conscience reflètent les conditions matérielles d’existence, et de la conception wébérienne du statut, qui voit dans les styles de vie un élément essentiel de la compétition statutaire, Bourdieu a constitué le goût en objet central d’une sociologie de la domination. Vingt-cinq ans après la publication de La distinction, ce numéro spécial de Sociologie et sociétés présente une réflexion sur la pertinence de la sociologie bourdieusienne du goût dans des sociétés qui ont connu, depuis, d’importantes transformations sociales et intellectuelles.

Malgré leurs divergences, les textes de ce numéro s’inscrivent pour la plupart dans le prolongement critique des thèses de Bourdieu, en autant que les auteurs placent la socialité du goût, et particulièrement les questions liées à la légitimité et à la domination culturelles, au coeur de leur réflexion. C’est donc la pertinence même d’une sociologie du goût, au sens d’une réflexion sur les conditions sociales d’exercice du jugement esthétique, qui est réaffirmée dans ces textes. C’est cette même conviction d’une sociologie du goût à la fois possible et essentielle qui constitue le point de départ de La distinction. Au-delà du caractère fugace, voire frivole, de son objet d’étude, la sociologie du goût jette un éclairage tout à fait particulier sur les rapports de pouvoir et la constitution du lien social.

En effet, si certains critiques[1] ont souligné le caractère réducteur de l’approche bourdieusienne, en avançant que le goût ne peut être considéré ni uniquement sous l’angle de la compétition statutaire ni comme expression, même inconsciente, d’un désir de maximisation de profits matériels et symboliques, plusieurs reconnaissent le caractère novateur de certaines de ses composantes. Laissant derrière elle les notions plus générales d’idéologie et d’hégémonie, qui faisaient déjà partie du vocabulaire de la sociologie critique depuis de nombreuses décennies, l’approche bourdieusienne a mis en lumière les processus sociaux structurant les choix et les préférences esthétiques, traquant ainsi certains effets de domination jusque dans les replis les plus intimes de la vie quotidienne — qu’il s’agisse de la sélection d’une filière d’enseignement, des préférences culinaires ou encore des choix en matière musicale. Le concept de capital culturel a ainsi mis l’accent sur les mécanismes de constitution et de transmission d’un patrimoine non seulement économique, mais aussi symbolique, renouvelant profondément les concepts mêmes de classe sociale et de domination de classe. Alors que de nombreux sociologues célèbrent la désarticulation des structures, concept clé sur lequel s’était édifiée la sociologie classique, et la montée de l’individualisme qui en constitue le corollaire, la thèse bourdieusienne du caractère relationnel et structuré du jugement de goût peut même être perçue aujourd’hui comme subversive (voir Guy Bellavance, Myrtille Valex et Michel Ratté dans ce numéro).

Quoiqu’ils se situent, d’une façon ou d’une autre, dans le prolongement de la réflexion amorcée par Bourdieu dans La distinction, les textes n’en appellent pas pour autant à l’immobilisme intellectuel. Si les critiques des insuffisances du modèle bourdieusien sont connues, la réflexion sur le travail de reconstruction reste en grande partie à faire. Comment, en effet, appréhender les inégalités sociales liées à la culture, dans un monde où l’idée même de structure, et a fortiori celle d’homologie entre ces structures, apparaît de plus en plus désuète ? Comment saisir ces inégalités alors que le concept même de classe sociale ne suffit plus à rendre compte de phénomènes tels que la multiplication des inégalités, l’individualisation des trajectoires sociales et la fragmentation des styles de vie ?

C’est donc à un double travail qu’étaient conviés les auteurs de ce numéro. Il s’agissait, dans un premier temps, de faire le point sur les critiques des thèses avancées par Bourdieu dans La distinction. À partir de cette réflexion critique, il s’agissait, dans un deuxième temps, de dégager des pistes de réflexion et d’élaborer de nouveaux outils conceptuels permettant à la sociologie du goût de mieux éclairer les débats contemporains sur les formes émergentes d’inégalités et les fondements du lien social. Avant de présenter très brièvement quelques-uns des thèmes abordés dans ce numéro, il nous semble important de répondre à la question de savoir comment une sociologie du goût est possible.

Les conditions de possibilité d’une sociologie du goût

Dans son article sur le goût publié en 1757 dans L’Encyclopédie, Montesquieu définissait le goût comme « l’avantage de découvrir avec finesse et avec promptitude la mesure du plaisir que chaque chose doit donner aux hommes » (1993, p. 62). Selon Ferry (1990), cette « invention du goût » à l’âge classique est emblématique de l’émergence du sujet moderne. D’une part, le goût y demeure défini comme étant issu de principes transcendants à la nature humaine, en autant qu’il permet de découvrir « la mesure du plaisir que chaque chose doit donner aux hommes ». D’autre part, cette définition introduit un nouvel élément dans la conception du goût. Celui-ci y est défini aussi comme une capacité individuelle, comme une aptitude qui permet de ressentir et de découvrir « avec finesse et promptitude » l’émotion esthétique. Dans le même mouvement qui a fait de la raison individuelle le fondement de la connaissance scientifique et de la délibération démocratique, l’appréciation esthétique est devenue médiatisée par l’expérience individuelle plutôt que d’être immédiatement donnée par un principe naturel ou transcendant d’ordonnancement du monde.

Tout au long des siècles qui ont suivi, la recherche de fondements universels et objectifs du jugement de goût s’est heurtée à un double écueil : d’une part, à la remise en cause graduelle des systèmes transcendants de légitimation dans les champs politique, esthétique et épistémologique et, d’autre part, à la réalité empirique des divergences de goût au sein d’un public d’art de plus en plus diversifié. Comme le souligne Jean-Philippe Uzel dans son texte, ce n’est pas un hasard si la critique de la conception kantienne du goût pur et désintéressé constitue le point de départ de la réflexion de Bourdieu dans La distinction. En effet, c’est le rejet progressif de toute conception objectiviste du goût qui constitue, à partir de la deuxième moitié du xixe siècle, la condition de possibilité de la réflexion contemporaine sur le goût, qu’elle soit philosophique ou sociologique. À partir du moment où l’on aborde le goût comme faculté acquise et sociale plutôt qu’innée et individuelle, il devient possible de l’envisager comme signe d’appartenance à des « communautés de goût » par l’entremise desquelles il s’élabore et se transmet. Pour Bourdieu comme pour la sociologie en général, si le « bon goût » — comme tout autre système de classification et de hiérarchisation — n’obéit à aucune nécessité naturelle ou transcendante, cela signifie nécessairement qu’il est le produit de relations sociales. C’est ainsi que le goût est constitué en objet pour la sociologie, en autant qu’il se retrouve au coeur des processus d’identification et d’exclusion sociales.

Aujourd’hui encore, les définitions usuelles du goût demeurent marquées par une certaine tension entre ses dimensions purement subjectives et celles qui relèvent des relations sociales. D’une part, le goût se réfère à une inclinaison tout à fait individuelle, à un « penchant, accompagné ou non de l’aptitude à le satisfaire » (Le Petit Robert). Avoir le goût d’un fruit mûr et juteux par un bel après-midi d’été, c’est exprimer un désir fondé sur un plaisir anticipé. On se réfère ici à l’infinie diversité des préférences individuelles et c’est en ce sens que l’on peut affirmer que « tous les goûts sont dans la nature ». D’autre part, sur les plans esthétique et sociologique, le goût est également défini comme une « aptitude à sentir, à discerner les beautés et les défauts d’une oeuvre d’art, d’une production de l’esprit » (Le Petit Robert). Il se rapporte ici à la capacité d’appréhension et d’appropriation d’objets esthétiques, capacité qui suppose l’existence de critères plus ou moins largement partagés par une collectivité. Comme le souligne Jean-Philippe Uzel, dans sa discussion de la sociabilité du jugement esthétique, le goût, même pur et désintéressé, n’en demeure pas moins intéressant dans la mesure où il exprime un jugement destiné à être appréhendé de façon intersubjective.

Les textes réunis dans ce numéro indiquent que la sociologie du goût se situe au carrefour de plusieurs disciplines. Elle partage avec le champ de l’esthétique et de l’histoire de l’art une réflexion sur la nature du beau et les fondements du jugement de goût (Jean-Philippe Uzel). Elle s’inscrit dans la sociologie de l’art lorsqu’elle se penche sur les pratiques culturelles et sur le rapport entre cultures savante et populaire (Guy Bellavance, Myrtille Valex et Michel Ratté ; Olivier Donnat ; Emmanuel Pedler ; Richard Peterson). Elle est plutôt liée à la sociologie de la consommation et des loisirs lorsqu’elle s’intéresse aux objets ordinaires de consommation et aux usages du « temps libre » (Dominique Bodin, Stéphane Héas et Luc Robène ; Tally Katz-Gerro et Oriel Sullivan ; Fabien Ohl). Elle est intimement liée au champ de la stratification sociale (Philippe Coulangeon) et peut parfois déborder dans celui de la sociologie politique (Viviana Fridman et Michèle Ollivier).

Les articles montrent également que la question du goût est appréhendée à travers une très grande diversité de mesures et de techniques d’enquête, qui comportent chacune des limites et des avantages. D’une part, les approches quantitatives demeurent essentielles en autant qu’elles mettent en lumière les grandes tendances d’une stratification sociale persistante des goûts. À travers une analyse de comportements, tels que les sorties culturelles et les activités de loisir, ou encore des préférences exprimées pour certains genres artistiques ou culturels, les analyses quantitatives nous rappellent que les goûts, même postmodernes, sont loin d’échapper totalement aux déterminations sociales. D’autre part, les approches qualitatives permettent des interprétations beaucoup plus fines et nuancées des hiérarchies culturelles, en mettant l’accent sur les modes d’appropriation et les usages sociaux des objets artistiques, culturels et de consommation. Ainsi, des pratiques qui apparaissent similaires sur un plan statistique agrégé peuvent se révéler très différentes lorsqu’on se penche sur la signification qui leur est accordée ou encore sur le contexte dans lequel elles s’inscrivent.

La sociologie bourdieusienne du goût et ses limites

On peut distinguer au moins trois types de critiques adressées à la sociologie du goût élaborée par Bourdieu. Le premier consiste à rejeter en bloc et a priori certains de ses postulats, par exemple la logique économiste qui sous-tend sa théorie de l’action sociale et qui renvoie, en dernière analyse, les motivations profondes des individus à un calcul d’investissements et de profits. Le deuxième type de critique attire l’attention sur les insuffisances intrinsèques de l’approche bourdieusienne, sans toutefois remettre en cause son utilité pour appréhender certains aspects de la réalité sociale contemporaine. Plusieurs textes soulignent ainsi que le modèle de la distinction accorde une attention très limitée aux questions d’intégration sociale (Dominique Bodin, Stéphane Héas et Luc Robène), aux mécanismes de médiation tels que les récits d’accompagnement, les situations d’achat et les situations d’usage (Fabien Ohl), aux malentendus culturels (Emmanuel Pedler) ou encore aux processus simultanés d’émulation et d’exclusion liés aux rapports sociaux de sexe (Tally Katz-Gerro et Oriel Sullivan).

Sans non plus nier la pertinence de la sociologie bourdieusienne du goût, le troisième type de critique insiste plutôt sur les révisions rendues nécessaires par les profondes mutations sociales survenues au cours des 30 dernières années. Les textes de Philippe Coulangeon et d’Olivier Donnat, par exemple, offrent une analyse minutieuse des changements sociaux et culturels qui ont affecté la société française au cours des dernières décennies. Allant dans le même sens que Richard Peterson, dont les travaux sur les « omnivores » et les « univores » culturels ont fortement marqué les études empiriques sur le goût au cours des dix dernières années (voir son texte dans ce numéro), ils indiquent que l’on assiste actuellement à une transformation plutôt qu’à un simple effritement des règles de la distinction. Ce n’est donc pas tant le modèle de la distinction qui est remis en cause, mais les critères sur lesquels il s’appuie et les modalités de ses manifestations dans les relations sociales. Si aucun des textes présentés ici ne rejette en bloc les thèses de Bourdieu, la plupart avancent diverses combinaisons de ces deux dernières critiques, soulignant à la fois les limites inhérentes au modèle de la distinction et les changements sociaux intervenus au cours des dernières décennies.

Pour ce qui est des mutations sociales auxquelles on a assisté depuis la parution de La distinction il y a 25 ans, le constat est clair. Si un thème rassembleur se dégage de l’ensemble des textes réunis dans ce numéro spécial, c’est celui du caractère diversifié, éclectique et mouvant de tous les aspects de la vie sociale contemporaine. Ce qui dans la sociologie classique se déclinait au singulier, sur le mode de la cohérence et de l’unitaire — l’habitus, la personnalité, la socialisation, la culture, les classes sociales, les trajectoires, le bon goût —, se décline aujourd’hui au pluriel, sur le mode du multiple et de l’éclatement des structures. Ce que l’on conteste aujourd’hui chez Bourdieu, c’est principalement le postulat d’unité et de cohérence structurales qui sous-tend ses travaux : cohérence et stabilité dans le temps des schèmes générateurs des pratiques incarnés dans l’habitus ; détermination, en dernière instance, des formes de la conscience par les conditions matérielles d’existence ; homologie structurale entre l’espace des classes sociales et celui des styles de vie sur laquelle s’appuie la théorie de la légitimité.

En ce qui concerne l’espace social, les auteurs soulignent que l’on peut de plus en plus difficilement envisager les classes comme des entités homogènes, unifiées par des conditions de vie communes et qui se reproduisent dans le temps (voir en particulier les textes de Philippe Coulangeon et d’Olivier Donnat). La démocratisation de l’accès à l’éducation supérieure, la complexification des trajectoires professionnelles, la mobilité structurelle due à l’expansion continue du secteur tertiaire, alliées à la désagrégation des structures familiales traditionnelles, sont autant de facteurs qui ont contribué à accroître l’hétérogénéité des catégories socioprofessionnelles. Par ailleurs, en raison de la multiplication des revendications axées sur le sexe, l’origine ethnique/raciale, l’âge ou l’orientation sexuelle, on peut de moins en moins envisager la position de classe comme axe principal de différentiation et de hiérarchisation au sein des sociétés contemporaines (voir Tally Katz-Gerro et Oriel Sullivan).

Le champ des pratiques culturelles et de loisir s’est aussi considérablement diversifié, en raison notamment du brouillage des frontières entre cultures savante et populaire, de la multiplication des modes d’accès à la culture (festivals, chaînes de télévision spécialisées, Internet) et du mouvement simultané de fragmentation et de massification des pratiques de loisir (voir Fabien Ohl, Olivier Donnat et Richard Peterson). Richard Peterson mentionne également la progression historique d’un esprit de tolérance et de respect de la différence, lié à la fin des absolutismes éthiques et esthétiques.

À cette complexification de l’espace social et de celui des styles de vie, il faut ajouter la critique, aujourd’hui largement acceptée, de la conception bourdieusienne de l’habitus. L’accroissement de la mobilité sociale et géographique au cours du cycle de vie, allié à la diversification des modes de socialisation, notamment par les médias de masse et les groupes de pairs, rendent aujourd’hui plus problématique la notion d’un habitus cohérent, unifié et stable (voir en particulier Guy Bellavance, Myrtille Valex et Michel Ratté ; Dominique Bodin, Stéphane Héas et Luc Robène). Peuvent ainsi coexister, chez un même individu, des schèmes de pensée et d’action hétérogènes, parfois contradictoires, qui évoluent tout au long de la vie et qui peuvent ou non être activés selon les situations : « On peut être “profond” et “léger”, question de contexte. » (Guy Bellavance, Myrtille Valex et Michel Ratté). La question des malentendus culturels vient encore plus brouiller les cartes, puisqu’elle attire l’attention sur les distorsions fréquentes entre les intentions de l’offre culturelle et son déchiffrement par différents segments des publics d’art (Emmanuel Pedler).

Au-delà des classes et des tribus : vers une cartographie des densités

Les textes de ce numéro suggèrent ainsi que la perspective bourdieusienne, dans son insistance sur l’espace des classes sociales comme principe générateur de la stratification des goûts, sur l’homologie entre les champs, de même que sur une conception unifiée et stable de l’habitus, ne réussit plus à rendre compte des conditions sociales actuelles. Les critiques qui se dégagent des textes viennent ainsi appuyer l’idée que nous explorons dans notre propre article, à savoir que l’on assisterait actuellement à l’émergence d’une nouvelle configuration discursive, voire d’un nouveau paradigme en sociologie de la culture. Ce paradigme prend appui sur la notion de diversité culturelle, définie ici dans son sens le plus large, comme terme générique recouvrant un ensemble de significations apparentées. Métissages, rhizomes, branchements, fragmentation, éclatement, éclectisme, bricolage, hétérogénéité, pluralisme, multiculturalisme, interculturalisme, cosmopolitisme, hybridité, acteur pluriel — autant de concepts qui ont acquis une place centrale dans les sciences sociales, remplaçant les notions de cohérence des cultures et de correspondance entre niveaux, structures ou systèmes qui étaient centrales à la sociologie et à l’anthropologie classiques.

L’importance croissante de termes apparentés à la diversité culturelle est d’ailleurs mise en lumière par de nombreux travaux récents dans les sciences sociales. L’hétérogène serait ainsi « en passe de devenir l’esthétique universelle du nouvel ordre mondial » (Turgeon, 2002, p. 230) ; le cosmopolitisme représenterait « la nouvelle idée maîtresse » permettant de comprendre les dimensions politiques, identitaires et sociales de la globalisation (Beck, 2001, p. 87) ; et le goût éclectique ou omnivore représenterait une nouvelle forme de la disposition cultivée et de la culture légitime (voir les textes de Philippe Coulangeon ; Olivier Donnat ; Guy Bellavance, Myrtille Valex et Michel Ratté ; Viviana Fridman et Michèle Ollivier ; Richard Peterson). Une recherche rapide dans les bases de données en sciences humaines et sociales révèle d’ailleurs une progression fulgurante de l’utilisation de termes tels que diversité culturelle, hybridité et cosmopolitisme. Dans la base de données Web of Science[2], par exemple, on est passé, de 1985-1989 à 1995-1999, de 20 à 358 entrées pour le terme diversité culturelle, de 139 à 1078 pour hybridité et de 57 à 298 pour cosmopolitisme. Dans Francis, qui comporte un plus grand nombre de textes en français, on obtient des résultats similaires[3]. De plus en plus, les piliers de la sociologie classique — le social, la culture, la subjectivité — sont envisagés selon le prisme interprétatif du pluriel, de l’hétérogène et de la fragmentation des structures.

Quels aspects de la sociologie bourdieusienne du goût demeurent pertinents à l’intérieur de ce nouveau paradigme de la diversité ? À notre sens, il est clair que les changements actuels appellent à une révision en profondeur de la sociologie du goût telle qu’élaborée par Bourdieu, révision qui n’exclut toutefois pas l’existence d’une forte relation de continuité avec certains de ses éléments clés. Ainsi, deux aspects de l’héritage bourdieusien nous semblent demeurer particulièrement pertinents dans les conditions actuelles. Premièrement, il nous apparaît essentiel de continuer à envisager l’univers du goût et les styles de vie comme espaces de lutte et distinction. On peut, bien sûr, objecter que les luttes statutaires ne constituent qu’une dimension parmi d’autres d’une sociologie du goût, ou encore avancer que la notion même d’espace suppose que les agents en lutte dans un champ partagent aussi un ensemble de significations qui sont communes. Tout en acceptant que la sociologie du goût ne peut se réduire à une sociologie de la domination, on peut néanmoins reconnaître qu’il s’agit là d’une de ses dimensions essentielles, d’autant plus que les inégalités économiques, loin de s’être résorbées au cours des dix dernières années, se sont au contraire exacerbées dans nombre de sociétés contemporaines (voir Philippe Coulangeon).

Deuxièmement, sans souscrire à la thèse bourdieusienne d’une stricte homologie entre l’espace social et celui des styles de vie, on peut néanmoins considérer comme problématique le rejet, implicite dans de nombreux travaux récents en sociologie, de toute référence à la notion même de structure, entendue ici comme arrimage entre les discours et les représentations d’une part et la distribution inégale des ressources matérielles et symboliques d’autre part. Par exemple, à travers la notion de tribu, se dessine une image de l’espace social fondée sur des « agrégations de tous ordres, ponctuelles, éphémères, aux contours indéfinis » (Mafessoli, 1988, p. 93), où une « socialité élective » remplace les déterminations nécessaires et permanentes. D’autres encore insistent sur la disjonction croissante entre structures symboliques et matérielles, en affirmant que les goûts et les styles de vie seraient aujourd’hui « radicalement détachés de la matrice sociale » (Pakulski et Waters 1996, p. 125, traduction libre), ce qui revient à affirmer qu’ils n’obéissent plus à aucun déterminisme de classe ou autre. Dans cette perspective, sont surtout mis en lumière le caractère ludique des choix esthétiques ainsi que la capacité réflexive des individus face aux systèmes de domination : « La persona joue des rôles, tant à l’intérieur de son activité professionnelle qu’au sein des diverses tribus à laquelle elle participe. Son costume de scène changeant, elle va, suivant ses goûts (sexuel, culturel, religieux, amicaux), prendre sa place, chaque jour, dans les divers jeux du theatrum mundi » (Bennett, 1999, p. 98-99, traduction libre, nos italiques sauf pour les termes latins).

En fait, il ne s’agit pas ici de rejeter en bloc ces perspectives. Dans leur version plus modérée, les arguments avancés sont d’ailleurs tout à fait convaincants, au sens où l’on ne peut nier que les déterminations sociales sont aujourd’hui moins univoques et que les individus disposent d’une importante marge de manoeuvre dans leurs choix esthétiques. Pourtant, et c’est l’un des principaux arguments qui se dessine en filigrane dans plusieurs des textes de ce numéro, il demeure possible d’identifier, au coeur même de l’indifférenciation postmoderne, ce que l’on pourrait appeler des densités[4]. Les densités peuvent être définies comme des configurations particulières de schèmes culturels, qui sont transposables d’une situation à une autre et qui acquièrent ainsi une certaine permanence dans le temps et l’espace. Ces schèmes culturels accumulent une force d’inertie d’autant plus grande lorsqu’ils sont associés à des distributions inégales de ressources matérielles et symboliques (Sewell, 1992). Comme nous l’avançons dans notre article, les oppositions entre diversifié et unitaire, éclectique et homogène, cosmopolite et pluraliste ou encore entre ouvert et fermé peuvent être considérées comme des schèmes de pensée et d’action, qui sont transposables d’un univers discursif à un autre et qui se trouvent facilement associés à ce qui est dominant et désirable. C’est cette idée de structures souples et dynamiques qui, selon nous, continue de donner une intelligibilité tant aux préférences individuelles qu’aux jugements sociaux de goût.

Ce qu’il nous apparaît important de souligner, et qui constitue l’un des points forts de la pensée de Bourdieu, c’est que la capacité d’agir à la fois dans et sur un univers discursif n’est pas indépendante des ressources matérielles et symboliques dont disposent les agents dans un champ donné. Si l’ambition d’identifier une structure unique de domination qui s’imposerait aux agents n’apparaît plus ni réaliste ni souhaitable, la sociologie du goût devrait néanmoins viser, entre autres objectifs, à dresser une cartographie des densités qui se dessinent dans l’indifférencié postmoderne. Devant des rapports sociaux plus fluides, plus réticulaires et moins fortement hiérarchisés, la recherche sur le goût ne peut pas faire l’économie d’une sociologie de la domination.