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Cette étude sur les grandes théories du syndicalisme fut d’abord motivée par le besoin d’un article synthèse sur le sujet. Certes, les ouvrages qui ont servi de point de départ à la réflexion (Perlman 1958 ; Poole 1981 ; Larson et Nissen 1987) offrent au chercheur ou à l’étudiant une description relativement complète du corpus théorique sur le sujet[1]. Notre objectif n’est pas d’ajouter à ces auteurs mais plutôt de présenter l’ensemble des théories répertoriées dans un article qui se limite à leurs éléments essentiels. Il s’agit là de la contribution principale de l’article.

Le concept de théorie, tel que nous l’entendons, dépasse ici le strict cadre purement objectiviste qui qualifie de théories les seuls ensembles de lois vérifiées ou vérifiables. Notre démarche s’inscrit plutôt dans une perspective institutionnelle où la théorie fournit une interprétation ou une explication systématique dérivée de données observées au sujet d’un objet particulier. Dans l’étude du syndicalisme, il faut prendre soin de ne pas confondre idéologie et théorie. L’idéologie, ensemble d’idées et de croyances, offre une vision et représente souvent un élément important du contexte dans lequel on développe une théorie (Larson et Nissen 1987). En révisant les théories du syndicalisme, nous constatons que cette distinction est essentielle car, trop souvent, les explications du syndicalisme qui sont proposées sont directement reliées aux postulats idéologiques des auteurs ou aux courants paradigmatiques dans lesquels ils s’inscrivent (Poole 1981).

La révision de la littérature scientifique anglo-saxonne (Poole 1981 ; Perlman 1958 ; Hyman 1989 ; Larson et Nissen 1987) nous permet d’établir deux périodes bien distinctes dans l’apport théorique au sujet du syndicalisme. La première se situe entre la fin du 19e siècle et les années 1930. Le développement du corpus théorique et de la grande majorité des théories du syndicalisme datent de cette période. Depuis, à part quelques rares exceptions, les analyses et théories ont davantage porté sur les relations du travail, dans un cadre d’analyse plus large, n’ayant plus le syndicalisme comme objet d’étude central.

Poole (1981) attribue ce changement de cap à l’introduction par Dunlop de l’approche systémique en relations industrielles. En fait, Dunlop (1958) offrira sa contribution à une période où l’empirisme constituait la force intellectuelle dominante de la communauté académique. Le modèle comprenait, à cet égard, de nombreuses possibilités d’autant plus qu’à première vue, il était idéologiquement et politiquement « neutre ». L’absence d’avancée théorique lors de la deuxième moitié du vingtième siècle est aussi attribuable à l’institutionnalisation des rapports collectifs de travail en Amérique du Nord. Le Wagner Act[2] américain et ses pendants canadiens seraient venus régler la question de la place, du rôle, des fonctions et des objectifs du syndicalisme. Il ne resterait qu’à dresser une liste de facteurs ambiants pour comprendre comment l’institution syndicale se comporterait. Au mieux, on s’intéressera à certaines de ses stratégies qui pourraient changer la trajectoire de différents éléments contextuels en règles de travail via les mécanismes de conversion propres aux relations du travail (négociation, médiation, arbitrage, etc.). C’est du moins ce que suggèrent les tenants de l’approche systémique en relations industrielles.

Cependant, l’institutionnalisation des rapports collectifs de travail n’explique pas complètement pourquoi le syndicalisme nord-américain s’est tourné davantage vers les préoccupations reliées à l’emploi que vers des enjeux sociaux. Il est en effet certain que sur le plan historique, les États-Unis se sont constitués d’emblée sur la base du principe d’une plus grande égalité politique, contrairement à ce qui s’est passé en Europe, où le renversement du système politique féodal a engendré une conscience de classe qui persiste encore. Les problèmes rencontrés en Amérique du Nord ne furent donc pas ceux d’une lutte de nature sociale ou politique, mais furent surtout reliés à la gestion et à la répartition de ressources rares, comme l’emploi (Perlman 1958). De ce fait, les enjeux du syndicalisme se sont davantage centrés sur les entreprises et les milieux de travail, pour aboutir finalement à la négociation de conditions de travail avantageuses pour les salariés dans le cadre d’un syndicalisme d’affaires. À cet égard, il importe de rappeler les prémisses idéologiques qui sous-tendent l’institutionnalisation des rapports de travail dans le cadre du Wagner Act qui lui-même s’inscrivait dans un projet de société beaucoup plus vaste visant la relance économique et sociale des États-Unis, le New Deal de Roosevelt.

On retient notamment que la négociation collective se devait d’être décentralisée (i.e., au niveau du milieu de travail) et que le syndicat accrédité pour représenter un groupe de salariés était le seul habilité à négocier les conditions de travail. La codétermination des conditions de travail devenait donc l’objet même de la négociation collective et, par ricochet, l’essence même de l’action syndicale. L’obligation de négocier de bonne foi qui est au coeur de la négociation collective induit également que la codétermination des conditions de travail ne puisse se faire sans une certaine forme de conflictualité et qu’il importe que les parties puissent faire l’exercice avec un minimum d’ouverture et de diligence. Par conséquent, le syndicalisme nord-américain s’est développé principalement en regard d’enjeux visant à solutionner des problématiques propres aux différents milieux de travail et en favorisant les interactions entre les acteurs au niveau local. Le moteur de l’action syndicale s’inscrit donc surtout dans une perspective pragmatique visant la répartition de la richesse d’un employeur avec ses salariés et l’amélioration de leurs conditions de travail.

La structure de la présentation des contributions théoriques s’inspire de la typologie développée initialement par Perlman (1958) et en grande partie reprise par Poole (1981) et Larsen et Nissen (1987). L’auteur scinde l’ensemble des théories sous cinq courants qui se distinguent avant tout par la fonction sociale et économique du syndicalisme. L’idéologie ou la vision par rapport aux structures de la société capitaliste est donc présente de façon implicite ou explicite dans chacun des regroupements théoriques présentés au tableau 1.

Tableau 1

Catégorisation des théories du syndicalisme

Catégorisation des théories du syndicalisme

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Même si Marx a formulé une théorie de l’histoire du développement du capitalisme et non du syndicalisme, il n’en demeure pas moins que chaque regroupement théorique en subit l’influence, s’inscrivant dans la foulée entière ou partielle de sa pensée politique ou visant expressément à s’en écarter. C’est ainsi que le courant catholique, l’école américaine de Commons ou l’approche psychologique de Veblen avancent que les ouvriers acceptent les modes de production et les structures de pouvoir du régime capitaliste et qu’ils se forment en syndicats pour en contrecarrer les effets pervers ou pour obtenir une plus grande part de la plus-value. Au contraire, le syndicalisme comme mouvement social a retenu de la pensée de Marx la présence d’un conflit et d’une lutte entre deux classes aux intérêts principalement antagonistes évoluant dans le régime capitaliste. Cette idée poussée à l’extrême aboutit à l’école révolutionnaire, qui associe le mouvement syndical à la lutte des classes. Enfin, le welfarisme des Webb prévoit, par des étapes pacifiques, l’émergence d’une social-démocratie où l’État assure la mise en place d’une certaine équité entre les classes.

Dans la mesure du possible, nous avons tenté de présenter ces théories en retenant pour chacune les éléments de la grille d’analyse proposée par Dunlop (1948). Selon Dunlop, les explications théoriques du syndicalisme se distinguent par les raisons motivant les travailleurs à se syndiquer, par les facteurs retenus pour expliquer leur émergence et leur développement ainsi que par les objectifs qu’on leur attribue.

La première vague théorique

La conception moraliste du syndicalisme

Les supporteurs de cette école conçoivent le mouvement syndical comme une institution de réforme morale. Dans cette perspective, les grands enjeux sociaux et industriels peuvent être résolus en mettant en pratique, sous la supervision de l’Église, les principes de la moralité catholique. Il faut alors se référer aux textes religieux pour comprendre la position de l’Église par rapport au syndicalisme, ces textes ayant eu une influence importante sur les relations du travail, notamment au Québec, où l’Église catholique a fortement influencé le politique et le social. Les encycliques de 1891 et de 1931, ainsi que les écrits d’Ely (1886), un socialiste chrétien de la fin du 19e siècle et plus tard ceux de Ryan (1906), servirent ainsi de guide moral et intellectuel aux tenants de cette école.

Prenant appui sur des valeurs chrétiennes profondes et une formation doctorale en économie de la German Historical School, Ely, fondateur de l’American Economic Association, est d’avis que le déséquilibre existant dans la relation d’emploi au détriment des salariés peut être contrebalancé par les syndicats. Ces derniers auront comme rôle de limiter les effets négatifs du système capitaliste de libre marché et contribueront à développer chez leurs membres leur sens des responsabilités et de la discipline. Le syndicalisme ne pourra alors que mener à une forme supérieure de société basée sur une certaine coopération entre le capital et le travail, mais surtout préoccupée par le bien-être de l’humanité. Pour cet économiste chrétien, la société a besoin d’institutions et de réformes pour assurer une meilleure répartition de la richesse et une plus grande justice sociale. Le laissez-faire économique ne suffit pas.

Les encycliques Rerum Novarum (Léon XIII 1891) et Quadragesimo Anno (Pie XI 1931) contiennent l’essence de la vision catholique du syndicalisme et des rapports capital-travail[3], en proposant une série de principes relatifs aux droits et obligations des salariés, des employeurs et de l’État (Perlman 1958). En réaction à la doctrine économique classique de la libre concurrence, la responsabilité de la misère croissante de la classe ouvrière d’où découlerait le mécontentement, le désordre et une volonté révolutionnaire, est attribuée dans Rerum Novarum aux pratiques des employeurs et à leur volonté effrénée d’accroître leur richesse.

Cependant, l’idéologie propre à cette école de pensée propose que la propriété privée doit être maintenue, car elle fait partie des droits naturels de l’Homme. La source des problèmes économiques et sociaux des masses populaires ne réside pas en effet dans le système capitaliste lui-même, ou dans le conflit entre les classes socio-économiques, mais se situe au niveau des individus. Dès lors, l’adhésion de tous aux principes proposés par l’Église permettrait de remplacer le conflit par l’harmonie. Dans ce contexte, l’État et l’Église doivent intervenir pour s’assurer que les principes de justice et de moralité soient respectés et que la coopération existe entre les employeurs et les salariés. Ces derniers ont ainsi le droit de recevoir des salaires décents et de joindre des syndicats. Mais ils ont aussi l’obligation de s’assurer que ces syndicats soient guidés par les principes de la doctrine sociale de l’Église et donc, qu’ils n’encouragent pas les actions subversives.

John Ryan, évêque de l’Église catholique, fut le porte-parole « intellectuel » de cette vision syndicale de l’Église catholique. Il prône l’hégémonie religieuse sur la question syndicale, bien qu’il mette davantage l’accent sur la prise de conscience que sur les réformes à effectuer. Selon lui, seul le syndicalisme de type industriel permet de soutenir la justice sociale en créant une véritable fraternité ouvrière reposant sur l’aide mutuelle (Ryan 1906). La grève n’est alors pas complètement désapprouvée, mais elle doit être régie par certaines conditions très précises, comme la présence d’une revendication équitable, l’échec de toute autre forme d’entente, l’effet plus pernicieux de la non-résolution de la revendication comparativement à l’effet de la grève et les chances de succès de l’action de grève.

L’encyclique de 1931, Quadragesimo Anno, ne fera que préciser et rappeler les principes de Rerum Novarum relatifs au maintien de la propriété privée, au rejet des idées communistes, ainsi qu’au bien-fondé d’un système de salaires plus humain et plus équitable. Il propose également de favoriser l’implication des travailleurs aux décisions et une plus grande harmonie sociale.

L’Église aura eu une influence importante sur le développement des objectifs, du rôle et des fonctions du syndicalisme au Canada et plus particulièrement au Québec. L’action syndicale qu’elle propose sera basée sur des valeurs morales et humaines. Elle devra se faire à l’intérieur des paramètres du système économique et politique en place. Le syndicalisme qu’elle prônera s’impliquera dans les débats sociaux qui ont trait à ces mêmes valeurs. Somme toute, la conception moraliste du syndicalisme se veut une conception éthique de la fonction des syndicats comme agent de régulation sociale. Le syndicat devient principalement, dans une telle logique, un instrument éducationnel permettant de rétablir l’ordre moral d’une société se devant d’être bienveillante et altruiste. L’ordre établi n’est pas remis en question. Il est protégé au nom de la liberté individuelle. Seuls les abus sont contestés et pour les limiter, les ouvriers doivent s’organiser dans des regroupements inspirés des valeurs chrétiennes.

Le syndicalisme en réponse aux besoins psychologiques

Les auteurs de cette école considèrent que l’avènement des syndicats est directement lié à la réaction psychologique des travailleurs face au travail. En fait, le syndicalisme serait utilisé par les travailleurs comme un « mécanisme d’ajustement » permettant de retrouver un certain équilibre psychique. C’est Veblen (1904) qui fut le premier à prétendre que l’émergence du syndicalisme découle d’un déséquilibre entre les besoins individuels et la réalité du monde industriel. Avec l’apparition de la machine dans le travail, les individus éprouvent de plus en plus de difficulté à satisfaire leurs besoins à l’intérieur des nouvelles formes « industrielles » d’organisation du travail auxquelles ils doivent s’adapter.

Le syndicat est donc un instrument qui permet de militer pour des changements visant à rendre les milieux de travail plus humains. L’objectif est alors pour les syndicats de revendiquer des conditions de travail qui respectent les besoins individuels et permettent ainsi de rétablir chez les travailleurs un certain équilibre psychique, renforcé par leur propre capacité d’adaptation. Mais, dès lors, une fois que les individus se sont ajustés à cette nouvelle réalité industrielle, notamment grâce aux succès syndicaux, les syndicats perdent leur raison d’être car ils ne représentent en fait qu’un mouvement éphémère de transition appelé à disparaître dès que les travailleurs se seront réajustés ou réadaptés (Perlman 1958).

Toujours dans l’idée que le syndicalisme représente une réponse aux besoins psychologiques des individus, Parker (1920) suggère pour sa part que le syndicalisme est une réaction pathologique à un état de frustration que ressentent les individus provenant de classes sociales inférieures. En effet, ceux-ci, ayant souvent reçu une éducation laxiste laissant place à une grande autonomie et à une liberté morale importante, doivent restreindre leurs instincts lorsqu’ils sont confrontés au monde du travail qui est lui structuré et ordonné. La frustration engendrée serait alors la source même de l’activité syndicale et plus spécifiquement des actions de grève, de sabotage et de violence industrielle. Comme Veblen, Parker soutient que c’est un problème d’ajustement qui alimente l’émergence des syndicats. Cependant, cette fois-ci, le désajustement se veut de nature pathologique, ce qui reflète une problématique sociale beaucoup plus profonde.

Un des auteurs les plus cités de l’école psychologique est sans contredit Hoxie (1921), qui met l’accent sur la compréhension de la psychologie des groupes. Hoxie rejette catégoriquement les conceptions marxistes car il est impossible, selon lui, de créer une conscience de classe uniforme chez tous les travailleurs, mais il adhère à un socialisme modéré apparenté au socialisme chrétien. Il n’existe donc pas selon Hoxie un seul mouvement syndical, mais une grande variété de type de syndicats qui diffèrent de par leurs fonctions et leur structure, car ils se sont formés afin de répondre à des besoins psychologiques qui varient selon les conditions de travail des groupes de salariés considérés. La diversité des différentes formes de syndicats identifiée par Hoxie et qui comprend le syndicalisme d’affaires, le syndicalisme de collaboration, le syndicalisme révolutionnaire et le syndicalisme prédateur, s’explique ainsi par le type psychologique du groupe de salariés qui le forme.

Dernier auteur de cette école, Tannenbaum (1921) reprend la thèse de Veblen, notamment l’idée que le mouvement syndical émerge d’une réaction psychologique d’ajustement des travailleurs. Cependant, ce qui amène les travailleurs à former des associations ne vient pas ici de l’impossibilité d’assouvir leurs instincts primaires, mais de la perte de leur statut social et de leur identité, provoquée par l’innovation technologique et la perte de contrôle sur le travail qui s’ensuit. L’adhésion syndicale permet alors de combler le vide social ainsi créé. L’action syndicale peut ainsi suivre différentes orientations (révolutionnaire, contre-révolutionnaire, égalitaire ou réactionnaire), puisqu’elle est la marque avant tout d’une rébellion inconsciente contre l’individualisme du capitalisme et la perte du sens du travail qu’il entraîne.

Le syndicalisme, une institution d’affaires

Le syndicalisme d’affaires, tout comme les courants jusqu’ici présentés, accepte les structures politiques et économiques de la société capitaliste, son objectif étant avant tout d’aider ses membres à retirer leur juste part du système (Perlman 1958) en les représentant en tant que groupe dans une société pluraliste. Parmi ses théoriciens, les plus connus sont John R. Commons et Selig Perlman alors que Samuel Gompers en fut l’incarnation type.

Dans une perspective économique et historique, Commons (1918) a développé à partir de ses observations empiriques une théorie du mouvement syndical américain, en insistant sur les caractéristiques politiques propres au développement de ce pays, c’est-à-dire le droit à la propriété, le suffrage universel, l’absence d’obligations féodales et un système politique démocratique. Selon Commons, alors que les salariés européens étaient mobilisés par une conscience de classe, leurs collègues américains étaient motivés par des problèmes communs au niveau du milieu de travail (job consciousness). Dans ce contexte, les syndicats devenaient un instrument pour améliorer les conditions de travail et sécuriser les travailleurs face aux employeurs. De plus, dans une société pluraliste comme celle des États-Unis, les salariés ne partagent pas une vision commune à l’égard des enjeux politiques, économiques et sociaux. Les syndicats qui s’impliquent dans ces enjeux risquent donc de créer des divisions au sein de leurs adhérents et sont conséquemment appelés à disparaître (Commons 1918).

Selon Commons, les syndicats se sont développés suite à l’expansion de l’économie de marché et non pas comme un reflet de la lutte des classes. À cet effet, la philosophie sociale de l’ouvrier ne diffère pas tellement de celle de l’homme d’affaires, en ce sens que tous deux s’opposent aux monopoles. Ces idées, même si elles comportent une part d’idéologie en s’inscrivant clairement en faux par rapport à la pensée marxiste qui grandit en Europe, jetteront les bases conceptuelles du syndicalisme nord-américain que l’on qualifiera plus tard d’affairiste. Qui plus est, l’explication théorique de Commons reflète les pratiques dominantes en place dans le mouvement syndical américain de l’époque.

Immigrant russe et à l’origine marxiste convaincu, Perlman, peu après son arrivée aux États-Unis, joindra l’équipe de recherche de Commons et poursuivra dans la voie de son maître à penser en observant systématiquement les pratiques syndicales pour en induire la théorie. Ses recherches l’amèneront à étudier pendant les années 1920 l’American Federation of Labor, son fonctionnement, ses stratégies et ses actions. Perlman (1928) rejoint aussi ses contemporains de l’école psychologique en avançant que toute théorie du syndicalisme doit inclure une théorie de la psychologie des ouvriers pour mieux comprendre ce à quoi ils aspirent et saisir le rôle des institutions dont ils se dotent. Les recherches de Perlman l’amènent à conclure qu’il convient de séparer les ouvriers, qui préfèrent une vie économique sécurisante mais modeste, des hommes d’affaires qui sont prêts à prendre des risques pour obtenir davantage. Les ouvriers sont ainsi convaincus qu’ils vivent dans un univers où les opportunités sont limitées et ils en viennent à accepter la légitimité du système de propriété privée. Ils agissent donc pour obtenir les protections nécessaires afin de sauvegarder les emplois et les avantages qu’ils procurent.

La conscience de classe n’est alors que le propre des intellectuels ou d’une minorité d’ouvriers nouvellement arrivés d’Europe. Le modèle syndical proposé par Perlman reflète en tout point le syndicalisme d’affaires pragmatique pratiqué par Samuel Gompers (Larson et Nissen 1987). Les plans de réforme sociale, les partis travaillistes et tiers partis, les solidarités sociales, l’intervention gouvernementale dans les relations du travail et la solidarité de classe, sont autant de principes et de moyens rejetés par Gompers et Perlman, ce dernier les considérant même comme appartenant à un stade immature du syndicalisme, encore vulnérable à l’influence des intellectuels. Au contraire, un mouvement syndical mature prônera nécessairement le syndicalisme d’affaires et la défense d’intérêts essentiellement économiques. Le système de production capitaliste étant accepté, le niveau de l’action syndicale se limite alors à l’entreprise en privilégiant la négociation collective en vue de l’amélioration des conditions de travail.

Somme toute, dans la lignée de Commons, Perlman consacre le paradigme du « job consciousness ». Ce paradigme situe directement le syndicalisme comme étant un regroupement pour la défense d’intérêts propres aux personnes dans leur milieu de travail. Sans projet global de société, le syndicalisme d’affaires a pour principale fonction la protection des travailleurs contre le machiavélisme occasionnel ou conjoncturel du système capitaliste. À cette fin, ce type de syndicalisme, imbriqué dans une vision pluraliste, focalise son action sur la défense des intérêts immédiats de ses membres et ceci à un niveau strictement économique. Malgré l’importance de son très grand apport à la compréhension du phénomène syndical, cette théorie ne sera pas sans soulever maintes critiques (Larson et Nissen 1987). Mais force est cependant d’admettre que Perlman, malgré des bases méthodologiques critiquées et une analyse toujours teintée par une idéologie anti-marxiste, aura offert une théorie qui semble refléter la réalité empirique dominante du mouvement syndical américain de l’époque.

Le syndicalisme, agent de réforme sociale

Dans leur ouvrage classique sur le syndicalisme britannique, Sidney et Beatrice Webb (1897) développent une théorie du syndicalisme qui se distingue, du point de vue de sa conception du rôle du syndicalisme, des trois premières puisqu’elle prône la transformation des structures économiques et politiques. La lutte des travailleurs pour l’obtention de salaires plus élevés exprimerait ainsi un désir plus large de réduire la domination des employeurs. L’action collective pourrait alors améliorer les conditions de travail, réduire la concurrence pour les emplois qui amène la baisse des salaires et limiter l’autorité de l’employeur en introduisant des règles communes gouvernant les relations d’emploi.

Pour améliorer le sort de leurs membres, les syndicats disposent alors de deux outils : l’approche de la règle commune et celle de la limitation du nombre (Webb et Webb 1897). La règle commune consiste à appliquer des conditions d’emploi uniformes à tous les ouvriers par la négociation collective, l’entraide mutuelle ou l’intervention de l’État. La limitation du nombre consiste, quant à elle, à limiter l’accès à un métier pour ainsi créer une certaine rareté qui augmentera le pouvoir de marchandage des ouvriers déjà en poste.

De plus, les Webb proposent que les syndicalistes sont guidés par trois doctrines : l’intérêt propre, l’offre et la demande, le salaire de subsistance. Selon la première doctrine, l’intérêt propre des membres est la seule chose qui compte, ce qui amènera les syndicats à s’opposer à tout changement qui pourrait aller à l’encontre de cet intérêt, notamment en restreignant l’accès aux métiers exercés par les membres. Dans la deuxième doctrine, la loi de l’offre et de la demande régissant l’économie de marché permettra également de fixer, en théorie, le prix du travail via la négociation collective. Les ouvriers tenteront d’obtenir collectivement, à l’intérieur du cadre légal existant, le meilleur prix et les meilleures conditions de travail pour leurs services tandis que les employeurs chercheront à payer le travail au plus bas prix possible. L’État devra faire preuve de neutralité dans cette lutte d’intérêts où chacune des parties ne se soucie guère du bien-être de l’autre. Dorénavant, les revendications porteront sur des ajustements établis par rapport à la variation des profits, ce qui changera la relation existante entre le patron et l’ouvrier, ce dernier devenant une sorte d’humble partenaire. Quant à la doctrine du salaire de subsistance, elle décrit une revendication syndicale qui assurerait à l’ouvrier de quoi se nourrir suffisamment ainsi qu’un certain degré de confort personnel et matériel. Les Webb vantent les mérites de ce salaire de subsistance en avançant que les meilleurs intérêts de la communauté ne peuvent être obtenus qu’en assurant à chaque groupe de travailleurs les conditions qui lui sont nécessaires pour assumer efficacement ses fonctions dans l’appareil social (Webb et Webb 1897).

Les Webb en arrivent à dire que le mouvement syndical ne peut plus être caractérisé comme une seule entité car ses actions sont façonnées par des approches bien différentes et selon la doctrine qui est privilégiée par chaque syndicat. Selon eux, les inégalités découlant de l’application de certaines doctrines syndicales ne sont pas plus acceptables que les inégalités engendrées par le capitalisme (Larson et Nissen 1987). Le syndicalisme est une force essentielle pour la démocratie et il continuera d’exister afin de protéger la société et les salariés contre l’oppression sociale. Graduellement, son rôle évoluera et il deviendra une association professionnelle visant à maintenir des standards professionnels et à offrir des services éducatifs à ses membres.

En Amérique, l’interprétation théorique du mouvement syndical développée par les Webb fut reprise par Barnett (1926) dont la préoccupation politique était de promouvoir une façon plus efficace de distribuer la richesse. Il réaffirme d’ailleurs que les syndicats ne sont efficaces qu’au niveau économique et que leur effet à titre de mouvement social demeure largement secondaire. Barnett prône surtout un syndicalisme de type industriel qui tend à uniformiser les conditions de l’ensemble des travailleurs. Selon lui, la solution aux problèmes ouvriers réside dans des ententes nationales conjointes propres à des secteurs de l’économie. Celles-ci représentent les seules solutions de rechange valables pour protéger les travailleurs contre l’arbitraire et le traitement injuste des employeurs, pour favoriser l’émergence d’une paix industrielle et pour contrer les effets néfastes de la concurrence.

Dans cette optique, les syndicats peuvent avoir un rôle éducatif important en offrant la possibilité aux travailleurs d’apprendre les rouages de l’appareil politique et d’y faire mieux valoir leurs intérêts propres. Bien que Barnett, au début de sa carrière, croit profondément que le syndicalisme est l’instrument privilégié afin d’établir une démocratie industrielle, il changera plus tard d’avis et proposera un mode d’action plus réglementaire ou législatif, un peu comme le concevait les Webb. Il deviendra d’ailleurs critique à l’égard des syndicats en affirmant qu’ils ont tendance à favoriser leur aristocratie et ne peuvent finalement pas résoudre les problèmes des plus démunis (Barnett 1926). La démocratie industrielle devra donc être actualisée par d’autres moyens que l’action syndicale qui se limite à promouvoir le progrès économique, mais qui ne peux établir l’équilibre de pouvoir entre les forces sociales.

Le syndicalisme, agent de la révolution

Le marxisme, comme système idéologique s’inscrivant en faux avec les prémisses du système capitaliste, implique une conception du syndicalisme qui est fondamentale dans l’appréciation téléologique du mouvement ouvrier et de ses principales institutions. C’est pourquoi la plupart des approches théoriques jusqu’ici abordées y font référence, explicitement ou non, et souvent pour confronter cette thèse dans laquelle les regroupements d’ouvriers occupent une place centrale.

Selon Marx, le capitalisme est un système dans lequel la classe bourgeoise, qui contrôle l’économie et éventuellement le système politique, opprime les producteurs (salariés), en les privant du contrôle économique et politique de leur travail, dont elle exploite la plus-value. Le système capitaliste est donc basé sur des intérêts antagonistes entre les classes (Hyman 1989), lesquels rendent la lutte entre les bourgeois et les prolétaires inévitable en vue d’un renversement du capitalisme. Les héritiers de la pensée de Marx ne partagent pas nécessairement tous cet optimisme quant à la reddition du capitalisme. Cette dichotomie importante à l’intérieur même de la conception révolutionnaire aura une incidence sur la perception de l’instrumentalité des syndicats dans l’accomplissement du projet socialiste et sur le rôle même des syndicats dans la société.

Principalement diffusée par Lénine (1970) et Trotsky, la vision dite « pessimiste » propose que la conscience de classe n’émergera pas de la classe ouvrière, mais qu’elle devra provenir de l’extérieur, en l’occurrence de l’élite intellectuelle. Seul, le syndicalisme ne permettra pas d’atteindre la conscience de classe, mais tout au plus, de favoriser une conscience « Trade Union ». L’impulsion nécessaire à la révolution sociale doit donc s’actualiser par le biais d’un organe externe et c’est au parti communiste qu’appartient ce rôle. Malgré l’assujettissement omniprésent au parti communiste, les syndicats sont néanmoins responsables de la création d’un climat social propice à l’action radicale du parti. Par contre, pour les tenants de la vision « optimiste », les syndicats représentent un instrument important dans le développement d’une conscience de classes, car ils permettent de regrouper l’ensemble des ouvriers et de créer une masse homogène d’individus rassemblés afin de défendre leurs intérêts. Le syndicat constitue, dans cette optique, un outil indéniable dans la construction de la révolution prolétarienne (Larson et Nissen 1987). Bien que la pensée de Marx et celle de Lénine soient omniprésentes à l’intérieur de la conception révolutionnaire du syndicalisme, plusieurs auteurs américains ont porté le flambeau de cette école de pensée.

De l’école plus radicale, Trautman et Haywood sont directement associés avec les activités de la « International Workers of the World » (Perlman 1958). La IWW a été mise sur pied pour contrer la philosophie affairiste de l’American Federation of Labor. Ce type de syndicalisme acceptait la possibilité de convergence des intérêts des employeurs et des employés où le syndicat était simplement un agent « d’empowerment » des travailleurs. Le but ultime de la IWW était d’instaurer la démocratie industrielle où il n’y aurait pas d’esclavage salarial et où les travailleurs possèderaient les machines qu’ils opèrent tout en jouissant de la plus-value de leur travail. Ce but serait atteint essentiellement par l’entrave économique au système capitaliste même si tous ne s’entendaient cependant pas sur les moyens à prendre pour atteindre l’objectif ultime. Ainsi, DeLeon propose un syndicalisme révolutionnaire où « ordre et méthode » sont de mises. Il croit que le projet révolutionnaire se doit d’être accompli de façon structurée sans avoir recours à des moyens radicaux ou extrémistes. À l’opposé, Trautman et Haywood épousent une position anarchique où des actions « brutales » doivent être entreprises afin de mener à bien la mission syndicale. Ils préconisent même le sabotage et la violence industrielle afin de renverser le pouvoir capitaliste (Perlman 1958). Ces visions divergentes sont qualifiées respectivement de léninisme et d’anarcho-syndicalisme par Larson et Nissen (1987).

Dans l’interprétation marxiste du syndicalisme, la défense réelle des intérêts des salariés ne peut donc se faire de façon complète à l’intérieur du cadre imposé par le capitalisme. Le conflit est inhérent au système et les intérêts des parties sont irréconciliables (Perlman 1958).

La seconde vague théorique

Les théories jusqu’ici traitées fournissent une explication des fonctions ou du rôle et du développement du syndicalisme. Ces théories furent développées entre 1880 et 1930, période ici qualifiée de première vague théorique. Par la suite, les contributions théoriques visent plutôt les effets du syndicalisme ou ses interactions avec le capital. Les contextes socio-politiques des années suivant la crise, puis de la Seconde Guerre mondiale et enfin des trente Glorieuses éloigneront les chercheurs du débat « marxisme-capitalisme » au sein duquel la première vague prenait place. On privilégiera dorénavant une analyse fonctionnelle dans le cadre du système en place sans pour autant négliger les bases idéologiques. On parlera alors de perspectives unitaristes, pluralistes et radicales où l’objet d’étude sera respectivement l’effet du groupe de pression, le rôle de l’acteur sur la production des règles de travail et la négociation collective ou encore l’articulation du conflit industriel. Chacune de ces perspectives est ici brièvement présentée, l’objet premier étant de saisir la place ou le rôle réservé au syndicalisme.

La perspective unitariste

Issue de l’économie classique et de la psychologie industrielle, cette perspective qui se développe dans l’approche managériale des sciences de la gestion et dans l’école des ressources humaines nie les différences fondamentales d’intérêts entre les travailleurs et les entreprises, entre les détenteurs de capitaux et les producteurs. Les syndicats sont ainsi contreproductifs, car ils nuisent au bon fonctionnement de l’économie en ajoutant inutilement un coût au travail, ce qui crée du chômage. Résultat d’une mauvaise gestion, ils sont nuisibles pour l’entreprise, lui imposant des règles rigides de travail qui empêchent son fonctionnement pleinement efficient.

Le travailleur est ici considéré comme un microcosme social. L’intérêt de classe ou de groupe est inexistant. Pour le psychologue industriel, le travailleur recherche la satisfaction de ses besoins, pour l’économiste la maximisation de ses intérêts économiques. Collectivement, ces masses d’individus distincts ne seront certes pas servis par un régime syndical qui traite tous les individus comme des égaux dans l’entreprise, ces derniers étant tous régis par les mêmes règles impersonnelles. Au change, ils y seront aussi perdants car le nombre d’emplois disponibles sera réduit, le monopole et le salaire syndical créant du chômage. Qui plus est, une partie du supplément de salaire ne sera pas disponible car il sera détourné vers l’organisation syndicale sous la forme de cotisations. Il ne s’agit certes pas là d’une théorie du syndicalisme mais plutôt d’une explication théorique apportant un éclairage sur notre objet d’étude.

La thèse économique de Henry Simons (1944), actualisée par la suite par Milton Friedman (1962), est certes celle qui illustre le mieux cette perspective. Simons (1944) a le mérite de présenter une thèse claire et sans équivoque qui considère les syndicats comme des monopoles qui visent à réduire la production et à en augmenter les coûts. Ils procurent à la minorité de travailleurs qu’ils représentent un avantage salarial, mais cet avantage nuit à la société de consommateurs qui doit payer plus pour les produits et à l’industrie dont les coûts de production augmentent. Les syndicats en viennent même, par leur pouvoir et leur influence, à miner le système de gouvernement démocratiquement élu. Simons s’oppose à toute forme de monopole car ils sont nuisibles à l’économie et au bien-être de la société. Les monopoles syndicaux doivent être abolis afin de laisser libre cours au marché et à la concurrence, tant nationale qu’internationale. L’intérêt des collectivités et des individus ne peut être bien servi que par le libre cours du marché.

Le syndicalisme, acteur d’un système pluraliste

Contrairement au paradigme unitariste, le cadre pluraliste repose sur la prémisse qu’au sein de la société capitaliste, il existe une diversité d’intérêts socio-économiques. Une telle société a donc besoin de mécanismes régulateurs qui lui permettent de fonctionner dans une certaine harmonie. Le syndicalisme sera donc analysé comme un des acteurs du sous-système social des relations industrielles, lequel est cimenté par le partage d’une idéologie commune (Dunlop 1958). Ses fonctions, objectifs et structures seront alors déterminés par un contexte environnemental comprenant une série de variables comme la technologie, les conditions économiques, les valeurs dominantes et le pouvoir (Dunlop 1958).

Dunlop explique ainsi l’origine du mouvement syndical en se référant au rôle des salariés par rapport à la structure du marché et à la technologie (Larson et Nissen 1987 ; Poole 1981). Historiquement, les syndicats se sont développés dans les secteurs d’importance stratégique. Des institutions de contrôle (comme l’État) favorables au syndicalisme sont aussi des éléments importants expliquant son développement. Enfin, des valeurs et croyances « pro-syndicales » favoriseront sa croissance. Dans la lignée des tenants du syndicalisme d’affaires, Dunlop est d’avis, à l’instar de Commons et Perlman, que les buts ultimes des syndicats sont d’améliorer le sort des travailleurs au sein de la société capitaliste dont ils acceptent pleinement les inégalités et les structures de pouvoir. Les syndicats rechercheront un meilleur partage des profits de l’entreprise. Ils voudront également assurer pour leurs membres une certaine sécurité d’emploi et une protection contre l’arbitraire. À cette fin, le moyen privilégié par les syndicats sera la négociation de règles de travail permettant d’encadrer et de limiter l’exercice des droits de gérance.

Barbash (1984) contribue lui aussi à cette conception pluraliste. Pour lui, les conflits qui surviennent dans les relations employés-employeurs ne sont pas pathologiques, mais tout à fait naturels. Ils émergent par la confrontation d’intérêts différents où la direction recherche l’efficacité et les employés l’équité ou la sécurité (Barbash 1984). Sous cette perspective, les travailleurs se syndiquent pour améliorer leurs conditions et réduire le favoritisme ainsi que pour exprimer leurs frustrations. Les syndicats existants tentent de syndiquer de nouveaux membres dans leur poursuite d’idéaux d’égalité et de justice, mais aussi pour réduire la compétition sur les salaires dans l’industrie. Enfin, ils sont motivés par des considérations plus corporatives de croissance eu égard à leurs revenus de cotisation et à leur importance numérique au sein du mouvement syndical (Barbash 1956).

L’analyse pluraliste ne fut pas limitée qu’au contexte américain. À partir du même paradigme, Flanders (1970) en Grande-Bretagne, s’inspirant cette fois de Durkeim et des Webb (Poole 1981), cadrait lui aussi l’analyse du syndicalisme aux rapports employeurs-employés au sein de la société capitaliste. La négociation collective, les relations patronales-syndicales et la régulation conjointe du milieu de travail deviendront les objets d’étude. Flanders propose un modèle expliquant le comportement ou l’action syndicale à partir de six dimensions. Celles-ci désignent les intérêts institutionnels de l’organisation, les relations politiques internes d’un syndicat et du mouvement syndical, les facteurs subjectifs internes de l’organisation, l’environnement économique et les conditions du marché, la technologie et les procédés de production, les normes sociales acceptées et les valeurs culturelles.

L’auteur voit dans la négociation collective l’outil privilégié de l’action syndicale. Cette dernière ne s’arrête cependant pas là car elle ne peut permettre au syndicalisme d’atteindre certains de ses objectifs sociaux. Il s’agit là d’une différence importante entre le syndicalisme de Flanders et celui de Dunlop. Il faut aussi mentionner que l’auteur voit dans l’action syndicale, non seulement un moyen d’améliorer les salaires et conditions d’emploi, mais aussi un outil qui permet aux salariés de se faire respecter dans le milieu de travail, de participer par l’entremise de leur syndicat à la régulation de leur milieu de travail et à sa démocratisation.

D’autres auteurs comme Clegg et Bain ont ajouté à l’explication fournie par Flanders. L’essence demeurera cependant la même et la négociation collective continuera à être considérée comme l’outil central de l’action syndicale. Le pouvoir et le rapport de force entre les parties constitueront des éléments importants dans l’explication de l’action et des stratégies syndicales (Poole 1981). Dans ce contexte, les syndicats auront une place prépondérante dans les interprétations fournies. Les bases du système de production capitaliste ne seront pas remises en question, mais le mouvement syndical s’intéressera aux inégalités sociales qui en découlent. Le conflit inhérent aux rapports patronaux-syndicaux sera toujours présent dans l’interprétation offerte.

L’approche radicale ou d’économie politique critique

Sous ce cadre d’inspiration marxiste, l’analyse sera concentrée sur la nature de la relation d’emploi, les tensions et les conflits ainsi que les inégalités de pouvoir qui existent entre les parties (Hyman 1989 ; Murray et Giles 1988). Une place importante sera accordée au pouvoir ou rapport de force entre les employeurs et les syndicats et entre ces derniers et l’État (Poole 1981). Le pouvoir syndical sera exercé dans un cadre conflictuel et sera déterminé par la densité syndicale, le niveau interne d’organisation syndicale, les possibilités de mobilisation et les ressources syndicales. Quant au conflit et aux tensions, ils découleront directement de la nature de la relation d’emploi et du système de production capitaliste (Hyman 1989).

Alors que les théories marxistes, dont il a été plus tôt question, voyaient le syndicalisme comme un instrument ou un outil privilégié de la lutte des classes et que ce thème occupait une place centrale dans l’explication, l’approche d’économie politique insiste peu sur cette dimension des objectifs du syndicalisme. Même si la conception ou l’évaluation qui est faite du système en place se ressemble, la nouvelle approche se concentrera sur l’étude des phénomènes courants à partir d’un paradigme où le conflit qui découle des iniquités structurelles et sociales constitue un élément clé de l’analyse.

Selon Hyman (1989), même si le conflit est omniprésent dans les relations patronales-syndicales, il ne fait que rarement surface. Ceci est dû au fait que les parties doivent coopérer de façon constante pour assurer les différentes étapes de la production. De plus, les personnes qui travaillent ensemble, même dans une situation de supérieur-subordonné, ont tendance à vouloir éviter les désagréments et l’inconfort du conflit. Enfin, bien souvent la direction tente d’humaniser la façon dont elle exerce son pouvoir afin d’obtenir la coopération volontaire. Dans ce contexte, les syndicats sont vus comme des organisations qui permettent l’action collective des salariés. Avec le syndicalisme, cette action collective pourra être solidement organisée et sophistiquée. En même temps qu’il permet une plus grande efficacité et une consolidation de la résistance des salariés au capitalisme, le syndicalisme rend cette dernière plus prévisible et plus facile à gérer. Il peut même servir à empêcher l’expression du conflit (Hyman 1989). En effet, les luttes syndicales ont tendance à se concentrer sur les enjeux monétaires où le compromis est possible par l’entremise de la négociation collective et elles découragent souvent les revendications sur des enjeux traitant du contrôle et du pouvoir dans le milieu de travail (Hyman 1989).

Le syndicalisme se trouve à la fois à être une opposition au capitalisme et une composante de ce dernier. Il peut provoquer des arrêts de la production, mais par l’entremise de la négociation collective permet d’en arriver à des ententes qui assurent une production continue. Les ententes avec les employeurs comprendront la retenue des cotisations syndicales et feront ainsi cesser les rivalités syndicales à l’intérieur de l’atelier. Cela engendrera une diminution des efforts de recrutement syndical, une éventuelle bureaucratisation de l’appareil syndical, une plus grande apathie des membres et des difficultés au niveau de la mobilisation (Hyman 1989).

Discussion et regard contemporain

Déjà dans les années 1950, Lester (1958) faisait l’hypothèse que la maturation des syndicats les amènerait à s’institutionnaliser pour devenir essentiellement des entités avec des intérêts plus ou moins corporatistes qui chercheraient à accroître leur expertise en regard de certains services précis à offrir à leurs membres. À l’instar d’autres types d’organisation fournissant un service, les syndicats seraient dès lors appelés à développer un créneau précis d’action et à y consolider leur savoir-faire. L’évolution de l’action syndicale en Amérique du Nord dans la seconde moitié du vingtième siècle tend à appuyer, du moins en partie, la thèse de Lester. Les syndicats nord-américains auraient ainsi consolidé leurs actions dans le cadre d’un syndicalisme avant tout d’affaires ou de représentation, dans un système de relations industrielles pluraliste, où ils trouveraient également l’essence de leur existence comme institution.

En outre, cette modification s’est également accompagnée d’une transformation du rapport qu’entretiennent les travailleurs au phénomène syndical. Autrefois adhérents à un projet social soutenu par les syndicats, les travailleurs sont en effet devenus tout autant sinon plus des clients des organisations syndicales chargées de leur apporter des avantages substantiels dans la relation d’emploi. Les efforts théoriques se sont donc naturellement davantage portés sur cette relation d’emploi que sur l’étude du phénomène syndical en tant que tel, qui devient intégrée à celle d’un système de relations industrielles beaucoup plus vaste. Il faut alors reconnaître que le développement d’un projet social global, c’est-à-dire d’une alternative à la société en place qui dépasse notamment les intérêts des parties à la négociation collective, ne constitue plus pour le syndicalisme un enjeu central, comme il le fut dans le mouvement ouvrier du début du siècle dernier. Cela ne signifie pas pour autant que les centrales syndicales canadiennes ou québécoises ne proposent pas une alternative ou un projet social, mais bien que ce projet n’est plus le coeur de leur action et la base de leur recrutement.

On remarque aussi une évolution de l’action syndicale à l’intérieur du paradigme du syndicalisme d’affaires qui semble dépasser ce que les théories du début du vingtième siècle avaient anticipé. On constate que les syndicats nord-américains ont non seulement, de façon générale, accepté le système capitaliste et ses fondements, mais ils se sont également appropriés, dans certains cas, certains de ses principaux outils. Par exemple, en se procurant des actions de certaines entreprises via des fonds de retraite consolidés, des syndicats en arrivent à faire modifier les décisions d’affaires et de relations du travail de ces entreprises ou encore leurs règles de gouvernance et cela, en utilisant leur droit de vote aux assemblées des actionnaires. De la même façon, l’apparition des fonds ouvriers au Québec tels que le Fonds de solidarité de la FTQ et le Fondaction de la CSN permet à ces organismes, de concert avec des dirigeants syndicaux, d’investir dans des entreprises afin de les relancer ou de favoriser leur expansion. Avec les sommes investies par ces fonds ouvriers, les syndicats établissent une forme de partenariat formel qui déborde les expériences de coopération dans les milieux de travail pour s’actualiser dans un réel partenariat d’affaires. Dans ce nouveau paradigme, la protection et l’amélioration des intérêts économiques des salariés dépassent le cadre de la négociation collective pour inclure celui de la négociation d’affaires et l’établissement de coalitions entre actionnaires (shareholders) et détenteurs d’intérêts (stakeholders).

Mais l’action du syndicalisme canadien et québécois des années 2000 dépasse le simple cadre des relations d’emploi dans le milieu de travail, l’entreprise ou un secteur d’activité économique, même si les organisations syndicales y consacrent la plus grande part de leurs ressources humaines et financières. En effet, les syndicats militent aussi en faveur des intérêts plus généraux des salariés auprès de l’État et de la société. C’est ce que Tremblay (1972) qualifiera de mission sociale du syndicalisme. Pour atteindre ces objectifs et s’acquitter du rôle qui en découle, les syndicats se doteront de structures et de services particuliers. Ces derniers varieront en nature selon l’importance respective qui est accordée par chacun à la représentation dans le milieu de travail et à la mission sociale. Par exemple, un syndicat dont les préoccupations sociales sont quasi-inexistantes pourra décider de ne faire partie d’aucune centrale syndicale en demeurant indépendant.

Par le passé, quelques auteurs ont proposé une typologie ou une catégorisation des syndicats québécois ou canadiens selon l’idéologie dominante et la nature de l’action syndicale (Piotte 1977 ; Levant 1978 ; Dofny et Bernard 1968). Trop souvent, le désavantage d’une telle méthode est d’exagérer les différences qui existent entre les syndicats de façon à faire ressortir les contours de la typologie proposée. Notre observation des organisations syndicales canadiennes et québécoises nous porte plutôt à croire que, dans l’ensemble, il n’existe ici aujourd’hui qu’une seule forme de syndicalisme à laquelle se greffe des sous-types reconnaissables par la présence ou l’absence d’interventions sociales.

De façon générale, le syndicalisme québécois et canadien est de type social-démocrate ou pluraliste. En effet, il reconnaît qu’il existe une divergence entre les intérêts de ses membres et ceux du patronat. Il acceptera cette divergence et poursuivra l’obtention d’améliorations au sein des milieux de travail et de la société toute entière, par le biais de la négociation collective, des revendications sociales et de l’action politique. Son implication politique sera directement reliée à la priorité qu’il accordera à la représentation des intérêts sociaux de ses membres. Enfin, le champ d’action du syndicalisme ou son niveau d’intervention variera non seulement selon les organisations, mais aussi selon le contexte économique et politique. Alors que pendant les périodes de plus grande stabilité économique, le syndicalisme aura tendance à accorder une plus grande place aux revendications sociales, il se repliera sur le milieu de travail lorsque la situation économique se détériore, voulant avant tout s’assurer que les emplois et les conditions de travail de ses membres soient protégés.

Le syndicalisme canadien et québécois est un syndicalisme de négociation collective qui se préoccupe aussi des injustices dans la société à l’intérieur de laquelle il évolue. Il accepte la société capitaliste et se propose de la rendre plus équitable par la social-démocratie. Ce syndicalisme pourra prendre différentes formes qui seront liées au niveau d’importance accordé aux enjeux sociétaux, c’est-à-dire à son degré d’engagement social. Par exemple, certains syndicats favoriseront une approche plus coopérative avec les patrons et limiteront leurs interventions sociales à des enjeux professionnels. De l’autre coté, nous retrouvons des syndicats affiliés aux centrales syndicales comme la CSN, la FTQ, la CSQ ou le CTC qui s’engagent dans la vaste majorité des débats sociaux que ce soit sur la question nationale, le logement social, le chômage, l’accès aux garderies ou la démocratie politique. La fréquence des interventions politiques et publiques variera entre les centrales. Une révision des différents documents produits par ces dernières démontre que les variations sont avant tout reliées aux ressources de chacune et non pas aux différences dans les positions et les revendications.

Le tableau 2 présente, à partir de certains critères, les sous-types du syndicalisme de négociation collective. L’engagement social des centrales syndicales ne fait nul doute et les syndicats qui en font partie sont ici qualifiés de syndicats socialement engagés. Il y a évidemment des nuances à faire d’une organisation à l’autre, les Teamsters et le SCFP, à titre d’exemple, ne pratiquant pas nécessairement le même type de syndicalisme. Mais il ne fait nul doute dans notre esprit, que peu importe le syndicat, l’activité première est la négociation collective et les sous-activités qu’elle entraîne. Le reste s’inscrit au second plan de l’activité principale qu’est la négociation et le respect de la convention collective qui en découle.

Tableau 2

Sous-types du syndicalisme de négociation collective

Sous-types du syndicalisme de négociation collective

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À l’époque où une majorité d’ouvriers travaillaient dans la misère et où le regroupement syndical permettait de lutter pour la survie, l’engagement syndical allait de soi. Aujourd’hui, l’exploitation prend des formes plus subtiles. Les conditions de vie se sont améliorées et, d’une certaine façon, le mouvement syndical est victime de son succès. Les rapports patronaux-syndicaux ont également changé. Le cadre législatif mis en place par l’État a amené, non seulement une croissance des effectifs syndicaux, mais aussi une institutionnalisation du syndicalisme. Mais l’institution est encore très vivante et possède de solides racines. Au Québec, elle recommence à croître et à se relever des années 1980 et 1990. Le scénario de Marx ne s’est pas réalisé et l’hégémonie du capitalisme ne fait plus de doute. Mais la concrétisation de la thèse de Simons ou de Friedman n’est certes pas pour demain, du moins dans notre coin d’Amérique.