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« Un peu plus de dix ans après la fin de l’URSS, où va l’ancien espace soviétique et comment ses diverses composantes se situent-elles, les unes par rapport aux autres, dans le système des relations internationales ? » (p. 18) D’entrée de jeu, les auteurs proposent d’accorder une attention majeure aux relations des États de la Communauté des États indépendants (CEI) avec la Russie. Ce choix est motivé par la volonté de tester une hypothèse : la Russie aurait eu pour objectif, en créant la CEI, non pas de dissoudre les liens entre les anciens membres de l’Union soviétique mais, au contraire, de les préserver. Il procède également d’un constat : « pôle de référence » pour les États de la région, la Russie continue d’exercer sur eux « une influence considérable encore que très variable et changeante d’un État à l’autre » (p. 18). Au terme de leur analyse, les auteurs relativisent la perception répandue, notamment à l’issue des mandats de Boris Eltsine, d’un déclin de la présence russe dans la zone et concluent sans ambiguïté : la Russie dispose d’« atouts comparatifs » et d’attributs de puissance qui lui ont permis, en particulier sous Poutine, d’« asseoir le redressement de son influence à divers niveaux […] Le vocable ancien espace soviétique demeure pertinent pour saisir les réalités politiques, économiques et sociales qui pèsent sur les orientations des États de la CEI » (p. 316).

Alors que l’après-11 septembre 2001 a soulevé un grand nombre d’incertitudes concernant les équilibres stratégiques dans « l’ancien espace soviétique », l’ouvrage offre un bilan et une appréciation nécessaires de l’état des rapports de force dans la zone. Il actualise, de fait, des publications généralement parues en langue anglaise tout en intégrant une réflexion prospective sur les pays étudiés. Par le vaste panorama qu’ils présentent des États de la CEI de 1992 à nos jours, les auteurs livrent une vision globale et nuancée, ainsi que des repères et des interprétations utiles à des lecteurs non spécialisés. Ils fournissent des informations abondantes sur chacune des républiques concernées en examinant les processus d’indépendance, les redéfinitions identitaires, les objectifs politiques et les contraintes économiques qui participent à la définition de leur politique étrangère. Des entretiens réalisés sur le terrain nourrissent, en outre, les grilles de lecture proposées. L’ouvrage se structure autour de quatre parties : la Russie, « son Occident », le Caucase et l’Asie centrale. Par l’approche régionale ainsi choisie, les auteurs espèrent « mettre en relief les clivages et les caractéristiques communes » propres à chacune des régions (p. 21). C’est sur la base de ce découpage régional qu’ont d’ailleurs été réalisées les cartes introduisant cette étude et la bibliographie exclusivement composée d’ouvrages.

Dans la première partie consacrée à la politique de la Russie à l’égard de son « Étranger proche », les auteurs distinguent les mandats de Boris Eltsine de celui de Vladimir Poutine. Ils analysent les différents rôles joués, sous Eltsine, par les pouvoirs militaire et politique russes dans les conflits interethniques au sein des États de la CEI, devenus autant de leviers d’influence pour Moscou. Ils prennent, à cet égard, une distance certaine au sujet des spéculations alors faites quant aux ambitions impériales de la Russie. La politique du président russe leur semble « plus opportuniste que planifiée » (p. 41-42). Faisant état de la fragilité d’une hégémonie fondée sur la force armée mais privée de moyens économiques, les auteurs constatent, à la fin de 1999, la perception dominante d’un déclin de l’influence russe. Ils exposent, au contraire, l’amélioration sensible, sous V. Poutine, de la position de la Russie dans tout l’ancien espace soviétique, à l’exception de la Géorgie. Parmi les facteurs explicatifs de cette amélioration, ils mentionnent la personnalité du nouveau chef du Kremlin, « demeuré dans la culture et les codes de conduite politiques » auxquels les chefs d’États de la CEI sont habitués et qui contribue à établir un climat de confiance dans les relations avec ses homologues. Ayant par ailleurs affirmé son autorité sur les diverses composantes de l’appareil d’État russe, V. Poutine peut engager une politique « sensiblement plus cohérente et plus articulée » (p. 53-54). Si le resserrement des liens de la Russie avec les républiques ex-soviétiques est général, il n’en comporte pas moins une exception et une hypothèque. La première concerne la Géorgie : le Kremlin continue à entretenir avec elle des relations tendues. Selon les auteurs, « c’est probablement dans le délabrement général de l’État géorgien qu’il faut chercher la clef du comportement particulier de la Russie de Poutine » (p. 64-65). La Géorgie représente l’État le plus fragile de l’ancien espace soviétique ainsi que la cible la plus aisée pour lancer des signaux aux autres membres du GUUAM (c’est-à-dire le groupe formée par l’Azerbaïdjan, la Georgie, la Moldavie, l’Ouzbékistan et l’Ukraine) et de la communauté internationale. Quant à l’hypothèque, elle réside dans la présence militaire des États-Unis en Asie centrale depuis le 11 septembre 2001. Cette présence, estiment les auteurs, n’a pas causé de dommages importants à l’influence de la Russie dans l’ancien espace soviétique. Elle demeure, en outre, subordonnée à la volonté de Moscou de coopérer avec Washington et d’obtenir ainsi des bénéfices sur des dossiers majeurs de politique intérieure ou étrangère. Elle ne constituerait donc « une certaine hypothèque » pour l’avenir qu’au cas où les relations entre la Russie et les États-Unis se détérioreraient (p. 77).

La deuxième partie, portant sur « l’Occident de la nouvelle Russie », présente — comme les suivantes — la perspective inverse des relations entre Moscou et les États de la CEI ; celles-ci sont considérées non pas du point de vue de la Russie mais de celui des autres États membres. Ainsi, la Biélorussie — dirigée par Alexandre Loukachenko — se fait-elle le champion du patriotisme soviétique et de la résistance à l’Occident. Plaidant en faveur d’une union politique avec la Russie, fondée sur un statut égal entre les deux parties, elle devient un « allié encombrant » pour Moscou. L’Ukraine développe pour sa part une « stratégie équilibriste » dans la définition de sa politique étrangère, qui repose à la fois sur un programme prorusse et sur un discours nationaliste et européen (p. 104). Prenant acte du fait que les rapports entre Kiev et Moscou sont instables, les auteurs soutiennent que l’évolution du régime Koutchma vers l’autoritarisme ainsi que la perspective improbable à moyen terme d’une intégration de l’Ukraine à l’Union européenne (EU) et à l’Organisation du Traité de l’Atlantique nord (OTAN) consolident la position de la Russie, son principal partenaire économique. En Moldova, le caractère peu réaliste d’une adhésion à l’UE et les impératifs de développement économique favorisent également une recrudescence des liens avec la Russie. Quant à l’élection d’un communiste à la présidence de la république, elle a fait naître l’espoir d’un règlement — en coopération avec la Russie — du conflit en Transnistrie, finement étudié.

Dans le Caucase, en raison d’un environnement géopolitique perçu comme hostile, l’Arménie accorde la priorité à la Russie dans ses relations extérieures. Principalement militaire, la coopération est élargie, sous V. Poutine, au domaine économique. En ce qui concerne la Géorgie, les auteurs traitent avec attention du rôle de la Russie dans les conflits ossète et abkhaze, et soulèvent le « paradoxe » de la rhétorique antirusse alors que le pays est largement dépendant de Moscou. Les sources de tensions qui opposent Tbilissi à Moscou sont nombreuses : il s’agit du stationnement des bases militaires russes sur le territoire de la république, du « virage pro-occidental » pris par Chevardnadze en 1997 (p. 189), de la présence de réfugiés tchétchènes dans la gorge du Pankisi, du régime russe de visas, etc. Face à l’ensemble de ces dossiers, l’implication des États-Unis paraît, de fait, limitée. L’Azerbaïdjan, confronté au conflit du Haut-Karabagh mais disposant de ressources pétrolières, est parvenu — pour sa part — à établir « une forme d’équilibre » entre les intérêts russes et américains.

La dernière partie traite des cinq républiques d’Asie centrale. Concernant le Kazakhstan, où vit une forte minorité russe, les auteurs évoquent « l’art du double jeu » dont le président fait preuve (p. 227). Tout en épousant la cause nationale et en développant des contrepoids à l’influence russe, les autorités maintiennent de bonnes relations avec Moscou. Un rapprochement, fondé sur un équilibre des intérêts relatifs à la question des hydrocarbures (le Kazakhstan dispose d’importantes réserves de gaz et de pétrole), pourrait, selon les auteurs, constituer une « tendance lourde » (p. 240). L’Ouzbékistan, qui n’a pas de frontière commune avec la Russie ni de communauté historique russe importante sur son territoire, et qui est autosuffisant d’un point de vue énergétique, n’hésite pas à contester l’hégémonie russe dès que ses intérêts sont en jeu — comme dans le cas du conflit tadjik. S’efforçant de diversifier ses relations, il développe ses rapports tant avec la Russie, sous la pression de la menace islamique, qu’avec les États-Unis — notamment depuis le 11 septembre. Face à l’imbroglio afghan, les auteurs pensent que l’Ouzbékistan pourrait bien constituer une « épreuve supplémentaire » pour le partenariat russo-américain (p. 260). Dirigé par Saparmourad Niazov, le Turkménistan apparaît pour sa part comme une dictature isolée, bien que ses exportations de gaz naturel à travers les pipelines russes le lient étroitement à Moscou. Après avoir exposé les dynamiques de la guerre civile au Tadjikistan, les auteurs rappellent que le soutien de l’armée russe au pouvoir en place a permis de préserver les structures de l’État ; les autorités locales cherchent donc à « poser les jalons d’une relation harmonieuse » avec Moscou, essentielle à la stabilité du régime (p. 287). Quant à la Kirghizie, petite et pauvre, elle a établi d’excellents rapports avec la Russie et diversifie, en concertation avec elle, ses relations avec les États-Unis.

À certains égards, l’examen paraît incomplet. Certes, les auteurs prennent soin de motiver leur approche russo-centrée et développent une analyse relativement détaillée et pertinente des relations entre « la Russie et son ex-empire ». En revanche, l’étude de la « reconfiguration géopolitique de l’ancien espace soviétique » et du « positionnement international » des États de la région (p. 18) présente une moins grande rigueur. Puisque le choix n’a pas été fait d’une analyse exclusive de l’influence russe dans les États de la CEI, des développements plus substantiels concernant la coopération avec les autres partenaires que sont l’Union européenne, la Turquie, l’Iran ou la Chine auraient consolidé la démonstration. Les critères comparatifs ainsi fournis auraient permis de mesurer plus précisément l’influence relative de la Russie par rapport aux autres acteurs. Par ailleurs, le découpage régional cède rapidement la place aux approches strictement nationales. Si la discrétion des auteurs quant aux tendances régionales s’explique par le constat d’une réalité fragmentée, variant selon les États, on aurait souhaité quelques commentaires, peut-être en conclusion, concernant les enseignements et les limites de la logique géographique choisie. Parfois, la démarche — trop narrative — semble perdre de vue la problématique. Enfin, l’accent aurait pu être mis sur les évolutions enregistrées au cours des dernières années, au détriment des années 1992-1998, largement étudiées par ailleurs.

De cet ouvrage se dégagent cependant d’intéressantes pistes de réflexion qu’une conclusion plus développée aurait pu valoriser davantage. La partie concernant la politique de la Russie à l’égard des États de la CEI permet de distinguer les divers moyens — militaires, économiques, politiques, humains, etc. — utilisés dans le cadre des stratégies de puissance et d’influence, ainsi que d’en apprécier les effets. Dans quelles conditions ces moyens s’avèrent-ils efficaces, limités ou contre-productifs ? À partir des trajectoires inverses, à savoir des relations des républiques ex-soviétiques avec la Russie, il serait possible d’élaborer une classification des États selon leurs rapports avec Moscou. Cette classification reposant sur différents critères — intérêt, consentement, degré, durée de la coopération, etc. — pourrait contribuer à définir la solidité des partenariats engagés avec Moscou. À cet égard, s’interrogeant quant aux variables d’évolution des axes de coopération pour les années à venir, les auteurs mettent, à juste titre, moins l’accent sur les transformations de l’environnement international, comme celles du 11 septembre, que sur « les changements de régime ou les formes que prendra la poursuite ou non de la dé-soviétisation dans chacun des États de la région » (p. 320).